Ethique à Nicomaque, Livre IX
Citadelle du Rey: Ordre Équestre et Royal du Saint Sépulcre :: Les alentours de la Citadelle :: Lycée de l'Ordre :: La Bibliothèque "Cicéron" :: Ouvrages de littérature, philosophie et œuvres artistiques :: Aristote - Ethique à Nicomaque
Page 1 sur 1
Ethique à Nicomaque, Livre IX
CHAPITRE 1 : Les amitiés d’espèces différentes - Fixation de la rémunération
Les matières qui précèdent ont été suffisamment étudiées.
Dans toutes les amitiés d’espèce différente, c’est la proportionnalité qui établit l’égalité entre les parties et qui préserve l’amitié, ainsi que nous l’avons indiqué ainsi, dans la communauté politique le cordonnier reçoit pour ses chaussures une rémunération proportionnée à la valeur fournie, et de même le tisserand et les autres artisans. Dans ce secteur on a institué une commune mesure, la monnaie, et a c’est l’étalon auquel dès lors on rapporte toutes choses et avec lequel on les mesure. — Dans les relations amoureuses, l’amant se plaint parfois que son amour passionné ne soit pas payé de retour, quoique, le cas échéant, il n’y ait en lui rien d’aimable ; de son côté, l’aimé se plaint fréquemment que l’autre, qui lui avait précédemment fait toutes sortes de pro messes, n’en remplisse à présent aucune. Pareils dissentiments se produisent lorsque l’amant aime l’aimé pour le plaisir, tandis que l’aimé aime l’amant pour l’utilité, et que les avantages attendus ne se rencontrent ni dans l’un ni dans l’autre Dans l’amitié basée sur ces motifs, une rupture a lieu quand les deux amis n’obtiennent pas les satisfactions en vue desquelles leur amitié s’était formée ce n’est pas, en effet, la personne en elle-même qu’ils chérissaient, mais bien les avantages qu’ils en attendaient, et qui n’ont rien de stable ; et c’est ce qui fait que de telles amitiés ne sont pas non plus durables. Au contraire, celle qui repose sur la similitude des caractères, n’ayant pas d’autre objet qu’elle-même, est durable, ainsi que nous l’avons dit.
Des dissentiments éclatent encore quand les amis obtiennent des choses autres que celles qu’ils désirent : car c’est en somme ne rien obtenir du tout que de ne pas obtenir ce qu’on a en vue. On connaît l’histoire de cet amateur qui avait promis à un joueur de cithare de le payer d’autant plus cher que son jeu serait meilleur : au matin, quand le cithariste réclama l’exécution de la promesse, l’autre répondit qu’il avait déjà rendu plaisir pour plaisir. Certes, si tous deux avaient souhaité du plaisir, pareille solution eût été satisfaisante ; mais quand l’un veut de l’amusement et l’autre un gain matériel, si le premier obtient ce qu’il veut, et l’autre non, les conditions de leur accord mutuel ne sauraient être remplies comme il faut : w car la chose dont en fait on a besoin, c’est elle aussi qui intéresse, et c’est pour l’obtenir, elle, qu’on est prêt à donner soi-même ce qu’on a.
Mais auquel des deux appartient-il de fixer le prix ? Est-ce à celui dont le service émane ? Ne serait-ce pas plutôt à celui qui a bénéficié le premier de l’opération car, enfin, celui qui rend d’abord service paraît bien s’en remettre sur ce point à l’autre partie. Telle était, dit-on, la façon de faire de PROTAGORAS quand il donnait des leçons sur un sujet quelconque, il invitait son élève à évaluer lui-même le prix des connaissances qu’il avait acquises, et il recevait le salaire ainsi fixé. Cependant, dans des circonstances de ce genre, certains préfèrent s’en tenir à l’adage Que le salaire convenu avec un ami : lui soit assuré Mais ceux qui commencent par prendre l’argent, et qui ensuite ne font rien de ce qu’ils disaient, à cause de l’exagération de leurs promesses, sont l’objet de plaintes bien naturelles, puisqu’ils n’accomplissent pas ce qu’ils ont accepté de faire. Cette façon de procéder est peut-être pour les Sophistes une nécessité, parce que personne ne voudrait donner de l’argent en échange de leurs connaissances Ainsi donc, ces gens qu’on paie d’avance, s’ils ne remplissent pas les services pour lesquels ils ont reçu leur salaire, soulèvent à juste titre des récriminations.
Dans les cas où il n’existe pas de convention fixant la rémunération du service rendu, et où on agit par pure bienveillance pour son ami, aucune récrimination, avons-nous dit n’est à redouter (et, de fait, cette absence de tout dissentiment caractérise l’amitié fondée sur la vertu), et le montant de la rémunération donnée en retour doit être fixé conformément au choix délibéré du bienfaiteur (puisque le choix délibéré est le fait d’un ami et en général de la vertu). Telle est encore, semble-t-il, la façon de nous acquitter envers ceux qui nous ont dispensé leur enseignement philosophique ; car sa valeur n’est pas mesurable en argent, et aucune marque de considération ne saurait non plus entrer en balance avec le service rendu, mais sans doute suffit-il, comme dans nos rapports avec les dieux et avec nos parents de nous acquitter dans la mesure où nous le pouvons. Quand, au contraire le service accordé ne présente pas ce caractère de gratuité mais qu’il est fait pour quelque avantage corrélatif, la meilleure solution sera sans doute que la rémunération payée en retour soit celle qui semble aux deux parties conforme à la valeur du service et si l’accord des parties ne peut se réaliser, il semblera non seulement nécessaire, mais juste, que ce soit la partie ayant bénéficié d’abord du service qui fixe le montant de la rémunération, puisque l’autre partie, en recevant en compensation l’équivalent de l’avantage conféré au bénéficiaire ou le prix librement consenti par ce dernier en échange du plaisir, recouvrera ainsi du bénéficiaire le prix justement dû. Pour les marchandises mises en vente, en effet, c’est manifestement encore de cette façon-là qu’on pro cède’ ; et dans certains pays il existe même des lois refusant toute action en justice po les transactions de gré à gré, en vertu de cette idée qu’il convient, quand on fait confiance à quelqu’un, de s’acquitter envers lui dans le même esprit qui a présidé à la formation du contrat. Dans la pensée du législateur en effet, il est plus juste d’abandonner la fixation du prix à la personne en qui on a mis sa confiance qu’à celle qui s’est confiée C’est que, la plupart du temps, le possesseur d’une chose ne lui attribue pas la même valeur que celui qui souhaite l’acquérir : chacun, c’est là un fait notoire, estime à haut prix les choses qui lui appartiennent en propre et celles qu’il donne. Il n’en est pas moins vrai que la rémunération fournie en retour est évaluée au taux fixé par celui qui reçoit la chose. Mais sans doute faut-il que ce dernier apprécie la chose non pas à la valeur qu’elle présente pour lui quand il l’a en sa possession, mais bien à la valeur qu’il lui attribuait avant de la posséder.
Les matières qui précèdent ont été suffisamment étudiées.
Dans toutes les amitiés d’espèce différente, c’est la proportionnalité qui établit l’égalité entre les parties et qui préserve l’amitié, ainsi que nous l’avons indiqué ainsi, dans la communauté politique le cordonnier reçoit pour ses chaussures une rémunération proportionnée à la valeur fournie, et de même le tisserand et les autres artisans. Dans ce secteur on a institué une commune mesure, la monnaie, et a c’est l’étalon auquel dès lors on rapporte toutes choses et avec lequel on les mesure. — Dans les relations amoureuses, l’amant se plaint parfois que son amour passionné ne soit pas payé de retour, quoique, le cas échéant, il n’y ait en lui rien d’aimable ; de son côté, l’aimé se plaint fréquemment que l’autre, qui lui avait précédemment fait toutes sortes de pro messes, n’en remplisse à présent aucune. Pareils dissentiments se produisent lorsque l’amant aime l’aimé pour le plaisir, tandis que l’aimé aime l’amant pour l’utilité, et que les avantages attendus ne se rencontrent ni dans l’un ni dans l’autre Dans l’amitié basée sur ces motifs, une rupture a lieu quand les deux amis n’obtiennent pas les satisfactions en vue desquelles leur amitié s’était formée ce n’est pas, en effet, la personne en elle-même qu’ils chérissaient, mais bien les avantages qu’ils en attendaient, et qui n’ont rien de stable ; et c’est ce qui fait que de telles amitiés ne sont pas non plus durables. Au contraire, celle qui repose sur la similitude des caractères, n’ayant pas d’autre objet qu’elle-même, est durable, ainsi que nous l’avons dit.
Des dissentiments éclatent encore quand les amis obtiennent des choses autres que celles qu’ils désirent : car c’est en somme ne rien obtenir du tout que de ne pas obtenir ce qu’on a en vue. On connaît l’histoire de cet amateur qui avait promis à un joueur de cithare de le payer d’autant plus cher que son jeu serait meilleur : au matin, quand le cithariste réclama l’exécution de la promesse, l’autre répondit qu’il avait déjà rendu plaisir pour plaisir. Certes, si tous deux avaient souhaité du plaisir, pareille solution eût été satisfaisante ; mais quand l’un veut de l’amusement et l’autre un gain matériel, si le premier obtient ce qu’il veut, et l’autre non, les conditions de leur accord mutuel ne sauraient être remplies comme il faut : w car la chose dont en fait on a besoin, c’est elle aussi qui intéresse, et c’est pour l’obtenir, elle, qu’on est prêt à donner soi-même ce qu’on a.
Mais auquel des deux appartient-il de fixer le prix ? Est-ce à celui dont le service émane ? Ne serait-ce pas plutôt à celui qui a bénéficié le premier de l’opération car, enfin, celui qui rend d’abord service paraît bien s’en remettre sur ce point à l’autre partie. Telle était, dit-on, la façon de faire de PROTAGORAS quand il donnait des leçons sur un sujet quelconque, il invitait son élève à évaluer lui-même le prix des connaissances qu’il avait acquises, et il recevait le salaire ainsi fixé. Cependant, dans des circonstances de ce genre, certains préfèrent s’en tenir à l’adage Que le salaire convenu avec un ami : lui soit assuré Mais ceux qui commencent par prendre l’argent, et qui ensuite ne font rien de ce qu’ils disaient, à cause de l’exagération de leurs promesses, sont l’objet de plaintes bien naturelles, puisqu’ils n’accomplissent pas ce qu’ils ont accepté de faire. Cette façon de procéder est peut-être pour les Sophistes une nécessité, parce que personne ne voudrait donner de l’argent en échange de leurs connaissances Ainsi donc, ces gens qu’on paie d’avance, s’ils ne remplissent pas les services pour lesquels ils ont reçu leur salaire, soulèvent à juste titre des récriminations.
Dans les cas où il n’existe pas de convention fixant la rémunération du service rendu, et où on agit par pure bienveillance pour son ami, aucune récrimination, avons-nous dit n’est à redouter (et, de fait, cette absence de tout dissentiment caractérise l’amitié fondée sur la vertu), et le montant de la rémunération donnée en retour doit être fixé conformément au choix délibéré du bienfaiteur (puisque le choix délibéré est le fait d’un ami et en général de la vertu). Telle est encore, semble-t-il, la façon de nous acquitter envers ceux qui nous ont dispensé leur enseignement philosophique ; car sa valeur n’est pas mesurable en argent, et aucune marque de considération ne saurait non plus entrer en balance avec le service rendu, mais sans doute suffit-il, comme dans nos rapports avec les dieux et avec nos parents de nous acquitter dans la mesure où nous le pouvons. Quand, au contraire le service accordé ne présente pas ce caractère de gratuité mais qu’il est fait pour quelque avantage corrélatif, la meilleure solution sera sans doute que la rémunération payée en retour soit celle qui semble aux deux parties conforme à la valeur du service et si l’accord des parties ne peut se réaliser, il semblera non seulement nécessaire, mais juste, que ce soit la partie ayant bénéficié d’abord du service qui fixe le montant de la rémunération, puisque l’autre partie, en recevant en compensation l’équivalent de l’avantage conféré au bénéficiaire ou le prix librement consenti par ce dernier en échange du plaisir, recouvrera ainsi du bénéficiaire le prix justement dû. Pour les marchandises mises en vente, en effet, c’est manifestement encore de cette façon-là qu’on pro cède’ ; et dans certains pays il existe même des lois refusant toute action en justice po les transactions de gré à gré, en vertu de cette idée qu’il convient, quand on fait confiance à quelqu’un, de s’acquitter envers lui dans le même esprit qui a présidé à la formation du contrat. Dans la pensée du législateur en effet, il est plus juste d’abandonner la fixation du prix à la personne en qui on a mis sa confiance qu’à celle qui s’est confiée C’est que, la plupart du temps, le possesseur d’une chose ne lui attribue pas la même valeur que celui qui souhaite l’acquérir : chacun, c’est là un fait notoire, estime à haut prix les choses qui lui appartiennent en propre et celles qu’il donne. Il n’en est pas moins vrai que la rémunération fournie en retour est évaluée au taux fixé par celui qui reçoit la chose. Mais sans doute faut-il que ce dernier apprécie la chose non pas à la valeur qu’elle présente pour lui quand il l’a en sa possession, mais bien à la valeur qu’il lui attribuait avant de la posséder.
Re: Ethique à Nicomaque, Livre IX
CHAPITRE 2 : Conflits entre les diverses formes de l’amitié
Une difficulté est également soulevée par des questions telles que celle-ci : doit-on tout concéder à son père et lui obéir en toutes choses, ou bien quand on est malade doit-on plutôt faire confiance à son médecin, et, dans le choix d’un stratège, faut-il plutôt voter pour l’homme apte à la guerre ? Pareillement, doit-on rendre service à un ami plutôt qu’à un homme de bien, doit-on montrer sa reconnaissance à un bienfaiteur plutôt que faire un don à un camarade, si on ne peut pas accomplir les deux choses à la fois ?
N’est-il pas vrai que pour toutes les questions de ce genre, il n’est pas facile de déterminer une règle précise ? (Elles comportent, en effet, une foule de distinctions de toutes sortes, d’après l’importance plus ou moins grande du service rendu, et la noblesse ou la nécessité d’agir). Mais que nous ne soyons pas tenus de tout concéder à la même personne, c’est un point qui n’est pas douteux. D’autre part, nous devons, la plupart du temps, rendre les bienfaits que nous avons reçus plutôt que de faire plaisir à nos camarades, tout comme nous avons l’obligation de rembourser un prêt à notre créancier avant de donner de l’argent à un camarade. Et même ces règles ne sont-elles pas sans doute applicables dans tous les cas. Supposons, par exemple, un homme délivré, moyennant rançon, des mains des brigands : doit-il à son tour payer rançon pour délivrer son propre libérateur, quel qu’il soit (ou même dans l’hypothèse où ce dernier n’a pas été enlevé par les brigands, mais demande seulement à être rémunéré du service rendu, doit payer ?), ou ne doit-il pas plutôt racheter a contre rançon son propre père ? Car on pensera qu’il doit faire passer l’intérêt de son père avant même le sien propre. Ainsi donc que nous venons de le dire en règle générale on doit rembourser la dette contractée ; mais si cependant un don pur et simple l’emporte en noblesse morale ou en nécessité, c’est en faveur de ce don qu’il faut faire pencher la balance. Il existe, en effet, des circonstances où il n’est même pas équitable de rendre l’équivalent de ce qu’on a d’abord reçu quand, par exemple, un homme a fait du bien à un autre homme qu’il sait vertueux, et qu’à son tour ce dernier est appelé à rendre son bienfait au premier, qu’il estime être un malhonnête homme. Car même si une personne vous a prêté de l’argent, vous n’êtes pas toujours tenu de lui en prêter à votre tour cette personne peut, en effet, vous avoir prêté à vous, qui êtes honnête, pensant qu’elle rentrera dans son argent, alors que vous-même n’avez aucun espoir de vous faire rembourser par un coquin de son espèce. Si donc on se trouve réellement dans cette situation, la prétention de l’autre partie n’est pas équitable ; et même si on n’a pas affaire à un coquin, mais qu’il en ait la réputation, personne ne saurait trouver étrange que vous agissiez de la sorte.
La conclusion est celle que nous avons indiquée à plusieurs reprises : nos raisonnements concernant les passions et les actions humaines ne sont pas autre ment définis que les objets dont ils traitent.
Que nous ne soyons pas tenus d’acquitter à tous indistinctement les mêmes rémunérations en retour de leurs services, ni de déférer en toutes choses aux désirs d’un père, pas plus qu’on n’offre à Zeus tous les sacrifices, c’est ce qui ne fait pas de doute. Mais puisque ce sont des satisfactions différentes que réclament parents, frères, camarades ou bienfaiteurs, il faut attribuer à chacun de ces groupes les avantages qui lui sont appropriés et qui sont à sa mesure. C’est d’ailleurs ainsi qu’en fait on procède aux noces, par exemple, on invite les personnes de sa parenté (car elles font partie de la famille, et par suite participent aux actes qui la concernent) ; pour les funérailles aussi on estime qu’avant tout le monde les gens de la famille doivent s’y présenter et cela pour la même raison. On pensera encore que l’assistance due à nos parents pour assurer leur subsistance passe avant tout autre devoir, puisque c’est une dette que nous acquit tons, et que l’aide que nous apportons à cet égard aux auteurs de nos jours est quelque chose de plus honorable encore que le souci de notre propre conservation. L’honneur aussi est dû à nos parents, comme il l’est aux dieux, mais ce n’est pas n’importe quel honneur dans tous les cas l’honneur n’est pas le même pour un père ou pour une mère, ni non plus pour le philosophe ou pour le stratège, mais on doit rendre au père l’honneur dû à un père, et pareillement à la mère l’honneur dû à une mère. A tout vieillard aussi nous devons rendre l’honneur dû à son âge, en nous levant à son approche, en le faisant asseoir, et ainsi de suite. En revanche, à l’égard de camarades ou de frères on usera d’un langage plus libre, et on mettra tout en commun avec eux. Aux membres de not famille, de notre tribu, de notre cité, ou d’autres groupements, à tous nous devons toujours nous efforcer d’attribuer ce qui leur revient en propre, et de comparer ce que chacune de ces catégories d’individus est en droit de prétendre, eu égard à leur degré de parenté, à leur vertu ou à leur utilité. Entre personnes appartenant à une même classe, la discrimination est relativement aisée, mais entre personnes de groupements différents, elle est plus laborieuse. Ce n’est pourtant pas une raison pour y renoncer, mais, dans la mesure du possible, il convient d’observer toutes ces distinctions.
Une difficulté est également soulevée par des questions telles que celle-ci : doit-on tout concéder à son père et lui obéir en toutes choses, ou bien quand on est malade doit-on plutôt faire confiance à son médecin, et, dans le choix d’un stratège, faut-il plutôt voter pour l’homme apte à la guerre ? Pareillement, doit-on rendre service à un ami plutôt qu’à un homme de bien, doit-on montrer sa reconnaissance à un bienfaiteur plutôt que faire un don à un camarade, si on ne peut pas accomplir les deux choses à la fois ?
N’est-il pas vrai que pour toutes les questions de ce genre, il n’est pas facile de déterminer une règle précise ? (Elles comportent, en effet, une foule de distinctions de toutes sortes, d’après l’importance plus ou moins grande du service rendu, et la noblesse ou la nécessité d’agir). Mais que nous ne soyons pas tenus de tout concéder à la même personne, c’est un point qui n’est pas douteux. D’autre part, nous devons, la plupart du temps, rendre les bienfaits que nous avons reçus plutôt que de faire plaisir à nos camarades, tout comme nous avons l’obligation de rembourser un prêt à notre créancier avant de donner de l’argent à un camarade. Et même ces règles ne sont-elles pas sans doute applicables dans tous les cas. Supposons, par exemple, un homme délivré, moyennant rançon, des mains des brigands : doit-il à son tour payer rançon pour délivrer son propre libérateur, quel qu’il soit (ou même dans l’hypothèse où ce dernier n’a pas été enlevé par les brigands, mais demande seulement à être rémunéré du service rendu, doit payer ?), ou ne doit-il pas plutôt racheter a contre rançon son propre père ? Car on pensera qu’il doit faire passer l’intérêt de son père avant même le sien propre. Ainsi donc que nous venons de le dire en règle générale on doit rembourser la dette contractée ; mais si cependant un don pur et simple l’emporte en noblesse morale ou en nécessité, c’est en faveur de ce don qu’il faut faire pencher la balance. Il existe, en effet, des circonstances où il n’est même pas équitable de rendre l’équivalent de ce qu’on a d’abord reçu quand, par exemple, un homme a fait du bien à un autre homme qu’il sait vertueux, et qu’à son tour ce dernier est appelé à rendre son bienfait au premier, qu’il estime être un malhonnête homme. Car même si une personne vous a prêté de l’argent, vous n’êtes pas toujours tenu de lui en prêter à votre tour cette personne peut, en effet, vous avoir prêté à vous, qui êtes honnête, pensant qu’elle rentrera dans son argent, alors que vous-même n’avez aucun espoir de vous faire rembourser par un coquin de son espèce. Si donc on se trouve réellement dans cette situation, la prétention de l’autre partie n’est pas équitable ; et même si on n’a pas affaire à un coquin, mais qu’il en ait la réputation, personne ne saurait trouver étrange que vous agissiez de la sorte.
La conclusion est celle que nous avons indiquée à plusieurs reprises : nos raisonnements concernant les passions et les actions humaines ne sont pas autre ment définis que les objets dont ils traitent.
Que nous ne soyons pas tenus d’acquitter à tous indistinctement les mêmes rémunérations en retour de leurs services, ni de déférer en toutes choses aux désirs d’un père, pas plus qu’on n’offre à Zeus tous les sacrifices, c’est ce qui ne fait pas de doute. Mais puisque ce sont des satisfactions différentes que réclament parents, frères, camarades ou bienfaiteurs, il faut attribuer à chacun de ces groupes les avantages qui lui sont appropriés et qui sont à sa mesure. C’est d’ailleurs ainsi qu’en fait on procède aux noces, par exemple, on invite les personnes de sa parenté (car elles font partie de la famille, et par suite participent aux actes qui la concernent) ; pour les funérailles aussi on estime qu’avant tout le monde les gens de la famille doivent s’y présenter et cela pour la même raison. On pensera encore que l’assistance due à nos parents pour assurer leur subsistance passe avant tout autre devoir, puisque c’est une dette que nous acquit tons, et que l’aide que nous apportons à cet égard aux auteurs de nos jours est quelque chose de plus honorable encore que le souci de notre propre conservation. L’honneur aussi est dû à nos parents, comme il l’est aux dieux, mais ce n’est pas n’importe quel honneur dans tous les cas l’honneur n’est pas le même pour un père ou pour une mère, ni non plus pour le philosophe ou pour le stratège, mais on doit rendre au père l’honneur dû à un père, et pareillement à la mère l’honneur dû à une mère. A tout vieillard aussi nous devons rendre l’honneur dû à son âge, en nous levant à son approche, en le faisant asseoir, et ainsi de suite. En revanche, à l’égard de camarades ou de frères on usera d’un langage plus libre, et on mettra tout en commun avec eux. Aux membres de not famille, de notre tribu, de notre cité, ou d’autres groupements, à tous nous devons toujours nous efforcer d’attribuer ce qui leur revient en propre, et de comparer ce que chacune de ces catégories d’individus est en droit de prétendre, eu égard à leur degré de parenté, à leur vertu ou à leur utilité. Entre personnes appartenant à une même classe, la discrimination est relativement aisée, mais entre personnes de groupements différents, elle est plus laborieuse. Ce n’est pourtant pas une raison pour y renoncer, mais, dans la mesure du possible, il convient d’observer toutes ces distinctions.
Re: Ethique à Nicomaque, Livre IX
CHAPITRE 3 : De la rupture de l’amitié
On se pose encore la question de savoir si l’amitié sera rompue ou non à l’égard des amis ne demeurant pas ce qu’ils étaient. Ne devons-nous pas répondre que dans le cas des amitiés reposant sur l’utilité ou le plaisir, dès que les intéressés ne possèdent plus ces avantages, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elles se rompent ? (Car c’était de ces avantages qu’on était épris ; une fois qu’ils ont disparu, il est normal que l’amitié cesse). Mais on se plaindrait à juste titre de celui qui ne recherchant en réalité dans l’amitié que l’utilité ou le plaisir qu’elle procure, ferait semblant d’y être poussé par des raisons morales. Comme nous l’avons dit au début des conflits entre amis se produisent le plus souvent lorsqu’ils ne sont pas amis de la façon qu’ils croient l’être. Quand donc on a commis une erreur sur ce point et qu’on a supposé être aimé pour des raisons morales, si l’autre ne fait rien pour accréditer cette supposition on ne saurait s’en prendre qu’à soi-même ; si, au contraire, ce sont ses feintes qui nous ont induits en erreur, il est juste d’adresser des reproches à celui qui nous a dupés, et qui les mérite davantage que s’il avait falsifié la monnaie, d’autant que sa perfidie porte sur un objet plus précieux encore.
Mais si on reçoit dans son amitié quelqu’un comme étant un homme de bien et qu’il devienne ensuite un homme pervers et nous apparaisse tel, est-ce que nous devons encore l’aimer ? N’est-ce pas plutôt là une chose impossible, s’il est vrai que rien n’est aimable que ce qui est bon, et que, d’autre part, nous ne pouvons, ni ne devons aimer ce qui est pervers’ ? Car notre devoir est de ne pas être un amateur de vice, et de ne pas ressembler à ce qui est vil ; et nous avons dit que le semblable est ami du semblable. Est-ce donc que nous devions rompre sur-le-champ ? N’est ce pas là plutôt une solution qui n’est pas applicable à tous les cas, mais seulement quand il s’agit d’amis dont la perversité est incurable ? Nos amis sont-ils, au contraire, susceptibles de s’amender, nous avons alors le devoir de leur venir moralement en aide, bien plus même que s’agissait de les aider pécuniairement, et cela dans la mesure où les choses d’ordre moral l’emportent sur l’argent et se rapprochent davantage de l’amitié On admettra cependant que celui qui rompt une amitié de ce genre ne fait rien là que de naturel : car ce n’était pas à un homme de cette sorte que s’adressait notre amitié si donc son caractère s’est altéré et qu’on soit impuissant à le remettre dans la bonne voie, on n’a plus qu’à se séparer de lui.
Si, d’autre part, l’un des deux amis demeurait ce qu’il était et que l’autre eût progressé dans le bien et l’emportât grandement en vertu, celui-ci doit-il garder le premier pour ami ? N’y a-t-il pas plutôt là une impossibilité ? Quand l’intervalle qui sépare les deux amis est considérable, cette impossibilité apparaît au grand jour, comme dans le cas des amitiés entre enfants : si, en effet, l’un restait enfant par l’esprit, tandis que l’autre serait devenu un homme de haute valeur, comment pourraient-ils être amis, n’ayant ni les mêmes goûts, ni les mêmes plaisirs, ni les mêmes peines ? Même dans leurs rapports mutuels, cette communauté de sentiments leur fera défaut ; or c’est là une condition sans laquelle, nous le savons, ils ne peuvent être amis, puisqu’il ne leur est pas possible de vivre l’un avec l’autre. Mais nous avons déjà traité cette question.
Devons-nous donc nous comporter envers un ancien ami exactement de la même façon que s’il n’avait jamais été notre ami ? Ne doit-on pas plutôt conserver le souvenir de l’intimité passée, et de même que nous pensons qu’il est de notre devoir de nous montrer plus aimable pour des amis que pour des étrangers, ainsi également à ceux qui ont été nos amis ne devons-nous pas garder encore quelque sentiment d’affection en faveur de notre amitié d’antan, du moment que la rupture n’a pas eu pour cause un excès de perversité de leur part ?
On se pose encore la question de savoir si l’amitié sera rompue ou non à l’égard des amis ne demeurant pas ce qu’ils étaient. Ne devons-nous pas répondre que dans le cas des amitiés reposant sur l’utilité ou le plaisir, dès que les intéressés ne possèdent plus ces avantages, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elles se rompent ? (Car c’était de ces avantages qu’on était épris ; une fois qu’ils ont disparu, il est normal que l’amitié cesse). Mais on se plaindrait à juste titre de celui qui ne recherchant en réalité dans l’amitié que l’utilité ou le plaisir qu’elle procure, ferait semblant d’y être poussé par des raisons morales. Comme nous l’avons dit au début des conflits entre amis se produisent le plus souvent lorsqu’ils ne sont pas amis de la façon qu’ils croient l’être. Quand donc on a commis une erreur sur ce point et qu’on a supposé être aimé pour des raisons morales, si l’autre ne fait rien pour accréditer cette supposition on ne saurait s’en prendre qu’à soi-même ; si, au contraire, ce sont ses feintes qui nous ont induits en erreur, il est juste d’adresser des reproches à celui qui nous a dupés, et qui les mérite davantage que s’il avait falsifié la monnaie, d’autant que sa perfidie porte sur un objet plus précieux encore.
Mais si on reçoit dans son amitié quelqu’un comme étant un homme de bien et qu’il devienne ensuite un homme pervers et nous apparaisse tel, est-ce que nous devons encore l’aimer ? N’est-ce pas plutôt là une chose impossible, s’il est vrai que rien n’est aimable que ce qui est bon, et que, d’autre part, nous ne pouvons, ni ne devons aimer ce qui est pervers’ ? Car notre devoir est de ne pas être un amateur de vice, et de ne pas ressembler à ce qui est vil ; et nous avons dit que le semblable est ami du semblable. Est-ce donc que nous devions rompre sur-le-champ ? N’est ce pas là plutôt une solution qui n’est pas applicable à tous les cas, mais seulement quand il s’agit d’amis dont la perversité est incurable ? Nos amis sont-ils, au contraire, susceptibles de s’amender, nous avons alors le devoir de leur venir moralement en aide, bien plus même que s’agissait de les aider pécuniairement, et cela dans la mesure où les choses d’ordre moral l’emportent sur l’argent et se rapprochent davantage de l’amitié On admettra cependant que celui qui rompt une amitié de ce genre ne fait rien là que de naturel : car ce n’était pas à un homme de cette sorte que s’adressait notre amitié si donc son caractère s’est altéré et qu’on soit impuissant à le remettre dans la bonne voie, on n’a plus qu’à se séparer de lui.
Si, d’autre part, l’un des deux amis demeurait ce qu’il était et que l’autre eût progressé dans le bien et l’emportât grandement en vertu, celui-ci doit-il garder le premier pour ami ? N’y a-t-il pas plutôt là une impossibilité ? Quand l’intervalle qui sépare les deux amis est considérable, cette impossibilité apparaît au grand jour, comme dans le cas des amitiés entre enfants : si, en effet, l’un restait enfant par l’esprit, tandis que l’autre serait devenu un homme de haute valeur, comment pourraient-ils être amis, n’ayant ni les mêmes goûts, ni les mêmes plaisirs, ni les mêmes peines ? Même dans leurs rapports mutuels, cette communauté de sentiments leur fera défaut ; or c’est là une condition sans laquelle, nous le savons, ils ne peuvent être amis, puisqu’il ne leur est pas possible de vivre l’un avec l’autre. Mais nous avons déjà traité cette question.
Devons-nous donc nous comporter envers un ancien ami exactement de la même façon que s’il n’avait jamais été notre ami ? Ne doit-on pas plutôt conserver le souvenir de l’intimité passée, et de même que nous pensons qu’il est de notre devoir de nous montrer plus aimable pour des amis que pour des étrangers, ainsi également à ceux qui ont été nos amis ne devons-nous pas garder encore quelque sentiment d’affection en faveur de notre amitié d’antan, du moment que la rupture n’a pas eu pour cause un excès de perversité de leur part ?
Re: Ethique à Nicomaque, Livre IX
CHAPITRE 4 : Analyse de l’amilié Altruisme et égoïsme
Les sentiments affectifs que nous ressentons à l’égard de nos amis et les caractères qui servent à définir les diverses amitiés semblent bien dériver des relations de l’individu avec lui-même. En effet, on définit un ami : celui qui souhaite et fait ce qui est en réalité ou lui semble tel, en vue de son ami même ; ou encore, celui qui souhaite que son ami ait l’existence et la vie, pour l’amour de son ami même (c’est précisément ce sentiment que ressentent les mères à l’égard de leurs enfants, ainsi que les amis qui se sont querellés). D’autres définissent un ami celui qui passe sa vie avec un autre et qui a les mêmes goûts que lui ; ou celui qui partage les joies et les tristesses de son ami (sentiment que l’on rencontre aussi tout particulièrement chez les mères). L’amitié se définit enfin par l’un ou l’autre de ces caractères.
Or chacune de ces caractéristiques se rencontre aussi dans la relation de l’homme de bien avec lui-même (comme aussi chez les autres hommes, en tant qu’ils se croient eux-mêmes des hommes de bien or, de l’avis général, ainsi que nous l’avons dit la vertu et l’homme vertueux sont mesure de toutes choses). En effet, les opinions sont chez lui en complet accord entre elles, et il aspire aux mêmes choses avec son âme tout entière Il se souhaite aussi à lui-même ce qui est bon en réalité et lui semble tel, et il le fait (car c’est le propre de l’homme bon de travailler activement pour le bien), et tout cela en vue de lui- même (car il agit en vue de la partie intellective qui est en lui et qui paraît constituer l’intime réalité de chacun de nous). Il souhaite encore que lui-même vive et soit conservé, et spécialement cette partie par laquelle il pense. L’existence est, en effet, un bien pour l’homme vertueux, et chaque homme souhaite à soi-même ce qui est bon : et nul ne choisirait de posséder le monde entier en devenant d’abord quelqu’un d’autre que ce qu’il est devenu (car Dieu possède déjà tout le bien existant mais seulement en restant ce qu’il est, quel qu’il soit. Or il apparaîtra que l’intellect constitue l’être même de chaque homme, ou du moins sa partie principale. En outre, l’homme vertueux souhaite de passer sa vie avec lui-même : il est tout aise de le faire, car les souvenirs que lui laissent ses actions passées ont pour lui du charme, et en ce qui concerne les actes à venir, ses espérances sont celles d’un homme de bien et en cette qualité lui sont également agréables. Sa pensée enfin abonde en sujets de contemplation. Et avec cela, il sympathise par-dessus tout avec ses propres joies et ses propres peines, car toujours les mêmes choses sont pour lui pénibles ou agréables, et non telle chose à tel moment et telle autre à tel autre, car on peut dire qu’il ne regrette jamais rien.
Dès lors du fait que chacun de ces caractères appartient à l’homme de bien dans sa relation avec lui-même, et qu’il est avec son ami dans une relation semblable à celle qu’il entretient avec lui-même (car l’ami est un autre soi-même), il en résulte que l’amitié semble consister elle aussi en l’un ou l’autre de ces caractères, et que ceux qui les possèdent sont liés d’amitié. — Quant à la question de savoir s’il peut ou non y avoir amitié entre un homme et lui-même, nous pouvons la laisser de côté pour le moment on admettra cependant qu’il peut y avoir amitié en tant que chacun de nous est un être composé de deux parties ou davantage à en juger d’après les caractères mentionnés plus haut, et aussi parce que l’excès dans l’amitié ressemble à celle qu’on se porte à soi-même.
C’est un fait d’expérience que les caractères que nous avons décrits appartiennent aussi à la plupart des hommes, si pervers qu’ils puissent être. Ne pouvons-nous alors dire que, en tant qu’ils se complaisent en eux-mêmes et se croient des hommes de bien, ils participent réellement à ces caractères ? Car enfin aucun homme d’une perversité ou d’une scélératesse achevée n’est en possession de ces qualités, et il ne donne même pas l’impression de les avoir. On peut même à peu près assurer qu’elles ne se rencontrent pas chez les individus d’une perversité courante : ces gens-là sont en désaccord avec eux-mêmes, leur concupiscence les poussant à telles choses, et leurs désirs rationnels à telles autres : c’est par exemple le cas des intempérants qui, au lieu de ce qui, à leurs propres yeux, est bon, choisissent ce qui est agréable mais nuisible. D’autres, à leur tour, par lâcheté et par fainéantise, renoncent à faire ce qu’ils estiment eux-mêmes le plus favorable à leurs propres intérêts. Et ceux qui ont commis de nombreux et effrayants forfaits et sont détestés pour leur perversité en arrivent à dire adieu à l’existence et à se détruire eux-mêmes. De même encore, les méchants recherchent la société d’autres personnes avec lesquelles ils passeront leurs journées, mais ils se fuient eux-mêmes, car seuls avec eux-mêmes ils se ressouviennent d’une foule d’actions qui les accablent et prévoient qu’ils en commettront à l’avenir d’autres semblables, tandis qu’au contraire la présence de compagnons leur permet d’oublier. De plus, n’ayant en eux rien d’aimable, ils n’éprouvent aucun sentiment d’affection pour eux-mêmes. Par suite, de tels hommes demeurent étrangers à leurs propres joies et à leurs propres peines, car leur âme est déchirée par les factions : l’une de ses parties, en raison de sa dépravation, souffre quand l’individu s’abstient de certains actes, tandis que l’autre partie s’en réjouit ; l’une tire dans un sens et l’autre dans un autre, mettant ces malheureux pour ainsi dire en pièces. Et s’il n’est pas strictement possible qu’ils ressentent dans un même moment du plaisir et de la peine, du moins leur faut-il peu de temps pour s’affliger d’avoir cédé au plaisir et pour souhaiter que ces jouissances ne leur eussent jamais été agréables car les hommes vicieux sont chargés de regrets. Ainsi donc, il est manifeste que l’homme pervers n’a même pas envers lui-même de dispositions affectueuses, parce qu’il n’a en lui rien qui soit aimable. Si dès lors un pareil état d’esprit est le comble de la misère morale, nous devons fuir la perversité de toutes nos forces et essayer d’être d’honnêtes gens : ainsi pourrons-nous à la fois nous comporter en ami avec nous-mêmes et devenir un ami pour un autre.
Les sentiments affectifs que nous ressentons à l’égard de nos amis et les caractères qui servent à définir les diverses amitiés semblent bien dériver des relations de l’individu avec lui-même. En effet, on définit un ami : celui qui souhaite et fait ce qui est en réalité ou lui semble tel, en vue de son ami même ; ou encore, celui qui souhaite que son ami ait l’existence et la vie, pour l’amour de son ami même (c’est précisément ce sentiment que ressentent les mères à l’égard de leurs enfants, ainsi que les amis qui se sont querellés). D’autres définissent un ami celui qui passe sa vie avec un autre et qui a les mêmes goûts que lui ; ou celui qui partage les joies et les tristesses de son ami (sentiment que l’on rencontre aussi tout particulièrement chez les mères). L’amitié se définit enfin par l’un ou l’autre de ces caractères.
Or chacune de ces caractéristiques se rencontre aussi dans la relation de l’homme de bien avec lui-même (comme aussi chez les autres hommes, en tant qu’ils se croient eux-mêmes des hommes de bien or, de l’avis général, ainsi que nous l’avons dit la vertu et l’homme vertueux sont mesure de toutes choses). En effet, les opinions sont chez lui en complet accord entre elles, et il aspire aux mêmes choses avec son âme tout entière Il se souhaite aussi à lui-même ce qui est bon en réalité et lui semble tel, et il le fait (car c’est le propre de l’homme bon de travailler activement pour le bien), et tout cela en vue de lui- même (car il agit en vue de la partie intellective qui est en lui et qui paraît constituer l’intime réalité de chacun de nous). Il souhaite encore que lui-même vive et soit conservé, et spécialement cette partie par laquelle il pense. L’existence est, en effet, un bien pour l’homme vertueux, et chaque homme souhaite à soi-même ce qui est bon : et nul ne choisirait de posséder le monde entier en devenant d’abord quelqu’un d’autre que ce qu’il est devenu (car Dieu possède déjà tout le bien existant mais seulement en restant ce qu’il est, quel qu’il soit. Or il apparaîtra que l’intellect constitue l’être même de chaque homme, ou du moins sa partie principale. En outre, l’homme vertueux souhaite de passer sa vie avec lui-même : il est tout aise de le faire, car les souvenirs que lui laissent ses actions passées ont pour lui du charme, et en ce qui concerne les actes à venir, ses espérances sont celles d’un homme de bien et en cette qualité lui sont également agréables. Sa pensée enfin abonde en sujets de contemplation. Et avec cela, il sympathise par-dessus tout avec ses propres joies et ses propres peines, car toujours les mêmes choses sont pour lui pénibles ou agréables, et non telle chose à tel moment et telle autre à tel autre, car on peut dire qu’il ne regrette jamais rien.
Dès lors du fait que chacun de ces caractères appartient à l’homme de bien dans sa relation avec lui-même, et qu’il est avec son ami dans une relation semblable à celle qu’il entretient avec lui-même (car l’ami est un autre soi-même), il en résulte que l’amitié semble consister elle aussi en l’un ou l’autre de ces caractères, et que ceux qui les possèdent sont liés d’amitié. — Quant à la question de savoir s’il peut ou non y avoir amitié entre un homme et lui-même, nous pouvons la laisser de côté pour le moment on admettra cependant qu’il peut y avoir amitié en tant que chacun de nous est un être composé de deux parties ou davantage à en juger d’après les caractères mentionnés plus haut, et aussi parce que l’excès dans l’amitié ressemble à celle qu’on se porte à soi-même.
C’est un fait d’expérience que les caractères que nous avons décrits appartiennent aussi à la plupart des hommes, si pervers qu’ils puissent être. Ne pouvons-nous alors dire que, en tant qu’ils se complaisent en eux-mêmes et se croient des hommes de bien, ils participent réellement à ces caractères ? Car enfin aucun homme d’une perversité ou d’une scélératesse achevée n’est en possession de ces qualités, et il ne donne même pas l’impression de les avoir. On peut même à peu près assurer qu’elles ne se rencontrent pas chez les individus d’une perversité courante : ces gens-là sont en désaccord avec eux-mêmes, leur concupiscence les poussant à telles choses, et leurs désirs rationnels à telles autres : c’est par exemple le cas des intempérants qui, au lieu de ce qui, à leurs propres yeux, est bon, choisissent ce qui est agréable mais nuisible. D’autres, à leur tour, par lâcheté et par fainéantise, renoncent à faire ce qu’ils estiment eux-mêmes le plus favorable à leurs propres intérêts. Et ceux qui ont commis de nombreux et effrayants forfaits et sont détestés pour leur perversité en arrivent à dire adieu à l’existence et à se détruire eux-mêmes. De même encore, les méchants recherchent la société d’autres personnes avec lesquelles ils passeront leurs journées, mais ils se fuient eux-mêmes, car seuls avec eux-mêmes ils se ressouviennent d’une foule d’actions qui les accablent et prévoient qu’ils en commettront à l’avenir d’autres semblables, tandis qu’au contraire la présence de compagnons leur permet d’oublier. De plus, n’ayant en eux rien d’aimable, ils n’éprouvent aucun sentiment d’affection pour eux-mêmes. Par suite, de tels hommes demeurent étrangers à leurs propres joies et à leurs propres peines, car leur âme est déchirée par les factions : l’une de ses parties, en raison de sa dépravation, souffre quand l’individu s’abstient de certains actes, tandis que l’autre partie s’en réjouit ; l’une tire dans un sens et l’autre dans un autre, mettant ces malheureux pour ainsi dire en pièces. Et s’il n’est pas strictement possible qu’ils ressentent dans un même moment du plaisir et de la peine, du moins leur faut-il peu de temps pour s’affliger d’avoir cédé au plaisir et pour souhaiter que ces jouissances ne leur eussent jamais été agréables car les hommes vicieux sont chargés de regrets. Ainsi donc, il est manifeste que l’homme pervers n’a même pas envers lui-même de dispositions affectueuses, parce qu’il n’a en lui rien qui soit aimable. Si dès lors un pareil état d’esprit est le comble de la misère morale, nous devons fuir la perversité de toutes nos forces et essayer d’être d’honnêtes gens : ainsi pourrons-nous à la fois nous comporter en ami avec nous-mêmes et devenir un ami pour un autre.
Re: Ethique à Nicomaque, Livre IX
CHAPITRE 5 : Analyse de la bienveillance
La bienveillance est une sorte de sentiment affectif, tout en n’étant pas cependant amitié. La bienveillance, en effet, est ressentie même à l’égard de gens qu’on ne connaît pas, et elle peut demeurer inaperçue, ce qui n’est pas le cas de l’amitié. Nous avons précédemment discuté ce point.
Mais la bienveillance n’est pas non plus amour proprement dit. Elle n’enveloppe, en effet, ni distension, ni désir, caractères qui au contraire accompagnent toujours l’amour ; et l’amour ne va pas sans fréquentation habituelle tandis que la bienveillance prend naissance même d’une façon soudaine, comme celle qu’il nous arrive d’éprouver en faveur de ceux qui prennent part à une compétition sportive nous ressentons de la bienveillance pour eux, notre volonté o s’associe à la leur, mais nous ne les seconderions en rien : ainsi que nous venons de le dire, notre bienveillance pour eux s’éveille d’une façon soudaine et notre affection est superficielle.
La bienveillance semble dès lors un commencement d’amitié, tout comme le plaisir causé par la vue de l’être aimé est le commencement de l’amour nul, en effet, n’est amoureux sans avoir été auparavant charmé par l’extérieur de la personne aimée, mais celui qui éprouve du plaisir à l’aspect d’un autre n’en est pas pour autant amoureux mais c’est seulement quand on regrette son absence et qu’on désire passionnément sa présence Ainsi également, il n’est pas possible d’être amis sans avoir d’abord éprouvé de la bienveillance l’un pour l’autre, tandis que les gens bienveillants ne sont pas pour autant liés d’amitié car ils se contentent de souhaiter du bien à ceux qui sont l’objet de leur bienveillance, et ne voudraient les seconder en rien ni se donner du tracas à leur sujet. Aussi pourrait-on dire, en étendant le sens du terme amitié, que la bienveillance est une amitié paresseuse, mais avec le temps et une fois parvenue à une certaine intimité elle devient amitié, : amitié véritable, et non pas cette sorte d’amitié basée sur l’utilité ou le plaisir, car la bienveillance non plus ne prend pas naissance sur ces bases. L’homme qui en effet, a reçu un bienfait, et qui, en échange des faveurs dont il a été gratifié, répond par de la bienveillance, ne fait là que ce qui est juste, et, d’autre part, celui qui souhaite la prospérité d’autrui dans l’espoir d’en tir amplement profit, paraît bien avoir de la bienveillance, non pas pour cet autre, mais plutôt pour lui-même, pas plus qu’on n’est ami de quelqu’un si les soins dont on l’entoure s’expliquent par quelque motif intéressé. En somme, la bienveillance est sus citée par une certaine excellence et une certaine valeur morale quand, par exemple, une personne se montre à une autre, noble, ou brave, ou douée de quelque qualité analogue, comme nous l’avons w indiqué pour le cas des compétiteurs sportifs.
La bienveillance est une sorte de sentiment affectif, tout en n’étant pas cependant amitié. La bienveillance, en effet, est ressentie même à l’égard de gens qu’on ne connaît pas, et elle peut demeurer inaperçue, ce qui n’est pas le cas de l’amitié. Nous avons précédemment discuté ce point.
Mais la bienveillance n’est pas non plus amour proprement dit. Elle n’enveloppe, en effet, ni distension, ni désir, caractères qui au contraire accompagnent toujours l’amour ; et l’amour ne va pas sans fréquentation habituelle tandis que la bienveillance prend naissance même d’une façon soudaine, comme celle qu’il nous arrive d’éprouver en faveur de ceux qui prennent part à une compétition sportive nous ressentons de la bienveillance pour eux, notre volonté o s’associe à la leur, mais nous ne les seconderions en rien : ainsi que nous venons de le dire, notre bienveillance pour eux s’éveille d’une façon soudaine et notre affection est superficielle.
La bienveillance semble dès lors un commencement d’amitié, tout comme le plaisir causé par la vue de l’être aimé est le commencement de l’amour nul, en effet, n’est amoureux sans avoir été auparavant charmé par l’extérieur de la personne aimée, mais celui qui éprouve du plaisir à l’aspect d’un autre n’en est pas pour autant amoureux mais c’est seulement quand on regrette son absence et qu’on désire passionnément sa présence Ainsi également, il n’est pas possible d’être amis sans avoir d’abord éprouvé de la bienveillance l’un pour l’autre, tandis que les gens bienveillants ne sont pas pour autant liés d’amitié car ils se contentent de souhaiter du bien à ceux qui sont l’objet de leur bienveillance, et ne voudraient les seconder en rien ni se donner du tracas à leur sujet. Aussi pourrait-on dire, en étendant le sens du terme amitié, que la bienveillance est une amitié paresseuse, mais avec le temps et une fois parvenue à une certaine intimité elle devient amitié, : amitié véritable, et non pas cette sorte d’amitié basée sur l’utilité ou le plaisir, car la bienveillance non plus ne prend pas naissance sur ces bases. L’homme qui en effet, a reçu un bienfait, et qui, en échange des faveurs dont il a été gratifié, répond par de la bienveillance, ne fait là que ce qui est juste, et, d’autre part, celui qui souhaite la prospérité d’autrui dans l’espoir d’en tir amplement profit, paraît bien avoir de la bienveillance, non pas pour cet autre, mais plutôt pour lui-même, pas plus qu’on n’est ami de quelqu’un si les soins dont on l’entoure s’expliquent par quelque motif intéressé. En somme, la bienveillance est sus citée par une certaine excellence et une certaine valeur morale quand, par exemple, une personne se montre à une autre, noble, ou brave, ou douée de quelque qualité analogue, comme nous l’avons w indiqué pour le cas des compétiteurs sportifs.
Re: Ethique à Nicomaque, Livre IX
CHAPITRE 6 : Analyse de la concorde
La concorde est, elle aussi, l’expérience le montre, un sentiment affectif. Pour cette raison elle n’est pas simple conformité d’opinion, qui pourrait exister même entre personnes inconnues les unes aux autres. Pas davantage, on ne dit des gens qui ont la même manière de voir sur une question quelconque que la concorde règne entre eux par exemple, ceux qui sont du même avis sur les phénomènes célestes (car la façon de penser commune sur ces matières n’a rien d’affectif). Au contraire, nous disons que la concorde prévaut dans les cités, quand les citoyens sont unanimes sur leurs intérêts, choisissent la même ligne de conduite et exécutent les décisions prises en commun. C’est donc aux fins d’ordre pratique que la concorde se rapporte, mais à des fins pratiques d’importance et susceptibles d’intéresser les deux parties à la fois ou même toutes les parties en cause c’est le cas pour les cités, quand tous les citoyens décident que les magistratures seront électives, ou qu’une alliance sera conclue avec les Lacédémoniens, ou que Pitta cos exercera le pouvoir, à l’époque où lui-même y consentait de son côté. Quand au contraire chacun des deux partis rivaux souhaite pour lui-même la chose débattue, comme les chefs dans les Phéniciennes c’est le règne des factions : car la concorde ne consiste pas pour chacun des deux compétiteurs à penser la même chose, quelle que soit au surplus la chose, mais à penser la même chose réalisée dans les mêmes mains quand, par exemple, le peuple et les classes dirigeantes sont d’accord pour remettre le pouvoir au parti aristocratique, car c’est seulement ainsi que tous les intéressés voient se réaliser ce qu’ils avaient en vue. Il apparaît dès lors manifeste que la concorde est une amitié politique conformément d’ailleurs au sens ordinaire du terme car elle roule sur les intérêts et les choses se rapportant à la vie.
La concorde prise en ce sens n’existe qu’entre les gens de bien, puisqu’ils sont en accord à la fois avec eux-mêmes et les uns à l’égard des autres se tenant pour ainsi dire sur le même terrain. Chez les gens de cette sorte, en effet, les volontés demeurent stables et ne sont pas le jouet du reflux comme les eaux d’un détroit ; et ils souhaitent à la fois ce qui est juste et ce qui est avantageux, toutes choses pour lesquelles leurs aspirations aussi sont communes. Les hommes pervers, au contraire, sont impuissants a faire régner entre eux la concorde, sinon dans une faible mesure, tout comme ils sont incapables d’amitié, du fait qu’ils visent à obtenir plus que leur part dans les profits, et moins que leur part dans les travaux et dans les charges publiques. Et comme chacun souhaite ces avantages pour lui personnellement, il surveille jalousement son voisin et l’empêche d’en bénéficier : faute d’y veiller, l’intérêt général court à sa ruine. Le résultat est que des dissensions éclatent entre les citoyens, chacun contraignant l’autre à faire ce qui est juste, mais ne voulant pas s’y plier lui-même.
La concorde est, elle aussi, l’expérience le montre, un sentiment affectif. Pour cette raison elle n’est pas simple conformité d’opinion, qui pourrait exister même entre personnes inconnues les unes aux autres. Pas davantage, on ne dit des gens qui ont la même manière de voir sur une question quelconque que la concorde règne entre eux par exemple, ceux qui sont du même avis sur les phénomènes célestes (car la façon de penser commune sur ces matières n’a rien d’affectif). Au contraire, nous disons que la concorde prévaut dans les cités, quand les citoyens sont unanimes sur leurs intérêts, choisissent la même ligne de conduite et exécutent les décisions prises en commun. C’est donc aux fins d’ordre pratique que la concorde se rapporte, mais à des fins pratiques d’importance et susceptibles d’intéresser les deux parties à la fois ou même toutes les parties en cause c’est le cas pour les cités, quand tous les citoyens décident que les magistratures seront électives, ou qu’une alliance sera conclue avec les Lacédémoniens, ou que Pitta cos exercera le pouvoir, à l’époque où lui-même y consentait de son côté. Quand au contraire chacun des deux partis rivaux souhaite pour lui-même la chose débattue, comme les chefs dans les Phéniciennes c’est le règne des factions : car la concorde ne consiste pas pour chacun des deux compétiteurs à penser la même chose, quelle que soit au surplus la chose, mais à penser la même chose réalisée dans les mêmes mains quand, par exemple, le peuple et les classes dirigeantes sont d’accord pour remettre le pouvoir au parti aristocratique, car c’est seulement ainsi que tous les intéressés voient se réaliser ce qu’ils avaient en vue. Il apparaît dès lors manifeste que la concorde est une amitié politique conformément d’ailleurs au sens ordinaire du terme car elle roule sur les intérêts et les choses se rapportant à la vie.
La concorde prise en ce sens n’existe qu’entre les gens de bien, puisqu’ils sont en accord à la fois avec eux-mêmes et les uns à l’égard des autres se tenant pour ainsi dire sur le même terrain. Chez les gens de cette sorte, en effet, les volontés demeurent stables et ne sont pas le jouet du reflux comme les eaux d’un détroit ; et ils souhaitent à la fois ce qui est juste et ce qui est avantageux, toutes choses pour lesquelles leurs aspirations aussi sont communes. Les hommes pervers, au contraire, sont impuissants a faire régner entre eux la concorde, sinon dans une faible mesure, tout comme ils sont incapables d’amitié, du fait qu’ils visent à obtenir plus que leur part dans les profits, et moins que leur part dans les travaux et dans les charges publiques. Et comme chacun souhaite ces avantages pour lui personnellement, il surveille jalousement son voisin et l’empêche d’en bénéficier : faute d’y veiller, l’intérêt général court à sa ruine. Le résultat est que des dissensions éclatent entre les citoyens, chacun contraignant l’autre à faire ce qui est juste, mais ne voulant pas s’y plier lui-même.
Re: Ethique à Nicomaque, Livre IX
CHAPITRE 7 : Analyse de la bienfaisance
Les bienfaiteurs aiment ceux auxquels ils ont fait du bien, semble-t-il, plus que ceux auxquels on a fait du bien n’aiment ceux qui leur en ont fait ; et comme c’est là une constatation contraire à toute raison, on en recherche l’explication.
Aux yeux de la plupart, la cause est que les obligés sont dans la position de débiteurs, et les bienfaiteurs dans celle de créanciers : il en est donc comme dans le cas du prêt d’argent, où l’emprunteur verrait d’un bon oeil son prêteur disparaître, tandis que le prêteur veille au contraire avec soin à la conservation de son débiteur ainsi également, pense-t-on, le bienfaiteur souhaite que son obligé demeure bien vivant afin d’en recueillir de la reconnaissance, alors que l’obligé se soucie peu de s’acquitter de sa dette. EPICHARME dirait peut-être de ceux qui donnent cette explication qu’ils voient les choses par leur mauvais côté elle paraît bien cependant conforme à l’humaine nature, tant la plupart des hommes ont la mémoire courte, et aspirent plutôt à recevoir qu’à donner.
Mais on peut penser que la cause tient davantage à la nature même des choses, et qu’il n’y a aucune ressemblance avec ce qui se passe dans le cas du prêt. Le prêteur n’a, en effet, en lui aucune affection pour son emprunteur, il désire seulement sa conservation afin de recouvrer ce qu’il lui a prêté ; au contraire, le bienfaiteur ressent de l’amitié et de l’attachement pour la personne de son obligé, même si ce dernier ne lui est d’aucune utilité et ne peut lui rendre dans l’avenir aucun service.
En fait, le cas est exactement le même chez les artistes : ils ont tous plus d’amour pour l’oeuvre de leurs mains qu’ils n’en recevraient de celle-ci si elle devenait animée. Peut-être ce sentiment se rencontre-t-il surtout chez les poètes qui ont une affection excessive pour leurs propres productions et les chérissent comme leurs enfants. La position du bienfaiteur ressemble ainsi à celle de l’artiste : l’être qui a reçu du bien de lui est son ouvrage, et par suite il l’aime plus que l’ouvrage n’aime celui qui l’a fait. La raison en est que l’existence est pour tout être objet de préférence et d’amour, et que nous existons par notre acte (puisque nous existons par le fait de vivre et d’agir), et que l’oeuvre est en un sens son producteur en acte ; et dès lors, le producteur chérit son oeuvre parce qu’il chérit aussi l’existence. Et c’est là un fait qui prend son origine dans la nature même des choses, car ce que l’agent est en puissance, son oeuvre l’exprime en acte.
En même temps aussi pour le bienfaiteur il y a quelque chose de noble dans son action, de sorte qu’il se réjouit dans ce en quoi son action réside par contre, pour le patient il n’y a rien de noble dans l’agent, mais tout au plus quelque chose de profitable, et cela est moins agréable et moins digne d’amour que ce qui est noble.
Trois choses donnent du plaisir : l’activité du présent, l’espoir du futur et le souvenir du passé, mais le plus agréable des trois est ce qui est attaché à l’activité, et c’est pareillement ce qui est aimable.
Or pour l’agent qui a concédé le bienfait, son oeuvre demeure (car ce qui est noble a une longue durée), alors que pour celui qui l’a reçu, l’utilité passe vite. Et le souvenir des choses nobles est agréable, tandis que celui des choses utiles ne l’est pas du tout ou l’est moins. Quant à l’attente, c’est au contraire l’inverse qui semble avoir lieu.
En outre aimer est semblable à un processus de production, et être aimé à une passivité ; et par suite ce sont ceux qui ont la supériorité dans l’action que l’amour et les sentiments affectifs accompagnent naturellement.
De plus, tout homme chérit davantage les choses qu’il a obtenues à force de travail ainsi ceux qui ont acquis leur argent y tiennent plus que ceux qui l’ont reçu par héritage. Or recevoir un bienfait semble n’impliquer aucun travail pénible, tandis que faire du bien à autrui demande un effort. — C’est également pour ces raisons que les mères ont pour leurs enfants un amour plus grand que celui du père, car elles ont peiné davantage pour les mettre au monde et savent mieux que lui que l’enfant est leur propre enfant. Ce dernier point paraît bien être aussi un caractère propre aux bienfaiteurs.
Les bienfaiteurs aiment ceux auxquels ils ont fait du bien, semble-t-il, plus que ceux auxquels on a fait du bien n’aiment ceux qui leur en ont fait ; et comme c’est là une constatation contraire à toute raison, on en recherche l’explication.
Aux yeux de la plupart, la cause est que les obligés sont dans la position de débiteurs, et les bienfaiteurs dans celle de créanciers : il en est donc comme dans le cas du prêt d’argent, où l’emprunteur verrait d’un bon oeil son prêteur disparaître, tandis que le prêteur veille au contraire avec soin à la conservation de son débiteur ainsi également, pense-t-on, le bienfaiteur souhaite que son obligé demeure bien vivant afin d’en recueillir de la reconnaissance, alors que l’obligé se soucie peu de s’acquitter de sa dette. EPICHARME dirait peut-être de ceux qui donnent cette explication qu’ils voient les choses par leur mauvais côté elle paraît bien cependant conforme à l’humaine nature, tant la plupart des hommes ont la mémoire courte, et aspirent plutôt à recevoir qu’à donner.
Mais on peut penser que la cause tient davantage à la nature même des choses, et qu’il n’y a aucune ressemblance avec ce qui se passe dans le cas du prêt. Le prêteur n’a, en effet, en lui aucune affection pour son emprunteur, il désire seulement sa conservation afin de recouvrer ce qu’il lui a prêté ; au contraire, le bienfaiteur ressent de l’amitié et de l’attachement pour la personne de son obligé, même si ce dernier ne lui est d’aucune utilité et ne peut lui rendre dans l’avenir aucun service.
En fait, le cas est exactement le même chez les artistes : ils ont tous plus d’amour pour l’oeuvre de leurs mains qu’ils n’en recevraient de celle-ci si elle devenait animée. Peut-être ce sentiment se rencontre-t-il surtout chez les poètes qui ont une affection excessive pour leurs propres productions et les chérissent comme leurs enfants. La position du bienfaiteur ressemble ainsi à celle de l’artiste : l’être qui a reçu du bien de lui est son ouvrage, et par suite il l’aime plus que l’ouvrage n’aime celui qui l’a fait. La raison en est que l’existence est pour tout être objet de préférence et d’amour, et que nous existons par notre acte (puisque nous existons par le fait de vivre et d’agir), et que l’oeuvre est en un sens son producteur en acte ; et dès lors, le producteur chérit son oeuvre parce qu’il chérit aussi l’existence. Et c’est là un fait qui prend son origine dans la nature même des choses, car ce que l’agent est en puissance, son oeuvre l’exprime en acte.
En même temps aussi pour le bienfaiteur il y a quelque chose de noble dans son action, de sorte qu’il se réjouit dans ce en quoi son action réside par contre, pour le patient il n’y a rien de noble dans l’agent, mais tout au plus quelque chose de profitable, et cela est moins agréable et moins digne d’amour que ce qui est noble.
Trois choses donnent du plaisir : l’activité du présent, l’espoir du futur et le souvenir du passé, mais le plus agréable des trois est ce qui est attaché à l’activité, et c’est pareillement ce qui est aimable.
Or pour l’agent qui a concédé le bienfait, son oeuvre demeure (car ce qui est noble a une longue durée), alors que pour celui qui l’a reçu, l’utilité passe vite. Et le souvenir des choses nobles est agréable, tandis que celui des choses utiles ne l’est pas du tout ou l’est moins. Quant à l’attente, c’est au contraire l’inverse qui semble avoir lieu.
En outre aimer est semblable à un processus de production, et être aimé à une passivité ; et par suite ce sont ceux qui ont la supériorité dans l’action que l’amour et les sentiments affectifs accompagnent naturellement.
De plus, tout homme chérit davantage les choses qu’il a obtenues à force de travail ainsi ceux qui ont acquis leur argent y tiennent plus que ceux qui l’ont reçu par héritage. Or recevoir un bienfait semble n’impliquer aucun travail pénible, tandis que faire du bien à autrui demande un effort. — C’est également pour ces raisons que les mères ont pour leurs enfants un amour plus grand que celui du père, car elles ont peiné davantage pour les mettre au monde et savent mieux que lui que l’enfant est leur propre enfant. Ce dernier point paraît bien être aussi un caractère propre aux bienfaiteurs.
Re: Ethique à Nicomaque, Livre IX
CHAPITRE 8 : L’égoïsme, son rôle et ses formes
On se pose aussi la question de savoir si on doit faire passer avant tout l’amour de soi-même ou l’amour de quelqu’un d’autre. On critique, en effet, ceux qui s’aiment eux-mêmes par-dessus tout, et on leur donne le nom d’égoïstes, en un sens péjoratif. Et on pense à la fois que l’homme pervers a pour caractère de faire tout ce qu’il fait en vue de son propre intérêt, et qu’il est d’autant plus enfoncé dans sa perversité qu’il agit davantage en égoïste (ainsi, on l’accuse de ne rien faire de lui-même)l, et qu’au contraire l’homme de bien a pour caractère de faire une chose parce qu’elle est noble, et que sa valeur morale est d’autant plus grande qu’il agit davantage pour de nobles motifs et dans l’intérêt même de son ami, laissant de côté tout avantage personnel. Mais à ces arguments les faits opposent un démenti, et ce n’est pas sans raison. On admet, en effet, qu’on doit aimer le mieux son meilleur ami, le meilleur ami étant celui qui, quand il souhaite du bien à une personne, le souhaite pour l’amour de cette personne même si nul ne doit jamais le savoir. Or ces caractères se rencontrent à leur plus haut degré, dans la relation du sujet avec lui-même, ainsi que tous les autres attributs par lesquels on définit un ami : nous l’avons dit en effet c’est en partant de cette relation de soi-même à soi-même que tous les sentiments qui constituent l’amitié se sont par la suite étendus aux autres hommes. Ajoutons que les proverbes confirment tous cette manière de voir : par exemple, une seule âme ce que possèdent des amis est commun amitié est égalité le genou est plus près que la jambe, — toutes réflexions qui ne sauraient s’appliquer avec plus d’à-propos à la relation de l’homme avec lui-même, car un homme est à lui-même son meilleur ami, et par suite il doit s’aimer lui-même par-dessus tout. Et il est raisonnable de se demander laquelle des deux opinions nous devons suivre, attendu que l’une comme l’autre ont quelque chose de plausible.
Peut-être, en présence d’opinions ainsi en conflits, devons-nous les distinguer nettement l’une de l’autre, et déterminer dans quelle mesure et sous quel aspect chacune des deux thèses est vraie. Si dès lors nous parvenions à saisir quel sens chacune d’elles attache au terme égoïste nous pourrions probablement y voir clair.
Ceux qui en font un terme de réprobation appellent égoïstes ceux qui S’attribuent à eux-mêmes une part trop large dans les richesses, les honneurs ou les plaisirs du corps, tous avantages que la plupart des hommes désirent et au sujet desquels ils déploient tout leur zèle, dans l’idée que ce sont là les plus grands biens et par là même les plus disputés. Ainsi, ceux qui prennent une part excessive de ces divers avantages s’abandonnent à leurs appétits sensuels, et en général à leurs passions et à la partie irrationnelle de leur âme. Tel est d’ailleurs l’état d’esprit de la majorité des hommes, et c’est la raison pour laquelle l’épithète égoïste a été prise au sens où elle l’est elle tire sa signification du type le plus répandu, et qui n’a rien que de vil. C’est donc à juste titre qu’on réprouve les hommes qui sont égoïstes de cette façon. Que, d’autre part, ce soit seulement ceux qui s’attribuent à eux-mêmes les biens de ce genre qui sont habituellement et généralement désignés du nom d’égoïstes, c’est là un fait qui n’est pas douteux car si un homme mettait toujours son zèle à n’accomplir lui-même et avant toutes choses que les actions conformes à la justice, à la tempérance, ou à n’importe quelle autre vertu, et, en général, s’appliquait toujours à revendiquer pour lui-même ce qui est honnête, nul assurément ne qualifierait cet homme d’égoïste, ni ne songerait à le blâmer. Et pourtant un tel homme peut sembler, plus que le précédent, être un égoïste : du moins s’attribue-t-il à lui-même les avantages qui sont les plus nobles et le plus véritablement des biens ; et il met ses complaisances dans la partie de lui-même qui a l’autorité suprême et à laquelle tout le reste obéit Et de même que dans une cité la partie qui a le plus d’autorité est considérée comme étant, au sens le plus plein, la cité elle-même (et on doit en dire autant de n’importe quelle autre organisation), ainsi en est-il pour un homme et par suite est égoïste par excellence celui qui aime cette partie supérieure et s’y complaît. En outre, un homme est dit tempérant ou intempérant suivant que son intellect possède ou non la domination ce qui implique que chacun de nous est son propre intellect. Et les actions qui nous semblent le plus proprement a nôtres, nos actions vraiment volontaires, sont celles qui s’accompagnent de raison Qu’ainsi donc chaque homme soit cette partie dominante même, ou qu’il soit tout au moins principalement cette partie, c’est là une chose qui ne souffre aucune obscurité, comme il est évident aussi que l’homme de bien aime plus que tout cette partie qui est en lui. D’où il suit que l’homme de bien sera suprêmement égoïste, quoique d’un autre type que celui auquel nous réservons notre réprobation, et dont il diffère dans toute la mesure où vivre conformément à un principe diffère de vivre sous l’empire de la passion, ou encore dans toute la mesure où désirer le bien est autre que désirer ce qui semble seulement avantageux. Ceux donc qui s’appliquent avec une ardeur exceptionnelle à mener une conduite conforme au bien sont l’objet d’une approbation et d’une louange unanimes ; et si tous le hommes rivalisaient en noblesse morale et tendaient leurs efforts pour accomplir les actions les plus parfaites, en même temps que la communauté trouverait tous ses besoins satisfaits, dans sa vie privée chacun s’assurerait les plus grands des biens, puisque la vertu est précisément un bien de ce genre.
Nous concluons que l’homme vertueux a le devoir de s’aimer lui-même (car il trouvera lui-même profit en pratiquant le bien, et en fera en même temps bénéficier les autres), alors que l’homme vicieux ne le doit pas (car il causera du tort à la fois à lui-même et à ses proches, en suivant comme il fait ses mauvaises passions). Chez l’homme vicieux, donc, il y a désaccord is entre ce qu’il doit faire et ce qu’il fait, alors que l’homme de bien, ce qu’il doit faire il le fait aussi, puisque toujours l’intellect choisit ce qu’il y a de plus excellent pour lui-même, et que l’homme de bien obéit au commandement de son intellect.
Mais il est vrai également de l’homme vertueux qu’il agit souvent dans l’intérêt de ses amis et de son pays, et même, s’il en est besoin, donne sa vie pour eux : car il sacrifiera argent, honneurs et généralement tous les biens que les hommes se disputent, conservant pour lui la beauté morale de l’actions : il ne saurait, en effet, que préférer un bref moment d’intense joie à une longue période de satisfaction tranquille, une année de vie exaltante à de nombreuses années d’existence terre à terre, une seule action, mais grande et belle,, à une multitude d’actions mesquines.
Ceux qui font le sacrifice de leur vie atteignent probablement ce résultat ; et par là ils choisissent pour leur part un bien de grand prix. Ils prodigueront aussi leur argent si leurs amis doivent en retirer un accroissement de profit : aux amis l’argent, mais à eux la noblesse morale, et ils s’attribuent ainsi à eux-mêmes la meilleure part. Et en ce qui concerne honneurs et charges publiques, l’homme de bien agira de la même façon : tous ces avantages il les abandonnera à son ami, car pareil abandon est pour lui-même quelque chose de noble et qui attire la louange. C’est dès lors à bon droit qu’on le considère comme un homme vertueux, puisque à toutes choses il préfère le bien. Il peut même arriver qu’il laisse à son ami l’occasion d’agir en son lieu et place ; il peut être plus beau pour lui de devenir la cause de l’action accomplie par son ami que de l’accomplir lui-même.
Par suite, dans toute la sphère d’une activité digne d’éloges, l’homme vertueux, on le voit, s’attribue à lui-même la plus forte part de noblesse morale. En ce sens, donc, on a le devoir de s’aimer soi-même, ainsi que nous l’avons dit ; mais au sens où la plupart des hommes sont égoïstes, nous ne devons pas l’être.
On se pose aussi la question de savoir si on doit faire passer avant tout l’amour de soi-même ou l’amour de quelqu’un d’autre. On critique, en effet, ceux qui s’aiment eux-mêmes par-dessus tout, et on leur donne le nom d’égoïstes, en un sens péjoratif. Et on pense à la fois que l’homme pervers a pour caractère de faire tout ce qu’il fait en vue de son propre intérêt, et qu’il est d’autant plus enfoncé dans sa perversité qu’il agit davantage en égoïste (ainsi, on l’accuse de ne rien faire de lui-même)l, et qu’au contraire l’homme de bien a pour caractère de faire une chose parce qu’elle est noble, et que sa valeur morale est d’autant plus grande qu’il agit davantage pour de nobles motifs et dans l’intérêt même de son ami, laissant de côté tout avantage personnel. Mais à ces arguments les faits opposent un démenti, et ce n’est pas sans raison. On admet, en effet, qu’on doit aimer le mieux son meilleur ami, le meilleur ami étant celui qui, quand il souhaite du bien à une personne, le souhaite pour l’amour de cette personne même si nul ne doit jamais le savoir. Or ces caractères se rencontrent à leur plus haut degré, dans la relation du sujet avec lui-même, ainsi que tous les autres attributs par lesquels on définit un ami : nous l’avons dit en effet c’est en partant de cette relation de soi-même à soi-même que tous les sentiments qui constituent l’amitié se sont par la suite étendus aux autres hommes. Ajoutons que les proverbes confirment tous cette manière de voir : par exemple, une seule âme ce que possèdent des amis est commun amitié est égalité le genou est plus près que la jambe, — toutes réflexions qui ne sauraient s’appliquer avec plus d’à-propos à la relation de l’homme avec lui-même, car un homme est à lui-même son meilleur ami, et par suite il doit s’aimer lui-même par-dessus tout. Et il est raisonnable de se demander laquelle des deux opinions nous devons suivre, attendu que l’une comme l’autre ont quelque chose de plausible.
Peut-être, en présence d’opinions ainsi en conflits, devons-nous les distinguer nettement l’une de l’autre, et déterminer dans quelle mesure et sous quel aspect chacune des deux thèses est vraie. Si dès lors nous parvenions à saisir quel sens chacune d’elles attache au terme égoïste nous pourrions probablement y voir clair.
Ceux qui en font un terme de réprobation appellent égoïstes ceux qui S’attribuent à eux-mêmes une part trop large dans les richesses, les honneurs ou les plaisirs du corps, tous avantages que la plupart des hommes désirent et au sujet desquels ils déploient tout leur zèle, dans l’idée que ce sont là les plus grands biens et par là même les plus disputés. Ainsi, ceux qui prennent une part excessive de ces divers avantages s’abandonnent à leurs appétits sensuels, et en général à leurs passions et à la partie irrationnelle de leur âme. Tel est d’ailleurs l’état d’esprit de la majorité des hommes, et c’est la raison pour laquelle l’épithète égoïste a été prise au sens où elle l’est elle tire sa signification du type le plus répandu, et qui n’a rien que de vil. C’est donc à juste titre qu’on réprouve les hommes qui sont égoïstes de cette façon. Que, d’autre part, ce soit seulement ceux qui s’attribuent à eux-mêmes les biens de ce genre qui sont habituellement et généralement désignés du nom d’égoïstes, c’est là un fait qui n’est pas douteux car si un homme mettait toujours son zèle à n’accomplir lui-même et avant toutes choses que les actions conformes à la justice, à la tempérance, ou à n’importe quelle autre vertu, et, en général, s’appliquait toujours à revendiquer pour lui-même ce qui est honnête, nul assurément ne qualifierait cet homme d’égoïste, ni ne songerait à le blâmer. Et pourtant un tel homme peut sembler, plus que le précédent, être un égoïste : du moins s’attribue-t-il à lui-même les avantages qui sont les plus nobles et le plus véritablement des biens ; et il met ses complaisances dans la partie de lui-même qui a l’autorité suprême et à laquelle tout le reste obéit Et de même que dans une cité la partie qui a le plus d’autorité est considérée comme étant, au sens le plus plein, la cité elle-même (et on doit en dire autant de n’importe quelle autre organisation), ainsi en est-il pour un homme et par suite est égoïste par excellence celui qui aime cette partie supérieure et s’y complaît. En outre, un homme est dit tempérant ou intempérant suivant que son intellect possède ou non la domination ce qui implique que chacun de nous est son propre intellect. Et les actions qui nous semblent le plus proprement a nôtres, nos actions vraiment volontaires, sont celles qui s’accompagnent de raison Qu’ainsi donc chaque homme soit cette partie dominante même, ou qu’il soit tout au moins principalement cette partie, c’est là une chose qui ne souffre aucune obscurité, comme il est évident aussi que l’homme de bien aime plus que tout cette partie qui est en lui. D’où il suit que l’homme de bien sera suprêmement égoïste, quoique d’un autre type que celui auquel nous réservons notre réprobation, et dont il diffère dans toute la mesure où vivre conformément à un principe diffère de vivre sous l’empire de la passion, ou encore dans toute la mesure où désirer le bien est autre que désirer ce qui semble seulement avantageux. Ceux donc qui s’appliquent avec une ardeur exceptionnelle à mener une conduite conforme au bien sont l’objet d’une approbation et d’une louange unanimes ; et si tous le hommes rivalisaient en noblesse morale et tendaient leurs efforts pour accomplir les actions les plus parfaites, en même temps que la communauté trouverait tous ses besoins satisfaits, dans sa vie privée chacun s’assurerait les plus grands des biens, puisque la vertu est précisément un bien de ce genre.
Nous concluons que l’homme vertueux a le devoir de s’aimer lui-même (car il trouvera lui-même profit en pratiquant le bien, et en fera en même temps bénéficier les autres), alors que l’homme vicieux ne le doit pas (car il causera du tort à la fois à lui-même et à ses proches, en suivant comme il fait ses mauvaises passions). Chez l’homme vicieux, donc, il y a désaccord is entre ce qu’il doit faire et ce qu’il fait, alors que l’homme de bien, ce qu’il doit faire il le fait aussi, puisque toujours l’intellect choisit ce qu’il y a de plus excellent pour lui-même, et que l’homme de bien obéit au commandement de son intellect.
Mais il est vrai également de l’homme vertueux qu’il agit souvent dans l’intérêt de ses amis et de son pays, et même, s’il en est besoin, donne sa vie pour eux : car il sacrifiera argent, honneurs et généralement tous les biens que les hommes se disputent, conservant pour lui la beauté morale de l’actions : il ne saurait, en effet, que préférer un bref moment d’intense joie à une longue période de satisfaction tranquille, une année de vie exaltante à de nombreuses années d’existence terre à terre, une seule action, mais grande et belle,, à une multitude d’actions mesquines.
Ceux qui font le sacrifice de leur vie atteignent probablement ce résultat ; et par là ils choisissent pour leur part un bien de grand prix. Ils prodigueront aussi leur argent si leurs amis doivent en retirer un accroissement de profit : aux amis l’argent, mais à eux la noblesse morale, et ils s’attribuent ainsi à eux-mêmes la meilleure part. Et en ce qui concerne honneurs et charges publiques, l’homme de bien agira de la même façon : tous ces avantages il les abandonnera à son ami, car pareil abandon est pour lui-même quelque chose de noble et qui attire la louange. C’est dès lors à bon droit qu’on le considère comme un homme vertueux, puisque à toutes choses il préfère le bien. Il peut même arriver qu’il laisse à son ami l’occasion d’agir en son lieu et place ; il peut être plus beau pour lui de devenir la cause de l’action accomplie par son ami que de l’accomplir lui-même.
Par suite, dans toute la sphère d’une activité digne d’éloges, l’homme vertueux, on le voit, s’attribue à lui-même la plus forte part de noblesse morale. En ce sens, donc, on a le devoir de s’aimer soi-même, ainsi que nous l’avons dit ; mais au sens où la plupart des hommes sont égoïstes, nous ne devons pas l’être.
Re: Ethique à Nicomaque, Livre IX
CHAPITRE 9 : Si l’homme heureux a besoin d’amis
On discute également, au sujet de l’homme heureux, s’il aura ou non besoin d’amis.
On prétend que ceux qui sont parfaitement heureux et se suffisent à eux-mêmes n’ont aucun besoin d’amis : ils sont déjà en possession des biens de la vie, et par suite se suffisant à eux-mêmes n’ont besoin de rien de plus ; or l’ami, qui est un autre soi-même, a pour rôle de fournir ce qu’on est incapable de se procurer par soi-même. D’où l’adage
Quand la fortune est favorable, à quoi bon des amis ?
Pourtant il semble étrange qu’en attribuant tous les biens à l’homme heureux on ne lui assigne pas des amis, dont la possession est considérée d’ordinaire comme le plus grand des biens extérieurs. De plus, si le propre d’un ami est plutôt de faire du bien que d’en recevoir et le propre de l’homme de bien et de la vertu de répandre des bienfaits, et si enfin il vaut mieux faire du bien à des amis qu’à des étrangers, l’homme vertueux aura besoin d’amis qui recevront de lui des témoignages de sa bienfaisance. Et c’est pour cette raison qu’on se pose encore la question de savoir si le besoin d’amis se fait sentir davantage dans la prospérité ou dans l’adversité, attendu que si le malheureux a besoin de gens qui lui rendront des services, les hommes dont le sort est heureux ont besoin eux-mêmes de gens auxquels s’adresseront leurs bienfaits. — Et sans doutes est-il étrange aussi de faire de l’homme parfaitement heureux un solitaire : personne, en effet, ne choisirait de posséder tous les biens de ce monde pour en jouir seul, car l’homme est un être politique et naturellement fait pour vivre en société. Par suite, même à l’homme heureux cette caractéristique appartient, puisqu’il est en possession des avantages qui sont bons par nature. Et il est évidemment préférable de passer son temps avec des amis et des hommes de bien qu’avec des étrangers ou des compagnons de hasard. Il faut donc à l’homme heureux des amis.
Que veulent donc dire les partisans de la première opinion et sous quel angle sont-ils dans la vérité’ ? Ne serait-ce pas que la plupart des hommes considèrent comme des amis les gens qui sont seulement utiles ? Certes l’homme parfaitement heureux n’aura nullement besoin d’amis de cette dernière sorte, puisqu’il possède déjà tous les biens ; par suite, il n’aura pas besoin non plus, ou très peu, des amis qu’on recherche pour le plaisir (sa vie étant en soi agréable, il n’a besoin en rien d’un plaisir apporté du dehors) et comme il n’a besoin d’aucune de ces deux sortes d’amis on pense d’ordinaire qu’il n’a pas besoin d’amis du tout.
Mais c’est là une vue qui n’est sans doute pas exacte Au début, en effet, nous avons dit que le bonheur est une certaine activité ; et l’activité est évidemment un devenir et non une chose qui existe une fois pour toutes comme quelque chose qu’on a en sa possession. Or, si le bonheur consiste dans la vie et dans l’activité, et si l’activité de l’homme de bien est vertueuse et agréable en elle-même, ainsi que nous l’avons dit en commençant ; si, d’autre part, le fait qu’une chose est proprement nôtre est au nombre des attributs qui nous la rendent agréables si enfin nous pouvons contempler ceux qui nous entourent mieux que nous-mêmes, et leurs actions mieux que les nôtres, et si les actions des hommes vertueux qui sont leurs amis, sont agréables aux gens de bien (puisque ces actions possèdent ces deux u attributs qui sont agréables par leur nature) dans ces conditions l’homme parfaitement heureux aura besoin d’amis de ce genre, puisque ses préférences vont à contempler des actions vertueuses et qui lui sont propres, deux qualités que revêtent précisément les actions de l’homme de bien qui est son ami.
En outre, on pense que l’homme heureux doit mener une vie agréable. Or pour un homme solitaire la vie est lourde à porter, car il n’est pas facile, laissé à soi- même, d’exercer continuellement une activité, tandis que, en compagnie d’autrui et en rapports avec d’autres, c’est une chose plus aisée. Ainsi donc l’activité de l’homme heureux sera plus continue : exercée avec d’autres, activité qui est au surplus agréable par soi, et ce sont là les caractères qu’elle doit revêtir chez l’homme parfaitement heureux.
(Car l’homme vertueux, en tant que vertueux, se réjouit des actions conformes à la vertu et s’afflige de celles dont le vice est la source, pareil en cela au musicien qui ressent du plaisir aux airs agréables, et qui souffre à écouter de la mauvaise musique). — Ajoutons qu’un certain entraînement à la vertu peut résulter de la vie en commun avec les honnêtes gens, suivant la remarque de THÉOGNIES.
En outre, à examiner de plus près la nature même des choses il apparaît que l’ami vertueux est naturellement désirable pour l’homme vertueux. Car ce qui est bon par nature, nous l’avons dit, est pour l’homme vertueux bon et agréable en soi. Or la vie se définit dans le cas des animaux par une capacité de sensation, et chez l’homme par une capacité de sensation ou de pensée mais la capacité se conçoit par référence à l’acte et l’élément principal réside dans l’acte. Il apparaît par suite que la vie humaine consiste principalement dans l’acte de sentir ou de penser. Mais la vie fait partie des choses bonnes et agréables en elles-mêmes, puisqu’elle est quelque chose de déterminé, et que le déterminé relève de la nature du bien et ce qui est bon par nature l’est aussi pour l’homme de bien (et c’est pourquoi la vie apparaît agréable à tous les hommes) Mais nous ne devons pas entendre par là une vie dépravée et corrompue, ni une vie qui s’écoule dans la peine, car une telle vie est indéterminée, comme le sont ses attributs — Par la suite de ce travail cette question de la peine deviendra plus claire. — Mais si la vie elle-même est une chose bonne et agréable (comme elle semble bien l’être, à en juger par l’attrait qu’elle inspire à tout homme et particulièrement aux hommes vertueux et parfaitement heureux, car à ceux-ci la vie est désirable au suprême degré, et leur existence est la plus parfaitement heureuse), et si celui qui voit a conscience qu’il voit, celui qui entend, conscience qu’il entend, celui qui marche, qu’il marche, et si pareillement pour les autres formes d’activité il y a quelque chose qui a conscience que nous sommes actifs, de sorte que nous aurions conscience que nous percevons, et que nous penserions que nous pensons, et si avoir conscience que nous percevons ou pensons est avoir conscience que nous existons (puisque exister, avons-nous dit est percevoir ou penser), et si avoir conscience qu’on vit est. au nombre des plaisirs agréables par soi (car la vie est quelque chose de bon par nature, et avoir conscience qu’on possède en soi-même ce qui est bon est une chose agréable) et si la vie est désirable, et désirable surtout pour les bons, parce que l’existence est une chose bonne pour eux et une chose agréable (car la conscience qu’ils ont de posséder en eux ce qui est bon par soi est pour eux un sujet de joie) ; et si l’homme vertueux est envers son ami comme il est envers lui-même (son ami étant un autre lui-même), — dans ces conditions, de même que pour chacun de nous sa propre existence est une chose désirable, de même est désirable pour lui au même degré, ou à peu de chose près, l’existence de son ami. Mais nous avons dit que ce qui rend son existence désirable c’est la conscience qu’il a de sa propre bonté, et une telle conscience est agréable par elle-même. Il a besoin, par conséquent, de participer aussi à la conscience qu’a son ami de sa propre existence, ce qui ne saurait se réaliser qu’en vivant avec lui et en mettant en commun discussions et pensées : car c’est en ce sens-là semblera-t-il, qu’on doit parler de vie en société quand il s’agit des hommes, et il n’en est pas pour eux comme pour les bestiaux où elle consiste seulement à paître dans le même lieu.
Si donc pour l’homme parfaitement heureux l’existence est une chose désirable en soi, puisqu’elle est par nature bonne et agréable, et si l’existence de son ami est aussi presque autant désirable pour lui, il s’ensuit que l’ami sera au nombre des choses désirables. Mais ce qui est désirable pour lui, il faut bien qu’il l’ait en sa possession, sinon sur ce point particulier il souffrira d’un manque. Nous concluons que l’homme heureux aura besoin d’amis vertueux
On discute également, au sujet de l’homme heureux, s’il aura ou non besoin d’amis.
On prétend que ceux qui sont parfaitement heureux et se suffisent à eux-mêmes n’ont aucun besoin d’amis : ils sont déjà en possession des biens de la vie, et par suite se suffisant à eux-mêmes n’ont besoin de rien de plus ; or l’ami, qui est un autre soi-même, a pour rôle de fournir ce qu’on est incapable de se procurer par soi-même. D’où l’adage
Quand la fortune est favorable, à quoi bon des amis ?
Pourtant il semble étrange qu’en attribuant tous les biens à l’homme heureux on ne lui assigne pas des amis, dont la possession est considérée d’ordinaire comme le plus grand des biens extérieurs. De plus, si le propre d’un ami est plutôt de faire du bien que d’en recevoir et le propre de l’homme de bien et de la vertu de répandre des bienfaits, et si enfin il vaut mieux faire du bien à des amis qu’à des étrangers, l’homme vertueux aura besoin d’amis qui recevront de lui des témoignages de sa bienfaisance. Et c’est pour cette raison qu’on se pose encore la question de savoir si le besoin d’amis se fait sentir davantage dans la prospérité ou dans l’adversité, attendu que si le malheureux a besoin de gens qui lui rendront des services, les hommes dont le sort est heureux ont besoin eux-mêmes de gens auxquels s’adresseront leurs bienfaits. — Et sans doutes est-il étrange aussi de faire de l’homme parfaitement heureux un solitaire : personne, en effet, ne choisirait de posséder tous les biens de ce monde pour en jouir seul, car l’homme est un être politique et naturellement fait pour vivre en société. Par suite, même à l’homme heureux cette caractéristique appartient, puisqu’il est en possession des avantages qui sont bons par nature. Et il est évidemment préférable de passer son temps avec des amis et des hommes de bien qu’avec des étrangers ou des compagnons de hasard. Il faut donc à l’homme heureux des amis.
Que veulent donc dire les partisans de la première opinion et sous quel angle sont-ils dans la vérité’ ? Ne serait-ce pas que la plupart des hommes considèrent comme des amis les gens qui sont seulement utiles ? Certes l’homme parfaitement heureux n’aura nullement besoin d’amis de cette dernière sorte, puisqu’il possède déjà tous les biens ; par suite, il n’aura pas besoin non plus, ou très peu, des amis qu’on recherche pour le plaisir (sa vie étant en soi agréable, il n’a besoin en rien d’un plaisir apporté du dehors) et comme il n’a besoin d’aucune de ces deux sortes d’amis on pense d’ordinaire qu’il n’a pas besoin d’amis du tout.
Mais c’est là une vue qui n’est sans doute pas exacte Au début, en effet, nous avons dit que le bonheur est une certaine activité ; et l’activité est évidemment un devenir et non une chose qui existe une fois pour toutes comme quelque chose qu’on a en sa possession. Or, si le bonheur consiste dans la vie et dans l’activité, et si l’activité de l’homme de bien est vertueuse et agréable en elle-même, ainsi que nous l’avons dit en commençant ; si, d’autre part, le fait qu’une chose est proprement nôtre est au nombre des attributs qui nous la rendent agréables si enfin nous pouvons contempler ceux qui nous entourent mieux que nous-mêmes, et leurs actions mieux que les nôtres, et si les actions des hommes vertueux qui sont leurs amis, sont agréables aux gens de bien (puisque ces actions possèdent ces deux u attributs qui sont agréables par leur nature) dans ces conditions l’homme parfaitement heureux aura besoin d’amis de ce genre, puisque ses préférences vont à contempler des actions vertueuses et qui lui sont propres, deux qualités que revêtent précisément les actions de l’homme de bien qui est son ami.
En outre, on pense que l’homme heureux doit mener une vie agréable. Or pour un homme solitaire la vie est lourde à porter, car il n’est pas facile, laissé à soi- même, d’exercer continuellement une activité, tandis que, en compagnie d’autrui et en rapports avec d’autres, c’est une chose plus aisée. Ainsi donc l’activité de l’homme heureux sera plus continue : exercée avec d’autres, activité qui est au surplus agréable par soi, et ce sont là les caractères qu’elle doit revêtir chez l’homme parfaitement heureux.
(Car l’homme vertueux, en tant que vertueux, se réjouit des actions conformes à la vertu et s’afflige de celles dont le vice est la source, pareil en cela au musicien qui ressent du plaisir aux airs agréables, et qui souffre à écouter de la mauvaise musique). — Ajoutons qu’un certain entraînement à la vertu peut résulter de la vie en commun avec les honnêtes gens, suivant la remarque de THÉOGNIES.
En outre, à examiner de plus près la nature même des choses il apparaît que l’ami vertueux est naturellement désirable pour l’homme vertueux. Car ce qui est bon par nature, nous l’avons dit, est pour l’homme vertueux bon et agréable en soi. Or la vie se définit dans le cas des animaux par une capacité de sensation, et chez l’homme par une capacité de sensation ou de pensée mais la capacité se conçoit par référence à l’acte et l’élément principal réside dans l’acte. Il apparaît par suite que la vie humaine consiste principalement dans l’acte de sentir ou de penser. Mais la vie fait partie des choses bonnes et agréables en elles-mêmes, puisqu’elle est quelque chose de déterminé, et que le déterminé relève de la nature du bien et ce qui est bon par nature l’est aussi pour l’homme de bien (et c’est pourquoi la vie apparaît agréable à tous les hommes) Mais nous ne devons pas entendre par là une vie dépravée et corrompue, ni une vie qui s’écoule dans la peine, car une telle vie est indéterminée, comme le sont ses attributs — Par la suite de ce travail cette question de la peine deviendra plus claire. — Mais si la vie elle-même est une chose bonne et agréable (comme elle semble bien l’être, à en juger par l’attrait qu’elle inspire à tout homme et particulièrement aux hommes vertueux et parfaitement heureux, car à ceux-ci la vie est désirable au suprême degré, et leur existence est la plus parfaitement heureuse), et si celui qui voit a conscience qu’il voit, celui qui entend, conscience qu’il entend, celui qui marche, qu’il marche, et si pareillement pour les autres formes d’activité il y a quelque chose qui a conscience que nous sommes actifs, de sorte que nous aurions conscience que nous percevons, et que nous penserions que nous pensons, et si avoir conscience que nous percevons ou pensons est avoir conscience que nous existons (puisque exister, avons-nous dit est percevoir ou penser), et si avoir conscience qu’on vit est. au nombre des plaisirs agréables par soi (car la vie est quelque chose de bon par nature, et avoir conscience qu’on possède en soi-même ce qui est bon est une chose agréable) et si la vie est désirable, et désirable surtout pour les bons, parce que l’existence est une chose bonne pour eux et une chose agréable (car la conscience qu’ils ont de posséder en eux ce qui est bon par soi est pour eux un sujet de joie) ; et si l’homme vertueux est envers son ami comme il est envers lui-même (son ami étant un autre lui-même), — dans ces conditions, de même que pour chacun de nous sa propre existence est une chose désirable, de même est désirable pour lui au même degré, ou à peu de chose près, l’existence de son ami. Mais nous avons dit que ce qui rend son existence désirable c’est la conscience qu’il a de sa propre bonté, et une telle conscience est agréable par elle-même. Il a besoin, par conséquent, de participer aussi à la conscience qu’a son ami de sa propre existence, ce qui ne saurait se réaliser qu’en vivant avec lui et en mettant en commun discussions et pensées : car c’est en ce sens-là semblera-t-il, qu’on doit parler de vie en société quand il s’agit des hommes, et il n’en est pas pour eux comme pour les bestiaux où elle consiste seulement à paître dans le même lieu.
Si donc pour l’homme parfaitement heureux l’existence est une chose désirable en soi, puisqu’elle est par nature bonne et agréable, et si l’existence de son ami est aussi presque autant désirable pour lui, il s’ensuit que l’ami sera au nombre des choses désirables. Mais ce qui est désirable pour lui, il faut bien qu’il l’ait en sa possession, sinon sur ce point particulier il souffrira d’un manque. Nous concluons que l’homme heureux aura besoin d’amis vertueux
Re: Ethique à Nicomaque, Livre IX
CHAPITRE 10 : Sur le nombre des amis
Est-ce que nous devons nous faire le plus grand nombre d’amis possible ou bien (de même que, dans le cas de l’hospitalité, on estime qu’il est judicieux de dire
Ni un homme de beaucoup d’hôtes, ni un homme sans hôtes)
appliquerons-nous à l’amitié la formule : n’être ni sans amis, ni non plus avec des amis en nombre excessif ?
S’agit-il d’amis qu’on recherche pour leur utilité, ce propos paraîtra certainement applicable (car s’acquitter de services rendus envers un grand nombre de gens est une lourde charge, et la vie n’est pas suffisante pour l’accomplir. Par suite, les amis dont le nombre excède les besoins normaux de notre propre existence sont superflus et constituent un obstacle à la vie heureuse ; on n’a donc nullement besoin d’eux). Quant aux amis qu’on recherche pour le plaisir, un petit nombre doit suffire, comme dans la nourriture il faut peu d’assaisonnement.
Mais en ce qui regarde les amis vertueux, doit-on en avoir le plus grand nombre possible, ou bien existe- t-il aussi une limite au nombre des amis, comme il y en a une pour la population d’une cité Si dix hommes, en effet, ne sauraient constituer une cité, cent mille hommes ne sauraient non plus en former encore une. Mais la quantité à observer n’est sans doute pas un nombre nettement déterminé, mais un nombre quelconque compris entre certaines limites Ainsi, le nombre des amis est-il également déterminé, et sans doute doit-il tout au plus atteindre le nombre de personnes avec lesquelles une vie en commun soit encore possible (car, nous l’avons dit la vie en commun est d’ordinaire regardée comme ce qui caractérise le mieux l’amitié) : or qu’il ne soit pas possible de mener une vie commune avec un grand nombre de personnes et de se partager soi-même entre toutes, c’est là une chose qui n’est pas douteuse. De plus, il faut encore que nos amis soit amis les uns des autres, s’ils doivent tous passer leurs jours en compagnie les uns des autres : or c’est là une condition laborieuse à remplir pour des amis nombreux. On arrive difficilement aussi à compatir intimement aux joies et aux douleurs d’un grand nombre, car on sera vraisemblablement amené dans un même moment à se réjouir avec l’un et à s’affliger avec un autre.
Peut-être, par conséquent, est-il bon de ne pas chercher à avoir le plus grand nombre d’amis possible, mais seulement une quantité suffisante pour la vie en commun ; car il apparaîtra qu’il n’est pas possible d’entretenir une amitié solide avec beaucoup de gens. Telle est précisément la raison pour laquelle l’amour sensuel ne peut pas non plus avoir plusieurs personnes pour objet : l’amour, en effet, n’est pas loin d’être une sorte d’exagération d’amitié, sentiment qui ne s’adresse qu’à un seul : par suite, l’amitié solide ne s’adresse aussi qu’à un petit nombre.
Ce que nous disons semble également confirmé par les faits. Ainsi, l’amitié entre camarades ne ras semble qu’un petit nombre d’amis, et les amitiés célébrées par les poètes ne se produisent qu’entre deux amis Ceux qui ont beaucoup d’amis et se lient intimement avec tout le monde passent pour n’être réellement amis de personne (excepté quand il s’agit du lien qui unit entre eux des concitoyens), et on leur donne aussi l’épithète de complaisants Pour l’amitié entre concitoyens, il est assurément possible d’être lié avec un grand nombre d’entre eux sans être pour autant complaisant et en restant un véritable homme de bien. Toujours est-il qu’on ne peut pas avoir pour une multitude de gens cette sorte d’amitié basée sur la vertu et sur la considération de la personne elle-même, et il faut même se montrer satisfait quand on a découvert un petit nombre d’amis de ce genre.
Est-ce que nous devons nous faire le plus grand nombre d’amis possible ou bien (de même que, dans le cas de l’hospitalité, on estime qu’il est judicieux de dire
Ni un homme de beaucoup d’hôtes, ni un homme sans hôtes)
appliquerons-nous à l’amitié la formule : n’être ni sans amis, ni non plus avec des amis en nombre excessif ?
S’agit-il d’amis qu’on recherche pour leur utilité, ce propos paraîtra certainement applicable (car s’acquitter de services rendus envers un grand nombre de gens est une lourde charge, et la vie n’est pas suffisante pour l’accomplir. Par suite, les amis dont le nombre excède les besoins normaux de notre propre existence sont superflus et constituent un obstacle à la vie heureuse ; on n’a donc nullement besoin d’eux). Quant aux amis qu’on recherche pour le plaisir, un petit nombre doit suffire, comme dans la nourriture il faut peu d’assaisonnement.
Mais en ce qui regarde les amis vertueux, doit-on en avoir le plus grand nombre possible, ou bien existe- t-il aussi une limite au nombre des amis, comme il y en a une pour la population d’une cité Si dix hommes, en effet, ne sauraient constituer une cité, cent mille hommes ne sauraient non plus en former encore une. Mais la quantité à observer n’est sans doute pas un nombre nettement déterminé, mais un nombre quelconque compris entre certaines limites Ainsi, le nombre des amis est-il également déterminé, et sans doute doit-il tout au plus atteindre le nombre de personnes avec lesquelles une vie en commun soit encore possible (car, nous l’avons dit la vie en commun est d’ordinaire regardée comme ce qui caractérise le mieux l’amitié) : or qu’il ne soit pas possible de mener une vie commune avec un grand nombre de personnes et de se partager soi-même entre toutes, c’est là une chose qui n’est pas douteuse. De plus, il faut encore que nos amis soit amis les uns des autres, s’ils doivent tous passer leurs jours en compagnie les uns des autres : or c’est là une condition laborieuse à remplir pour des amis nombreux. On arrive difficilement aussi à compatir intimement aux joies et aux douleurs d’un grand nombre, car on sera vraisemblablement amené dans un même moment à se réjouir avec l’un et à s’affliger avec un autre.
Peut-être, par conséquent, est-il bon de ne pas chercher à avoir le plus grand nombre d’amis possible, mais seulement une quantité suffisante pour la vie en commun ; car il apparaîtra qu’il n’est pas possible d’entretenir une amitié solide avec beaucoup de gens. Telle est précisément la raison pour laquelle l’amour sensuel ne peut pas non plus avoir plusieurs personnes pour objet : l’amour, en effet, n’est pas loin d’être une sorte d’exagération d’amitié, sentiment qui ne s’adresse qu’à un seul : par suite, l’amitié solide ne s’adresse aussi qu’à un petit nombre.
Ce que nous disons semble également confirmé par les faits. Ainsi, l’amitié entre camarades ne ras semble qu’un petit nombre d’amis, et les amitiés célébrées par les poètes ne se produisent qu’entre deux amis Ceux qui ont beaucoup d’amis et se lient intimement avec tout le monde passent pour n’être réellement amis de personne (excepté quand il s’agit du lien qui unit entre eux des concitoyens), et on leur donne aussi l’épithète de complaisants Pour l’amitié entre concitoyens, il est assurément possible d’être lié avec un grand nombre d’entre eux sans être pour autant complaisant et en restant un véritable homme de bien. Toujours est-il qu’on ne peut pas avoir pour une multitude de gens cette sorte d’amitié basée sur la vertu et sur la considération de la personne elle-même, et il faut même se montrer satisfait quand on a découvert un petit nombre d’amis de ce genre.
Re: Ethique à Nicomaque, Livre IX
CHAPITRE 11 : Le besoin d’amis dans la prospérité et dans l’adversité
Est-ce dans la prospérité que nous avons davantage besoin d’amis, ou dans l’adversité ? Dans un cas comme dans l’autre, en effet, on est à leur recherche d’une part, les hommes défavorisés par le sort ont besoin d’assistance, et, d’autre part, ceux à qui la fortune sourit ont besoin de compagnons et de gens auxquels ils feront du bien, puisqu’ils souhaitent pratiquer la bienfaisance L’amitié, par suite, est une chose plus nécessaire dans la mauvaise fortune, et c’est pourquoi on a besoin d’amis utiles dans cette circonstance, mais l’amitié est une chose plus belle dans la prospérité, et c’est pourquoi alors on recherche aussi les gens de bien, puisqu’il est préférable de pratiquer la bienfaisance envers eux et de vivre en leur compagnie. En effet la présence même des amis est agréable à la fois dans la bonne et la mauvaise fortune. Car les personnes affligées éprouvent du soulagement quand leurs amis compatissent à leurs souffrances. Et de là vient qu’on peut se demander si ces amis ne reçoivent pas en quelque sorte une part de notre fardeau, ou si, sans qu’il y ait rien de tel, leur seule présence, par le plaisir qu’elle nous cause, et la pensée qu’ils compatissent à nos souffrances, n’ont pas pour effet de rendre notre peine moins vive. Que ce soit pour ces raisons ou pour quelque autre qu’on éprouve du soulagement, laissons cela : de toute façon, l’expérience montre que ce que nous venons de dire a réellement lieu.
Mais la présence d’amis semble bien procurer un plaisir qui n’est pas sans mélange La simple vue de nos amis est, il est vrai, une chose agréable, surtout quand on se trouve dans l’infortune, et devient une sorte de secours contre l’affliction (car un ami est propre à nous consoler à la fois par sa vue et ses paroles, si c’est un homme de tact, car il connaît notre caractère et les choses qui nous causent du plaisir ou de la peine). Mais, d’un autre côté, s’apercevoir que l’ami ressent lui-même de l’affliction de notre propre infortune est quelque chose de pénible, car tout le monde évite d’être une cause de peine pour ses amis. C’est pourquoi les natures viriles se gardent bien d’associer leurs amis à leurs propres peines, et moins d’être d’une insensibilité portée à l’excès, un homme de cette trempe ne supporte pas la peine que sa propre peine fait naître chez ses amis, et en général il n’admet pas que d’autres se lamentent avec lui, pour la raison qu’il n’est pas lui-même enclin aux lamentations. Des femmelettes, au contraire, et les hommes qui leur ressemblent, se plaisent avec ceux qui s’associent à leurs gémissements, et les aiment comme des amis et des compagnons de souffrance. Mais en tout cela nous devons évidemment prendre pour modèle l’homme de nature plus virile
D’un autre côté la présence des amis dans la prospérité non seulement est une agréable façon de passer le temps, mais encore nous donne la pensée qu’ils se réjouissent de ce qui nous arrive personnelle ment de bon. C’est pourquoi il peut sembler que notre devoir est de convier nos amis à partager notre heureux sort (puisqu’il est noble de vouloir faire du bien), et dans la mauvaise fortune, au contraire, d’hésiter à faire appel à eux (puisqu’on doit associer les autres le moins possible à nos maux, d’où l’expression : C’est assez de ma propre infortune. Mais là où il nous fau principalement appeler à l’aide nos amis, c’est lorsque, au prix d’un léger désagrément pour eux-mêmes, ils sont en situation de nous rendre de grands services. — Inversement, il convient sans doute que nous allions o au secours de nos amis malheureux sans attendre d’y être appelés, et de tout coeur (car c’est le propre d’un ami de faire du bien, et surtout à ceux qui sont dans le besoin et sans qu’ils l’aient demandé pour les deux parties l’assistance ainsi rendue est plus conforme au bien et plus agréable) mais quand ils sont dans la prospérité, tout en leur apportant notre coopération avec empressement (car même pour cela ils ont besoin d’amis) nous ne mettrons aucune bête à recevoir leurs bons offices (car il est peu honorable de montrer trop d’ardeur à se faire assister). Mais sans doute faut-il éviter une apparence même de grossièreté en repoussant leurs avances, chose qui arrive parfois.
La présence d’amis apparaît donc désirable en toutes circonstances.
Est-ce dans la prospérité que nous avons davantage besoin d’amis, ou dans l’adversité ? Dans un cas comme dans l’autre, en effet, on est à leur recherche d’une part, les hommes défavorisés par le sort ont besoin d’assistance, et, d’autre part, ceux à qui la fortune sourit ont besoin de compagnons et de gens auxquels ils feront du bien, puisqu’ils souhaitent pratiquer la bienfaisance L’amitié, par suite, est une chose plus nécessaire dans la mauvaise fortune, et c’est pourquoi on a besoin d’amis utiles dans cette circonstance, mais l’amitié est une chose plus belle dans la prospérité, et c’est pourquoi alors on recherche aussi les gens de bien, puisqu’il est préférable de pratiquer la bienfaisance envers eux et de vivre en leur compagnie. En effet la présence même des amis est agréable à la fois dans la bonne et la mauvaise fortune. Car les personnes affligées éprouvent du soulagement quand leurs amis compatissent à leurs souffrances. Et de là vient qu’on peut se demander si ces amis ne reçoivent pas en quelque sorte une part de notre fardeau, ou si, sans qu’il y ait rien de tel, leur seule présence, par le plaisir qu’elle nous cause, et la pensée qu’ils compatissent à nos souffrances, n’ont pas pour effet de rendre notre peine moins vive. Que ce soit pour ces raisons ou pour quelque autre qu’on éprouve du soulagement, laissons cela : de toute façon, l’expérience montre que ce que nous venons de dire a réellement lieu.
Mais la présence d’amis semble bien procurer un plaisir qui n’est pas sans mélange La simple vue de nos amis est, il est vrai, une chose agréable, surtout quand on se trouve dans l’infortune, et devient une sorte de secours contre l’affliction (car un ami est propre à nous consoler à la fois par sa vue et ses paroles, si c’est un homme de tact, car il connaît notre caractère et les choses qui nous causent du plaisir ou de la peine). Mais, d’un autre côté, s’apercevoir que l’ami ressent lui-même de l’affliction de notre propre infortune est quelque chose de pénible, car tout le monde évite d’être une cause de peine pour ses amis. C’est pourquoi les natures viriles se gardent bien d’associer leurs amis à leurs propres peines, et moins d’être d’une insensibilité portée à l’excès, un homme de cette trempe ne supporte pas la peine que sa propre peine fait naître chez ses amis, et en général il n’admet pas que d’autres se lamentent avec lui, pour la raison qu’il n’est pas lui-même enclin aux lamentations. Des femmelettes, au contraire, et les hommes qui leur ressemblent, se plaisent avec ceux qui s’associent à leurs gémissements, et les aiment comme des amis et des compagnons de souffrance. Mais en tout cela nous devons évidemment prendre pour modèle l’homme de nature plus virile
D’un autre côté la présence des amis dans la prospérité non seulement est une agréable façon de passer le temps, mais encore nous donne la pensée qu’ils se réjouissent de ce qui nous arrive personnelle ment de bon. C’est pourquoi il peut sembler que notre devoir est de convier nos amis à partager notre heureux sort (puisqu’il est noble de vouloir faire du bien), et dans la mauvaise fortune, au contraire, d’hésiter à faire appel à eux (puisqu’on doit associer les autres le moins possible à nos maux, d’où l’expression : C’est assez de ma propre infortune. Mais là où il nous fau principalement appeler à l’aide nos amis, c’est lorsque, au prix d’un léger désagrément pour eux-mêmes, ils sont en situation de nous rendre de grands services. — Inversement, il convient sans doute que nous allions o au secours de nos amis malheureux sans attendre d’y être appelés, et de tout coeur (car c’est le propre d’un ami de faire du bien, et surtout à ceux qui sont dans le besoin et sans qu’ils l’aient demandé pour les deux parties l’assistance ainsi rendue est plus conforme au bien et plus agréable) mais quand ils sont dans la prospérité, tout en leur apportant notre coopération avec empressement (car même pour cela ils ont besoin d’amis) nous ne mettrons aucune bête à recevoir leurs bons offices (car il est peu honorable de montrer trop d’ardeur à se faire assister). Mais sans doute faut-il éviter une apparence même de grossièreté en repoussant leurs avances, chose qui arrive parfois.
La présence d’amis apparaît donc désirable en toutes circonstances.
Re: Ethique à Nicomaque, Livre IX
CHAPITRE 12 : La vie commune dans l’amitié
Ne doit-on pas le dire ? De même que pour les amoureux la vue de l’aimé est ce qui les réjouit par dessus tout, et qu’ils préfèrent le sens de la vue à tous les autres, dans la pensée que c’est de lui que dépendent principalement l’existence et la naissance de amour pareillement aussi pour les amis la vie en commun n’est-elle pas ce qu’il y a de plus désirable ?
L’amitié, en effet, est une communauté Et ce qu’un homme est à soi-même, ainsi l’est-il pour son ami or en ce qui le concerne personnellement, la conscience de son existence est désirable, et dès lors l’est aussi la conscience de l’existence de son ami ; mais cette conscience s’actualise dans la vie en a commun, de sorte que c’est avec raison que les amis aspirent à cette vie commune. En outre, tout ce que l’existence peut représenter pour une classe déterminée d’individus, tout ce qui rend la vie désirable pour eux, c’est à cela qu’ils souhaitent passer leur vie avec leurs amis. De là vient que les uns se réunissent pour boire, d’autres pour jouer aux dés, d’autres encore pour s’exercer à la gymnastique, chasser, étudier la philosophie, tous, dans chaque groupement, se livrant ensemble à longueur de journée au genre d’activité qui leur plaît au-dessus de toutes les autres occupations de la vie souhaitant, en effet, vivre avec leurs amis, ils s’adonnent et participent de concert à ces activités, qui leur procurent le sentiment d’une vie en commun.
Quoi qu’il en soit l’amitié qui unit les gens pervers est mauvaise (car en raison de leur instabilité ils se livrent en commun à des activités coupables, et en outre deviennent méchants en se rendant semblables les uns aux autres), tandis que l’amitié entre les gens de bien est bonne et s’accroît par leur liaison même. Et ils semblent aussi devenir meilleurs en agissant et en se corrigeant mutuellement, car ils s’impriment réciproquement les qualités où ils se complaisent, d’où le proverbe
Des gens de bien viennent les bonnes leçons.
Ne doit-on pas le dire ? De même que pour les amoureux la vue de l’aimé est ce qui les réjouit par dessus tout, et qu’ils préfèrent le sens de la vue à tous les autres, dans la pensée que c’est de lui que dépendent principalement l’existence et la naissance de amour pareillement aussi pour les amis la vie en commun n’est-elle pas ce qu’il y a de plus désirable ?
L’amitié, en effet, est une communauté Et ce qu’un homme est à soi-même, ainsi l’est-il pour son ami or en ce qui le concerne personnellement, la conscience de son existence est désirable, et dès lors l’est aussi la conscience de l’existence de son ami ; mais cette conscience s’actualise dans la vie en a commun, de sorte que c’est avec raison que les amis aspirent à cette vie commune. En outre, tout ce que l’existence peut représenter pour une classe déterminée d’individus, tout ce qui rend la vie désirable pour eux, c’est à cela qu’ils souhaitent passer leur vie avec leurs amis. De là vient que les uns se réunissent pour boire, d’autres pour jouer aux dés, d’autres encore pour s’exercer à la gymnastique, chasser, étudier la philosophie, tous, dans chaque groupement, se livrant ensemble à longueur de journée au genre d’activité qui leur plaît au-dessus de toutes les autres occupations de la vie souhaitant, en effet, vivre avec leurs amis, ils s’adonnent et participent de concert à ces activités, qui leur procurent le sentiment d’une vie en commun.
Quoi qu’il en soit l’amitié qui unit les gens pervers est mauvaise (car en raison de leur instabilité ils se livrent en commun à des activités coupables, et en outre deviennent méchants en se rendant semblables les uns aux autres), tandis que l’amitié entre les gens de bien est bonne et s’accroît par leur liaison même. Et ils semblent aussi devenir meilleurs en agissant et en se corrigeant mutuellement, car ils s’impriment réciproquement les qualités où ils se complaisent, d’où le proverbe
Des gens de bien viennent les bonnes leçons.
Citadelle du Rey: Ordre Équestre et Royal du Saint Sépulcre :: Les alentours de la Citadelle :: Lycée de l'Ordre :: La Bibliothèque "Cicéron" :: Ouvrages de littérature, philosophie et œuvres artistiques :: Aristote - Ethique à Nicomaque
Page 1 sur 1
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum