Le Roman de Tristan et Iseut!
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Pourtant, le roi faisait crier par la Cornouailles la nouvelle qu’à trois jours de là, au Gué Aventureux, il ferait accord avec la reine. Dames et chevaliers se rendirent en foule à cette assemblée ; tous désiraient revoir la reine Iseut, tous l’aimaient, sauf les trois félons qui survivaient encore.
Mais, de ces trois, l’un mourra par l’épée, l’autre périra transpercé par une flèche, l’autre noyé ; et, quant au forestier, Perinis, le Franc, le Blond, l’assommera à coups de bâton, dans le bois. Ainsi Dieu, qui hait toute démesure, vengera les amants de leurs ennemis.
Au jour marqué pour l’assemblée, au Gué Aventureux, la prairie brillait au loin, toute tendue et parée des riches tentes des barons. Dans la forêt, Tristan chevauchait avec Iseut, et, par crainte d’une embûche, il avait revêtu son haubert sous ses haillons. Soudain, tous deux apparurent au seuil de la forêt et virent au loin, parmi les barons, le roi Marc.
« Amie, dit Tristan, voici le roi votre seigneur, ses chevaliers et ses soudoyers ; ils viennent vers nous ; dans un instant nous ne pourrons plus nous parler. Par le Dieu puissant et glorieux, je vous conjure : si jamais je vous adresse un message, faites ce que je vous manderai !
— Ami Tristan, dès que j’aurai revu l’anneau de jaspe vert, ni tour, ni mur, ni fort château ne m’empêcheront de faire la volonté de mon ami.
— Iseut, Dieu t’en sache gré ! »
Leurs deux chevaux marchaient côte à côte : il l’attira vers lui et la pressa entre ses bras.
« Ami, dit Iseut, entends ma dernière prière : tu vas quitter ce pays ; attends du moins quelques jours ; cache-toi, tant que tu saches comment me traite le roi, dans sa colère ou sa bonté !… Je suis seule : qui me défendra des félons ? J’ai peur ! Le forestier Orri t’hébergera secrètement ; glisse-toi la nuit jusqu’au cellier ruiné : j’y enverrai Perinis pour te dire si nul me maltraite.
— Amie, nul n’osera. Je resterai caché chez Orri : quiconque te fera outrage, qu’il se garde de moi comme de l’Ennemi ! »
Les deux troupes s’étaient assez rapprochées pour échanger leurs saluts. À une portée d’arc en avant des siens, le roi chevauchait hardiment ; avec lui, Dinas de Lidan.
Quand les barons l’eurent rejoint, Tristan, tenant par les rênes le palefroi d’Iseut, salua le roi et dit :
« Roi, je te rends Iseut la Blonde. Devant les hommes de ta terre, je te requiers de m’admettre à me défendre en ta cour. Jamais je n’ai été jugé. Fais que je me justifie par bataille : vaincu, brûle-moi dans le soufre ; vainqueur, retiens-moi près de toi ; ou, si tu ne veux pas me retenir, je m’en irai vers un pays lointain. »
Nul n’accepta le défi de Tristan. Alors, Marc prit à son tour le palefroi d’Iseut par les rênes, et, la confiant à Dinas, se mit à l’écart pour prendre conseil.
Mais, de ces trois, l’un mourra par l’épée, l’autre périra transpercé par une flèche, l’autre noyé ; et, quant au forestier, Perinis, le Franc, le Blond, l’assommera à coups de bâton, dans le bois. Ainsi Dieu, qui hait toute démesure, vengera les amants de leurs ennemis.
Au jour marqué pour l’assemblée, au Gué Aventureux, la prairie brillait au loin, toute tendue et parée des riches tentes des barons. Dans la forêt, Tristan chevauchait avec Iseut, et, par crainte d’une embûche, il avait revêtu son haubert sous ses haillons. Soudain, tous deux apparurent au seuil de la forêt et virent au loin, parmi les barons, le roi Marc.
« Amie, dit Tristan, voici le roi votre seigneur, ses chevaliers et ses soudoyers ; ils viennent vers nous ; dans un instant nous ne pourrons plus nous parler. Par le Dieu puissant et glorieux, je vous conjure : si jamais je vous adresse un message, faites ce que je vous manderai !
— Ami Tristan, dès que j’aurai revu l’anneau de jaspe vert, ni tour, ni mur, ni fort château ne m’empêcheront de faire la volonté de mon ami.
— Iseut, Dieu t’en sache gré ! »
Leurs deux chevaux marchaient côte à côte : il l’attira vers lui et la pressa entre ses bras.
« Ami, dit Iseut, entends ma dernière prière : tu vas quitter ce pays ; attends du moins quelques jours ; cache-toi, tant que tu saches comment me traite le roi, dans sa colère ou sa bonté !… Je suis seule : qui me défendra des félons ? J’ai peur ! Le forestier Orri t’hébergera secrètement ; glisse-toi la nuit jusqu’au cellier ruiné : j’y enverrai Perinis pour te dire si nul me maltraite.
— Amie, nul n’osera. Je resterai caché chez Orri : quiconque te fera outrage, qu’il se garde de moi comme de l’Ennemi ! »
Les deux troupes s’étaient assez rapprochées pour échanger leurs saluts. À une portée d’arc en avant des siens, le roi chevauchait hardiment ; avec lui, Dinas de Lidan.
Quand les barons l’eurent rejoint, Tristan, tenant par les rênes le palefroi d’Iseut, salua le roi et dit :
« Roi, je te rends Iseut la Blonde. Devant les hommes de ta terre, je te requiers de m’admettre à me défendre en ta cour. Jamais je n’ai été jugé. Fais que je me justifie par bataille : vaincu, brûle-moi dans le soufre ; vainqueur, retiens-moi près de toi ; ou, si tu ne veux pas me retenir, je m’en irai vers un pays lointain. »
Nul n’accepta le défi de Tristan. Alors, Marc prit à son tour le palefroi d’Iseut par les rênes, et, la confiant à Dinas, se mit à l’écart pour prendre conseil.
Sébastienne- Dans l'autre monde
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Joyeux, Dinas fit à la reine maint honneur et mainte courtoisie. Il lui ôta sa chape d’écarlate somptueuse, et son corps apparut gracieux sous la tunique fine et le grand bliaut de soie. Et la reine sourit au souvenir du vieil ermite, qui n’avait pas épargné ses deniers. Sa robe est riche, ses membres délicats, ses yeux vairs, ses cheveux clairs comme des rayons de soleil.
Quand les félons la virent belle et honorée comme jadis, irrités, ils chevauchèrent vers le roi. À ce moment, un baron, André de Nicole, s’efforçait de le persuader :
« Sire, disait-il, retiens Tristan près de toi ; tu seras, grâce à lui, un roi plus redouté. »
Et, peu à peu, il assouplissait le cœur de Marc. Mais les félons vinrent à l’encontre et dirent :
« Roi, écoute le conseil que nous te donnons en loyauté. On a médit de la reine ; à tort, nous te l’accordons ; mais si Tristan et elle rentrent ensemble à ta cour, on en parlera de nouveau. Laisse plutôt Tristan s’éloigner quelque temps ; un jour, sans doute, tu le rappelleras. »
Marc fit ainsi : il fit mander à Tristan par ses barons de s’éloigner sans délai. Alors, Tristan vint vers la reine et lui dit adieu. Ils se regardèrent. La reine eut honte à cause de l’assemblée et rougit.
Mais le roi fut ému de pitié, et parlant à son neveu pour la première fois :
« Où iras-tu, sous ces haillons ? Prends dans mon trésor ce que tu voudras, or, argent, vair et gris.
— Roi, dit Tristan, je n’y prendrai ni un denier, ni une maille. Comme je pourrai, j’irai servir à grand’joie le riche roi de Frise. »
Il tourna bride et descendit vers la mer. Iseut le suivit du regard, et, si longtemps qu’elle put l’apercevoir au loin, ne se détourna point.
À la nouvelle de l’accord, grands et petits, hommes, femmes et enfants, accoururent en foule hors de la ville à la rencontre d’Iseut ; et, menant grand deuil de l’exil de Tristan, ils faisaient fête à leur reine retrouvée. Au bruit des cloches, par les rues bien jonchées, encourtinées de soie, le roi, les comtes et les princes lui firent cortège ; les portes du palais s’ouvrirent à tous venants ; riches et pauvres purent s’asseoir et manger, et, pour célébrer ce jour, Marc, ayant affranchi cent de ses serfs, donna l’épée et le haubert à vingt bacheliers qu’il arma de sa main.
Cependant, la nuit venue, Tristan, comme il l’avait promis à la reine, se glissa chez le forestier Orri, qui l’hébergea secrètement dans le cellier ruiné. Que les félons se gardent !
Quand les félons la virent belle et honorée comme jadis, irrités, ils chevauchèrent vers le roi. À ce moment, un baron, André de Nicole, s’efforçait de le persuader :
« Sire, disait-il, retiens Tristan près de toi ; tu seras, grâce à lui, un roi plus redouté. »
Et, peu à peu, il assouplissait le cœur de Marc. Mais les félons vinrent à l’encontre et dirent :
« Roi, écoute le conseil que nous te donnons en loyauté. On a médit de la reine ; à tort, nous te l’accordons ; mais si Tristan et elle rentrent ensemble à ta cour, on en parlera de nouveau. Laisse plutôt Tristan s’éloigner quelque temps ; un jour, sans doute, tu le rappelleras. »
Marc fit ainsi : il fit mander à Tristan par ses barons de s’éloigner sans délai. Alors, Tristan vint vers la reine et lui dit adieu. Ils se regardèrent. La reine eut honte à cause de l’assemblée et rougit.
Mais le roi fut ému de pitié, et parlant à son neveu pour la première fois :
« Où iras-tu, sous ces haillons ? Prends dans mon trésor ce que tu voudras, or, argent, vair et gris.
— Roi, dit Tristan, je n’y prendrai ni un denier, ni une maille. Comme je pourrai, j’irai servir à grand’joie le riche roi de Frise. »
Il tourna bride et descendit vers la mer. Iseut le suivit du regard, et, si longtemps qu’elle put l’apercevoir au loin, ne se détourna point.
À la nouvelle de l’accord, grands et petits, hommes, femmes et enfants, accoururent en foule hors de la ville à la rencontre d’Iseut ; et, menant grand deuil de l’exil de Tristan, ils faisaient fête à leur reine retrouvée. Au bruit des cloches, par les rues bien jonchées, encourtinées de soie, le roi, les comtes et les princes lui firent cortège ; les portes du palais s’ouvrirent à tous venants ; riches et pauvres purent s’asseoir et manger, et, pour célébrer ce jour, Marc, ayant affranchi cent de ses serfs, donna l’épée et le haubert à vingt bacheliers qu’il arma de sa main.
Cependant, la nuit venue, Tristan, comme il l’avait promis à la reine, se glissa chez le forestier Orri, qui l’hébergea secrètement dans le cellier ruiné. Que les félons se gardent !
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
XII - Le jugement par le fer rouge
Bientôt, Denoalen, Andret et Gondoïne se crurent en sûreté : sans doute, Tristan traînait sa vie outre la mer, en pays trop lointain pour les atteindre. Donc, un jour de chasse, comme le roi, écoutant les abois de sa meute, retenait son cheval au milieu d’un essart, tous trois chevauchèrent vers lui :
« Roi, entends notre parole. Tu avais condamné la reine sans jugement, et c’était forfaire. Aujourd’hui tu l’absous sans jugement : n’est-ce pas forfaire encore ? Jamais elle ne s’est justifiée, et les barons de ton pays vous en blâment tous deux. Conseille-lui plutôt de réclamer elle-même le jugement de Dieu. Que lui en coûtera-t-il, innocente, de jurer sur les ossements des saints qu’elle n’a jamais failli ? Innocente, de saisir un fer rougi au feu ? Ainsi le veut la coutume, et par cette facile épreuve seront à jamais dissipés les soupçons anciens. »
Marc, irrité, répondit :
« Que Dieu vous détruise, seigneurs cornouaillais, vous qui sans répit cherchez ma honte ! Pour vous j’ai chassé mon neveu : qu’exigez-vous encore ? Que je chasse la reine en Irlande ? Quels sont vos griefs nouveaux ? Contre les anciens griefs, Tristan ne s’est-il pas offert à la défendre ? Pour la justifier, il vous a présenté la bataille et vous l’entendiez tous : que n’avez-vous pris contre lui vos écus et vos lances ? Seigneurs, vous m’avez requis outre le droit ; craignez donc que l’homme pour vous chassé, je ne le rappelle ici ! »
Alors les couards tremblèrent ; ils crurent voir Tristan revenu, qui saignait à blanc leurs corps.
« Sire, nous vous donnions loyal conseil, pour votre honneur, comme il sied à vos féaux ; mais nous nous tairons désormais. Oubliez votre courroux, rendez-nous votre paix ! »
Mais Marc se dressa sur ses arçons :
« Hors de ma terre, félons ! Vous n’aurez plus ma paix. Pour vous j’ai chassé Tristan ; à votre tour, hors de ma terre !
— Soit, beau sire ! Nos châteaux sont forts, bien clos de pieux, sur des rocs rudes à gravir ! »
Et, sans le saluer, ils tournèrent bride.
Bientôt, Denoalen, Andret et Gondoïne se crurent en sûreté : sans doute, Tristan traînait sa vie outre la mer, en pays trop lointain pour les atteindre. Donc, un jour de chasse, comme le roi, écoutant les abois de sa meute, retenait son cheval au milieu d’un essart, tous trois chevauchèrent vers lui :
« Roi, entends notre parole. Tu avais condamné la reine sans jugement, et c’était forfaire. Aujourd’hui tu l’absous sans jugement : n’est-ce pas forfaire encore ? Jamais elle ne s’est justifiée, et les barons de ton pays vous en blâment tous deux. Conseille-lui plutôt de réclamer elle-même le jugement de Dieu. Que lui en coûtera-t-il, innocente, de jurer sur les ossements des saints qu’elle n’a jamais failli ? Innocente, de saisir un fer rougi au feu ? Ainsi le veut la coutume, et par cette facile épreuve seront à jamais dissipés les soupçons anciens. »
Marc, irrité, répondit :
« Que Dieu vous détruise, seigneurs cornouaillais, vous qui sans répit cherchez ma honte ! Pour vous j’ai chassé mon neveu : qu’exigez-vous encore ? Que je chasse la reine en Irlande ? Quels sont vos griefs nouveaux ? Contre les anciens griefs, Tristan ne s’est-il pas offert à la défendre ? Pour la justifier, il vous a présenté la bataille et vous l’entendiez tous : que n’avez-vous pris contre lui vos écus et vos lances ? Seigneurs, vous m’avez requis outre le droit ; craignez donc que l’homme pour vous chassé, je ne le rappelle ici ! »
Alors les couards tremblèrent ; ils crurent voir Tristan revenu, qui saignait à blanc leurs corps.
« Sire, nous vous donnions loyal conseil, pour votre honneur, comme il sied à vos féaux ; mais nous nous tairons désormais. Oubliez votre courroux, rendez-nous votre paix ! »
Mais Marc se dressa sur ses arçons :
« Hors de ma terre, félons ! Vous n’aurez plus ma paix. Pour vous j’ai chassé Tristan ; à votre tour, hors de ma terre !
— Soit, beau sire ! Nos châteaux sont forts, bien clos de pieux, sur des rocs rudes à gravir ! »
Et, sans le saluer, ils tournèrent bride.
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Sans attendre limiers ni veneurs, Marc poussa son cheval vers Tintagel, monta les degrés de la salle, et la reine entendit son pas pressé retentir sur les dalles.
Elle se leva, vint à sa rencontre, lui prit son épée, comme elle avait coutume, et s’inclina jusqu’à ses pieds. Marc la retint par les mains et la relevait, quand Iseut, haussant vers lui son regard, vit ses nobles traits tourmentés par la colère : tel il lui était apparu jadis, forcené, devant le bûcher.
« Ah ! pensa-t-elle, mon ami est découvert, le roi l’a pris ! »
Son cœur se refroidit dans sa poitrine, et sans une parole, elle s’abattit aux pieds du roi. Il la prit dans ses bras et la baisa doucement ; peu à peu, elle se ranimait :
« Amie, amie, quel est votre tourment ?
— Sire, j’ai peur ; je vous ai vu si courroucé !
— Oui, je revenais irrité de cette chasse.
— Ah ! seigneur, si vos veneurs vous ont marri, vous sied-il de prendre tant à cœur des fâcheries de chasse ? »
Marc sourit de ce propos :
« Non, amie, mes veneurs ne m’ont pas irrité, mais trois félons, qui dès longtemps nous haïssent. Tu les connais : Andret, Denoalen et Gondoïne. Je les ai chassés de ma terre.
— Sire, quel mal ont-ils osé dire de moi ?
— Que t’importe ? Je les ai chassés.
— Sire, chacun a le droit de dire sa pensée. Mais j’ai le droit de connaître le blâme jeté sur moi. Et de qui l’apprendrais-je, sinon de vous ? Seule en ce pays étranger, je n’ai personne, hormis vous, sire, pour me défendre.
— Soit. Ils prétendaient donc qu’il te convient de te justifier par le serment et par l’épreuve du fer rouge. « La reine, disaient ils, ne devrait-elle pas requérir elle-même ce jugement ? Ces épreuves sont légères à qui se sait innocent. Que lui en coûterait-il ?… Dieu est vrai juge ; il dissiperait à jamais les griefs anciens… » Voilà ce qu’ils prétendaient. Mais laissons ces choses. Je les ai chassés, te dis-je. »
Iseut frémit ; elle regarda le roi :
« Sire, mandez-leur de revenir à votre cour. Je me justifierai par serment.
— Quand ?
— Au dixième jour.
— Ce terme est bien proche, amie !
— Il n’est que trop lointain. Mais je requiers que d’ici là vous mandiez au roi Artur de chevaucher avec Monseigneur Gauvain, avec Girflet, Ké le sénéchal et cent de ses chevaliers jusqu’à la marche de votre terre, à la Blanche-Lande, sur la rive du fleuve qui sépare vos royaumes. C’est là, devant eux, que je veux faire le serment, et non devant vos seuls barons : car, à peine aurais-je juré, vos barons vous requerront encore de m’imposer une nouvelle épreuve, et jamais nos tourments ne finiraient. Mais ils n’oseront plus, si Artur et ses chevaliers sont les garants du jugement. »
Elle se leva, vint à sa rencontre, lui prit son épée, comme elle avait coutume, et s’inclina jusqu’à ses pieds. Marc la retint par les mains et la relevait, quand Iseut, haussant vers lui son regard, vit ses nobles traits tourmentés par la colère : tel il lui était apparu jadis, forcené, devant le bûcher.
« Ah ! pensa-t-elle, mon ami est découvert, le roi l’a pris ! »
Son cœur se refroidit dans sa poitrine, et sans une parole, elle s’abattit aux pieds du roi. Il la prit dans ses bras et la baisa doucement ; peu à peu, elle se ranimait :
« Amie, amie, quel est votre tourment ?
— Sire, j’ai peur ; je vous ai vu si courroucé !
— Oui, je revenais irrité de cette chasse.
— Ah ! seigneur, si vos veneurs vous ont marri, vous sied-il de prendre tant à cœur des fâcheries de chasse ? »
Marc sourit de ce propos :
« Non, amie, mes veneurs ne m’ont pas irrité, mais trois félons, qui dès longtemps nous haïssent. Tu les connais : Andret, Denoalen et Gondoïne. Je les ai chassés de ma terre.
— Sire, quel mal ont-ils osé dire de moi ?
— Que t’importe ? Je les ai chassés.
— Sire, chacun a le droit de dire sa pensée. Mais j’ai le droit de connaître le blâme jeté sur moi. Et de qui l’apprendrais-je, sinon de vous ? Seule en ce pays étranger, je n’ai personne, hormis vous, sire, pour me défendre.
— Soit. Ils prétendaient donc qu’il te convient de te justifier par le serment et par l’épreuve du fer rouge. « La reine, disaient ils, ne devrait-elle pas requérir elle-même ce jugement ? Ces épreuves sont légères à qui se sait innocent. Que lui en coûterait-il ?… Dieu est vrai juge ; il dissiperait à jamais les griefs anciens… » Voilà ce qu’ils prétendaient. Mais laissons ces choses. Je les ai chassés, te dis-je. »
Iseut frémit ; elle regarda le roi :
« Sire, mandez-leur de revenir à votre cour. Je me justifierai par serment.
— Quand ?
— Au dixième jour.
— Ce terme est bien proche, amie !
— Il n’est que trop lointain. Mais je requiers que d’ici là vous mandiez au roi Artur de chevaucher avec Monseigneur Gauvain, avec Girflet, Ké le sénéchal et cent de ses chevaliers jusqu’à la marche de votre terre, à la Blanche-Lande, sur la rive du fleuve qui sépare vos royaumes. C’est là, devant eux, que je veux faire le serment, et non devant vos seuls barons : car, à peine aurais-je juré, vos barons vous requerront encore de m’imposer une nouvelle épreuve, et jamais nos tourments ne finiraient. Mais ils n’oseront plus, si Artur et ses chevaliers sont les garants du jugement. »
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Tandis que se hâtaient vers Carduel les hérauts d’armes, messagers de Marc auprès du roi Artur, secrètement Iseut envoya vers Tristan son valet, Perinis le Blond, le Fidèle.
Perinis courut sous les bois, évitant les sentiers frayés, tant qu’il atteignit la cabane d’Orri le forestier, où, depuis de longs jours, Tristan l’attendait. Perinis lui rapporta les choses advenues, la nouvelle félonie, le terme du jugement, l’heure et le lieu marqués :
« Sire, ma dame vous mande qu’au jour fixé, sous une robe de pèlerin, si habilement déguisé que nul ne puisse vous reconnaître, sans armes, vous soyez à la Blanche-Lande : il lui faut, pour atteindre le lieu du jugement, passer le fleuve en barque ; sur la rive opposée, là où seront les chevaliers du roi Artur, vous l’attendrez. Sans doute, alors, vous pourrez lui porter aide. Ma dame redoute le jour du jugement : pourtant elle se fie en la courtoisie de Dieu, qui déjà sut l’arracher aux mains des lépreux.
— Retourne vers la reine, beau doux ami, Perinis : dis-lui que je ferai sa volonté. »
Or, seigneurs, quand Perinis s’en retourna vers Tintagel, il advint qu’il aperçut dans un fourré le même forestier qui, naguère, ayant surpris les amants endormis, les avait dénoncés au roi. Un jour qu’il était ivre, il s’était vanté de sa traîtrise. L’homme, ayant creusé dans la terre un trou profond, le recouvrait habilement de branchages, pour y prendre loups et sangliers. Il vit s’élancer sur lui le valet de la reine et voulut fuir. Mais Perinis l’accula sur le bord du piège :
« Espion, qui as vendu la reine, pourquoi t’enfuir ? Reste là, près de ta tombe, que toi-même tu as pris le soin de creuser ! »
Son bâton tournoya dans l’air en bourdonnant. Le bâton et le crâne se brisèrent à la fois, et Perinis le Blond, le Fidèle, poussa du pied le corps dans la fosse couverte de branches.
Perinis courut sous les bois, évitant les sentiers frayés, tant qu’il atteignit la cabane d’Orri le forestier, où, depuis de longs jours, Tristan l’attendait. Perinis lui rapporta les choses advenues, la nouvelle félonie, le terme du jugement, l’heure et le lieu marqués :
« Sire, ma dame vous mande qu’au jour fixé, sous une robe de pèlerin, si habilement déguisé que nul ne puisse vous reconnaître, sans armes, vous soyez à la Blanche-Lande : il lui faut, pour atteindre le lieu du jugement, passer le fleuve en barque ; sur la rive opposée, là où seront les chevaliers du roi Artur, vous l’attendrez. Sans doute, alors, vous pourrez lui porter aide. Ma dame redoute le jour du jugement : pourtant elle se fie en la courtoisie de Dieu, qui déjà sut l’arracher aux mains des lépreux.
— Retourne vers la reine, beau doux ami, Perinis : dis-lui que je ferai sa volonté. »
Or, seigneurs, quand Perinis s’en retourna vers Tintagel, il advint qu’il aperçut dans un fourré le même forestier qui, naguère, ayant surpris les amants endormis, les avait dénoncés au roi. Un jour qu’il était ivre, il s’était vanté de sa traîtrise. L’homme, ayant creusé dans la terre un trou profond, le recouvrait habilement de branchages, pour y prendre loups et sangliers. Il vit s’élancer sur lui le valet de la reine et voulut fuir. Mais Perinis l’accula sur le bord du piège :
« Espion, qui as vendu la reine, pourquoi t’enfuir ? Reste là, près de ta tombe, que toi-même tu as pris le soin de creuser ! »
Son bâton tournoya dans l’air en bourdonnant. Le bâton et le crâne se brisèrent à la fois, et Perinis le Blond, le Fidèle, poussa du pied le corps dans la fosse couverte de branches.
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Au jour marqué pour le jugement, le roi Marc, Iseut et les barons de Cornouailles, ayant chevauché jusqu’à la Blanche-Lande, parvinrent en bel arroi devant le fleuve, et, massés au long de l’autre rive, les chevaliers d’Artur les saluèrent de leurs bannières brillantes.
Devant eux, assis sur la berge, un pèlerin miséreux, enveloppé dans sa chape, où pendaient des coquilles, tendait sa sébile de bois et demandait l’aumône d’une voix aiguë et dolente.
À force de rames, les barques de Cornouailles approchaient. Quand elles furent près d’atterrir, Iseut demanda aux chevaliers qui l’entouraient :
« Seigneurs, comment pourrais-je atteindre la terre ferme, sans souiller mes longs vêtements dans cette fange ? Il faudrait qu’un passeur vînt m’aider. »
L’un des chevaliers héla le pèlerin :
« Ami, retrousse ta chape, descends dans l’eau et porte la reine, si pourtant tu ne crains pas, cassé comme je te vois, de fléchir à mi-route. »
L’homme prit la reine dans ses bras. Elle lui dit tout bas : « Ami ! » Puis, tout bas encore : « Laisse-toi choir sur le sable. »
Parvenu au rivage, il trébucha et tomba, tenant la reine pressée entre ses bras. Écuyers et mariniers, saisissant les rames et les gaffes, pourchassaient le pauvre hère.
« Laissez-le, dit la reine ; sans doute un long pèlerinage l’avait affaibli. »
Et, détachant un fermail d’or fin, elle le jeta au pèlerin.
Devant le pavillon d’Artur, un riche drap de soie de Nicée était étendu sur l’herbe verte, et les reliques des saints, retirées des écrins et des châsses, y étaient déjà disposées. Monseigneur Gauvain, Girflet et Ké le sénéchal les gardaient.
La reine, ayant supplié Dieu, retira les joyaux de son cou et de ses mains et les donna aux pauvres mendiants ; elle détacha son manteau de pourpre et sa guimpe fine, et les donna ; elle donna son chainse et son bliaut et ses chaussures enrichies de pierreries. Elle garda seulement sur son corps une tunique sans manches, et, les bras et les pieds nus, s’avança devant les deux rois. À l’entour, les barons la contemplaient en silence, et pleuraient. Près des reliques brûlait un brasier. Tremblante, elle étendit la main droite vers les ossements des saints, et dit :
« Roi de Logres, et vous, roi de Cornouailles, et vous, sire Gauvain, sire Ké, sire Girflet, et vous tous qui serez mes garants, par ces corps saints et par tous les corps saints qui sont en ce monde, je jure que jamais un homme né de femme ne m’a tenue entre ses bras, hormis le roi Marc, mon seigneur, et le pauvre pèlerin qui, tout à l’heure, s’est laissé choir à vos yeux. Roi Marc, ce serment convient-il ?
— Oui, reine, et que Dieu manifeste son vrai jugement !
— Amen ! » dit Iseut.
Elle s’approcha du brasier, pâle et chancelante. Tous se taisaient ; le fer était rouge. Alors, elle plongea ses bras nus dans la braise, saisit la barre de fer, marcha neuf pas en la portant, puis, l’ayant rejetée, étendit ses bras en croix, les paumes ouvertes. Et chacun vit que sa chair était plus saine que prune de prunier.
Alors de toutes les poitrines un grand cri de louange monta vers Dieu.
Devant eux, assis sur la berge, un pèlerin miséreux, enveloppé dans sa chape, où pendaient des coquilles, tendait sa sébile de bois et demandait l’aumône d’une voix aiguë et dolente.
À force de rames, les barques de Cornouailles approchaient. Quand elles furent près d’atterrir, Iseut demanda aux chevaliers qui l’entouraient :
« Seigneurs, comment pourrais-je atteindre la terre ferme, sans souiller mes longs vêtements dans cette fange ? Il faudrait qu’un passeur vînt m’aider. »
L’un des chevaliers héla le pèlerin :
« Ami, retrousse ta chape, descends dans l’eau et porte la reine, si pourtant tu ne crains pas, cassé comme je te vois, de fléchir à mi-route. »
L’homme prit la reine dans ses bras. Elle lui dit tout bas : « Ami ! » Puis, tout bas encore : « Laisse-toi choir sur le sable. »
Parvenu au rivage, il trébucha et tomba, tenant la reine pressée entre ses bras. Écuyers et mariniers, saisissant les rames et les gaffes, pourchassaient le pauvre hère.
« Laissez-le, dit la reine ; sans doute un long pèlerinage l’avait affaibli. »
Et, détachant un fermail d’or fin, elle le jeta au pèlerin.
Devant le pavillon d’Artur, un riche drap de soie de Nicée était étendu sur l’herbe verte, et les reliques des saints, retirées des écrins et des châsses, y étaient déjà disposées. Monseigneur Gauvain, Girflet et Ké le sénéchal les gardaient.
La reine, ayant supplié Dieu, retira les joyaux de son cou et de ses mains et les donna aux pauvres mendiants ; elle détacha son manteau de pourpre et sa guimpe fine, et les donna ; elle donna son chainse et son bliaut et ses chaussures enrichies de pierreries. Elle garda seulement sur son corps une tunique sans manches, et, les bras et les pieds nus, s’avança devant les deux rois. À l’entour, les barons la contemplaient en silence, et pleuraient. Près des reliques brûlait un brasier. Tremblante, elle étendit la main droite vers les ossements des saints, et dit :
« Roi de Logres, et vous, roi de Cornouailles, et vous, sire Gauvain, sire Ké, sire Girflet, et vous tous qui serez mes garants, par ces corps saints et par tous les corps saints qui sont en ce monde, je jure que jamais un homme né de femme ne m’a tenue entre ses bras, hormis le roi Marc, mon seigneur, et le pauvre pèlerin qui, tout à l’heure, s’est laissé choir à vos yeux. Roi Marc, ce serment convient-il ?
— Oui, reine, et que Dieu manifeste son vrai jugement !
— Amen ! » dit Iseut.
Elle s’approcha du brasier, pâle et chancelante. Tous se taisaient ; le fer était rouge. Alors, elle plongea ses bras nus dans la braise, saisit la barre de fer, marcha neuf pas en la portant, puis, l’ayant rejetée, étendit ses bras en croix, les paumes ouvertes. Et chacun vit que sa chair était plus saine que prune de prunier.
Alors de toutes les poitrines un grand cri de louange monta vers Dieu.
Sébastienne- Dans l'autre monde
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
XIII - La voix du Rossignol
Quand Tristan, rentré dans la cabane du forestier Orri, eut rejeté son bourdon et dépouillé sa chape de pèlerin, il connut clairement en son cœur que le jour était venu pour tenir la foi jurée au roi Marc et de s’éloigner du pays de Cornouailles.
Que tardait-il encore ? La reine s’était justifiée, le roi la chérissait, il l’honorait. Artur au besoin la prendrait en sa sauvegarde, et, désormais, nulle félonie ne prévaudrait contre elle. Pourquoi plus longtemps rôder aux alentours de Tintagel ? Il risquait vainement sa vie, et la vie du forestier, et le repos d’Iseut. Certes, il fallait partir, et c’est pour la dernière fois, sous sa robe de pèlerin, à la Blanche-Lande, qu’il avait senti le beau corps d’Iseut frémir entre ses bras.
Trois jours encore il tarda, ne pouvant se déprendre du pays où vivait la reine. Mais, quand vint le quatrième jour, il prit congé du forestier qui l’avait hébergé et dit à Gorvenal :
« Beau maître, voici l’heure du long départ : nous irons vers la terre de Galles. »
Ils se mirent à la voie, tristement, dans la nuit. Mais leur route longeait le verger enclos de pieux où Tristan, jadis, attendait son amie. La nuit brillait, limpide. Au détour du chemin, non loin de la palissade, il vit se dresser dans la clarté du ciel le tronc robuste du grand pin.
« Beau maître, attends sous le bois prochain ; bientôt je serai revenu.
— Où vas-tu ? Fou, veux-tu sans répit chercher la mort ? »
Mais déjà, d’un bond assuré, Tristan avait franchi la palissade de pieux. Il vint sous le grand pin, près du perron de marbre clair. Que servirait maintenant de jeter à la fontaine des copeaux bien taillés ? Iseut ne viendrait plus ! À pas souples et prudents, par le sentier qu’autrefois suivait la reine, il s’approcher du château.
Dans sa chambre, entre les bras de Marc dormi, Iseut veillait. Soudain, par la croisée entr’ouvert où se jouaient les rayons de la lune, entra la voix d’un rossignol.
Quand Tristan, rentré dans la cabane du forestier Orri, eut rejeté son bourdon et dépouillé sa chape de pèlerin, il connut clairement en son cœur que le jour était venu pour tenir la foi jurée au roi Marc et de s’éloigner du pays de Cornouailles.
Que tardait-il encore ? La reine s’était justifiée, le roi la chérissait, il l’honorait. Artur au besoin la prendrait en sa sauvegarde, et, désormais, nulle félonie ne prévaudrait contre elle. Pourquoi plus longtemps rôder aux alentours de Tintagel ? Il risquait vainement sa vie, et la vie du forestier, et le repos d’Iseut. Certes, il fallait partir, et c’est pour la dernière fois, sous sa robe de pèlerin, à la Blanche-Lande, qu’il avait senti le beau corps d’Iseut frémir entre ses bras.
Trois jours encore il tarda, ne pouvant se déprendre du pays où vivait la reine. Mais, quand vint le quatrième jour, il prit congé du forestier qui l’avait hébergé et dit à Gorvenal :
« Beau maître, voici l’heure du long départ : nous irons vers la terre de Galles. »
Ils se mirent à la voie, tristement, dans la nuit. Mais leur route longeait le verger enclos de pieux où Tristan, jadis, attendait son amie. La nuit brillait, limpide. Au détour du chemin, non loin de la palissade, il vit se dresser dans la clarté du ciel le tronc robuste du grand pin.
« Beau maître, attends sous le bois prochain ; bientôt je serai revenu.
— Où vas-tu ? Fou, veux-tu sans répit chercher la mort ? »
Mais déjà, d’un bond assuré, Tristan avait franchi la palissade de pieux. Il vint sous le grand pin, près du perron de marbre clair. Que servirait maintenant de jeter à la fontaine des copeaux bien taillés ? Iseut ne viendrait plus ! À pas souples et prudents, par le sentier qu’autrefois suivait la reine, il s’approcher du château.
Dans sa chambre, entre les bras de Marc dormi, Iseut veillait. Soudain, par la croisée entr’ouvert où se jouaient les rayons de la lune, entra la voix d’un rossignol.
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Iseut écoutait la voix sonore qui venait enchanter la nuit, et la voix s’élevait plaintive et telle qu’il n’est pas de cœur cruel, pas de cœur de meurtrier, qu’elle n’eût attendri. La reine songea : « D’où vient cette mélodie ?… » Soudain elle comprit : « Ah ! c’est Tristan ! ainsi dans la forêt du Morois il imitait pour charmer les oiseaux chanteurs. Il part, et voici son dernier adieu. Comme il se plaint ! Tel le rossignol quand il prend congé, en fin d’été, à grande tristesse. Ami, jamais plus je n’entendrai ta voix ! »
La mélodie vibra plus ardente.
« Ah ! qu’exiges-tu ? Que je vienne ? Non ! Souviens-toi d’Ogrin l’ermite, et des serments jurés. Tais-toi, la mort nous guette… Qu’importe la mort ? Tu m’appelles, tu me veux, je viens ! »
Elle se délaça des bras du roi et jeta un manteau fourré de gris sur son corps presque nu. Il lui fallait traverser la salle voisine, où chaque nuit dix chevaliers veillaient à tour de rôle : tandis que cinq dormaient, les cinq autres, en armes, debout devant les huis et les croisées, guettaient au dehors. Mais, par aventure, ils s’étaient tous endormis, cinq sur des lits, cinq sur les dalles. Iseut franchit leurs corps épars, souleva la barre de la porte : l’anneau sonna, mais sans éveiller aucun des guetteurs. Elle franchit le seuil. Et le chanteur se tut.
Sous les arbres, sans une parole, il la pressa contre sa poitrine ; leurs bras se nouèrent fermement autour de leurs corps, et jusqu’à l’aube, comme cousus par des lacs, ils ne se déprirent pas de l’étreinte. Malgré le roi et les guetteurs, les amants mènent leur joie et leurs amours.
Cette nuitée affola les amants ; et les jours qui suivirent, comme le roi avait quitté Tintagel pour tenir ses plaids à Saint-Lubin, Tristan, revenu chez Orri, osa chaque matin, au clair de lune, se glisser par le verger jusqu’aux chambres des femmes.
Un serf le surprit et s’en fut trouver Andret, Denoalen et Gondoïne :
« Seigneurs, la bête que vous croyez délogée est revenue au repaire.
— Qui ?
— Tristan.
— Quand l’as-tu vu ?
— Ce matin, et je l’ai bien reconnu. Et vous pourrez pareillement, demain, à l’aurore, le voir venir, l’épée ceinte, un arc dans une main, deux flèches dans l’autre.
— Où le verrons-nous ?
— Par telle fenêtre que je sais. Mais, si je vous le montre, combien me donnerez-vous ?
— Trente marcs d’argent, et tu seras un manant riche.
— Donc, écoutez, dit le serf. On peut voir dans la chambre de la reine par une fenêtre étroite qui la domine, car elle est percée très haut dans la muraille. Mais une grande courtine tendue à travers la chambre masque le pertuis. Que demain l’un de vous trois pénètre bellement dans le verger ; il coupera une longue branche d’épine et l’aiguisera par le bout ; qu’il se hisse alors jusqu’à la haute fenêtre et pique la branche, comme une broche, dans l’étoffe de la courtine ; il pourra ainsi l’écarter légèrement, et vous ferez brûler mon corps, seigneurs, si, derrière la tenture, vous ne voyez pas alors ce que je vous ai dit. »
La mélodie vibra plus ardente.
« Ah ! qu’exiges-tu ? Que je vienne ? Non ! Souviens-toi d’Ogrin l’ermite, et des serments jurés. Tais-toi, la mort nous guette… Qu’importe la mort ? Tu m’appelles, tu me veux, je viens ! »
Elle se délaça des bras du roi et jeta un manteau fourré de gris sur son corps presque nu. Il lui fallait traverser la salle voisine, où chaque nuit dix chevaliers veillaient à tour de rôle : tandis que cinq dormaient, les cinq autres, en armes, debout devant les huis et les croisées, guettaient au dehors. Mais, par aventure, ils s’étaient tous endormis, cinq sur des lits, cinq sur les dalles. Iseut franchit leurs corps épars, souleva la barre de la porte : l’anneau sonna, mais sans éveiller aucun des guetteurs. Elle franchit le seuil. Et le chanteur se tut.
Sous les arbres, sans une parole, il la pressa contre sa poitrine ; leurs bras se nouèrent fermement autour de leurs corps, et jusqu’à l’aube, comme cousus par des lacs, ils ne se déprirent pas de l’étreinte. Malgré le roi et les guetteurs, les amants mènent leur joie et leurs amours.
Cette nuitée affola les amants ; et les jours qui suivirent, comme le roi avait quitté Tintagel pour tenir ses plaids à Saint-Lubin, Tristan, revenu chez Orri, osa chaque matin, au clair de lune, se glisser par le verger jusqu’aux chambres des femmes.
Un serf le surprit et s’en fut trouver Andret, Denoalen et Gondoïne :
« Seigneurs, la bête que vous croyez délogée est revenue au repaire.
— Qui ?
— Tristan.
— Quand l’as-tu vu ?
— Ce matin, et je l’ai bien reconnu. Et vous pourrez pareillement, demain, à l’aurore, le voir venir, l’épée ceinte, un arc dans une main, deux flèches dans l’autre.
— Où le verrons-nous ?
— Par telle fenêtre que je sais. Mais, si je vous le montre, combien me donnerez-vous ?
— Trente marcs d’argent, et tu seras un manant riche.
— Donc, écoutez, dit le serf. On peut voir dans la chambre de la reine par une fenêtre étroite qui la domine, car elle est percée très haut dans la muraille. Mais une grande courtine tendue à travers la chambre masque le pertuis. Que demain l’un de vous trois pénètre bellement dans le verger ; il coupera une longue branche d’épine et l’aiguisera par le bout ; qu’il se hisse alors jusqu’à la haute fenêtre et pique la branche, comme une broche, dans l’étoffe de la courtine ; il pourra ainsi l’écarter légèrement, et vous ferez brûler mon corps, seigneurs, si, derrière la tenture, vous ne voyez pas alors ce que je vous ai dit. »
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Andret, Gondoïne et Denoalen débattirent lequel d’entre eux aurait le premier la joie de ce spectacle, et convinrent enfin de l’octroyer d’abord à Gondoïne. Ils se séparèrent : le lendemain, à l’aube, ils se retrouveraient. Demain, à l’aube, beaux seigneurs, gardez-vous de Tristan !
Le lendemain, dans la nuit encore obscure, Tristan, quittant la cabane d’Orri le forestier, rampa vers le château sous les épais fourrés d’épines. Comme il sortait d’un hallier, il regarda par la clairière et vit Gondoïne qui s’en venait de son manoir. Tristan se rejeta dans les épines et se tapit en embuscade :
« Ah ! Dieu ! fais que celui qui s’avance là-bas ne m’aperçoive pas avant l’instant favorable ! »
L’épée au poing, il l’attendait ; mais, par aventure, Gondoïne prit une autre voie et s’éloigna. Tristan sortit du hallier, déçu, banda son arc, visa ; hélas ! l’homme était déjà hors de portée.
À cet instant, voici venir au loin, descendant doucement le sentier, à l’amble d’un petit palefroi noir, Denoalen, suivi de deux grands lévriers. Tristan le guetta, caché derrière un pommier. Il le vit qui excitait ses chiens à lever un sanglier dans un taillis. Mais, avant que les lévriers l’aient délogé de sa bauge, leur maître aura reçu telle blessure que nul médecin ne saura le guérir. Quand Denoalen fut près de lui, Tristan rejeta sa chape, bondit, se dressa devant son ennemi. Le traître voulut fuir ; vainement : il n’eut pas le loisir de crier : « Tu me blesses ! » Il tomba de cheval. Tristan lui coupa la tête, trancha les tresses qui pendaient autour de son visage et les mit dans sa chausse : il voulait les montrer à Iseut pour en réjouir le cœur de son amie. « Hélas ! songeait-il, qu’est devenu Gondoïne ? Il s’est échappé : que n’ai-je pu lui payer même salaire ! »
Il essuya son épée, la remit en sa gaine, traîna sur le cadavre un tronc d’arbre, et, laissent le corps sanglant, il s’en fut, le chaperon en tête, vers son amie.
Au château de Tintagel, Gondoïne l’avait devancé : déjà, grimpé sur la haute fenêtre, il avait piqué sa baguette d’épine dans la courtine, écarté légèrement deux pans de l’étoffe, et regardait au travers la chambre bien jonchée. D’abord, il n’y vit personne que Perinis ; puis, ce fut Brangien, qui tenait encore le peigne dont elle venait de peigner la reine aux cheveux d’or.
Mais Iseut entra, puis Tristan. Il portait d’une main son arc d’aubier et deux flèches ; dans l’autre, il tenait deux longues tresses d’homme.
Il laissa tomber sa chape, et son beau corps apparut. Iseut la Blonde s’inclina pour le saluer, et comme elle se redressait, levant la tête vers lui, elle vit, projetée sur la tenture, l’ombre de la tête de Gondoïne. Tristan lui disait.
« Vois-tu ces belles tresses ? Ce sont celles de Denoalen. Je t’ai vengée de lui. Jamais plus il n’achètera ni ne vendra écu ni lance !
— C’est bien, seigneur ; mais tendez cet arc, je vous prie ; je voudrais voir s’il est commode à bander. »
Tristan le tendit, étonné, comprenant à demi. Iseut prit l’une des deux flèches, l’encocha, regarda si la corde était bonne, et dit, à voix basse et rapide :
« Je vois chose qui me déplaît. Vise bien, Tristan ! »
Il prit la pose, leva la tête et vit, tout au haut de la courtine, l’ombre de la tête de Gondoïne. « Que Dieu, fait-il, dirige cette flèche ! » Il dit, se retourne vers la paroi, tire. La longue flèche siffle dans l’air, émerillon ni hirondelle ne vole si vite, crève l’œil du traître, traverse sa cervelle comme la chair d’une pomme, et s’arrête, vibrante, contre le crâne. Sans un cri, Gondoïne s’abattit et tomba sur un pieu.
Alors Iseut dit à Tristan :
« Fuis maintenant, ami ! Tu le vois, les félons connaissent ton refuge ! Andret survit, il l’enseignera au roi ; il n’est plus de sûreté pour toi dans la cabane du forestier ! Fuis, ami ! Perinis le Fidèle cachera ce corps dans la forêt, si bien que le roi n’en saura jamais nulles nouvelles. Mais toi, fuis de ce pays, pour ton salut, pour le mien ! »
Tristan dit :
« Comment pourrais-je vivre ?
— Oui, ami Tristan, nos vies sont enlacées et tissées l’une à l’autre. Et moi, comment pourrais-je vivre ? Mon corps reste ici, tu as mon cœur.
— Iseut, amie, je pars, je ne sais pour quel pays. Mais, si jamais tu revois l’anneau de jaspe vert, feras-tu ce que je te manderai par lui ?
— Oui, tu le sais : si je revois l’anneau de jaspe vert, ni tour, ni fort château, ni défense royale ne m’empêcheront de faire la volonté de mon ami, que ce soit folie ou sagesse !
— Amie, que le Dieu né en Bethléem t’en sache gré !
— Ami, que Dieu te garde ! »
Le lendemain, dans la nuit encore obscure, Tristan, quittant la cabane d’Orri le forestier, rampa vers le château sous les épais fourrés d’épines. Comme il sortait d’un hallier, il regarda par la clairière et vit Gondoïne qui s’en venait de son manoir. Tristan se rejeta dans les épines et se tapit en embuscade :
« Ah ! Dieu ! fais que celui qui s’avance là-bas ne m’aperçoive pas avant l’instant favorable ! »
L’épée au poing, il l’attendait ; mais, par aventure, Gondoïne prit une autre voie et s’éloigna. Tristan sortit du hallier, déçu, banda son arc, visa ; hélas ! l’homme était déjà hors de portée.
À cet instant, voici venir au loin, descendant doucement le sentier, à l’amble d’un petit palefroi noir, Denoalen, suivi de deux grands lévriers. Tristan le guetta, caché derrière un pommier. Il le vit qui excitait ses chiens à lever un sanglier dans un taillis. Mais, avant que les lévriers l’aient délogé de sa bauge, leur maître aura reçu telle blessure que nul médecin ne saura le guérir. Quand Denoalen fut près de lui, Tristan rejeta sa chape, bondit, se dressa devant son ennemi. Le traître voulut fuir ; vainement : il n’eut pas le loisir de crier : « Tu me blesses ! » Il tomba de cheval. Tristan lui coupa la tête, trancha les tresses qui pendaient autour de son visage et les mit dans sa chausse : il voulait les montrer à Iseut pour en réjouir le cœur de son amie. « Hélas ! songeait-il, qu’est devenu Gondoïne ? Il s’est échappé : que n’ai-je pu lui payer même salaire ! »
Il essuya son épée, la remit en sa gaine, traîna sur le cadavre un tronc d’arbre, et, laissent le corps sanglant, il s’en fut, le chaperon en tête, vers son amie.
Au château de Tintagel, Gondoïne l’avait devancé : déjà, grimpé sur la haute fenêtre, il avait piqué sa baguette d’épine dans la courtine, écarté légèrement deux pans de l’étoffe, et regardait au travers la chambre bien jonchée. D’abord, il n’y vit personne que Perinis ; puis, ce fut Brangien, qui tenait encore le peigne dont elle venait de peigner la reine aux cheveux d’or.
Mais Iseut entra, puis Tristan. Il portait d’une main son arc d’aubier et deux flèches ; dans l’autre, il tenait deux longues tresses d’homme.
Il laissa tomber sa chape, et son beau corps apparut. Iseut la Blonde s’inclina pour le saluer, et comme elle se redressait, levant la tête vers lui, elle vit, projetée sur la tenture, l’ombre de la tête de Gondoïne. Tristan lui disait.
« Vois-tu ces belles tresses ? Ce sont celles de Denoalen. Je t’ai vengée de lui. Jamais plus il n’achètera ni ne vendra écu ni lance !
— C’est bien, seigneur ; mais tendez cet arc, je vous prie ; je voudrais voir s’il est commode à bander. »
Tristan le tendit, étonné, comprenant à demi. Iseut prit l’une des deux flèches, l’encocha, regarda si la corde était bonne, et dit, à voix basse et rapide :
« Je vois chose qui me déplaît. Vise bien, Tristan ! »
Il prit la pose, leva la tête et vit, tout au haut de la courtine, l’ombre de la tête de Gondoïne. « Que Dieu, fait-il, dirige cette flèche ! » Il dit, se retourne vers la paroi, tire. La longue flèche siffle dans l’air, émerillon ni hirondelle ne vole si vite, crève l’œil du traître, traverse sa cervelle comme la chair d’une pomme, et s’arrête, vibrante, contre le crâne. Sans un cri, Gondoïne s’abattit et tomba sur un pieu.
Alors Iseut dit à Tristan :
« Fuis maintenant, ami ! Tu le vois, les félons connaissent ton refuge ! Andret survit, il l’enseignera au roi ; il n’est plus de sûreté pour toi dans la cabane du forestier ! Fuis, ami ! Perinis le Fidèle cachera ce corps dans la forêt, si bien que le roi n’en saura jamais nulles nouvelles. Mais toi, fuis de ce pays, pour ton salut, pour le mien ! »
Tristan dit :
« Comment pourrais-je vivre ?
— Oui, ami Tristan, nos vies sont enlacées et tissées l’une à l’autre. Et moi, comment pourrais-je vivre ? Mon corps reste ici, tu as mon cœur.
— Iseut, amie, je pars, je ne sais pour quel pays. Mais, si jamais tu revois l’anneau de jaspe vert, feras-tu ce que je te manderai par lui ?
— Oui, tu le sais : si je revois l’anneau de jaspe vert, ni tour, ni fort château, ni défense royale ne m’empêcheront de faire la volonté de mon ami, que ce soit folie ou sagesse !
— Amie, que le Dieu né en Bethléem t’en sache gré !
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
XIV - Le grelot merveilleux
Tristan se réfugia en Galles, sur la terre du noble duc Gilain. Le duc était jeune, puissant, débonnaire ; il l’accueillit comme un hôte bienvenu. Pour lui faire honneur et joie, il n’épargna nulle peine ; mais ni les aventures ni les fêtes ne purent apaiser l’angoisse de Tristan.
Un jour qu’il était assis aux côtés du jeune duc, son cœur était si douloureux qu’il soupirait sans même s’en apercevoir. Le duc, pour adoucir sa peine, commanda d’apporter dans sa chambre privée son jeu favori, qui, par sortilège, aux heures tristes, charmait ses yeux et son cœur. Sur une table recouverte d’une pourpre noble et riche, on plaça son chien Petit-Crû. C’était un chien enchanté : il venait au duc de l’île d’Avallon ; une fée le lui avait envoyé comme un présent d’amour. Nul ne saurait par des paroles assez habiles décrire sa nature et sa beauté. Son poil était coloré de nuances si merveilleusement disposées que l’on ne savait nommer sa couleur ; son encolure semblait d’abord plus blanche que neige, sa croupe plus verte que feuille de trèfle, l’un de ses flancs rouge comme l’écarlate, l’autre jaune comme le safran, son ventre bleu comme le lapis-lazuli, son dos rosé ; mais, quand on le regardait plus longtemps, toutes ces couleurs dansaient aux yeux et muaient, tour à tour blanches et vertes, jaunes, bleues, pourprées, sombres ou fraîches. Il portait au cou, suspendu à une chaînette d’or, un grelot au tintement si gai, si clair, si doux, qu’à l’ouïr, le cœur de Tristan s’attendrit, s’apaisa, et que sa peine se fondit. Il ne lui souvint plus de tant de misères endurées pour la reine ; car telle était la merveilleuse vertu du grelot : le cœur, à l’entendre sonner, si doux, si gai, si clair, oubliait toute peine. Et tandis que Tristan, ému par le sortilège, caressait la petite bête enchantée qui lui prenait tout son chagrin et dont la robe, au toucher de sa main, semblait plus douce qu’une étoffe de samit, il songeait que ce serait là un beau présent pour Iseut. Mais que faire ? le duc Gilain aimait Petit-Crû par-dessus toute chose, et nul n’aurait pu l’obtenir de lui, ni par ruse, ni par prière.
Un jour, Tristan dit au duc :
« Sire, que donneriez-vous à qui délivrerait votre terre du géant Urgan le Velu, qui réclame de vous de si lourds tributs ?
— En vérité, je donnerais à choisir à son vainqueur, parmi mes richesses, celle qu’il tiendrait pour la plus précieuse ; mais nul n’osera s’attaquer au géant.
— Voilà merveilleuses paroles, reprit Tristan. Mais le bien ne vient jamais dans un pays que par les aventures, et, pour tout l’or de Pavie, je ne renoncerais pas à mon désir de combattre le géant.
— Alors, dit le duc Gilain, que le Dieu né d’une Vierge vous accompagne et vous défende de la mort ! »
Tristan atteignit Urgan le Velu dans son repaire. Longtemps ils combattirent furieusement. Enfin la prouesse triompha de la force, l’épée agile de la lourde massue, et Tristan, ayant tranché le poing droit du géant, le rapporta au duc :
« Sire, en récompense, ainsi que vous l’avez promis, donnez-moi Petit-Crû, votre chien enchanté !
— Ami, qu’as-tu demandé ? Laisse-le-moi et prends plutôt ma sœur et la moitié de ma terre.
— Sire, votre sœur est belle, et belle est votre terre ; mais c’est pour gagner votre chien-fée que j’ai attaqué Urgan le Velu. Souvenez-vous de votre promesse !
— Prends-le donc ; mais sache que tu m’as enlevé la joie de mes yeux et la gaieté de mon cœur !
Tristan se réfugia en Galles, sur la terre du noble duc Gilain. Le duc était jeune, puissant, débonnaire ; il l’accueillit comme un hôte bienvenu. Pour lui faire honneur et joie, il n’épargna nulle peine ; mais ni les aventures ni les fêtes ne purent apaiser l’angoisse de Tristan.
Un jour qu’il était assis aux côtés du jeune duc, son cœur était si douloureux qu’il soupirait sans même s’en apercevoir. Le duc, pour adoucir sa peine, commanda d’apporter dans sa chambre privée son jeu favori, qui, par sortilège, aux heures tristes, charmait ses yeux et son cœur. Sur une table recouverte d’une pourpre noble et riche, on plaça son chien Petit-Crû. C’était un chien enchanté : il venait au duc de l’île d’Avallon ; une fée le lui avait envoyé comme un présent d’amour. Nul ne saurait par des paroles assez habiles décrire sa nature et sa beauté. Son poil était coloré de nuances si merveilleusement disposées que l’on ne savait nommer sa couleur ; son encolure semblait d’abord plus blanche que neige, sa croupe plus verte que feuille de trèfle, l’un de ses flancs rouge comme l’écarlate, l’autre jaune comme le safran, son ventre bleu comme le lapis-lazuli, son dos rosé ; mais, quand on le regardait plus longtemps, toutes ces couleurs dansaient aux yeux et muaient, tour à tour blanches et vertes, jaunes, bleues, pourprées, sombres ou fraîches. Il portait au cou, suspendu à une chaînette d’or, un grelot au tintement si gai, si clair, si doux, qu’à l’ouïr, le cœur de Tristan s’attendrit, s’apaisa, et que sa peine se fondit. Il ne lui souvint plus de tant de misères endurées pour la reine ; car telle était la merveilleuse vertu du grelot : le cœur, à l’entendre sonner, si doux, si gai, si clair, oubliait toute peine. Et tandis que Tristan, ému par le sortilège, caressait la petite bête enchantée qui lui prenait tout son chagrin et dont la robe, au toucher de sa main, semblait plus douce qu’une étoffe de samit, il songeait que ce serait là un beau présent pour Iseut. Mais que faire ? le duc Gilain aimait Petit-Crû par-dessus toute chose, et nul n’aurait pu l’obtenir de lui, ni par ruse, ni par prière.
Un jour, Tristan dit au duc :
« Sire, que donneriez-vous à qui délivrerait votre terre du géant Urgan le Velu, qui réclame de vous de si lourds tributs ?
— En vérité, je donnerais à choisir à son vainqueur, parmi mes richesses, celle qu’il tiendrait pour la plus précieuse ; mais nul n’osera s’attaquer au géant.
— Voilà merveilleuses paroles, reprit Tristan. Mais le bien ne vient jamais dans un pays que par les aventures, et, pour tout l’or de Pavie, je ne renoncerais pas à mon désir de combattre le géant.
— Alors, dit le duc Gilain, que le Dieu né d’une Vierge vous accompagne et vous défende de la mort ! »
Tristan atteignit Urgan le Velu dans son repaire. Longtemps ils combattirent furieusement. Enfin la prouesse triompha de la force, l’épée agile de la lourde massue, et Tristan, ayant tranché le poing droit du géant, le rapporta au duc :
« Sire, en récompense, ainsi que vous l’avez promis, donnez-moi Petit-Crû, votre chien enchanté !
— Ami, qu’as-tu demandé ? Laisse-le-moi et prends plutôt ma sœur et la moitié de ma terre.
— Sire, votre sœur est belle, et belle est votre terre ; mais c’est pour gagner votre chien-fée que j’ai attaqué Urgan le Velu. Souvenez-vous de votre promesse !
— Prends-le donc ; mais sache que tu m’as enlevé la joie de mes yeux et la gaieté de mon cœur !
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Tristan confia le chien à un jongleur de Galles, sage et rusé, qui le porta de sa part en Cornouailles. Le jongleur parvint à Tintagel et le remit secrètement à Brangien. La reine s’en réjouit grandement, donna en récompense dix marcs d’or au jongleur et dit au roi que la reine d’Irlande, sa mère, envoyait ce cher présent. Elle fit ouvrer pour chien, par un orfèvre, une niche précieusement incrustée d’or et de pierreries et, partout où elle allait, le portait avec elle en souvenir de son ami. Et, chaque fois qu’elle le regardait, tristesse, angoisse, regrets s’effaçaient de sen cœur.
Elle ne comprit pas d’abord la merveille ; si elle trouvait une telle douceur à le contempler c’était, pensait-elle, parce qu’il lui venait de Tristan ; c’était, sans doute, la pensée de son ami qui endormait ainsi sa peine. Mais un jour elle connut que c’était un sortilège, et que seul le tintement du grelot charmait son cœur.
Ah ! pensa-t-elle, convient-il que je connaisse le réconfort, tandis que Tristan est malheureux ? Il aurait pu garder ce chien hanté et oublier ainsi toute douleur ; par belle courtoisie, il a mieux aimé me l’envoyer, donner sa joie et reprendre sa misère. Mais il ne sied pas qu’il en soit ainsi ; Tristan, je veux souffrir aussi longtemps que tu souffriras. »
Elle prit le grelot magique, le fit tinter une dernière fois, le détacha doucement ; puis, par la fenêtre ouverte, elle le lança dans la mer.
Elle ne comprit pas d’abord la merveille ; si elle trouvait une telle douceur à le contempler c’était, pensait-elle, parce qu’il lui venait de Tristan ; c’était, sans doute, la pensée de son ami qui endormait ainsi sa peine. Mais un jour elle connut que c’était un sortilège, et que seul le tintement du grelot charmait son cœur.
Ah ! pensa-t-elle, convient-il que je connaisse le réconfort, tandis que Tristan est malheureux ? Il aurait pu garder ce chien hanté et oublier ainsi toute douleur ; par belle courtoisie, il a mieux aimé me l’envoyer, donner sa joie et reprendre sa misère. Mais il ne sied pas qu’il en soit ainsi ; Tristan, je veux souffrir aussi longtemps que tu souffriras. »
Elle prit le grelot magique, le fit tinter une dernière fois, le détacha doucement ; puis, par la fenêtre ouverte, elle le lança dans la mer.
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
XV - Iseut aux blanches mains
Les amants ne pouvaient ni vivre ni mourir l’un sans l’autre. Séparés, ce n’était pas la vie, ni la mort, mais la vie et la mort à la fois.
Par les mers, les îles et les pays, Tristan voulut fuir sa misère. Il revit son pays de Loonnois, où Rohalt le Foi-Tenant reçut son fils avec des larmes de tendresse ; mais, ne pouvant supporter de vivre dans le repos de sa terre, Tristan s’en fut par les duchés et les royaumes, cherchant les aventures. Du Loonnois en Frise, de Frise en Gavoie, d’Allemagne en Espagne, il servit maints seigneurs, acheva maintes emprises. Hélas ! pendant deux années, nulle nouvelle ne lui vint de la Cornouailles, nul ami, nul message.
Alors il crut qu’Iseut s’était déprisé de lui et qu’elle l’oubliait.
Or, il advint qu’un jour, chev[b]auchant avec le seul Gorvenal, il entra sur la terre de Bretagne. Ils traversèrent une plaine dévastée : partout des murs ruinés, des villages sans habitants, des champs essartés par le feu, et leurs chevaux foulaient des cendres et des charbons. Sur la lande déserte, Tristan songea :
« Je suis las et recru. De quoi me servent ces aventures ? Ma dame est au loin, jamais je ne la reverrai. Depuis deux années, que ne m’a-t-elle fait quérir par les pays ? Pas un message d’elle. À Tintagel, le roi l’honore et la sert ; elle vit en joie. Certes, le grelot du chien enchanté accomplit bien son œuvre ! Elle m’oublie, et peu lui chaut des deuils et des joies d’antan, peu lui chaut du chétif qui erre par ce pays désolé. À mon tour, n’oublierai-je jamais celle qui m’oublie ? Jamais ne trouverai-je qui guérisse ma misère ? »
Pendant deux jours, Tristan et Gorvenal passèrent les champs et les bourgs sans voir un homme, un coq, un chien. Au troisième jour, à l’heure de none, ils approchèrent d’une colline où se dressait une vieille chapelle, et, tout près, l’habitacle d’un ermite. L’ermite ne portait point de vêtements tissés, mais une peau de chèvre avec des haillons de laine sur l’échine. Prosterné sur le sol, les genoux et les coudes nus, il priait Marie-Madeleine de lui inspirer des prières salutaires. Il souhaita la bienvenue aux arrivants, et tandis que Gorvenal établait les chevaux, il désarma Tristan, puis disposa le manger. Il ne leur donna point de mets délicats, mais de l’eau de source et du pain d’orge pétri avec de la cendre. Après le repas, comme la nuit était tombée et qu’ils étaient assis autour du feu, Tristan demanda quelle était cette terre ruinée.
Les amants ne pouvaient ni vivre ni mourir l’un sans l’autre. Séparés, ce n’était pas la vie, ni la mort, mais la vie et la mort à la fois.
Par les mers, les îles et les pays, Tristan voulut fuir sa misère. Il revit son pays de Loonnois, où Rohalt le Foi-Tenant reçut son fils avec des larmes de tendresse ; mais, ne pouvant supporter de vivre dans le repos de sa terre, Tristan s’en fut par les duchés et les royaumes, cherchant les aventures. Du Loonnois en Frise, de Frise en Gavoie, d’Allemagne en Espagne, il servit maints seigneurs, acheva maintes emprises. Hélas ! pendant deux années, nulle nouvelle ne lui vint de la Cornouailles, nul ami, nul message.
Alors il crut qu’Iseut s’était déprisé de lui et qu’elle l’oubliait.
Or, il advint qu’un jour, chev[b]auchant avec le seul Gorvenal, il entra sur la terre de Bretagne. Ils traversèrent une plaine dévastée : partout des murs ruinés, des villages sans habitants, des champs essartés par le feu, et leurs chevaux foulaient des cendres et des charbons. Sur la lande déserte, Tristan songea :
« Je suis las et recru. De quoi me servent ces aventures ? Ma dame est au loin, jamais je ne la reverrai. Depuis deux années, que ne m’a-t-elle fait quérir par les pays ? Pas un message d’elle. À Tintagel, le roi l’honore et la sert ; elle vit en joie. Certes, le grelot du chien enchanté accomplit bien son œuvre ! Elle m’oublie, et peu lui chaut des deuils et des joies d’antan, peu lui chaut du chétif qui erre par ce pays désolé. À mon tour, n’oublierai-je jamais celle qui m’oublie ? Jamais ne trouverai-je qui guérisse ma misère ? »
Pendant deux jours, Tristan et Gorvenal passèrent les champs et les bourgs sans voir un homme, un coq, un chien. Au troisième jour, à l’heure de none, ils approchèrent d’une colline où se dressait une vieille chapelle, et, tout près, l’habitacle d’un ermite. L’ermite ne portait point de vêtements tissés, mais une peau de chèvre avec des haillons de laine sur l’échine. Prosterné sur le sol, les genoux et les coudes nus, il priait Marie-Madeleine de lui inspirer des prières salutaires. Il souhaita la bienvenue aux arrivants, et tandis que Gorvenal établait les chevaux, il désarma Tristan, puis disposa le manger. Il ne leur donna point de mets délicats, mais de l’eau de source et du pain d’orge pétri avec de la cendre. Après le repas, comme la nuit était tombée et qu’ils étaient assis autour du feu, Tristan demanda quelle était cette terre ruinée.
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
« Beau seigneur, dit l’ermite, c’est la terre de Bretagne, que tient le duc Hoël. C’était naguère un beau pays, riche en prairies et en terres de labour : ici des moulins, là des pommiers, là des métairies. Mais le comte Riol de Nantes y a fait le dégât ; ses fourrageurs ont partout bouté le feu, et de partout enlevé les proies. Ses hommes en sont riches pour longtemps : ainsi va la guerre.
— Frère, dit Tristan, pourquoi le comte Riol a-t-il ainsi honni votre seigneur Hoël ?
— Je vous dirai donc, seigneur, l’occasion de la guerre. Sachez que Riol était le vassal du duc Hoël. Or, le duc a une fille, belle entre les filles de hauts hommes, et le comte Riol voulait la prendre à femme. Mais son père refusa de la donner à un vassal, et le comte Riol a tenté de l’enlever par la force. Bien des hommes sont morts pour cette querelle.
Tristan demanda :
« Le duc Hoël peut-il encore soutenir sa guerre ?
— À grand’peine, seigneur. Pourtant, son dernier château, Carhaix, résiste encore, car les murailles en sont fortes, et fort est le cœur du fils du duc Hoël, Kaherdin, le bon chevalier. Mais l’ennemi les presse et les affame : pourront-ils tenir longtemps ? »
Tristan demanda à quelle distance était le château de Carhaix.
« Sire, à deux milles seulement. »
Ils se séparèrent et dormirent. Au matin, après que l’ermite eut chanté et qu’ils eurent partagé le pain d’orge et de cendre, Tristan prit congé du prud’homme et chevaucha vers Carhaix.
Quand il s’arrêta au pied des murailles closes, il vit une troupe d’hommes debout sur le chemin de ronde, et demanda le duc. Hoël se trouvait parmi ces hommes avec son fils Kaherdin. Il se fit connaître et Tristan lui dit :
« Je suis Tristan, roi de Loonnois, et Marc, le roi de Cornouailles, est mon oncle. J’ai su, seigneur, que vos vassaux vous faisaient tort et je suis venu pour vous offrir mon service.
— Hélas ! sire Tristan, passez votre voie et que Dieu vous récompense ! Comment vous accueillir céans ? Nous n’avons plus de vivres ; point de blé, rien que des fèves et de l’orge pour subsister.
— Qu’importe ? dit Tristan. J’ai vécu dans une forêt, pendant deux ans, d’herbes, de racines et de venaison, et sachez que je trouvais bonne cette vie. Commandez qu’on m’ouvre cette porte. »
— Frère, dit Tristan, pourquoi le comte Riol a-t-il ainsi honni votre seigneur Hoël ?
— Je vous dirai donc, seigneur, l’occasion de la guerre. Sachez que Riol était le vassal du duc Hoël. Or, le duc a une fille, belle entre les filles de hauts hommes, et le comte Riol voulait la prendre à femme. Mais son père refusa de la donner à un vassal, et le comte Riol a tenté de l’enlever par la force. Bien des hommes sont morts pour cette querelle.
Tristan demanda :
« Le duc Hoël peut-il encore soutenir sa guerre ?
— À grand’peine, seigneur. Pourtant, son dernier château, Carhaix, résiste encore, car les murailles en sont fortes, et fort est le cœur du fils du duc Hoël, Kaherdin, le bon chevalier. Mais l’ennemi les presse et les affame : pourront-ils tenir longtemps ? »
Tristan demanda à quelle distance était le château de Carhaix.
« Sire, à deux milles seulement. »
Ils se séparèrent et dormirent. Au matin, après que l’ermite eut chanté et qu’ils eurent partagé le pain d’orge et de cendre, Tristan prit congé du prud’homme et chevaucha vers Carhaix.
Quand il s’arrêta au pied des murailles closes, il vit une troupe d’hommes debout sur le chemin de ronde, et demanda le duc. Hoël se trouvait parmi ces hommes avec son fils Kaherdin. Il se fit connaître et Tristan lui dit :
« Je suis Tristan, roi de Loonnois, et Marc, le roi de Cornouailles, est mon oncle. J’ai su, seigneur, que vos vassaux vous faisaient tort et je suis venu pour vous offrir mon service.
— Hélas ! sire Tristan, passez votre voie et que Dieu vous récompense ! Comment vous accueillir céans ? Nous n’avons plus de vivres ; point de blé, rien que des fèves et de l’orge pour subsister.
— Qu’importe ? dit Tristan. J’ai vécu dans une forêt, pendant deux ans, d’herbes, de racines et de venaison, et sachez que je trouvais bonne cette vie. Commandez qu’on m’ouvre cette porte. »
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Kaherdin dit alors :
« Recevez-le, mon père, puisqu’il est de tel courage, afin qu’il prenne sa part de nos biens et de nos maux. »
Ils l’accueillirent avec honneur. Kaherdin fit visiter à son hôte les fortes murailles et la tour maîtresse, bien flanquée de bretèches palissadées où s’embusquaient les arbalétriers. Des créneaux, il lui fit voir dans la plaine, au loin, les tentes et les pavillons plantés par le comte Riol. Quand ils furent revenus au seuil du château, Kaherdin dit à Tristan :
« Or, bel ami, nous monterons à la salle où sont ma mère et ma sœur. »
Tous deux, se tenant par la main, entrèrent dans la chambre des femmes. La mère et la fille, assises sur une courtepointe, paraient d’orfroi un palle d’Angleterre et chantaient une chanson de toile : elles disaient comment Belle Dœtte, assise au vent sous l’épine blanche, attend et regrette Doon son ami, si lent à venir. Tristan les salua et elles le saluèrent, puis les deux chevaliers s’assirent auprès d’elles. Kaherdin, montrant l’étole que brodait sa mère :
« Voyez, dit-il, bel ami Tristan, quelle ouvrière est ma dame : comme elle sait à merveille orner les étoles et les chasubles, pour en faire aumône aux moutiers pauvres ! et comme les mains de ma sœur font courir les fils d’or sur ce samit blanc ! Par foi, belle sœur, c’est à droit que vous avez nom Iseut aux Blanches Mains ! »
Alors Tristan, connaissant qu’elle s’appelait Iseut, sourit et la regarda plus doucement.
Or, le comte Riol avait dressé son camp à trois milles de Carhaix, et, depuis bien des jours, les hommes du duc Hoël n’osaient plus, pour l’assaillir, franchir les barres. Mais, dès le lendemain, Tristan, Kaherdin et douze jeunes chevaliers sortirent de Carhaix, les hauberts endossés, les heaumes lacés, et chevauchèrent sous des bois de sapins jusqu’aux approches des tentes ennemies ; puis, s’élançant de l’aguet, ils enlevèrent par force un charroi du comte Riol. À partir de ce jour, variant maintes fois ruses et prouesses, ils culbutaient ses tentes mal gardées, attaquaient ses convois, navraient et tuaient ses hommes et jamais ils ne rentraient dans Carhaix sans y ramener quelque proie. Par là, Tristan et Kaherdin commencèrent à se porter foi et tendresse, tant qu’ils se jurèrent amitié et compagnonnage. Jamais ils ne faussèrent cette parole, comme l’histoire vous l’apprendra.
Or, tandis qu’ils revenaient de ces chevauchées, parlant de chevalerie et de courtoisie, souvent Kaherdin louait à son cher compagnon sa sœur Iseut aux Blanches Mains, la simple, la belle.
Un matin, comme l’aube venait de poindre, un guetteur descendit en hâte de sa tour et courut par les salles en criant :
« Seigneurs, vous avez trop dormi ! Levez-vous, Riol vient faire l’assaillie ! »
Chevaliers et bourgeois s’armèrent et coururent aux murailles : ils virent dans la plaine briller les heaumes, flotter les pennons de cendal, et tout l’ost de Riol qui s’avançait en bel arroi. Le duc Hoël et Kaherdin déployèrent aussitôt devant les portes les premières batailles de chevaliers. Arrivés à la portée d’un arc, ils brochèrent les chevaux, lances baissées, et les flèches tombaient sur eux comme pluie d’avril.
« Recevez-le, mon père, puisqu’il est de tel courage, afin qu’il prenne sa part de nos biens et de nos maux. »
Ils l’accueillirent avec honneur. Kaherdin fit visiter à son hôte les fortes murailles et la tour maîtresse, bien flanquée de bretèches palissadées où s’embusquaient les arbalétriers. Des créneaux, il lui fit voir dans la plaine, au loin, les tentes et les pavillons plantés par le comte Riol. Quand ils furent revenus au seuil du château, Kaherdin dit à Tristan :
« Or, bel ami, nous monterons à la salle où sont ma mère et ma sœur. »
Tous deux, se tenant par la main, entrèrent dans la chambre des femmes. La mère et la fille, assises sur une courtepointe, paraient d’orfroi un palle d’Angleterre et chantaient une chanson de toile : elles disaient comment Belle Dœtte, assise au vent sous l’épine blanche, attend et regrette Doon son ami, si lent à venir. Tristan les salua et elles le saluèrent, puis les deux chevaliers s’assirent auprès d’elles. Kaherdin, montrant l’étole que brodait sa mère :
« Voyez, dit-il, bel ami Tristan, quelle ouvrière est ma dame : comme elle sait à merveille orner les étoles et les chasubles, pour en faire aumône aux moutiers pauvres ! et comme les mains de ma sœur font courir les fils d’or sur ce samit blanc ! Par foi, belle sœur, c’est à droit que vous avez nom Iseut aux Blanches Mains ! »
Alors Tristan, connaissant qu’elle s’appelait Iseut, sourit et la regarda plus doucement.
Or, le comte Riol avait dressé son camp à trois milles de Carhaix, et, depuis bien des jours, les hommes du duc Hoël n’osaient plus, pour l’assaillir, franchir les barres. Mais, dès le lendemain, Tristan, Kaherdin et douze jeunes chevaliers sortirent de Carhaix, les hauberts endossés, les heaumes lacés, et chevauchèrent sous des bois de sapins jusqu’aux approches des tentes ennemies ; puis, s’élançant de l’aguet, ils enlevèrent par force un charroi du comte Riol. À partir de ce jour, variant maintes fois ruses et prouesses, ils culbutaient ses tentes mal gardées, attaquaient ses convois, navraient et tuaient ses hommes et jamais ils ne rentraient dans Carhaix sans y ramener quelque proie. Par là, Tristan et Kaherdin commencèrent à se porter foi et tendresse, tant qu’ils se jurèrent amitié et compagnonnage. Jamais ils ne faussèrent cette parole, comme l’histoire vous l’apprendra.
Or, tandis qu’ils revenaient de ces chevauchées, parlant de chevalerie et de courtoisie, souvent Kaherdin louait à son cher compagnon sa sœur Iseut aux Blanches Mains, la simple, la belle.
Un matin, comme l’aube venait de poindre, un guetteur descendit en hâte de sa tour et courut par les salles en criant :
« Seigneurs, vous avez trop dormi ! Levez-vous, Riol vient faire l’assaillie ! »
Chevaliers et bourgeois s’armèrent et coururent aux murailles : ils virent dans la plaine briller les heaumes, flotter les pennons de cendal, et tout l’ost de Riol qui s’avançait en bel arroi. Le duc Hoël et Kaherdin déployèrent aussitôt devant les portes les premières batailles de chevaliers. Arrivés à la portée d’un arc, ils brochèrent les chevaux, lances baissées, et les flèches tombaient sur eux comme pluie d’avril.
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Mais Tristan s’armait à son tour avec ceux que le guetteur avait réveillés les derniers. Il lace ses chausses, passe le bliaut, les houseaux étroits et les éperons d’or ; il endosse le haubert, fixe le heaume sur la ventaille ; il monte, éperonne son cheval jusque dans la plaine et paraît, l’écu dressé contre sa poitrine, en criant : « Carhaix ! » Il était temps : déjà les hommes d’Hoël reculaient vers les bailes. Alors il fit beau voir la mêlée des chevaux abattus et des vassaux navrés, les coups portés par les jeunes chevaliers, et l’herbe qui, sous leurs pas, devenait sanglante. En avant de tous, Kaherdin s’était fièrement arrêté, en voyant poindre contre lui un hardi baron, le frère du comte Riol. Tous deux se heurtèrent des lances baissées. Le Nantais brisa la sienne sans ébranler Kaherdin, qui, d’un coup plus sûr, écartela l’écu de l’adversaire et lui planta son fer bruni dans le côté jusqu’au gonfanon. Soulevé de selle, le chevalier vide les arçons et tombe.
Au cri que poussa son frère, le comte Riol s’élança contre Kaherdin, le frein abandonné. Mais Tristan lui barra le passage. Quand ils se heurtèrent, la lance de Tristan se rompit à son poing, et celle de Riol, rencontrant le poitrail du cheval ennemi, pénétra dans les chairs et l’étendit mort sur le pré. Tristan, aussitôt relevé, l’épée fourbie à la main :
« Couard, dit-il, la male mort à qui laisse le maître pour navrer le cheval ! Tu ne sortiras pas vivant de ce pré !
— Je crois que vous mentez ! » répondit Riol en poussant sur lui son destrier.
Mais Tristan esquiva l’atteinte, et, levant le bras, fit lourdement tomber sa lame sur le heaume de Riol, dont il embarra le cercle et emporta le nasal. La lame glissa de l’épaule du chevalier au flanc du cheval, qui chancela et s’abattit à son tour. Riol parvint à s’en débarrasser et se redressa ; à pied tous deux, l’écu troué, fendu, le haubert démaillé, ils se requièrent et s’assaillent ; enfin Tristan frappe Riol sur l’escarboucle de son heaume. Le cercle cède, et le coup était si fortement assené que le baron tombe sur les genoux et sur les mains :
« Relève-toi, si tu peux, vassal, lui cria Tristan ; à la male heure es-tu venu dans ce champ ; il te faut mourir ! »
Riol se remet en pieds, mais Tristan l’abat encore d’un coup qui fendit le heaume, trancha la coiffe et découvrit le crâne. Riol implora merci, demanda la vie sauve et Tristan reçut son épée. Il la prit à temps, car de toutes parts les Nantais étaient venus à la rescousse de leur seigneur. Mais déjà leur seigneur était recréant.
Riol promit de se rendre en la prison du duc Hoël, de lui jurer de nouveau hommage et foi, de restaurer les bourgs et les villages brûlés. Par son ordre, la bataille s’apaisa, et son ost s’éloigna.
Au cri que poussa son frère, le comte Riol s’élança contre Kaherdin, le frein abandonné. Mais Tristan lui barra le passage. Quand ils se heurtèrent, la lance de Tristan se rompit à son poing, et celle de Riol, rencontrant le poitrail du cheval ennemi, pénétra dans les chairs et l’étendit mort sur le pré. Tristan, aussitôt relevé, l’épée fourbie à la main :
« Couard, dit-il, la male mort à qui laisse le maître pour navrer le cheval ! Tu ne sortiras pas vivant de ce pré !
— Je crois que vous mentez ! » répondit Riol en poussant sur lui son destrier.
Mais Tristan esquiva l’atteinte, et, levant le bras, fit lourdement tomber sa lame sur le heaume de Riol, dont il embarra le cercle et emporta le nasal. La lame glissa de l’épaule du chevalier au flanc du cheval, qui chancela et s’abattit à son tour. Riol parvint à s’en débarrasser et se redressa ; à pied tous deux, l’écu troué, fendu, le haubert démaillé, ils se requièrent et s’assaillent ; enfin Tristan frappe Riol sur l’escarboucle de son heaume. Le cercle cède, et le coup était si fortement assené que le baron tombe sur les genoux et sur les mains :
« Relève-toi, si tu peux, vassal, lui cria Tristan ; à la male heure es-tu venu dans ce champ ; il te faut mourir ! »
Riol se remet en pieds, mais Tristan l’abat encore d’un coup qui fendit le heaume, trancha la coiffe et découvrit le crâne. Riol implora merci, demanda la vie sauve et Tristan reçut son épée. Il la prit à temps, car de toutes parts les Nantais étaient venus à la rescousse de leur seigneur. Mais déjà leur seigneur était recréant.
Riol promit de se rendre en la prison du duc Hoël, de lui jurer de nouveau hommage et foi, de restaurer les bourgs et les villages brûlés. Par son ordre, la bataille s’apaisa, et son ost s’éloigna.
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Quand les vainqueurs furent rentrés dans Carhaix, Kaherdin dit à son père :
« Sire, mandez Tristan, et retenez-le ; il n’est pas de meilleur chevalier, et votre pays a besoin d’un baron de telle prouesse. »
Ayant pris le conseil de ses hommes, le duc Hoël appela Tristan :
« Ami, je ne saurais trop vous aimer, car vous m’avez conservé cette terre. Je veux donc m’acquitter envers vous. Ma fille, Iseut aux Blanches Mains, est née de ducs, de rois et de reines. Prenez-la, je vous la donne.
— Sire, je la prends », dit Tristan.
Ah ! seigneurs, pourquoi dit-il cette parole ? Mais, pour cette parole, il mourut.
Jour est pris, terme fixé. Le duc vient avec ses amis, Tristan avec les siens. Le chapelain chante la messe. Devant tous, à la porte du moutier, selon la loi de sainte Eglise, Tristan épouse Iseut aux Blanches Mains. Les noces furent grandes et riches. Mais la nuit venue, tandis que les hommes de Tristan le dépouillaient de ses vêtements, il advint que, en retirant la manche trop étroite de son bliau, ils enlevèrent et firent choir de son doigt son anneau de jaspe vert, l’anneau d’Iseut la Blonde. Il sonne clair sur les dalles.
Tristan regarde et le voit. Alors son ancien amour se réveille, et Tristan connaît son forfait.
Il lui ressouvint du jour où Iseut la Blonde lui avait donné cet anneau : c’était dans la forêt, où, pour lui, elle avait mené l’âpre vie. Et, couché auprès de l’autre Iseut, il revit la hutte du Morois. Par quelle forsennerie avait-il en son cœur accusé son amie de trahison ? Non, elle souffrait pour lui toute misère, et lui seul l’avait trahie.
Mais il prenait aussi en compassion Iseut, sa femme, la simple, la belle. Les deux Iseut l’avaient aimé à la male heure. À toutes les deux il avait menti sa foi.
Pourtant, Iseut aux Blanches Mains s’étonnait de l’entendre soupirer, étendu à ses côtés. Elle lui dit enfin, un peu honteuse :
« Cher seigneur, vous ai-je offensé en quelque chose ? Pourquoi ne me donnez-vous pas un seul baiser ? Dites-le-moi, que je connaisse mon tort, et je vous en ferai belle amendise, si je puis.
— Amie, dit Tristan, ne vous courroucez pas, mais j’ai fait un vœu. Naguère, en un autre pays, j’ai combattu un dragon, et j’allais périr, quand je me suis souvenu de la Mère de Dieu : je lui ai promis que, délivré du monstre par sa courtoisie, si jamais je prenais femme, tout un an je m’abstiendrais de l’accoler et de l’embrasser…
— Or donc, dit Iseut aux Blanches Mains, je le souffrirai bonnement. »
Mais quand les servantes, au matin, lui ajustèrent la guimpe des femmes épousées, elle sourit tristement, et songea qu’elle n’avait guère droit à cette parure.
« Sire, mandez Tristan, et retenez-le ; il n’est pas de meilleur chevalier, et votre pays a besoin d’un baron de telle prouesse. »
Ayant pris le conseil de ses hommes, le duc Hoël appela Tristan :
« Ami, je ne saurais trop vous aimer, car vous m’avez conservé cette terre. Je veux donc m’acquitter envers vous. Ma fille, Iseut aux Blanches Mains, est née de ducs, de rois et de reines. Prenez-la, je vous la donne.
— Sire, je la prends », dit Tristan.
Ah ! seigneurs, pourquoi dit-il cette parole ? Mais, pour cette parole, il mourut.
Jour est pris, terme fixé. Le duc vient avec ses amis, Tristan avec les siens. Le chapelain chante la messe. Devant tous, à la porte du moutier, selon la loi de sainte Eglise, Tristan épouse Iseut aux Blanches Mains. Les noces furent grandes et riches. Mais la nuit venue, tandis que les hommes de Tristan le dépouillaient de ses vêtements, il advint que, en retirant la manche trop étroite de son bliau, ils enlevèrent et firent choir de son doigt son anneau de jaspe vert, l’anneau d’Iseut la Blonde. Il sonne clair sur les dalles.
Tristan regarde et le voit. Alors son ancien amour se réveille, et Tristan connaît son forfait.
Il lui ressouvint du jour où Iseut la Blonde lui avait donné cet anneau : c’était dans la forêt, où, pour lui, elle avait mené l’âpre vie. Et, couché auprès de l’autre Iseut, il revit la hutte du Morois. Par quelle forsennerie avait-il en son cœur accusé son amie de trahison ? Non, elle souffrait pour lui toute misère, et lui seul l’avait trahie.
Mais il prenait aussi en compassion Iseut, sa femme, la simple, la belle. Les deux Iseut l’avaient aimé à la male heure. À toutes les deux il avait menti sa foi.
Pourtant, Iseut aux Blanches Mains s’étonnait de l’entendre soupirer, étendu à ses côtés. Elle lui dit enfin, un peu honteuse :
« Cher seigneur, vous ai-je offensé en quelque chose ? Pourquoi ne me donnez-vous pas un seul baiser ? Dites-le-moi, que je connaisse mon tort, et je vous en ferai belle amendise, si je puis.
— Amie, dit Tristan, ne vous courroucez pas, mais j’ai fait un vœu. Naguère, en un autre pays, j’ai combattu un dragon, et j’allais périr, quand je me suis souvenu de la Mère de Dieu : je lui ai promis que, délivré du monstre par sa courtoisie, si jamais je prenais femme, tout un an je m’abstiendrais de l’accoler et de l’embrasser…
— Or donc, dit Iseut aux Blanches Mains, je le souffrirai bonnement. »
Mais quand les servantes, au matin, lui ajustèrent la guimpe des femmes épousées, elle sourit tristement, et songea qu’elle n’avait guère droit à cette parure.
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
XVI - Kaherdin
À quelques jours de là, le duc Hoël, son sénéchal et tous ses veneurs, Tristan, Iseut aux Blanches Mains et Kaherdin sortirent ensemble du château pour chasser en forêt. Sur une route étroite, Tristan chevauchait à la gauche de Kaherdin, qui de sa main droite retenait par les rênes le palefroi d’Iseut aux Blanches Mains. Or, le palefroi buta dans une flaque d’eau. Son sabot fit rejaillir l’eau si fort sous les vêtements d’Iseut qu’elle en fut toute mouillée et sentit la froidure plus haute que son genou. Elle jeta un cri léger, et d’un coup d’éperon enleva son cheval en riant d’un rire si haut et si clair que Kaherdin, poignant après elle et l’ayant rejointe, lui demanda :
« Belle sœur, pourquoi riez-vous ?
— Pour un penser qui me vint, beau frère. Quand cette eau a jailli vers moi, je lui ai dit : « Eau, tu es plus hardie que ne fut jamais le hardi Tristan ! » C’est de quoi j’ai ri. Mais déjà j’ai trop parlé, frère, et m’en repens. »
Kaherdin, étonné, la pressa si vivement qu’elle lui dit enfin la vérité de ses noces. Alors Tristan les rejoignit, et tous trois chevauchèrent en silence jusqu’à la maison de chasse. Là, Kaherdin appela Tristan à parlement et lui dit :
« Sire Tristan, ma sœur m’a avoué la vérité de ses noces. Je vous tenais à pair et à compagnon. Mais vous avez faussé votre foi et honni ma parenté. Désormais, si vous ne me faites droit, sachez que je vous défie. »
Tristan lui répondit :
« Oui, je suis venu parmi vous pour votre malheur. Mais apprends ma misère, beau doux ami, frère et compagnon, et peut-être ton cœur s’apaisera. Sache que j’ai une autre Iseut, plus belle que toutes les femmes, qui a souffert et qui souffre encore pour moi maintes peines. Certes, ta sœur m’aime et m’honore ; mais, pour l’amour de moi, l’autre Iseut traite à plus d’honneur encore que ta sœur ne me traite un chien que je lui ai donné. Viens ; quittons cette chasse, suis-moi où je te mènerai ; je te dirai la misère de ma vie. »
À quelques jours de là, le duc Hoël, son sénéchal et tous ses veneurs, Tristan, Iseut aux Blanches Mains et Kaherdin sortirent ensemble du château pour chasser en forêt. Sur une route étroite, Tristan chevauchait à la gauche de Kaherdin, qui de sa main droite retenait par les rênes le palefroi d’Iseut aux Blanches Mains. Or, le palefroi buta dans une flaque d’eau. Son sabot fit rejaillir l’eau si fort sous les vêtements d’Iseut qu’elle en fut toute mouillée et sentit la froidure plus haute que son genou. Elle jeta un cri léger, et d’un coup d’éperon enleva son cheval en riant d’un rire si haut et si clair que Kaherdin, poignant après elle et l’ayant rejointe, lui demanda :
« Belle sœur, pourquoi riez-vous ?
— Pour un penser qui me vint, beau frère. Quand cette eau a jailli vers moi, je lui ai dit : « Eau, tu es plus hardie que ne fut jamais le hardi Tristan ! » C’est de quoi j’ai ri. Mais déjà j’ai trop parlé, frère, et m’en repens. »
Kaherdin, étonné, la pressa si vivement qu’elle lui dit enfin la vérité de ses noces. Alors Tristan les rejoignit, et tous trois chevauchèrent en silence jusqu’à la maison de chasse. Là, Kaherdin appela Tristan à parlement et lui dit :
« Sire Tristan, ma sœur m’a avoué la vérité de ses noces. Je vous tenais à pair et à compagnon. Mais vous avez faussé votre foi et honni ma parenté. Désormais, si vous ne me faites droit, sachez que je vous défie. »
Tristan lui répondit :
« Oui, je suis venu parmi vous pour votre malheur. Mais apprends ma misère, beau doux ami, frère et compagnon, et peut-être ton cœur s’apaisera. Sache que j’ai une autre Iseut, plus belle que toutes les femmes, qui a souffert et qui souffre encore pour moi maintes peines. Certes, ta sœur m’aime et m’honore ; mais, pour l’amour de moi, l’autre Iseut traite à plus d’honneur encore que ta sœur ne me traite un chien que je lui ai donné. Viens ; quittons cette chasse, suis-moi où je te mènerai ; je te dirai la misère de ma vie. »
Sébastienne- Dans l'autre monde
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Tristan tourna bride et brocha son cheval. Kaherdin poussa le sien sur ses traces. Sans une parole, ils coururent jusqu’au plus profond de la forêt. Là, Tristan dévoila sa vie à Kaherdin. Il dit comment, sur la mer, il avait bu l’amour et la mort ; il dit la traîtrise des barons et du nain, la reine menée au bûcher, livrée aux lépreux, et leurs amours dans la forêt sauvage ; comment il l’avait rendue au roi Marc, et comment, l’ayant fuie, il avait voulu aimer Iseut aux Blanches Mains ; comment il savait désormais qu’il ne pouvait vivre ni mourir sans la reine.
Kaherdin se tait et s’étonne. Il sent sa colère qui, malgré lui, s’apaise.
« Ami, dit-il enfin, j’entends merveilleuses paroles, et vous avez ému mon cœur à pitié : car vous avez enduré telles peines dont Dieu garde chacun et chacune ! Retournons vers Carhaix : au troisième jour, si je puis, je vous dirai ma pensée. »
En sa chambre, à Tintagel, Iseut la Blonde soupire à cause de Tristan qu’elle appelle. L’aimer toujours, elle n’a d’autre penser, d’autre espoir, d’autre vouloir. En lui est tout son désir, et depuis deux années elle ne sait rien de lui. Où est-il ? En quel pays ? Vit-il seulement ?
En sa chambre, Iseut la Blonde est assise, et fait un triste lai d’amour. Elle dit comment Guron fut surpris et tué pour l’amour de la dame qu’il aimait sur toute chose, et comment par ruse le comte donna le cœur de Guron à manger à sa femme, et la douleur de celle-ci.
La reine chante doucement ; elle accorde sa voix à la harpe. Les mains sont belles, le lai bon, le ton bas et douce la voix.
Or, survient Kariado, un riche comte d’une île lointaine. Il était venu à Tintagel pour offrir à la reine son service, et, plusieurs fois depuis le départ de Tristan, il l’avait requise d’amour. Mais la reine rebutait sa requête et la tenait à folie. Il était beau chevalier, orgueilleux et fier, bien emparlé, mais il valait mieux dans les chambres des dames qu’en bataille. Il trouva Iseut, qui faisait son lai. Il lui dit en riant :
« Dame, quel triste chant, triste comme celui de l’orfraie ! Ne dit-on pas que l’orfraie chante pour annoncer la mort ? C’est ma mort sans doute qu’annonce votre lai : car je meurs pour l’amour de vous !
— Soit, lui dit Iseut. Je veux bien que mon chant signifie votre mort, car jamais vous n’êtes venu céans sans m’apporter une nouvelle douloureuse. C’est vous qui toujours avez été orfraie ou chat-huant pour médire de Tristan. Aujourd’hui, quelle male nouvelle me direz-vous encore ? »
Kaherdin se tait et s’étonne. Il sent sa colère qui, malgré lui, s’apaise.
« Ami, dit-il enfin, j’entends merveilleuses paroles, et vous avez ému mon cœur à pitié : car vous avez enduré telles peines dont Dieu garde chacun et chacune ! Retournons vers Carhaix : au troisième jour, si je puis, je vous dirai ma pensée. »
En sa chambre, à Tintagel, Iseut la Blonde soupire à cause de Tristan qu’elle appelle. L’aimer toujours, elle n’a d’autre penser, d’autre espoir, d’autre vouloir. En lui est tout son désir, et depuis deux années elle ne sait rien de lui. Où est-il ? En quel pays ? Vit-il seulement ?
En sa chambre, Iseut la Blonde est assise, et fait un triste lai d’amour. Elle dit comment Guron fut surpris et tué pour l’amour de la dame qu’il aimait sur toute chose, et comment par ruse le comte donna le cœur de Guron à manger à sa femme, et la douleur de celle-ci.
La reine chante doucement ; elle accorde sa voix à la harpe. Les mains sont belles, le lai bon, le ton bas et douce la voix.
Or, survient Kariado, un riche comte d’une île lointaine. Il était venu à Tintagel pour offrir à la reine son service, et, plusieurs fois depuis le départ de Tristan, il l’avait requise d’amour. Mais la reine rebutait sa requête et la tenait à folie. Il était beau chevalier, orgueilleux et fier, bien emparlé, mais il valait mieux dans les chambres des dames qu’en bataille. Il trouva Iseut, qui faisait son lai. Il lui dit en riant :
« Dame, quel triste chant, triste comme celui de l’orfraie ! Ne dit-on pas que l’orfraie chante pour annoncer la mort ? C’est ma mort sans doute qu’annonce votre lai : car je meurs pour l’amour de vous !
— Soit, lui dit Iseut. Je veux bien que mon chant signifie votre mort, car jamais vous n’êtes venu céans sans m’apporter une nouvelle douloureuse. C’est vous qui toujours avez été orfraie ou chat-huant pour médire de Tristan. Aujourd’hui, quelle male nouvelle me direz-vous encore ? »
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Kariado lui répondit :
Reine, vous êtes irritée, et je ne sais de quoi ; mais bien fou qui s’émeut de vos dires ! Quoi qu’il advienne de la mort que m’annonce l’orfraie, voici donc la male nouvelle que vous apporte le chat-huant : Tristan, votre ami, est perdu pour vous, dame Iseut. Il a pris femme en autre terre. Désormais, vous pourrez vous pourvoir ailleurs, car il dédaigne votre amour. Il a pris femme à grand honneur, Iseut aux Blanches Mains, la fille du duc de Bretagne. »
Kariado s’en va, courroucé. Iseut la Blonde baisse la tête et commence à pleurer.
Au troisième jour, Kaherdin appelle Tristan :
« Ami, j’ai pris conseil en mon cœur. Oui, si vous m’avez dit la vérité, la vie que vous menez en cette terre est forsennerie et folie, et nul bien n’en peut venir ni pour vous, ni pour ma sœur Iseut aux Blanches Mains. Donc entendez mon propos. Nous voguerons ensemble vers Tintagel : vous reverrez la reine, et vous éprouverez si toujours elle vous regrette et vous porte foi. Si elle vous a oublié, peut-être alors aurez-vous plus chère Iseut ma sœur, la simple, la belle. Je vous suivrai : ne suis-je pas votre pair et votre compagnon ?
— Frère, dit Tristan, on dit bien : le cœur d’un homme vaut tout l’or d’un pays. »
Bientôt Tristan et Kaherdin prirent le bourdon et la chape des pèlerins, comme s’ils voulaient visiter les corps saints en terre lointaine. Ils prirent congé du duc Hoël. Tristan emmenait Gorvenal, et Kaherdin un seul écuyer. Secrètement ils équipèrent une nef, et tous quatre ils voguèrent vers la Cornouailles.
Le vent leur fut léger et bon, tant qu’ils atterrirent un matin, avant l’aurore, non loin de Tintagel, dans une crique déserte, voisine du château de Lidan. Là, sans doute, Dinas de Lidan, le bon sénéchal, les hébergerait et saurait cacher leur venue.
Au petit jour, les quatre compagnons montaient vers Lidan, quand ils virent venir derrière eux un homme qui suivait la même route au petit pas de son cheval. Ils se jetèrent sous bois, et l’homme passa sans les voir, car il sommeillait en selle. Tristan le reconnut :
« Frère, dit-il tout bas à Kaherdin, c’est Dinas de Lidan lui-même. Il dort. Sans doute il revient de chez son amie et rêve encore d’elle : il ne serait pas courtois de l’éveiller, mais suis-moi de loin. »
Il rejoignit Dinas, prit doucement son cheval par la bride, et chemina sans bruit à ses côtés. Enfin, un faux pas du cheval réveilla le dormeur. Il ouvre les yeux, voit Tristan, hésite.
« C’est toi, c’est toi, Tristan ! Dieu bénisse l’heure où je te revois : je l’ai si longtemps attendue !
— Ami, Dieu vous sauve ! Quelles nouvelles me direz-vous de la reine ?
— Hélas ! de dures nouvelles. Le roi la chérit et veut lui faire fête ; mais depuis ton exil elle languit et pleure pour toi. Ah ! pourquoi revenir près d’elle ? Veux-tu chercher encore ta mort et la sienne ? Tristan, aie pitié de la reine, laisse-la à son repos !
— Ami, dit Tristan, octroyez-moi un don : cachez-moi à Lidan, portez-lui mon message et faites que je la revoie une fois, une seule fois ! »
Dinas répondit :
« J’ai pitié de ma dame, et ne veux faire ton message que si je sais qu’elle t’est restée chère par-dessus toutes les femmes.
— Ah ! sire, dites-lui qu’elle m’est restée chère par-dessus toutes les femmes, et ce sera vérité.
— Or donc, suis-moi, Tristan : je t’aiderai en ton besoin. »
À Lidan, le sénéchal hébergea Tristan, Gorvenal, Kaherdin et son écuyer, et quand Tristan lui eut conté de point en point l’aventure de sa vie, Dinas s’en fut à Tintagel pour s’enquérir des nouvelles de la cour. Il apprit qu’à trois jours de là, la reine Iseut, le roi Marc, toute sa mesnie, tous ses écuyers et tous ses veneurs quitteraient Tintagel pour s’établir au château de la Blanche-Lande, où de grandes chasses étaient préparées. Alors Tristan confia au sénéchal son anneau de jaspe vert et le message qu’il devait redire à la reine.
Reine, vous êtes irritée, et je ne sais de quoi ; mais bien fou qui s’émeut de vos dires ! Quoi qu’il advienne de la mort que m’annonce l’orfraie, voici donc la male nouvelle que vous apporte le chat-huant : Tristan, votre ami, est perdu pour vous, dame Iseut. Il a pris femme en autre terre. Désormais, vous pourrez vous pourvoir ailleurs, car il dédaigne votre amour. Il a pris femme à grand honneur, Iseut aux Blanches Mains, la fille du duc de Bretagne. »
Kariado s’en va, courroucé. Iseut la Blonde baisse la tête et commence à pleurer.
Au troisième jour, Kaherdin appelle Tristan :
« Ami, j’ai pris conseil en mon cœur. Oui, si vous m’avez dit la vérité, la vie que vous menez en cette terre est forsennerie et folie, et nul bien n’en peut venir ni pour vous, ni pour ma sœur Iseut aux Blanches Mains. Donc entendez mon propos. Nous voguerons ensemble vers Tintagel : vous reverrez la reine, et vous éprouverez si toujours elle vous regrette et vous porte foi. Si elle vous a oublié, peut-être alors aurez-vous plus chère Iseut ma sœur, la simple, la belle. Je vous suivrai : ne suis-je pas votre pair et votre compagnon ?
— Frère, dit Tristan, on dit bien : le cœur d’un homme vaut tout l’or d’un pays. »
Bientôt Tristan et Kaherdin prirent le bourdon et la chape des pèlerins, comme s’ils voulaient visiter les corps saints en terre lointaine. Ils prirent congé du duc Hoël. Tristan emmenait Gorvenal, et Kaherdin un seul écuyer. Secrètement ils équipèrent une nef, et tous quatre ils voguèrent vers la Cornouailles.
Le vent leur fut léger et bon, tant qu’ils atterrirent un matin, avant l’aurore, non loin de Tintagel, dans une crique déserte, voisine du château de Lidan. Là, sans doute, Dinas de Lidan, le bon sénéchal, les hébergerait et saurait cacher leur venue.
Au petit jour, les quatre compagnons montaient vers Lidan, quand ils virent venir derrière eux un homme qui suivait la même route au petit pas de son cheval. Ils se jetèrent sous bois, et l’homme passa sans les voir, car il sommeillait en selle. Tristan le reconnut :
« Frère, dit-il tout bas à Kaherdin, c’est Dinas de Lidan lui-même. Il dort. Sans doute il revient de chez son amie et rêve encore d’elle : il ne serait pas courtois de l’éveiller, mais suis-moi de loin. »
Il rejoignit Dinas, prit doucement son cheval par la bride, et chemina sans bruit à ses côtés. Enfin, un faux pas du cheval réveilla le dormeur. Il ouvre les yeux, voit Tristan, hésite.
« C’est toi, c’est toi, Tristan ! Dieu bénisse l’heure où je te revois : je l’ai si longtemps attendue !
— Ami, Dieu vous sauve ! Quelles nouvelles me direz-vous de la reine ?
— Hélas ! de dures nouvelles. Le roi la chérit et veut lui faire fête ; mais depuis ton exil elle languit et pleure pour toi. Ah ! pourquoi revenir près d’elle ? Veux-tu chercher encore ta mort et la sienne ? Tristan, aie pitié de la reine, laisse-la à son repos !
— Ami, dit Tristan, octroyez-moi un don : cachez-moi à Lidan, portez-lui mon message et faites que je la revoie une fois, une seule fois ! »
Dinas répondit :
« J’ai pitié de ma dame, et ne veux faire ton message que si je sais qu’elle t’est restée chère par-dessus toutes les femmes.
— Ah ! sire, dites-lui qu’elle m’est restée chère par-dessus toutes les femmes, et ce sera vérité.
— Or donc, suis-moi, Tristan : je t’aiderai en ton besoin. »
À Lidan, le sénéchal hébergea Tristan, Gorvenal, Kaherdin et son écuyer, et quand Tristan lui eut conté de point en point l’aventure de sa vie, Dinas s’en fut à Tintagel pour s’enquérir des nouvelles de la cour. Il apprit qu’à trois jours de là, la reine Iseut, le roi Marc, toute sa mesnie, tous ses écuyers et tous ses veneurs quitteraient Tintagel pour s’établir au château de la Blanche-Lande, où de grandes chasses étaient préparées. Alors Tristan confia au sénéchal son anneau de jaspe vert et le message qu’il devait redire à la reine.
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
XVII - Dinas de Lidan
Dinas retourna donc à Tintagel, monta les degrés et entra dans la salle. Sous le dais, le roi Marc et Iseut la Blonde étaient assis à l’échiquier. Dinas prit place sur un escabeau près de la reine, comme pour observer son jeu, et par deux fois, feignant de lui désigner les pièces, il posa sa main sur l’échiquier : à la seconde fois, Iseut reconnut à son doigt l’anneau de jaspe. Alors, elle eut assez joué. Elle heurta légèrement le bras de Dinas, en telle guise que plusieurs paonnets tombèrent en désordre.
« Voyez, sénéchal, dit-elle, vous avez troublé mon jeu, et de telle sorte que je ne saurais le reprendre. »
Marc quitte la salle, Iseut se retire en sa chambre et fait venir le sénéchal auprès d’elle :
« Ami, vous êtes messager de Tristan ?
— Oui, reine, il est à Lidan, caché dans mon château.
— Est-il vrai qu’il ait pris femme en Bretagne ?
— Reine, on vous a dit la vérité. Mais il assure qu’il ne vous a point trahie ; que pas un seul jour il n’a cessé de vous chérir par-dessus toutes les femmes ; qu’il mourra, s’il ne vous revoit… une fois seulement : il vous semond d’y consentir, par la promesse que vous lui fîtes le dernier jour où il vous parla. »
La reine se tut quelque temps, songeant à l’autre Iseut. Enfin, elle répondit :
« Oui, au dernier jour où il me parla, j’ai dit, il m’en souvient : «Si jamais je revois l’anneau de jaspe vert, ni tour, ni fort château, ni défense royale ne m’empêcheront de faire la volonté de mon ami, que ce soit sagesse ou folie… »
— Reine, à deux jours d’ici, la cour doit quitter Tintagel pour gagner la Blanche-Lande ; Tristan vous mande qu’il sera caché sur la route, dans un fourré d’épines. Il vous mande que vous le preniez en pitié.
— Je l’ai dit : ni tour, ni fort château, ni défense royale ne m’empêcheront de faire la volonté de mon ami. »
Dinas retourna donc à Tintagel, monta les degrés et entra dans la salle. Sous le dais, le roi Marc et Iseut la Blonde étaient assis à l’échiquier. Dinas prit place sur un escabeau près de la reine, comme pour observer son jeu, et par deux fois, feignant de lui désigner les pièces, il posa sa main sur l’échiquier : à la seconde fois, Iseut reconnut à son doigt l’anneau de jaspe. Alors, elle eut assez joué. Elle heurta légèrement le bras de Dinas, en telle guise que plusieurs paonnets tombèrent en désordre.
« Voyez, sénéchal, dit-elle, vous avez troublé mon jeu, et de telle sorte que je ne saurais le reprendre. »
Marc quitte la salle, Iseut se retire en sa chambre et fait venir le sénéchal auprès d’elle :
« Ami, vous êtes messager de Tristan ?
— Oui, reine, il est à Lidan, caché dans mon château.
— Est-il vrai qu’il ait pris femme en Bretagne ?
— Reine, on vous a dit la vérité. Mais il assure qu’il ne vous a point trahie ; que pas un seul jour il n’a cessé de vous chérir par-dessus toutes les femmes ; qu’il mourra, s’il ne vous revoit… une fois seulement : il vous semond d’y consentir, par la promesse que vous lui fîtes le dernier jour où il vous parla. »
La reine se tut quelque temps, songeant à l’autre Iseut. Enfin, elle répondit :
« Oui, au dernier jour où il me parla, j’ai dit, il m’en souvient : «Si jamais je revois l’anneau de jaspe vert, ni tour, ni fort château, ni défense royale ne m’empêcheront de faire la volonté de mon ami, que ce soit sagesse ou folie… »
— Reine, à deux jours d’ici, la cour doit quitter Tintagel pour gagner la Blanche-Lande ; Tristan vous mande qu’il sera caché sur la route, dans un fourré d’épines. Il vous mande que vous le preniez en pitié.
— Je l’ai dit : ni tour, ni fort château, ni défense royale ne m’empêcheront de faire la volonté de mon ami. »
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Le surlendemain, tandis que toute la cour de Marc s’apprêtait au départ de Tintagel, Tristan et Gorvenal, Kaherdin et son écuyer revêtirent le haubert, prirent leurs épées et leurs écus et, par des chemins secrets, se mirent à la voie vers le lieu désigné. À travers la forêt, deux routes conduisaient vers la Blanche-Lande : l’une belle et bien ferrée, par où devait passer le cortège, l’autre pierreuse et abandonnée. Tristan et Kaherdin apostèrent sur celle-ci leurs deux écuyers ; ils les attendraient en ce lieu, gardant leurs chevaux et leurs écus. Eux-mêmes se glissèrent sous bois et se cachèrent dans un fourré. Devant ce fourré, sur la route, Tristan déposa une branche de coudrier où s’enlaçait un brin de chèvrefeuille.
Bientôt, le cortège apparaît sur la route. C’est d’abord la troupe du roi Marc. Viennent en belle ordonnance les fourriers et les maréchaux, les queux et les échansons, viennent les chapelains, viennent les valets de chiens menant lévriers et brachets, puis les fauconniers portant les oiseaux sur le poing gauche, puis les veneurs, puis les chevaliers et les barons ; ils vont leur petit train, bien arrangés deux par deux, et il fait beau les voir, richement montés sur chevaux harnachés de velours semé d’orfèvrerie. Puis le roi Marc passa, et Kaherdin s’émerveillait de voir ses privés autour de lui, deux deçà et deux delà, habillés tous de drap d’or ou d’écarlate.
Alors s’avance le cortège de la reine. Les lavandières et les chambrières viennent en tête, ensuite les femmes et les filles des barons et des comtes. Elles passent une à une ; un jeune chevalier escorte chacune d’elles. Enfin approche un palefroi monté par la plus belle que Kaherdin ait jamais vue de ses yeux : elle est bien faite de corps et de visage, les hanches un peu basses, les sourcils bien tracés, les yeux riants, les dents menues ; une robe de rouge samit la couvre ; un mince chapelet d’or et de pierreries pare son front poli.
« C’est la reine, dit Kaherdin à voix basse.
— La reine ? dit Tristan ; non, c’est Camille, sa servante. »
Alors s’en vient, sur un palefroi vair, une autre damoiselle, plus blanche que neige en février, plus vermeille que rose ; ses yeux clairs frémissent comme l’étoile dans la fontaine.
« Or, je la vois, c’est la reine ! dit Kaherdin.
— Eh ! non, dit Tristan, c’est Brangien la Fidèle. »
Mais la route s’éclaira tout à coup, comme si le soleil ruisselait soudain à travers les feuillages des grands arbres, et Iseut la Blonde apparut. Le duc Andret, que Dieu honnisse ! chevauchait à sa droite.
À cet instant, partirent du fourré d’épines des chants de fauvettes et d’alouettes, et Tristan mettait en ces mélodies toute sa tendresse. La reine a compris le message de son ami. Elle remarque sur le sol la branche de coudrier où le chèvrefeuille s’enlace fortement, et songe en son cœur : « Ainsi va de nous, ami ; ni vous sans moi, ni moi sans vous. » Elle arrête son palefroi, descend, vient vers une haquenée qui portait une niche enrichie de pierreries ; là, sur un tapis de pourpre, était couché le chien Petit-Crû : elle le prend entre ses bras, le flatte de la main, le caresse de son manteau d’hermine, lui fait mainte fête. Puis, l’ayant replacé dans sa châsse, elle se tourne vers le fourré d’épines et dit à voix haute :
« Oiseaux de ce bois, qui m’avez réjouie de vos chansons, je vous prends à louage. Tandis que mon seigneur Marc chevauchera jusqu’à la Blanche-Lande, je veux séjourner dans mon château de Saint-Lubin. Oiseaux, faites-moi cortège jusque-là ; ce soir, je vous récompenserai richement, comme de bons ménestrels. »
Tristan retint ses paroles et se réjouit. Mais déjà Andret le Félon s’inquiétait. Il remit la reine en selle, et le cortège s’éloigna.
Bientôt, le cortège apparaît sur la route. C’est d’abord la troupe du roi Marc. Viennent en belle ordonnance les fourriers et les maréchaux, les queux et les échansons, viennent les chapelains, viennent les valets de chiens menant lévriers et brachets, puis les fauconniers portant les oiseaux sur le poing gauche, puis les veneurs, puis les chevaliers et les barons ; ils vont leur petit train, bien arrangés deux par deux, et il fait beau les voir, richement montés sur chevaux harnachés de velours semé d’orfèvrerie. Puis le roi Marc passa, et Kaherdin s’émerveillait de voir ses privés autour de lui, deux deçà et deux delà, habillés tous de drap d’or ou d’écarlate.
Alors s’avance le cortège de la reine. Les lavandières et les chambrières viennent en tête, ensuite les femmes et les filles des barons et des comtes. Elles passent une à une ; un jeune chevalier escorte chacune d’elles. Enfin approche un palefroi monté par la plus belle que Kaherdin ait jamais vue de ses yeux : elle est bien faite de corps et de visage, les hanches un peu basses, les sourcils bien tracés, les yeux riants, les dents menues ; une robe de rouge samit la couvre ; un mince chapelet d’or et de pierreries pare son front poli.
« C’est la reine, dit Kaherdin à voix basse.
— La reine ? dit Tristan ; non, c’est Camille, sa servante. »
Alors s’en vient, sur un palefroi vair, une autre damoiselle, plus blanche que neige en février, plus vermeille que rose ; ses yeux clairs frémissent comme l’étoile dans la fontaine.
« Or, je la vois, c’est la reine ! dit Kaherdin.
— Eh ! non, dit Tristan, c’est Brangien la Fidèle. »
Mais la route s’éclaira tout à coup, comme si le soleil ruisselait soudain à travers les feuillages des grands arbres, et Iseut la Blonde apparut. Le duc Andret, que Dieu honnisse ! chevauchait à sa droite.
À cet instant, partirent du fourré d’épines des chants de fauvettes et d’alouettes, et Tristan mettait en ces mélodies toute sa tendresse. La reine a compris le message de son ami. Elle remarque sur le sol la branche de coudrier où le chèvrefeuille s’enlace fortement, et songe en son cœur : « Ainsi va de nous, ami ; ni vous sans moi, ni moi sans vous. » Elle arrête son palefroi, descend, vient vers une haquenée qui portait une niche enrichie de pierreries ; là, sur un tapis de pourpre, était couché le chien Petit-Crû : elle le prend entre ses bras, le flatte de la main, le caresse de son manteau d’hermine, lui fait mainte fête. Puis, l’ayant replacé dans sa châsse, elle se tourne vers le fourré d’épines et dit à voix haute :
« Oiseaux de ce bois, qui m’avez réjouie de vos chansons, je vous prends à louage. Tandis que mon seigneur Marc chevauchera jusqu’à la Blanche-Lande, je veux séjourner dans mon château de Saint-Lubin. Oiseaux, faites-moi cortège jusque-là ; ce soir, je vous récompenserai richement, comme de bons ménestrels. »
Tristan retint ses paroles et se réjouit. Mais déjà Andret le Félon s’inquiétait. Il remit la reine en selle, et le cortège s’éloigna.
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Or, écoutez une male aventure. Dans le temps où passait le cortège royal, là-bas, sur l’autre route où Gorvenal et l’écuyer de Kaherdin gardaient les chevaux de leurs seigneurs, survint un chevalier en armes, nommé Bleheri. Il reconnut de loin Gorvenal et l’écu de Tristan : « Qu’ai-je vu ? pensa-t-il ; c’est Gorvenal et cet autre est Tristan lui-même. » Il éperonna son cheval vers eux et cria : « Tristan ! » Mais déjà les deux écuyers avaient tourné bride et fuyaient. Bleheri, lancé à leur poursuite, répétait :
« Tristan, arrête, je t’en conjure par ta prouesse ! »
Mais les écuyers ne se retournèrent pas. Alors Bleheri cria :
« Tristan, arrête, je t’en conjure par le nom d’Iseut la Blonde ! »
Trois fois il conjura les fuyards par le nom d’Iseut la Blonde. Vainement : ils disparurent, et Bleheri ne put atteindre qu’un de leurs chevaux, qu’il emmena comme sa capture. Il parvint au château de Saint-Lubin au moment où la reine venait de s’y héberger. Et, l’ayant trouvée seule, il lui dit :
« Reine, Tristan est dans ce pays. Je l’ai vu sur la route abandonnée qui vient de Tintagel. Il a pris la fuite. Trois fois je lui ai crié de s’arrêter, le conjurant au nom d’Iseut la Blonde ; mais il avait pris peur, il n’a pas osé m’attendre.
— Beau sire, vous dites mensonge et folie : comment Tristan serait-il en ce pays ? Comment aurait-il fui devant vous ? Comment ne se serait-il pas arrêté, conjuré par mon nom ?
— Pourtant, dame, je l’ai vu, à telles enseignes que j’ai pris l’un de ses chevaux. Voyez-le tout harnaché, là-bas, sur l’aire. »
Mais Bleheri vit Iseut courroucée. Il en eut deuil, car il aimait Tristan et la reine. Il la quitta, regrettant d’avoir parlé.
Alors, Iseut pleura et dit : « Malheureuse ! j’ai trop vécu, puisque j’ai vu le jour où Tristan me raille et me honnit ! Jadis, conjuré par mon nom, quel ennemi n’aurait-il pas affronté ? Il est hardi de son corps : s’il a fui devant Bleheri, s’il n’a pas daigné s’arrêter au nom de son amie, ah ! c’est que l’autre Iseut le possède ! Pourquoi est-il revenu ? Il m’avait trahie, il a voulu me honnir par surcroît ! N’avait-il pas assez de mes tourments anciens ? Qu’il s’en retourne donc, honni à son tour, vers Iseut aux Blanches Mains ! »
Elle appela Perinis le Fidèle, et lui redit les nouvelles que Bleheri lui avait portées. Elle ajouta :
« Ami, cherche Tristan sur la route abandonnée qui va de Tintagel à Saint-Lubin. Tu lui diras que je ne le salue pas, et qu’il ne soit pas si hardi que d’oser approcher de moi, car je le ferais chasser par les sergents et les valets. »
Perinis se mit en quête, tant qu’il trouva Tristan et Kaherdin. Il leur fit le message de la reine.
« Frère, s’écria Tristan, qu’as-tu dit ? Comment aurais-je fui devant Bleheri, puisque, tu le vois, nous n’avons pas même nos chevaux ? Gorvenal et un écuyer les gardaient, nous ne les avons pas retrouvés au lieu désigné, et nous les cherchons encore. »
« Tristan, arrête, je t’en conjure par ta prouesse ! »
Mais les écuyers ne se retournèrent pas. Alors Bleheri cria :
« Tristan, arrête, je t’en conjure par le nom d’Iseut la Blonde ! »
Trois fois il conjura les fuyards par le nom d’Iseut la Blonde. Vainement : ils disparurent, et Bleheri ne put atteindre qu’un de leurs chevaux, qu’il emmena comme sa capture. Il parvint au château de Saint-Lubin au moment où la reine venait de s’y héberger. Et, l’ayant trouvée seule, il lui dit :
« Reine, Tristan est dans ce pays. Je l’ai vu sur la route abandonnée qui vient de Tintagel. Il a pris la fuite. Trois fois je lui ai crié de s’arrêter, le conjurant au nom d’Iseut la Blonde ; mais il avait pris peur, il n’a pas osé m’attendre.
— Beau sire, vous dites mensonge et folie : comment Tristan serait-il en ce pays ? Comment aurait-il fui devant vous ? Comment ne se serait-il pas arrêté, conjuré par mon nom ?
— Pourtant, dame, je l’ai vu, à telles enseignes que j’ai pris l’un de ses chevaux. Voyez-le tout harnaché, là-bas, sur l’aire. »
Mais Bleheri vit Iseut courroucée. Il en eut deuil, car il aimait Tristan et la reine. Il la quitta, regrettant d’avoir parlé.
Alors, Iseut pleura et dit : « Malheureuse ! j’ai trop vécu, puisque j’ai vu le jour où Tristan me raille et me honnit ! Jadis, conjuré par mon nom, quel ennemi n’aurait-il pas affronté ? Il est hardi de son corps : s’il a fui devant Bleheri, s’il n’a pas daigné s’arrêter au nom de son amie, ah ! c’est que l’autre Iseut le possède ! Pourquoi est-il revenu ? Il m’avait trahie, il a voulu me honnir par surcroît ! N’avait-il pas assez de mes tourments anciens ? Qu’il s’en retourne donc, honni à son tour, vers Iseut aux Blanches Mains ! »
Elle appela Perinis le Fidèle, et lui redit les nouvelles que Bleheri lui avait portées. Elle ajouta :
« Ami, cherche Tristan sur la route abandonnée qui va de Tintagel à Saint-Lubin. Tu lui diras que je ne le salue pas, et qu’il ne soit pas si hardi que d’oser approcher de moi, car je le ferais chasser par les sergents et les valets. »
Perinis se mit en quête, tant qu’il trouva Tristan et Kaherdin. Il leur fit le message de la reine.
« Frère, s’écria Tristan, qu’as-tu dit ? Comment aurais-je fui devant Bleheri, puisque, tu le vois, nous n’avons pas même nos chevaux ? Gorvenal et un écuyer les gardaient, nous ne les avons pas retrouvés au lieu désigné, et nous les cherchons encore. »
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
À cet instant revinrent Gorvenal et l’écuyer de Kaherdin : ils confessèrent leur aventure.
« Perinis, beau doux ami, dit Tristan, retourne en hâte vers ta dame. Dis-lui que je lui envoie salut et amour, que je n’ai pas failli à la loyauté que je lui dois, qu’elle m’est chère par-dessus toutes les femmes ; dis-lui qu’elle te renvoie vers moi me porter sa merci ; j’attendrai ici que tu reviennes. »
Perinis retourna donc vers la reine et lui redit ce qu’il avait vu et entendu. Mais elle ne le crut pas :
« Ah ! Perinis, tu étais mon privé et mon fidèle, et mon père t’avait destiné, tout enfant, à me servir. Mais Tristan l’enchanteur t’a gagné par ses mensonges et ses présents. Toi aussi, tu m’as trahie ; va-t’en ! »
Perinis s’agenouilla devant elle :
« Dame, j’entends paroles dures. Jamais je n’eus telle peine en ma vie. Mais peu me chaut de moi : j’ai deuil pour vous, dame, qui faites outrage à mon seigneur Tristan, et qui trop tard en aurez regret.
— Va-t’en, je ne te crois pas ! Toi aussi, Perinis, Perinis le Fidèle, tu m’as trahie ! »
Tristan attendit longtemps que Perinis lui portât le pardon de la reine. Perinis ne vint pas.
Au matin, Tristan s’atourne d’une grande chape en lambeaux. Il peint par places son visage de vermillon et de brou de noix, en sorte qu’il ressemble à un malade rongé par la lèpre. Il prend en ses mains un hanap de bois veiné à recueillir les aumônes, et une crécelle de ladre.
II entre dans les rues de Saint-Lubin, et, muant sa voix, mendie à tous venants. Pourra-t-il seulement apercevoir la reine ?
Elle sort enfin du château ; Brangien et ses femmes, ses valets et ses sergents l’accompagnent. Elle prend la voie qui mène à l’église. Le lépreux suit les valets, fait sonner sa crécelle, supplie à voix dolente :
« Reine, faites-moi quelque bien ; vous ne savez pas comme je suis besogneux ! »
À son beau corps, à sa stature, Iseut l’a reconnu. Elle frémit toute, mais ne daigne baisser son regard vers lui. Le lépreux l’implore, et c’est pitié de l’ouïr ; il se traîne après elle :
« Reine, si j’ose approcher de vous, ne vous courroucez pas ; ayez pitié de moi, je l’ai bien mérité ! »
Mais la reine appelle les valets et les sergents :
« Chassez ce ladre ! » leur dit-elle.
Les valets le repoussent, le frappent. Il leur résiste, et s’écrie :
« Reine, ayez pitié ! »
Alors Iseut éclata de rire. Son rire sonnait encore quand elle entra dans l’église. Quand il l’entendit rire, le lépreux s’en alla. La reine fit quelques pas dans la nef du moutier ! mais ses membres fléchirent ; elle tomba sur les genoux, puis sa tête se renversa en arrière et buta contre les dalles.
Le même jour, Tristan prit congé de Dinas, à tel déconfort qu’il semblait avoir perdu le sens, et sa nef appareilla pour la Bretagne.
Hélas ! bientôt la reine se repentit. Quand elle sut par Dinas de Lidan que Tristan était parti à tel deuil, elle se prit à croire que Perinis lui avait dit la vérité ; que Tristan n’avait pas fui, conjuré par son nom ; qu’elle l’avait chassé à grand tort. « Quoi ! pensait-elle, je vous ai chassé, vous, Tristan, ami ! Vous me haïssez désormais, et jamais je ne vous reverrai. Jamais vous n’apprendrez seulement mon repentir, ni quel châtiment je veux m’imposer et vous offrir comme un gage menu de mon remords ! »
De ce jour, pour se punir de son erreur et de sa folie, Iseut la Blonde revêtit un cilice et le porta contre sa chair.
« Perinis, beau doux ami, dit Tristan, retourne en hâte vers ta dame. Dis-lui que je lui envoie salut et amour, que je n’ai pas failli à la loyauté que je lui dois, qu’elle m’est chère par-dessus toutes les femmes ; dis-lui qu’elle te renvoie vers moi me porter sa merci ; j’attendrai ici que tu reviennes. »
Perinis retourna donc vers la reine et lui redit ce qu’il avait vu et entendu. Mais elle ne le crut pas :
« Ah ! Perinis, tu étais mon privé et mon fidèle, et mon père t’avait destiné, tout enfant, à me servir. Mais Tristan l’enchanteur t’a gagné par ses mensonges et ses présents. Toi aussi, tu m’as trahie ; va-t’en ! »
Perinis s’agenouilla devant elle :
« Dame, j’entends paroles dures. Jamais je n’eus telle peine en ma vie. Mais peu me chaut de moi : j’ai deuil pour vous, dame, qui faites outrage à mon seigneur Tristan, et qui trop tard en aurez regret.
— Va-t’en, je ne te crois pas ! Toi aussi, Perinis, Perinis le Fidèle, tu m’as trahie ! »
Tristan attendit longtemps que Perinis lui portât le pardon de la reine. Perinis ne vint pas.
Au matin, Tristan s’atourne d’une grande chape en lambeaux. Il peint par places son visage de vermillon et de brou de noix, en sorte qu’il ressemble à un malade rongé par la lèpre. Il prend en ses mains un hanap de bois veiné à recueillir les aumônes, et une crécelle de ladre.
II entre dans les rues de Saint-Lubin, et, muant sa voix, mendie à tous venants. Pourra-t-il seulement apercevoir la reine ?
Elle sort enfin du château ; Brangien et ses femmes, ses valets et ses sergents l’accompagnent. Elle prend la voie qui mène à l’église. Le lépreux suit les valets, fait sonner sa crécelle, supplie à voix dolente :
« Reine, faites-moi quelque bien ; vous ne savez pas comme je suis besogneux ! »
À son beau corps, à sa stature, Iseut l’a reconnu. Elle frémit toute, mais ne daigne baisser son regard vers lui. Le lépreux l’implore, et c’est pitié de l’ouïr ; il se traîne après elle :
« Reine, si j’ose approcher de vous, ne vous courroucez pas ; ayez pitié de moi, je l’ai bien mérité ! »
Mais la reine appelle les valets et les sergents :
« Chassez ce ladre ! » leur dit-elle.
Les valets le repoussent, le frappent. Il leur résiste, et s’écrie :
« Reine, ayez pitié ! »
Alors Iseut éclata de rire. Son rire sonnait encore quand elle entra dans l’église. Quand il l’entendit rire, le lépreux s’en alla. La reine fit quelques pas dans la nef du moutier ! mais ses membres fléchirent ; elle tomba sur les genoux, puis sa tête se renversa en arrière et buta contre les dalles.
Le même jour, Tristan prit congé de Dinas, à tel déconfort qu’il semblait avoir perdu le sens, et sa nef appareilla pour la Bretagne.
Hélas ! bientôt la reine se repentit. Quand elle sut par Dinas de Lidan que Tristan était parti à tel deuil, elle se prit à croire que Perinis lui avait dit la vérité ; que Tristan n’avait pas fui, conjuré par son nom ; qu’elle l’avait chassé à grand tort. « Quoi ! pensait-elle, je vous ai chassé, vous, Tristan, ami ! Vous me haïssez désormais, et jamais je ne vous reverrai. Jamais vous n’apprendrez seulement mon repentir, ni quel châtiment je veux m’imposer et vous offrir comme un gage menu de mon remords ! »
De ce jour, pour se punir de son erreur et de sa folie, Iseut la Blonde revêtit un cilice et le porta contre sa chair.
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
XVIII - Tristan fou
Tristan revit la Bretagne, Carhaix, le duc Hoël et sa femme Iseut aux Blanches Mains. Tous lui firent accueil, mais Iseut la Blonde l’avait chassé : rien ne lui était plus. Longuement, il languit loin d’elle ; puis, un jour, il songea qu’il voulait la revoir, dût-elle le faire encore battre vilement par ses sergents et ses valets. Loin d’elle, il savait sa mort sûre et prochaine ; plutôt mourir d’un coup que lentement, chaque jour ! Qui vit à douleur est tel qu’un mort. Tristan désire la mort, il veut la mort : mais que la reine apprenne du moins qu’il a péri pour l’amour d’elle ; qu’elle l’apprenne, il mourra plus doucement.
Il partit de Carhaix sans avertir personne, ni ses parents, ni ses amis, ni même Kaherdin, son cher compagnon. Il partit misérablement vêtu, à pied : car nul ne prend garde aux pauvres truands qui cheminent sur les grandes routes. Il marcha tant qu’il atteignit le rivage de la mer.
Au port, une grande nef marchande appareillait : déjà les mariniers halaient la voile et levaient l’ancre pour cingler vers la haute mer.
« Dieu vous garde, seigneurs, et puissiez-vous naviguer heureusement ! Vers quelle terre irez-vous ?
— Vers Tintagel.
— Vers Tintagel ! Ah ! seigneurs, emmenez-moi ! »
Il s’embarque. Un vent propice gonfle la voile, la nef court sur les vagues. Cinq nuits et cinq jours elle vogua droit vers la Cornouailles, et le sixième jour jeta l’ancre dans le port de Tintagel.
Au-delà du port, le château se dressait sur la mer, bien clos de toutes parts : on n’y pouvait entrer que par une seule porte de fer, et deux prud’hommes la gardaient jour et nuit. Comment y pénétrer ?
Tristan descendit de la nef et s’assit sur le rivage. Il apprit d’un homme qui passait que Marc était au château et qu’il venait d’y tenir une grande cour.
« Mais où est la reine ? et Brangien, sa belle servante ?
— Elles sont aussi à Tintagel, et récemment je les ai vues : la reine Iseut semblait triste, comme à son ordinaire. »
Tristan revit la Bretagne, Carhaix, le duc Hoël et sa femme Iseut aux Blanches Mains. Tous lui firent accueil, mais Iseut la Blonde l’avait chassé : rien ne lui était plus. Longuement, il languit loin d’elle ; puis, un jour, il songea qu’il voulait la revoir, dût-elle le faire encore battre vilement par ses sergents et ses valets. Loin d’elle, il savait sa mort sûre et prochaine ; plutôt mourir d’un coup que lentement, chaque jour ! Qui vit à douleur est tel qu’un mort. Tristan désire la mort, il veut la mort : mais que la reine apprenne du moins qu’il a péri pour l’amour d’elle ; qu’elle l’apprenne, il mourra plus doucement.
Il partit de Carhaix sans avertir personne, ni ses parents, ni ses amis, ni même Kaherdin, son cher compagnon. Il partit misérablement vêtu, à pied : car nul ne prend garde aux pauvres truands qui cheminent sur les grandes routes. Il marcha tant qu’il atteignit le rivage de la mer.
Au port, une grande nef marchande appareillait : déjà les mariniers halaient la voile et levaient l’ancre pour cingler vers la haute mer.
« Dieu vous garde, seigneurs, et puissiez-vous naviguer heureusement ! Vers quelle terre irez-vous ?
— Vers Tintagel.
— Vers Tintagel ! Ah ! seigneurs, emmenez-moi ! »
Il s’embarque. Un vent propice gonfle la voile, la nef court sur les vagues. Cinq nuits et cinq jours elle vogua droit vers la Cornouailles, et le sixième jour jeta l’ancre dans le port de Tintagel.
Au-delà du port, le château se dressait sur la mer, bien clos de toutes parts : on n’y pouvait entrer que par une seule porte de fer, et deux prud’hommes la gardaient jour et nuit. Comment y pénétrer ?
Tristan descendit de la nef et s’assit sur le rivage. Il apprit d’un homme qui passait que Marc était au château et qu’il venait d’y tenir une grande cour.
« Mais où est la reine ? et Brangien, sa belle servante ?
— Elles sont aussi à Tintagel, et récemment je les ai vues : la reine Iseut semblait triste, comme à son ordinaire. »
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Au nom d’Iseut, Tristan soupira et songea que, ni par ruse, ni par prouesse, il ne réussira à revoir son amie : car le roi Marc le tuerait…
« Mais qu’importe qu’il me tue ? Iseut, ne dois-je pas mourir pour l’amour de vous ? Et que fais-je chaque jour, sinon mourir ? Mais vous pourtant, Iseut, si vous me saviez ici, daigneriez-vous seulement parler à votre ami ? Ne me feriez-vous pas chasser par vos sergents ? Oui, je veux tenter une ruse… je me déguiserai en fou, et cette folie sera grande sagesse. Tel me tiendra pour assoté qui sera moins sage que moi, tel me croira fou qui aura plus fou dans sa maison. »
Un pêcheur s’en venait, vêtu d’une gonelle de bure velue, à grand chaperon. Tristan le voit, lui fait un signe, le prend à l’écart.
« Ami, veux-tu troquer tes draps contre les miens ? Donne-moi ta cotte, qui me plaît fort. »
Le pêcheur regarda les vêtements de Tristan, les trouva meilleurs que les siens, les prit aussitôt et s’en alla bien vite, heureux de l’échange.
Alors Tristan tondit sa belle chevelure blonde, au ras de la tête, en y dessinant une croix. Il enduisit sa face d’une liqueur faite d’une herbe magique apportée de son pays, et aussitôt sa couleur et l’aspect de son visage muèrent si étrangement que nul homme au monde n’aurait pu le reconnaître. Il arracha d’une haie une pousse de châtaignier, s’en fit une massue et la pendit à son cou ; les pieds nus, il marcha droit vers le château.
Le portier crut qu’assurément il était fou, et lui dit :
« Approchez ; où donc êtes-vous resté si longtemps ? »
Tristan contrefit sa voix et répondit :
« Aux noces de l’abbé du Mont, qui est de mes amis. Il a épousé une abbesse, une grosse dame voilée. De Besançon jusqu’au Mont tous les prêtres, abbés, moines et clercs ordonnés ont été mandés à ces épousailles : et tous sur la lande, portant bâtons et crosses, sautent, jouent et dansent à l’ombre des grands arbres. Mais je les ai quittés pour venir ici : car je dois aujourd’hui servir à la table du roi. »
Le portier lui dit :
« Entrez donc, seigneur, fils d’Urgan le Velu ; vous êtes grand et velu comme lui, et vous ressemblez assez à votre père. »
Quand il entra dans le bourg, jouant de sa massue, valets et écuyers s’amassèrent sur son passage, le pourchassant comme un loup :
« Voyez le fol ! hu ! hu ! et hu ! »
Ils lui lancent des pierres, l’assaillent de leurs bâtons ; mais il leur tient tête en gambadant et se laisse faire : si on l’attaque à sa gauche, il se retourne et frappe à sa droite.
« Mais qu’importe qu’il me tue ? Iseut, ne dois-je pas mourir pour l’amour de vous ? Et que fais-je chaque jour, sinon mourir ? Mais vous pourtant, Iseut, si vous me saviez ici, daigneriez-vous seulement parler à votre ami ? Ne me feriez-vous pas chasser par vos sergents ? Oui, je veux tenter une ruse… je me déguiserai en fou, et cette folie sera grande sagesse. Tel me tiendra pour assoté qui sera moins sage que moi, tel me croira fou qui aura plus fou dans sa maison. »
Un pêcheur s’en venait, vêtu d’une gonelle de bure velue, à grand chaperon. Tristan le voit, lui fait un signe, le prend à l’écart.
« Ami, veux-tu troquer tes draps contre les miens ? Donne-moi ta cotte, qui me plaît fort. »
Le pêcheur regarda les vêtements de Tristan, les trouva meilleurs que les siens, les prit aussitôt et s’en alla bien vite, heureux de l’échange.
Alors Tristan tondit sa belle chevelure blonde, au ras de la tête, en y dessinant une croix. Il enduisit sa face d’une liqueur faite d’une herbe magique apportée de son pays, et aussitôt sa couleur et l’aspect de son visage muèrent si étrangement que nul homme au monde n’aurait pu le reconnaître. Il arracha d’une haie une pousse de châtaignier, s’en fit une massue et la pendit à son cou ; les pieds nus, il marcha droit vers le château.
Le portier crut qu’assurément il était fou, et lui dit :
« Approchez ; où donc êtes-vous resté si longtemps ? »
Tristan contrefit sa voix et répondit :
« Aux noces de l’abbé du Mont, qui est de mes amis. Il a épousé une abbesse, une grosse dame voilée. De Besançon jusqu’au Mont tous les prêtres, abbés, moines et clercs ordonnés ont été mandés à ces épousailles : et tous sur la lande, portant bâtons et crosses, sautent, jouent et dansent à l’ombre des grands arbres. Mais je les ai quittés pour venir ici : car je dois aujourd’hui servir à la table du roi. »
Le portier lui dit :
« Entrez donc, seigneur, fils d’Urgan le Velu ; vous êtes grand et velu comme lui, et vous ressemblez assez à votre père. »
Quand il entra dans le bourg, jouant de sa massue, valets et écuyers s’amassèrent sur son passage, le pourchassant comme un loup :
« Voyez le fol ! hu ! hu ! et hu ! »
Ils lui lancent des pierres, l’assaillent de leurs bâtons ; mais il leur tient tête en gambadant et se laisse faire : si on l’attaque à sa gauche, il se retourne et frappe à sa droite.
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Au milieu des rires et des huées, traînant après lui la foule ameutée, il parvint au seuil de la porte où, sous le dais, aux côtés de la reine, le roi Marc était assis. Il approcha de la porte, pendit la massue à son cou et entra. Le roi le vit et dit :
« Voilà un beau compagnon ; faites-le approcher. »
On l’amène, la massue au cou :
« Ami, soyez le bienvenu ! »
Tristan répondit, de sa voix étrangement contrefaite :
« Sire, bon et noble entre tous les rois, je le savais, qu’à votre vue mon cœur se fondrait de tendresse. Dieu vous protège, beau sire !
— Ami, qu’êtes-vous venu quérir céans ?
— Iseut, que j’ai tant aimée. J’ai une sœur que je vous amène, la très belle Brunehaut. La reine vous ennuie, essayez de celle-ci : faisons l’échange, je vous donne ma sœur, baillez-moi Iseut ; je la prendrai et vous servirai par amour. »
Le roi s’en rit et dit au fou :
« Si je te donne la reine, qu’en voudras-tu faire ? Où l’emmèneras-tu ?
— Là-haut, entre le ciel et la nue, dans ma belle maison de verre. Le soleil la traverse de ses rayons, les vents ne peuvent l’ébranler ; j’y porterai la reine en une chambre de cristal, toute fleurie de roses, toute lumineuse au matin quand le soleil la frappe. »
Le roi et ses barons se dirent entre eux :
« Voilà un bon fou, habile en paroles ! »
Il s’était assis sur un tapis et regardait tendrement Iseut.
« Ami, lui dit Marc, d’où te vient l’espoir que ma dame prendra garde à un fou hideux comme toi.
— Sire, j’y ai bien droit : j’ai accompli pour elle maint travail, et c’est par elle que je suis devenu fou.
— Qui donc es-tu ?
— Je suis Tristan, celui qui a tant aimé la reine, et qui l’aimera jusqu’à la mort. »
À ce nom, Iseut soupira, changea de couleur et, courroucée, lui dit :
« Va-t’en ! Qui t’a fait entrer céans ? Va-t’en, mauvais fou ! »
Le fou remarqua sa colère et dit :
« Reine Iseut, ne vous souvient-il pas du jour, où, navré par l’épée empoisonnée du Morholt, emportant ma harpe sur la mer, j’ai été poussé vers vos rivages ? Vous m’avez guéri. Ne vous en souvient-il plus, reine ?»
Iseut répondit :
« Va-t’en d’ici, fou ; ni tes jeux ne me plaisent, ni toi. »
Aussitôt, le fou se retourna vers les barons, les chassa vers la porte en criant :
« Folles gens, hors d’ici ! Laissez-moi seul tenir conseil avec Iseut ; car je suis venu céans pour l’aimer. »
Le roi s’en rit, Iseut rougit :
« Sire, chassez ce fou ! »
Mais le fou reprit, de sa voix étrange :
« Reine Iseut, ne vous souvient-il pas du grand dragon que j’ai occis en votre terre ? J’ai caché sa langue dans ma chausse, et, tout brûlé par son venin, je suis tombé près du marécage. J’étais alors un merveilleux chevalier ! … et j’attendais la mort, quand vous m’avez secouru. »
« Voilà un beau compagnon ; faites-le approcher. »
On l’amène, la massue au cou :
« Ami, soyez le bienvenu ! »
Tristan répondit, de sa voix étrangement contrefaite :
« Sire, bon et noble entre tous les rois, je le savais, qu’à votre vue mon cœur se fondrait de tendresse. Dieu vous protège, beau sire !
— Ami, qu’êtes-vous venu quérir céans ?
— Iseut, que j’ai tant aimée. J’ai une sœur que je vous amène, la très belle Brunehaut. La reine vous ennuie, essayez de celle-ci : faisons l’échange, je vous donne ma sœur, baillez-moi Iseut ; je la prendrai et vous servirai par amour. »
Le roi s’en rit et dit au fou :
« Si je te donne la reine, qu’en voudras-tu faire ? Où l’emmèneras-tu ?
— Là-haut, entre le ciel et la nue, dans ma belle maison de verre. Le soleil la traverse de ses rayons, les vents ne peuvent l’ébranler ; j’y porterai la reine en une chambre de cristal, toute fleurie de roses, toute lumineuse au matin quand le soleil la frappe. »
Le roi et ses barons se dirent entre eux :
« Voilà un bon fou, habile en paroles ! »
Il s’était assis sur un tapis et regardait tendrement Iseut.
« Ami, lui dit Marc, d’où te vient l’espoir que ma dame prendra garde à un fou hideux comme toi.
— Sire, j’y ai bien droit : j’ai accompli pour elle maint travail, et c’est par elle que je suis devenu fou.
— Qui donc es-tu ?
— Je suis Tristan, celui qui a tant aimé la reine, et qui l’aimera jusqu’à la mort. »
À ce nom, Iseut soupira, changea de couleur et, courroucée, lui dit :
« Va-t’en ! Qui t’a fait entrer céans ? Va-t’en, mauvais fou ! »
Le fou remarqua sa colère et dit :
« Reine Iseut, ne vous souvient-il pas du jour, où, navré par l’épée empoisonnée du Morholt, emportant ma harpe sur la mer, j’ai été poussé vers vos rivages ? Vous m’avez guéri. Ne vous en souvient-il plus, reine ?»
Iseut répondit :
« Va-t’en d’ici, fou ; ni tes jeux ne me plaisent, ni toi. »
Aussitôt, le fou se retourna vers les barons, les chassa vers la porte en criant :
« Folles gens, hors d’ici ! Laissez-moi seul tenir conseil avec Iseut ; car je suis venu céans pour l’aimer. »
Le roi s’en rit, Iseut rougit :
« Sire, chassez ce fou ! »
Mais le fou reprit, de sa voix étrange :
« Reine Iseut, ne vous souvient-il pas du grand dragon que j’ai occis en votre terre ? J’ai caché sa langue dans ma chausse, et, tout brûlé par son venin, je suis tombé près du marécage. J’étais alors un merveilleux chevalier ! … et j’attendais la mort, quand vous m’avez secouru. »
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Iseut répond :
« Tais-toi, tu fais injure aux chevaliers, car tu n’es qu’un fou de naissance. Maudits soient les mariniers qui t’apportèrent ici, au lieu de te jeter à la mer ! »
Le fou éclata de rire et poursuivit :
« Reine Iseut, ne vous souvient-il pas du bain où vous vouliez me tuer de mon épée ? et du conte du cheveu d’or qui vous apaisa ? et comment je vous ai défendue contre le sénéchal couard ?
— Taisez-vous, méchant conteur ! Pourquoi venez-vous ici débiter vos songeries ? Vous étiez ivre hier soir sans doute, et l’ivresse vous a donné ces rêves.
— C’est vrai, je suis ivre, et de telle boisson que jamais cette ivresse ne se dissipera. Reine Iseut, ne vous souvient-il pas de ce jour si beau, si chaud, sur la haute mer ? Vous aviez soif, ne vous en souvient-il pas, fille de roi ? Nous bûmes tous deux au même hanap. Depuis, j’ai toujours été ivre, et d’une mauvaise ivresse… »
Quand Iseut entendit ces paroles qu’elle seule pouvait comprendre, elle se cacha la tête dans son manteau, se leva et voulut s’en aller. Mais le roi la retint par sa chape d’hermine et la fit rasseoir à ses côtés :
« Attendez un peu, Iseut, amie, que nous entendions ces folies jusqu’au bout. Fou, quel métier sais-tu faire ?
— J’ai servi des rois et des comtes.
— En vérité, sais-tu chasser aux chiens ? aux oiseaux ?
— Certes, quand il me plaît, de chasser en forêt, je sais prendre, avec mes lévriers, les grues qui volent dans les nuées ; avec mes limiers, les cygnes, les oies bises ou blanches, les pigeons sauvages ; avec mon arc, les plongeons et les butors ! »
Tous s’en rirent bonnement, et le roi demanda :
« Et que prends-tu, frère, quand tu chasses au gibier de rivière ?
— Je prends tout ce que je trouve : avec mes autours, les loups des bois et les grands ours ; avec mes gerfauts, les sangliers ; avec mes faucons, les chevreuils et les daims ; les renards, avec mes éperviers ; les lièvres, avec mes émerillons. Et quand je rentre chez qui m’héberge, je sais bien jouer de la massue, partager les tisons entre les écuyers, accorder ma harpe et chanter en musique, et aimer les reines, et jeter par les ruisseaux des copeaux bien taillés. En vérité, ne suis-je pas bon ménestrel ? Aujourd’hui, vous avez vu comme je sais m’escrimer du bâton. »
Et il frappe de sa massue autour de lui.
« Allez-vous-en d’ici, crie-t-il, seigneurs cornouaillais ! Pourquoi rester encore ? N’avez-vous pas déjà mangé ? N’êtes-vous pas repus ? »
Le roi, s’étant diverti du fou, demanda son destrier et ses faucons et emmena en chasse chevaliers et écuyers.
« Sire, lui dit Iseut, je me sens lasse et dolente. Permettez que j’aille reposer dans ma chambre ; je ne puis écouter plus longtemps ces folies. »
Elle se retira toute pensive en sa chambre, s’assit sur son lit, et mena grand deuil :
« Chétive ! pourquoi suis-je née ? J’ai le cœur lourd et marri. Brangien, chère sœur, ma vie est si âpre et si dure que mieux me vaudrait la mort ! Il y a là un fou, tondu en croix, venu céans à la male heure : ce fou, ce jongleur est chanteur ou devin, car il sait de point en point mon être et ma vie ; il sait des choses que nul ne sait, hormis vous, moi et Tristan ; il les sait, le truand, par enchantement et sortilège. »
« Tais-toi, tu fais injure aux chevaliers, car tu n’es qu’un fou de naissance. Maudits soient les mariniers qui t’apportèrent ici, au lieu de te jeter à la mer ! »
Le fou éclata de rire et poursuivit :
« Reine Iseut, ne vous souvient-il pas du bain où vous vouliez me tuer de mon épée ? et du conte du cheveu d’or qui vous apaisa ? et comment je vous ai défendue contre le sénéchal couard ?
— Taisez-vous, méchant conteur ! Pourquoi venez-vous ici débiter vos songeries ? Vous étiez ivre hier soir sans doute, et l’ivresse vous a donné ces rêves.
— C’est vrai, je suis ivre, et de telle boisson que jamais cette ivresse ne se dissipera. Reine Iseut, ne vous souvient-il pas de ce jour si beau, si chaud, sur la haute mer ? Vous aviez soif, ne vous en souvient-il pas, fille de roi ? Nous bûmes tous deux au même hanap. Depuis, j’ai toujours été ivre, et d’une mauvaise ivresse… »
Quand Iseut entendit ces paroles qu’elle seule pouvait comprendre, elle se cacha la tête dans son manteau, se leva et voulut s’en aller. Mais le roi la retint par sa chape d’hermine et la fit rasseoir à ses côtés :
« Attendez un peu, Iseut, amie, que nous entendions ces folies jusqu’au bout. Fou, quel métier sais-tu faire ?
— J’ai servi des rois et des comtes.
— En vérité, sais-tu chasser aux chiens ? aux oiseaux ?
— Certes, quand il me plaît, de chasser en forêt, je sais prendre, avec mes lévriers, les grues qui volent dans les nuées ; avec mes limiers, les cygnes, les oies bises ou blanches, les pigeons sauvages ; avec mon arc, les plongeons et les butors ! »
Tous s’en rirent bonnement, et le roi demanda :
« Et que prends-tu, frère, quand tu chasses au gibier de rivière ?
— Je prends tout ce que je trouve : avec mes autours, les loups des bois et les grands ours ; avec mes gerfauts, les sangliers ; avec mes faucons, les chevreuils et les daims ; les renards, avec mes éperviers ; les lièvres, avec mes émerillons. Et quand je rentre chez qui m’héberge, je sais bien jouer de la massue, partager les tisons entre les écuyers, accorder ma harpe et chanter en musique, et aimer les reines, et jeter par les ruisseaux des copeaux bien taillés. En vérité, ne suis-je pas bon ménestrel ? Aujourd’hui, vous avez vu comme je sais m’escrimer du bâton. »
Et il frappe de sa massue autour de lui.
« Allez-vous-en d’ici, crie-t-il, seigneurs cornouaillais ! Pourquoi rester encore ? N’avez-vous pas déjà mangé ? N’êtes-vous pas repus ? »
Le roi, s’étant diverti du fou, demanda son destrier et ses faucons et emmena en chasse chevaliers et écuyers.
« Sire, lui dit Iseut, je me sens lasse et dolente. Permettez que j’aille reposer dans ma chambre ; je ne puis écouter plus longtemps ces folies. »
Elle se retira toute pensive en sa chambre, s’assit sur son lit, et mena grand deuil :
« Chétive ! pourquoi suis-je née ? J’ai le cœur lourd et marri. Brangien, chère sœur, ma vie est si âpre et si dure que mieux me vaudrait la mort ! Il y a là un fou, tondu en croix, venu céans à la male heure : ce fou, ce jongleur est chanteur ou devin, car il sait de point en point mon être et ma vie ; il sait des choses que nul ne sait, hormis vous, moi et Tristan ; il les sait, le truand, par enchantement et sortilège. »
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Brangien répondit :
« Ne serait-ce pas Tristan lui-même ?
— Non, car Tristan est beau et le meilleur des chevaliers ; mais cet homme est hideux et contrefait. Maudit soit-il de Dieu ! maudite soit l’heure où il est né, et maudite la nef qui l’apporta, au lieu de le noyer là-dehors, sous les vagues profondes !
— Apaisez-vous, dame, dit Brangien. Vous savez trop bien, aujourd’hui, maudire et excommunier ! Où donc avez-vous appris un tel métier ? Mais peut-être cet homme serait-il le messager de Tristan ?
— Je ne crois pas, je ne l’ai pas reconnu. Mais allez le trouver, belle amie, parlez-lui, voyez si vous le reconnaîtrez. »
Brangien s’en fut vers la salle où le fou, assis sur un banc, était resté seul. Tristan la reconnut, laissa tomber sa massue et lui dit :
« Brangien, franche Brangien, je vous conjure par Dieu, ayez pitié de moi !
— Vilain fou, quel diable vous a enseigné mon nom ?
— Belle, dès longtemps je l’ai appris ! Par mon chef, qui naguère fut blond, si la raison s’est enfuie de cette tête, c’est vous, belle, qui en êtes cause. N’est-ce pas vous qui deviez garder le breuvage que je bus sur la haute mer ? J’en bus à la grande chaleur dans un hanap d’argent, et je le tendis à Iseut. Vous seule l’avez su, belle : ne vous en souvient-il plus ?
— Non ! » répondit Brangien, et, toute troublée, elle se rejeta vers la chambre d’Iseut ; mais le fou se précipita derrière elle criant : « Pitié ! »
Il entre, il voit Iseut, s’élance vers elle, les bras tendus, veut la serrer sur sa poitrine ; mais, honteuse, mouillée d’une sueur d’angoisse, elle se rejette en arrière, l’esquive ; et, voyant qu’elle évite son approche, Tristan tremble de vergogne et de colère, se recule vers la paroi, près de la porte ; et, de sa voix toujours contrefaite :
« Certes, dit-il, j’ai vécu trop longtemps, puisque j’ai vu le jour où Iseut me repousse, ne daigne m’aimer, me tient pour vil ! Ah ! Iseut, qui bien aime tard oublie ! Iseut, c’est une chose belle et précieuse qu’une source abondante qui s’épanche et court à flots larges et clairs ; le jour où elle se dessèche, elle ne vaut plus rien : tel un amour qui tarit. »
Iseut répondit :
« Frère, je vous regarde, je doute, je tremble, je ne sais, je ne reconnais pas Tristan.
— Reine Iseut, je suis Tristan, celui qui vous a tant aimée. Ne vous souvient-il pas du nain qui sema la farine entre nos lits ? et du bond que je fis et du sang qui coula de ma blessure ? et du présent que je vous adressai, le chien Petit-Crû au grelot magique ? Ne vous souvient-il pas des morceaux de bois bien taillés que je jetais au ruisseau ? »
Iseut le regarde, soupire, ne sait que dire et que croire, voit bien qu’il sait toutes choses, mais ce serait folie d’avouer qu’il est Tristan ; et Tristan lui dit :
« Dame reine, je sais bien que vous vous êtes retirée de moi et je vous accuse de trahison. J’ai connu, pourtant, belle, des jours où vous m’aimiez d’amour. C’était dans la forêt profonde, sous la loge de feuillage. Vous souvient-il encore du jour où je vous donnai mon bon chien Husdent ? Ah ! celui-là m’a toujours aimé, et pour moi il quitterait Iseut la Blonde. Où est-il ? Qu’en avez-vous fait ? Lui, du moins, il me reconnaîtrait.
— Il vous reconnaîtrait ? Vous dites folie ; car, depuis que Tristan est parti, il reste là-bas, couché dans sa niche, et s’élance contre tout homme qui s’approche de lui. Brangien, amenez-le-moi. »
« Ne serait-ce pas Tristan lui-même ?
— Non, car Tristan est beau et le meilleur des chevaliers ; mais cet homme est hideux et contrefait. Maudit soit-il de Dieu ! maudite soit l’heure où il est né, et maudite la nef qui l’apporta, au lieu de le noyer là-dehors, sous les vagues profondes !
— Apaisez-vous, dame, dit Brangien. Vous savez trop bien, aujourd’hui, maudire et excommunier ! Où donc avez-vous appris un tel métier ? Mais peut-être cet homme serait-il le messager de Tristan ?
— Je ne crois pas, je ne l’ai pas reconnu. Mais allez le trouver, belle amie, parlez-lui, voyez si vous le reconnaîtrez. »
Brangien s’en fut vers la salle où le fou, assis sur un banc, était resté seul. Tristan la reconnut, laissa tomber sa massue et lui dit :
« Brangien, franche Brangien, je vous conjure par Dieu, ayez pitié de moi !
— Vilain fou, quel diable vous a enseigné mon nom ?
— Belle, dès longtemps je l’ai appris ! Par mon chef, qui naguère fut blond, si la raison s’est enfuie de cette tête, c’est vous, belle, qui en êtes cause. N’est-ce pas vous qui deviez garder le breuvage que je bus sur la haute mer ? J’en bus à la grande chaleur dans un hanap d’argent, et je le tendis à Iseut. Vous seule l’avez su, belle : ne vous en souvient-il plus ?
— Non ! » répondit Brangien, et, toute troublée, elle se rejeta vers la chambre d’Iseut ; mais le fou se précipita derrière elle criant : « Pitié ! »
Il entre, il voit Iseut, s’élance vers elle, les bras tendus, veut la serrer sur sa poitrine ; mais, honteuse, mouillée d’une sueur d’angoisse, elle se rejette en arrière, l’esquive ; et, voyant qu’elle évite son approche, Tristan tremble de vergogne et de colère, se recule vers la paroi, près de la porte ; et, de sa voix toujours contrefaite :
« Certes, dit-il, j’ai vécu trop longtemps, puisque j’ai vu le jour où Iseut me repousse, ne daigne m’aimer, me tient pour vil ! Ah ! Iseut, qui bien aime tard oublie ! Iseut, c’est une chose belle et précieuse qu’une source abondante qui s’épanche et court à flots larges et clairs ; le jour où elle se dessèche, elle ne vaut plus rien : tel un amour qui tarit. »
Iseut répondit :
« Frère, je vous regarde, je doute, je tremble, je ne sais, je ne reconnais pas Tristan.
— Reine Iseut, je suis Tristan, celui qui vous a tant aimée. Ne vous souvient-il pas du nain qui sema la farine entre nos lits ? et du bond que je fis et du sang qui coula de ma blessure ? et du présent que je vous adressai, le chien Petit-Crû au grelot magique ? Ne vous souvient-il pas des morceaux de bois bien taillés que je jetais au ruisseau ? »
Iseut le regarde, soupire, ne sait que dire et que croire, voit bien qu’il sait toutes choses, mais ce serait folie d’avouer qu’il est Tristan ; et Tristan lui dit :
« Dame reine, je sais bien que vous vous êtes retirée de moi et je vous accuse de trahison. J’ai connu, pourtant, belle, des jours où vous m’aimiez d’amour. C’était dans la forêt profonde, sous la loge de feuillage. Vous souvient-il encore du jour où je vous donnai mon bon chien Husdent ? Ah ! celui-là m’a toujours aimé, et pour moi il quitterait Iseut la Blonde. Où est-il ? Qu’en avez-vous fait ? Lui, du moins, il me reconnaîtrait.
— Il vous reconnaîtrait ? Vous dites folie ; car, depuis que Tristan est parti, il reste là-bas, couché dans sa niche, et s’élance contre tout homme qui s’approche de lui. Brangien, amenez-le-moi. »
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Brangien l’amène.
« Viens çà, Husdent, dit Tristan ; tu étais à moi, je te reprends. »
Quand Husdent entend sa voix, il fait voler sa laisse des mains de Brangien, court à son maître, se roule à ses pieds, lèche ses mains, aboie de joie.
« Husdent, s’écrie le fou, bénie soit, Husdent, la peine que j’ai mise à te nourrir ! Tu m’as fait meilleur accueil que celle que j’aimais tant. Elle ne veut pas me reconnaître : reconnaîtra-t-elle seulement cet anneau qu’elle me donna jadis, avec des pleurs et des baisers, au jour de la séparation ? Ce petit anneau de jaspe ne m’a guère quitté : souvent je lui ai demandé conseil dans mes tourments, souvent j’ai mouillé ce jaspe vert de mes chaudes larmes. »
Iseut a vu l’anneau. Elle ouvre ses bras tout grands :
« Me voici ! Prends-moi, Tristan ! »
Alors Tristan cessa de contrefaire sa voix :
« Amie, comment m’as-tu si longtemps pu méconnaître, plus longtemps que ce chien ? Qu’importe cet anneau ? Ne sens-tu pas qu’il m’aurait été plus doux d’être reconnu au seul rappel de nos amours passées ? Qu’importe le son de ma voix ? C’est le son de mon cœur que tu devais entendre.
— Ami, dit Iseut, peut-être l’ai-je entendu plus tôt que tu ne penses ; mais nous sommes enveloppés de ruses : devais-je, comme ce chien, suivre mon désir, au risque de te faire prendre et tuer sous mes yeux ? Je me gardais et je te gardais. Ni le rappel de ta vie passée, ni le son de ta voix, ni cet anneau même ne me prouvent rien, car ce peuvent être les jeux méchants d’un enchanteur. Je me rends pourtant, à la vue de l’anneau : n’ai-je pas juré que, sitôt que je le reverrais, dussé-je me perdre, je ferais toujours ce que tu me manderais, que ce fût sagesse ou folie ? Sagesse ou folie, me voici ; prends-moi, Tristan ! »
Elle tomba pâmée sur la poitrine de son ami. Quand elle revint à elle, Tristan la tenait embrassée et baisait ses yeux et sa face. II entre avec elle sous la courtine. Entre ses bras il tient la reine.
Pour s’amuser du fou, les valets l’hébergèrent sous les degrés de la salle, comme un chien dans un chenil. Il endurait doucement leurs railleries et leurs coups, car parfois, reprennent sa forme et sa beauté, il passait de son taudis à la chambre de la reine.
Mais, après quelques jours écoulés, deux chambrières soupçonnèrent la fraude ; elles avertirent Andret, qui aposta devant les chambres des femmes trois espions bien armés. Quand Tristan voulut franchir la porte :
« Arrière, fou, crièrent-ils, retourne te coucher sur ta botte de paille !
— Eh quoi ! beaux seigneurs, dit le fou, faut-il pas que j’aille ce soir embrasser la reine ? Ne savez-vous pas qu’elle m’aime et qu’elle m’attend ? »
Tristan brandit sa massue ; ils eurent peur et le laissèrent entrer. Il prit Iseut entre ses bras :
« Amie, il me faut fuir déjà, car bientôt je serais découvert. Il me faut fuir et jamais sans doute je ne reviendrai. Ma mort est prochaine : loin de vous, je mourrai de mon désir.
— Ami, ferme tes bras et accole-moi si étroitement que, dans cet embrassement, nos deux cœurs se rompent et nos âmes s’en aillent ! Emmène-moi au pays fortuné dont tu parlais jadis : au pays dont nul ne retourne, où des musiciens insignes chantent des chants sans fin. Emmène-moi !
— Oui, je t’emmènerai au pays fortuné des Vivants. Le temps approche ; n’avons-nous pas bu déjà toute misère et toute joie ? Le temps approche ; quand il sera tout accompli, si je t’appelle, Iseut, viendras-tu ?
— Ami, appelle-moi, tu le sais bien que je viendrai !
— Amie ! que Dieu t’en récompense ! »
Lorsqu’il franchit le seuil, les espions se jetèrent contre lui. Mais le fou éclata de rire, fit tourner sa massue et dit :
« Vous me chassez, beaux seigneurs ; à quoi bon ? Je n’ai plus que faire céans, puisque ma dame m’envoie au loin préparer la maison claire que je lui ai promise, la maison de cristal, fleurie de roses, lumineuse au matin quand reluit le soleil !
— Va-t’en donc, fou, à la male heure !
Les valets s’écartèrent, et le fou, sans se hâter, s’en fut en dansant.
« Viens çà, Husdent, dit Tristan ; tu étais à moi, je te reprends. »
Quand Husdent entend sa voix, il fait voler sa laisse des mains de Brangien, court à son maître, se roule à ses pieds, lèche ses mains, aboie de joie.
« Husdent, s’écrie le fou, bénie soit, Husdent, la peine que j’ai mise à te nourrir ! Tu m’as fait meilleur accueil que celle que j’aimais tant. Elle ne veut pas me reconnaître : reconnaîtra-t-elle seulement cet anneau qu’elle me donna jadis, avec des pleurs et des baisers, au jour de la séparation ? Ce petit anneau de jaspe ne m’a guère quitté : souvent je lui ai demandé conseil dans mes tourments, souvent j’ai mouillé ce jaspe vert de mes chaudes larmes. »
Iseut a vu l’anneau. Elle ouvre ses bras tout grands :
« Me voici ! Prends-moi, Tristan ! »
Alors Tristan cessa de contrefaire sa voix :
« Amie, comment m’as-tu si longtemps pu méconnaître, plus longtemps que ce chien ? Qu’importe cet anneau ? Ne sens-tu pas qu’il m’aurait été plus doux d’être reconnu au seul rappel de nos amours passées ? Qu’importe le son de ma voix ? C’est le son de mon cœur que tu devais entendre.
— Ami, dit Iseut, peut-être l’ai-je entendu plus tôt que tu ne penses ; mais nous sommes enveloppés de ruses : devais-je, comme ce chien, suivre mon désir, au risque de te faire prendre et tuer sous mes yeux ? Je me gardais et je te gardais. Ni le rappel de ta vie passée, ni le son de ta voix, ni cet anneau même ne me prouvent rien, car ce peuvent être les jeux méchants d’un enchanteur. Je me rends pourtant, à la vue de l’anneau : n’ai-je pas juré que, sitôt que je le reverrais, dussé-je me perdre, je ferais toujours ce que tu me manderais, que ce fût sagesse ou folie ? Sagesse ou folie, me voici ; prends-moi, Tristan ! »
Elle tomba pâmée sur la poitrine de son ami. Quand elle revint à elle, Tristan la tenait embrassée et baisait ses yeux et sa face. II entre avec elle sous la courtine. Entre ses bras il tient la reine.
Pour s’amuser du fou, les valets l’hébergèrent sous les degrés de la salle, comme un chien dans un chenil. Il endurait doucement leurs railleries et leurs coups, car parfois, reprennent sa forme et sa beauté, il passait de son taudis à la chambre de la reine.
Mais, après quelques jours écoulés, deux chambrières soupçonnèrent la fraude ; elles avertirent Andret, qui aposta devant les chambres des femmes trois espions bien armés. Quand Tristan voulut franchir la porte :
« Arrière, fou, crièrent-ils, retourne te coucher sur ta botte de paille !
— Eh quoi ! beaux seigneurs, dit le fou, faut-il pas que j’aille ce soir embrasser la reine ? Ne savez-vous pas qu’elle m’aime et qu’elle m’attend ? »
Tristan brandit sa massue ; ils eurent peur et le laissèrent entrer. Il prit Iseut entre ses bras :
« Amie, il me faut fuir déjà, car bientôt je serais découvert. Il me faut fuir et jamais sans doute je ne reviendrai. Ma mort est prochaine : loin de vous, je mourrai de mon désir.
— Ami, ferme tes bras et accole-moi si étroitement que, dans cet embrassement, nos deux cœurs se rompent et nos âmes s’en aillent ! Emmène-moi au pays fortuné dont tu parlais jadis : au pays dont nul ne retourne, où des musiciens insignes chantent des chants sans fin. Emmène-moi !
— Oui, je t’emmènerai au pays fortuné des Vivants. Le temps approche ; n’avons-nous pas bu déjà toute misère et toute joie ? Le temps approche ; quand il sera tout accompli, si je t’appelle, Iseut, viendras-tu ?
— Ami, appelle-moi, tu le sais bien que je viendrai !
— Amie ! que Dieu t’en récompense ! »
Lorsqu’il franchit le seuil, les espions se jetèrent contre lui. Mais le fou éclata de rire, fit tourner sa massue et dit :
« Vous me chassez, beaux seigneurs ; à quoi bon ? Je n’ai plus que faire céans, puisque ma dame m’envoie au loin préparer la maison claire que je lui ai promise, la maison de cristal, fleurie de roses, lumineuse au matin quand reluit le soleil !
— Va-t’en donc, fou, à la male heure !
Les valets s’écartèrent, et le fou, sans se hâter, s’en fut en dansant.
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
XIX - La mort
À peine était-il revenu en Petite-Bretagne, à Carhaix, il advint que Tristan, pour porter aide à son cher compagnon Kaherdin, guerroya un baron nommé Bedalis. Il tomba dans une embuscade dressée par Bedalis et ses frères. Tristan tua les sept frères. Mais lui-même fut blessé d’un coup de lance, et la lance était empoisonnée.
Il revint à grand’peine jusqu’au château de Carhaix et fit appareiller ses plaies. Les médecins vinrent en nombre, mais nul ne sut le guérir du venin, car ils ne le découvrirent même pas. Ils ne surent faire aucun emplâtre pour attirer le poison au dehors ; vainement ils battent et broient leurs racines, cueillent des herbes, composent des breuvages : Tristan ne fait qu’empirer, le venin s’épand par son corps ; il blêmit et ses os commencent à se découvrir.
Il sentit que sa vie se perdait, il comprit qu’il fallait mourir. Alors il voulut revoir Iseut la Blonde. Mais comment aller vers elle ? Il est si faible que la mer le tuerait ; et si même il parvenait en Cornouailles, comment y échapper à ses ennemis ? Il se lamente, le venin l’angoisse, il attend la mort.
Il manda Kaherdin en secret pour lui découvrir sa douleur, car tous deux s’aimaient d’un loyal amour. Il voulut que personne ne restât dans sa chambre, hormis Kaherdin et même que nul ne se tînt dans les salles voisines. Iseut, sa femme, s’émerveilla en son cœur de cette étrange volonté. Elle en fut tout effrayée et voulut entendre l’entretien. Elle vint s’appuyer en dehors de la chambre, contre la paroi qui touchait au lit de Tristan. Elle écoute ; un de ses fidèles, pour que nul ne la surprenne, guette au dehors.
À peine était-il revenu en Petite-Bretagne, à Carhaix, il advint que Tristan, pour porter aide à son cher compagnon Kaherdin, guerroya un baron nommé Bedalis. Il tomba dans une embuscade dressée par Bedalis et ses frères. Tristan tua les sept frères. Mais lui-même fut blessé d’un coup de lance, et la lance était empoisonnée.
Il revint à grand’peine jusqu’au château de Carhaix et fit appareiller ses plaies. Les médecins vinrent en nombre, mais nul ne sut le guérir du venin, car ils ne le découvrirent même pas. Ils ne surent faire aucun emplâtre pour attirer le poison au dehors ; vainement ils battent et broient leurs racines, cueillent des herbes, composent des breuvages : Tristan ne fait qu’empirer, le venin s’épand par son corps ; il blêmit et ses os commencent à se découvrir.
Il sentit que sa vie se perdait, il comprit qu’il fallait mourir. Alors il voulut revoir Iseut la Blonde. Mais comment aller vers elle ? Il est si faible que la mer le tuerait ; et si même il parvenait en Cornouailles, comment y échapper à ses ennemis ? Il se lamente, le venin l’angoisse, il attend la mort.
Il manda Kaherdin en secret pour lui découvrir sa douleur, car tous deux s’aimaient d’un loyal amour. Il voulut que personne ne restât dans sa chambre, hormis Kaherdin et même que nul ne se tînt dans les salles voisines. Iseut, sa femme, s’émerveilla en son cœur de cette étrange volonté. Elle en fut tout effrayée et voulut entendre l’entretien. Elle vint s’appuyer en dehors de la chambre, contre la paroi qui touchait au lit de Tristan. Elle écoute ; un de ses fidèles, pour que nul ne la surprenne, guette au dehors.
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Tristan rassemble ses forces, se redresse, s’appuie contre la muraille ; Kaherdin s’assied près de lui, et tous deux pleurent ensemble tendrement. Ils pleurent le bon compagnonnage d’armes, si tôt rompu, leur grande amitié et leurs amours ; et l’un se lamente sur l’autre.
« Beau doux ami, dit Tristan, je suis sur une terre étrangère, où je n’ai ni parent, ni ami, vous seul excepté ; vous seul, en cette contrée, m’avez donné joie et consolation. Je perds ma vie, je voudrais revoir Iseut la Blonde. Mais comment, par quelle ruse lui faire connaître mon besoin ? Ah ! si je savais un messager qui voulût aller vers elle, elle viendrait, tant elle m’aime ! Kaherdin, beau compagnon, par notre amitié, par la noblesse de votre cœur, par notre compagnonnage, je vous en requiers : tentez pour moi cette aventure, et si vous emportez mon message, je deviendrai votre homme lige et vous aimerai par-dessus tous les hommes. »
Kaherdin voit Tristan pleurer, se déconforter, se plaindre ; son cœur s’amollit de tendresse ; il répond doucement, par amour :
« Beau compagnon, ne pleurez plus, je ferai tout votre désir. Certes, ami, pour l’amour de vous je me mettrais en aventure de mort. Nulle détresse, nulle angoisse ne m’empêchera de faire selon mon pouvoir. Dites ce que vous voulez mander à la reine, et je fais mes apprêts. »
« Beau doux ami, dit Tristan, je suis sur une terre étrangère, où je n’ai ni parent, ni ami, vous seul excepté ; vous seul, en cette contrée, m’avez donné joie et consolation. Je perds ma vie, je voudrais revoir Iseut la Blonde. Mais comment, par quelle ruse lui faire connaître mon besoin ? Ah ! si je savais un messager qui voulût aller vers elle, elle viendrait, tant elle m’aime ! Kaherdin, beau compagnon, par notre amitié, par la noblesse de votre cœur, par notre compagnonnage, je vous en requiers : tentez pour moi cette aventure, et si vous emportez mon message, je deviendrai votre homme lige et vous aimerai par-dessus tous les hommes. »
Kaherdin voit Tristan pleurer, se déconforter, se plaindre ; son cœur s’amollit de tendresse ; il répond doucement, par amour :
« Beau compagnon, ne pleurez plus, je ferai tout votre désir. Certes, ami, pour l’amour de vous je me mettrais en aventure de mort. Nulle détresse, nulle angoisse ne m’empêchera de faire selon mon pouvoir. Dites ce que vous voulez mander à la reine, et je fais mes apprêts. »
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Tristan répondit :
« Ami, soyez remercié ! Or, écoutez ma prière. Prenez cet anneau : c’est une enseigne entre elle et moi. Et quand vous arriverez en sa terre, faites-vous passer à la cour pour un marchand. Présentez-lui des étoffes de soie, faites qu’elle voie cet anneau : aussitôt elle cherchera une ruse pour vous parler en secret. Alors, dites-lui que mon cœur la salue ; que, seule, elle peut me porter réconfort ; dites-lui que, si elle ne vient pas, je meurs ; dites-lui qu’il lui souvienne de nos plaisirs passés, et des grandes peines, et des grandes tristesses, et des joies, et des douleurs de notre amour loyal et tendre ; qu’il lui souvienne du breuvage que nous bûmes ensemble sur la mer ; ah ! c’est notre mort que nous avons bue ! Qu’il lui souvienne du serment que je lui fis de n’aimer jamais qu’elle : j’ai tenu cette promesse ! »
Derrière la paroi, Iseut aux Blanches Mains entendit ces paroles ; elle défaillit presque.
« Hâtez-vous, compagnon, et revenez bientôt vers moi ; si vous tardez, vous ne me reverrez plus. Prenez un terme de quarante jours et ramenez Iseut la Blonde. Cachez votre départ à votre sœur, ou dites que vous allez quérir un médecin. Vous emmènerez ma belle nef ; prenez avec vous deux voiles, l’une blanche, l’autre noire. Si vous ramenez la reine Iseut, dressez au retour la voile blanche ; et, si vous ne la ramenez pas, cinglez avec la voile noire. Ami, je n’ai plus rien à vous dire : que Dieu vous guide et vous ramène sain et sauf ! »
Il soupire, pleure et se lamente, et Kaherdin pleure pareillement, baise Tristan et prend congé.
Au premier vent il se mit en mer. Les mariniers halèrent les ancres, dressèrent la voile, cinglèrent par un vent léger, et leur proue trancha les vagues hautes et profondes. Ils emportaient de riches marchandises : des draps de soie teints de couleurs rares, de la belle vaisselle de Tours, des vins de Poitou, des gerfauts d’Espagne, et par cette ruse Kaherdin pensait parvenir auprès d’Iseut. Huit jours et huit nuits, ils fendirent les vagues et voguèrent à pleines voiles vers la Cornouailles.
« Ami, soyez remercié ! Or, écoutez ma prière. Prenez cet anneau : c’est une enseigne entre elle et moi. Et quand vous arriverez en sa terre, faites-vous passer à la cour pour un marchand. Présentez-lui des étoffes de soie, faites qu’elle voie cet anneau : aussitôt elle cherchera une ruse pour vous parler en secret. Alors, dites-lui que mon cœur la salue ; que, seule, elle peut me porter réconfort ; dites-lui que, si elle ne vient pas, je meurs ; dites-lui qu’il lui souvienne de nos plaisirs passés, et des grandes peines, et des grandes tristesses, et des joies, et des douleurs de notre amour loyal et tendre ; qu’il lui souvienne du breuvage que nous bûmes ensemble sur la mer ; ah ! c’est notre mort que nous avons bue ! Qu’il lui souvienne du serment que je lui fis de n’aimer jamais qu’elle : j’ai tenu cette promesse ! »
Derrière la paroi, Iseut aux Blanches Mains entendit ces paroles ; elle défaillit presque.
« Hâtez-vous, compagnon, et revenez bientôt vers moi ; si vous tardez, vous ne me reverrez plus. Prenez un terme de quarante jours et ramenez Iseut la Blonde. Cachez votre départ à votre sœur, ou dites que vous allez quérir un médecin. Vous emmènerez ma belle nef ; prenez avec vous deux voiles, l’une blanche, l’autre noire. Si vous ramenez la reine Iseut, dressez au retour la voile blanche ; et, si vous ne la ramenez pas, cinglez avec la voile noire. Ami, je n’ai plus rien à vous dire : que Dieu vous guide et vous ramène sain et sauf ! »
Il soupire, pleure et se lamente, et Kaherdin pleure pareillement, baise Tristan et prend congé.
Au premier vent il se mit en mer. Les mariniers halèrent les ancres, dressèrent la voile, cinglèrent par un vent léger, et leur proue trancha les vagues hautes et profondes. Ils emportaient de riches marchandises : des draps de soie teints de couleurs rares, de la belle vaisselle de Tours, des vins de Poitou, des gerfauts d’Espagne, et par cette ruse Kaherdin pensait parvenir auprès d’Iseut. Huit jours et huit nuits, ils fendirent les vagues et voguèrent à pleines voiles vers la Cornouailles.
Sébastienne- Dans l'autre monde
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Colère de femme est chose redoutable, et que chacun s’en garde ! Là où une femme aura le plus aimé, là aussi elle se vengera le plus cruellement. L’amour des femmes vient vite, et vite vient leur haine ; et leur inimitié, une fois venue, dure plus que l’amitié. Elles savent tempérer l’amour, mais non la haine. Debout contre la paroi, Iseut aux Blanches Mains avait entendu chaque parole. Elle avait tant aimé Tristan !… Elle connaissait enfin son amour pour une autre. Elle retint les choses entendues : si elle le peut un jour, comme elle se vengera sur ce qu’elle aime le plus au monde ! Pourtant, elle n’en fit nul semblant, et dès qu’on ouvrit les portes, elle entra dans la chambre de Tristan, et, cachant son courroux, continua de le servir et de lui faire belle chère, ainsi qu’il sied à une amante. Elle lui parlait doucement, le baisait sur les lèvres, et lui demandait si Kaherdin reviendrait bientôt avec le médecin qui devait le guérir. Mais toujours elle cherchait sa vengeance.
Kaherdin ne cessa de naviguer, tant qu’il jeta l’ancre dans le port de Tintagel. Il prit sur son poing un grand autour, il prit un drap de couleur rare, une coupe bien ciselée : il en fit présent au roi Marc et lui demanda courtoisement sa sauvegarde et sa paix, afin qu’il pût trafiquer en sa terre, sans craindre nul dommage de chambellan ni de vicomte. Et le roi le lui octroya devant tous les hommes de son palais.
Alors, Kaherdin offrit à la reine un fermail ouvré d’or fin :
« Reine, dit-il, l’or en est bon » ; et, retirant de son doigt l’anneau de Tristan, il le mit à côté du joyau : « Voyez, reine, l’or de ce fermail est plus riche, et pourtant l’or de cet anneau a bien son prix. »
Kaherdin ne cessa de naviguer, tant qu’il jeta l’ancre dans le port de Tintagel. Il prit sur son poing un grand autour, il prit un drap de couleur rare, une coupe bien ciselée : il en fit présent au roi Marc et lui demanda courtoisement sa sauvegarde et sa paix, afin qu’il pût trafiquer en sa terre, sans craindre nul dommage de chambellan ni de vicomte. Et le roi le lui octroya devant tous les hommes de son palais.
Alors, Kaherdin offrit à la reine un fermail ouvré d’or fin :
« Reine, dit-il, l’or en est bon » ; et, retirant de son doigt l’anneau de Tristan, il le mit à côté du joyau : « Voyez, reine, l’or de ce fermail est plus riche, et pourtant l’or de cet anneau a bien son prix. »
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Quand Iseut reconnut l’anneau de jaspe vert, son cœur frémit et sa couleur mua, et, redoutant ce qu’elle allait ouïr, elle attira Kaherdin à l’écart près d’une croisée, comme pour mieux voir et marchander le fermail. Kaherdin lui dit simplement :
« Dame, Tristan est blessé d’une épée empoisonnée et va mourir. Il vous mande que, seule, vous pouvez lui porter réconfort. Il vous rappelle les grandes peines et les douleurs que vous avez subies ensemble. Gardez cet anneau, il vous le donne. »
Iseut répondit, défaillante :
« Ami, je vous suivrai. Demain, au matin, que votre nef soit prête à l’appareillage ! »
Le lendemain, au matin, la reine dit qu’elle voulait chasser au faucon et fit préparer ses chiens et ses oiseaux. Mais le duc Andret, qui toujours guettait, l’accompagna. Quand ils furent aux champs, non loin du rivage de la mer, un faisan s’enleva. Andret laissa aller un faucon pour le prendre ; mais le temps était clair et beau : le faucon s’essora et disparut.
« Voyez, sire Andret, dit la reine : le faucon s’est perché là-bas, au port, sur le mât d’une nef que je ne connaissais pas. À qui est-elle ?
— Dame, fit Andret, c’est la nef de ce marchand de Bretagne qui hier vous présenta un fermail d’or. Allons-y reprendre notre faucon. »
Kaherdin avait jeté une planche, comme un ponceau, de sa nef au rivage. Il vint à la rencontre de la reine :
« Dame, s’il vous plaisait, vous entreriez dans ma nef, et je vous montrerais mes riches marchandises.
— Volontiers, sire », dit la reine.
Elle descend de cheval, va droit à la planche, la traverse, entre dans la nef. Andret veut la suivre, et s’engage sur la planche : mais Kaherdin, debout sur le plat-bord, le frappe de son aviron ; Andret trébuche et tombe dans la mer. Il veut se reprendre ; Kaherdin le refrappe à coups d’aviron et le rabat sous les eaux, et crie :
« Meurs, traître ! Voici ton salaire pour tout le mal que tu as fait souffrir à Tristan et à la reine Iseut ! »
« Dame, Tristan est blessé d’une épée empoisonnée et va mourir. Il vous mande que, seule, vous pouvez lui porter réconfort. Il vous rappelle les grandes peines et les douleurs que vous avez subies ensemble. Gardez cet anneau, il vous le donne. »
Iseut répondit, défaillante :
« Ami, je vous suivrai. Demain, au matin, que votre nef soit prête à l’appareillage ! »
Le lendemain, au matin, la reine dit qu’elle voulait chasser au faucon et fit préparer ses chiens et ses oiseaux. Mais le duc Andret, qui toujours guettait, l’accompagna. Quand ils furent aux champs, non loin du rivage de la mer, un faisan s’enleva. Andret laissa aller un faucon pour le prendre ; mais le temps était clair et beau : le faucon s’essora et disparut.
« Voyez, sire Andret, dit la reine : le faucon s’est perché là-bas, au port, sur le mât d’une nef que je ne connaissais pas. À qui est-elle ?
— Dame, fit Andret, c’est la nef de ce marchand de Bretagne qui hier vous présenta un fermail d’or. Allons-y reprendre notre faucon. »
Kaherdin avait jeté une planche, comme un ponceau, de sa nef au rivage. Il vint à la rencontre de la reine :
« Dame, s’il vous plaisait, vous entreriez dans ma nef, et je vous montrerais mes riches marchandises.
— Volontiers, sire », dit la reine.
Elle descend de cheval, va droit à la planche, la traverse, entre dans la nef. Andret veut la suivre, et s’engage sur la planche : mais Kaherdin, debout sur le plat-bord, le frappe de son aviron ; Andret trébuche et tombe dans la mer. Il veut se reprendre ; Kaherdin le refrappe à coups d’aviron et le rabat sous les eaux, et crie :
« Meurs, traître ! Voici ton salaire pour tout le mal que tu as fait souffrir à Tristan et à la reine Iseut ! »
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Ainsi Dieu vengea les amants des félons qui les avaient tant haïs ! Tous quatre sont morts : Guenelon, Gondoïne, Denoalen, Andret.
L’ancre était relevée, le mât dressé, la voile tendue. Le vent frais du matin bruissait dans les haubans et gonflait les toiles. Hors du port, vers la haute mer toute blanche et lumineuse au loin sous les rais du soleil, la nef s’élança.
À Carhaix, Tristan languit. Il convoite la venue d’Iseut. Rien ne le conforte plus, et s’il vit encore, c’est qu’il l’attend. Chaque jour, il envoyait au rivage guetter si la nef revenait, et la couleur de sa voile ; nul autre désir ne lui tenait plus au cœur. Bientôt il se fit porter sur la falaise de Penmarch, et, si longtemps que le soleil se tenait à l’horizon, il regardait au loin la mer.
Écoutez, seigneurs, une aventure douloureuse, pitoyable à ceux qui aiment. Déjà Iseut approchait ; déjà la falaise de Penmarch surgissait au loin, et la nef cinglait plus joyeuse. Un vent d’orage grandit tout à coup, frappe droit contre la voile et fait tourner la nef sur elle-même. Les mariniers courent au lof, et contre leur gré virent en arrière. Le vent fait rage, les vagues profondes s’émeuvent, l’air s’épaissit en ténèbres, la mer noircit, la pluie s’abat en rafales. Haubans et boulines se rompent, les mariniers baissent la voile et louvoient au gré de l’onde et du vent. Ils avaient, pour leur malheur, oublié de hisser à bord la barque amarrée à la poupe et qui suivait le sillage de la nef. Une vague la brise et l’emporte.
L’ancre était relevée, le mât dressé, la voile tendue. Le vent frais du matin bruissait dans les haubans et gonflait les toiles. Hors du port, vers la haute mer toute blanche et lumineuse au loin sous les rais du soleil, la nef s’élança.
À Carhaix, Tristan languit. Il convoite la venue d’Iseut. Rien ne le conforte plus, et s’il vit encore, c’est qu’il l’attend. Chaque jour, il envoyait au rivage guetter si la nef revenait, et la couleur de sa voile ; nul autre désir ne lui tenait plus au cœur. Bientôt il se fit porter sur la falaise de Penmarch, et, si longtemps que le soleil se tenait à l’horizon, il regardait au loin la mer.
Écoutez, seigneurs, une aventure douloureuse, pitoyable à ceux qui aiment. Déjà Iseut approchait ; déjà la falaise de Penmarch surgissait au loin, et la nef cinglait plus joyeuse. Un vent d’orage grandit tout à coup, frappe droit contre la voile et fait tourner la nef sur elle-même. Les mariniers courent au lof, et contre leur gré virent en arrière. Le vent fait rage, les vagues profondes s’émeuvent, l’air s’épaissit en ténèbres, la mer noircit, la pluie s’abat en rafales. Haubans et boulines se rompent, les mariniers baissent la voile et louvoient au gré de l’onde et du vent. Ils avaient, pour leur malheur, oublié de hisser à bord la barque amarrée à la poupe et qui suivait le sillage de la nef. Une vague la brise et l’emporte.
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Iseut s’écrie :
« Hélas ! chétive ! Dieu ne veut pas que je vive assez pour voir Tristan, mon ami, une fois encore, une fois seulement ; il veut que je sois noyée en cette mer. Tristan, si je vous avais parlé une fois encore, je me soucierais peu de mourir après. Ami, si je ne viens pas jusqu’à vous, c’est que Dieu ne le veut pas, et c’est ma pire douleur. Ma mort ne m’est rien, puisque Dieu la veut, je l’accepte ; mais, ami, quand vous l’apprendrez, vous mourrez, je le sais bien. Notre amour est de telle guise que vous ne pouvez mourir sans moi, ni moi sans vous. Je vois votre mort devant moi en même temps que la mienne. Hélas ! ami, j’ai failli à mon désir : il était de mourir dans vos bras, d’être ensevelie dans votre cercueil ; mais nous y avons failli. Je vais mourir seule, et, sans vous, disparaître dans la mer. Peut-être vous ne saurez pas ma mort, vous vivrez encore, attendant toujours que je vienne. Si Dieu le veut, vous guérirez même… Ah ! peut-être après moi vous aimerez une autre femme, vous aimerez Iseut aux Blanches Mains., Je ne sais ce qui sera de vous : pour moi, ami, si je vous savais mort, je ne vivrais guère après. Que Dieu nous accorde, ami, ou que je vous guérisse, ou que nous mourions tous deux d’une même angoisse ! »
Ainsi gémit la reine, tant que dura la tourmente. Mais, après cinq jours, l’orage s’apaisa. Au plus haut du mât, Kaherdin hissa joyeusement la voile blanche, afin que Tristan reconnût de plus loin sa couleur. Déjà Kaherdin voit la Bretagne… Hélas ! presque aussitôt le calme suivit la tempête, la mer devint douce et toute plate, le vent cessa de gonfler la voile, et les mariniers louvoyèrent vainement en amont et en aval, en avant et en arrière. Au loin, ils apercevaient la côte, mais la tempête avait emporté leur barque, en sorte qu’ils ne pouvaient atterrir. À la troisième nuit, Iseut songea qu’elle tenait en son giron la tête d’un grand sanglier qui honnissait sa robe de sang, et connut par là qu’elle ne reverrait plus son ami vivant.
« Hélas ! chétive ! Dieu ne veut pas que je vive assez pour voir Tristan, mon ami, une fois encore, une fois seulement ; il veut que je sois noyée en cette mer. Tristan, si je vous avais parlé une fois encore, je me soucierais peu de mourir après. Ami, si je ne viens pas jusqu’à vous, c’est que Dieu ne le veut pas, et c’est ma pire douleur. Ma mort ne m’est rien, puisque Dieu la veut, je l’accepte ; mais, ami, quand vous l’apprendrez, vous mourrez, je le sais bien. Notre amour est de telle guise que vous ne pouvez mourir sans moi, ni moi sans vous. Je vois votre mort devant moi en même temps que la mienne. Hélas ! ami, j’ai failli à mon désir : il était de mourir dans vos bras, d’être ensevelie dans votre cercueil ; mais nous y avons failli. Je vais mourir seule, et, sans vous, disparaître dans la mer. Peut-être vous ne saurez pas ma mort, vous vivrez encore, attendant toujours que je vienne. Si Dieu le veut, vous guérirez même… Ah ! peut-être après moi vous aimerez une autre femme, vous aimerez Iseut aux Blanches Mains., Je ne sais ce qui sera de vous : pour moi, ami, si je vous savais mort, je ne vivrais guère après. Que Dieu nous accorde, ami, ou que je vous guérisse, ou que nous mourions tous deux d’une même angoisse ! »
Ainsi gémit la reine, tant que dura la tourmente. Mais, après cinq jours, l’orage s’apaisa. Au plus haut du mât, Kaherdin hissa joyeusement la voile blanche, afin que Tristan reconnût de plus loin sa couleur. Déjà Kaherdin voit la Bretagne… Hélas ! presque aussitôt le calme suivit la tempête, la mer devint douce et toute plate, le vent cessa de gonfler la voile, et les mariniers louvoyèrent vainement en amont et en aval, en avant et en arrière. Au loin, ils apercevaient la côte, mais la tempête avait emporté leur barque, en sorte qu’ils ne pouvaient atterrir. À la troisième nuit, Iseut songea qu’elle tenait en son giron la tête d’un grand sanglier qui honnissait sa robe de sang, et connut par là qu’elle ne reverrait plus son ami vivant.
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Tristan était trop faible désormais pour veiller encore sur la falaise de Penmarch, et depuis de longs jours, enfermé loin du rivage, il pleurait pour Iseut qui ne venait pas. Dolent et las, il se plaint, soupire, s’agite ; peu s’en faut qu’il ne meure de son désir.
Enfin, le vent fraîchit et la voile blanche apparut. Alors, Iseut aux Blanches Mains se vengea. Elle vient vers le lit de Tristan et dit :
« Ami, Kaherdin arrive. J’ai vu sa nef en mer : elle avance à grand’peine ; pourtant je l’ai reconnue ; puisse-t-il apporter ce qui doit vous guérir ! »
Tristan tressaille :
« Amie belle, vous êtes sûre que c’est sa nef ? Or, dites-moi comment est la voile.
— Je l’ai bien vue, ils l’ont ouverte et dressée très haut, car ils ont peu de vent. Sachez qu’elle est toute noire. »
Tristan se tourna vers la muraille et dit :
« Je ne puis retenir ma vie plus longtemps. » Il dit trois fois : « Iseut, amie ! » À la quatrième, il rendit l’âme.
Alors, par la maison, pleurèrent les chevaliers, les compagnons de Tristan. Ils l’ôtèrent de son lit, l’étendirent sur un riche tapis et recouvrirent son corps d’un linceul.
Sur la mer, le vent s’était levé et frappait la voile en plein milieu. Il poussa la nef jusqu’à terre. Iseut la Blonde débarqua. Elle entendit de grandes plaintes par les rues, et les cloches sonner aux moutiers, aux chapelles. Elle demanda aux gens du pays pourquoi ces glas, pourquoi ces pleurs.
Un vieillard lui dit :
« Dame, nous avons une grande douleur. Tristan le franc, le preux, est mort. Il était large aux besogneux, secourable aux souffrants. C’est le pire désastre qui soit jamais tombé sur ce pays. »
Iseut l’entend, elle ne peut dire une parole. Elle monte vers le palais. Elle suit la rue, sa guimpe déliée. Les Bretons s’émerveillaient à la regarder ; jamais ils n’avaient vu femme d’une telle beauté. Qui est-elle ? D’où vient-elle ?
Auprès de Tristan, Iseut aux Blanches Mains, affolée par le mal qu’elle avait causé, poussait de grands cris sur le cadavre. L’autre Iseut entra et lui dit :
« Dame, relevez-vous, et laissez-moi approcher. J’ai plus de droits à le pleurer que vous, croyez-m’en. Je l’ai plus aimé. »
Elle se tourna vers l’orient et pria Dieu. Puis elle découvrit un peu le corps, s’étendit près de lui, tout le long de son ami, lui baisa la bouche et la face, et le serra étroitement : corps contre corps, bouche contre bouche, elle rend ainsi son âme ; elle mourut auprès de lui pour la douleur de son ami.
Enfin, le vent fraîchit et la voile blanche apparut. Alors, Iseut aux Blanches Mains se vengea. Elle vient vers le lit de Tristan et dit :
« Ami, Kaherdin arrive. J’ai vu sa nef en mer : elle avance à grand’peine ; pourtant je l’ai reconnue ; puisse-t-il apporter ce qui doit vous guérir ! »
Tristan tressaille :
« Amie belle, vous êtes sûre que c’est sa nef ? Or, dites-moi comment est la voile.
— Je l’ai bien vue, ils l’ont ouverte et dressée très haut, car ils ont peu de vent. Sachez qu’elle est toute noire. »
Tristan se tourna vers la muraille et dit :
« Je ne puis retenir ma vie plus longtemps. » Il dit trois fois : « Iseut, amie ! » À la quatrième, il rendit l’âme.
Alors, par la maison, pleurèrent les chevaliers, les compagnons de Tristan. Ils l’ôtèrent de son lit, l’étendirent sur un riche tapis et recouvrirent son corps d’un linceul.
Sur la mer, le vent s’était levé et frappait la voile en plein milieu. Il poussa la nef jusqu’à terre. Iseut la Blonde débarqua. Elle entendit de grandes plaintes par les rues, et les cloches sonner aux moutiers, aux chapelles. Elle demanda aux gens du pays pourquoi ces glas, pourquoi ces pleurs.
Un vieillard lui dit :
« Dame, nous avons une grande douleur. Tristan le franc, le preux, est mort. Il était large aux besogneux, secourable aux souffrants. C’est le pire désastre qui soit jamais tombé sur ce pays. »
Iseut l’entend, elle ne peut dire une parole. Elle monte vers le palais. Elle suit la rue, sa guimpe déliée. Les Bretons s’émerveillaient à la regarder ; jamais ils n’avaient vu femme d’une telle beauté. Qui est-elle ? D’où vient-elle ?
Auprès de Tristan, Iseut aux Blanches Mains, affolée par le mal qu’elle avait causé, poussait de grands cris sur le cadavre. L’autre Iseut entra et lui dit :
« Dame, relevez-vous, et laissez-moi approcher. J’ai plus de droits à le pleurer que vous, croyez-m’en. Je l’ai plus aimé. »
Elle se tourna vers l’orient et pria Dieu. Puis elle découvrit un peu le corps, s’étendit près de lui, tout le long de son ami, lui baisa la bouche et la face, et le serra étroitement : corps contre corps, bouche contre bouche, elle rend ainsi son âme ; elle mourut auprès de lui pour la douleur de son ami.
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Re: Le Roman de Tristan et Iseut!
Quand le roi Marc apprit la mort des amants, il franchit la mer et, venu en Bretagne, fit ouvrer deux cercueils, l’un de calcédoine pour Iseut, l’autre de béryl pour Tristan. Il emporta sur sa nef vers Tintagel leurs corps aimés. Auprès d’une chapelle, à gauche et à droite de l’abside, il les ensevelit en deux tombeaux. Mais, pendant la nuit, de la tombe de Tristan jaillit une ronce verte et feuillue, aux forts rameaux, aux fleurs odorantes, qui, s’élevant par-dessus la chapelle, s’enfonça dans la tombe d’Iseut. Les gens du pays coupèrent la ronce : au lendemain elle renaît, aussi verte, aussi fleurie, aussi vivace, et plonge encore au lit d’Iseut la Blonde. Par trois fois ils voulurent la détruire ; vainement. Enfin, ils rapportèrent la merveille au roi Marc : le roi défendit de couper la ronce désormais.
Seigneurs, les bons trouvères d’antan, Béroul et Thomas, et monseigneur Eilhart et maître Gottfried, ont conté ce conte pour tous ceux qui aiment, non pour les autres. Ils vous mandent par moi leur salut. Ils saluent ceux qui sont pensifs et ceux qui sont heureux, les mécontents et les désireux, ceux qui sont joyeux et ceux qui sont troublés, tous les amants. Puissent-ils trouver ici consolation contre l’inconstance, contre l’injustice, contre le dépit, contre la peine, contre tous les maux d’amour !
Seigneurs, les bons trouvères d’antan, Béroul et Thomas, et monseigneur Eilhart et maître Gottfried, ont conté ce conte pour tous ceux qui aiment, non pour les autres. Ils vous mandent par moi leur salut. Ils saluent ceux qui sont pensifs et ceux qui sont heureux, les mécontents et les désireux, ceux qui sont joyeux et ceux qui sont troublés, tous les amants. Puissent-ils trouver ici consolation contre l’inconstance, contre l’injustice, contre le dépit, contre la peine, contre tous les maux d’amour !
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