Ausone - Le jeu des Sept Sages
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Ausone - Le jeu des Sept Sages
Repris de ce site que l'on remercie:
http://remacle.org/bloodwolf/historiens/ausone/sept.htm#_ednref2
AUSONE, CONSUL, A LATINUS DREPANIUS PACATUS, PROCONSUL.
DOIS-JE me faire pardonner ces vers, dois-je les publier ? C'est ce que tu décideras, Drepanius, après une lecture attentive. J'accepte également ton arrêt, soit que tu juges digne du jour ou digne d'oubli le poème que je t'envoie. Avant tout, Pacatus, je veux mériter ton suffrage ; le soin de ménager mon amour-propre ne vient qu'après. Je puis supporter la censure du lecteur sévère, je puis me contenter du plus mince éloge. Le coursier qui se plaît au bruit de la main qui le caresse, sait aussi endurer sans s'effrayer la verge flexible qui le fouette. Imite la critique d'Aristarque et la règle de Zénodote, qui mirent tant de recherche autrefois à châtier Homère le Méonien ; marque mes vers de ces traits, stigmates des mauvais poètes ; je les regarderai comme des palmes, et non comme des reproches ; j'appellerai des corrections, et non des condamnations, les traces que laissera sur mon œuvre la lime du savant homme. Toutefois, puisque je dois subir l'épreuve d'une sentence d'un si grand poids, ce que je souhaite, c'est de te plaire ; sinon, il faut me taire.
PROLOGUE.
LES sept Sages, auxquels les âges précédents ont donné ce nom, que les suivants ne leur ont pas retiré, paraissent aujourd'hui sur le théâtre en pallium. Pourquoi rougis-tu, Romain qui portes la toge, de voir introduire sur la scène ces illustres hommes ? C'est une honte pour nous, mais non pour des Grecs[ii], à qui le théâtre tient lieu de curie. Nous avons des endroits désignés pour traiter nos affaires : le Champ de Mars est destiné aux comices, la Curie aux sénateurs, le Forum et les Rostres au débat des intérêts privés. Un seul lieu dans Athènes et dans toute la Grèce est consacré aux délibérations publiques, c'est le théâtre, que le luxe éleva si tard dans notre ville. L'édile autrefois fournissait un théâtre de planches construit à la hâte et sans que la pierre en assurât la base : ainsi firent Muréna et Gallius. Ce que je dis là, tout le monde le sait. Puis quand des citoyens puissants, qui ne craignaient pas la dépense, crurent éterniser leur nom en élevant une fois sur des fondements de pierre un monument qui resterait en tout temps ouvert aux jeux de la scène, alors surgirent ces immenses amphithéâtres donnés par Pompée, par Balbus, par César Octavianus, qui rivalisèrent de magnificence. Mais pourquoi tout cela ? je ne suis pas venu ici pour vous raconter qui fonda le théâtre, qui le forum, qui chacune des parties de nos remparts ; mais pour vous annoncer ces vénérables personnages, aimés des dieux, et vous expliquer d'avance ce qu'ils veulent faire. Ils vont, suivant leur usage, prononcer les sentences que chacun, dans sa pénétration a trouvées le premier. Elles vous sont connues sans doute ; mais si votre mémoire cloche sur ces vieilleries, un acteur va venir vous les débiter à la file, car je ne suis pas bien sûr de les savoir moi-même.
UN ACTEUR.
ON dit que Solon l'Athénien écrivit à Delphes : GnÇyi seautòn, ce qui en latin signifie : Connais-toi toi-même. Plusieurs attribuent ce mot à Chilon de Lacédémone. Spartiate Chilon, on ne sait trop si c'est toi ou non qui as trouvé cet autre fort répandu par le monde : …Ora t¤low makroè bÞou, qui nous recommande de toujours Considérer la fin de cette longue vie[iii]. Plusieurs pensent qu'il fut adressé par Solon à Crésus. On attribue à Pittacus le Lesbien : Gignvske kairòn, Connais le temps ; or, ce kairòw, c'est le temps opportun, l'occasion. Bias de Priène a dit : Oß pleÝstoi kakoi ce qui en latin signifie : Les méchants sont en majorité ; mais tu sauras qu'ici les méchants, ce sont les ignorants. Mel¡th tò pn, est de Périandre de Corinthe, qui pense que Méditer est tout. Cléobule de Linde a dit : …Ariston m¤tron, c'est-à-dire, En tout la mesure est une très bonne chose. Thalès a trouvé ƒEggéa, p‹resti dƒth pour nous défendre de nous porter cautions, parce qu'il y a du danger à répondre ainsi pour d'autres[iv]. Nous donnons-là un avis qui ne plaira pas beaucoup aux emprunteurs.
J'ai dit ; je me retire. Voici le législateur Solon.
SOLON.
SUIVANT l'usage des Grecs, je parais sur la scène. Je suis Solon, celui des sept Sages auquel l'opinion a donné la palme ; mais l'opinion n'est pas un juge sévère ; je ne pense pas plus être le premier que le dernier d'entre eux : l'égalité ne souffre pas ces distinctions. Et le dieu de Delphes eut bien raison autrefois, quand un sot s'avisa de lui demander quel était le premier des sept Sages, de lui ordonner d'écrire leurs noms sur une boule, pour que nul ne fût le premier ni le dernier. Je sors du mi-lieu de leur cercle pour vous apprendre que le mot adressé, dit-on, par moi. au roi Crésus, s'applique aux hommes de toute condition. Le grec est fort concis : …Ora t¤low makroè bÞou. L'explication latine est plus prolixe : Je veux que toujours on considère le terme de la vie. Ainsi, évitez de vous prononcer sur le malheur ou le bonheur des hommes, parce qu'ils sont toujours, tant qu'ils vivent, dans une position douteuse. Ceci est une vérité, et je vais vous le prouver en peu de mots, si c'est possible.
Roi ou tyran de la Lydie, Crésus était un de ces heureux, riche à la folie, et qui donnait aux dieux des temples en briques d'or. Il m'appelle auprès de lui. J'obéis et j'accours, espérant laisser aux Lydiens leur roi meilleur. Il m'invite à lui citer un homme heureux, si j'en connais un. Je lui nomme Télanès ; c'était un citoyen qui n'était pas sans gloire, et qui avait perdu la vie en combattant pour sa patrie. Il n'en veut pas, il en de-mande un autre. Je lui trouve Aglaüs, qui n'était jamais sorti des limites de son petit domaine. Le roi sourit
« Mais à quel rang me places-tu donc, moi qui seul dans tout l'univers ai le nom d'heureux ? » Je lui réponds qu'il faut attendre auparavant la fin de sa vie, et qu'alors on pourra juger si le bonheur lui est resté fidèle. Ce langage fut mal accueilli de Crésus, et je pris congé de lui. Il déclare la guerre aux Perses, il part, il est vaincu, enchaîné, livré au roi ................................. .................................................................. Cette captivité, c'était la mort pour lui .................................
La flamme serpente et l'enveloppe, en déroulant dans les airs des tourbillons de fumée. Alors, à haute voix, mais un peu tard, Crésus s'écrie : « Oh ! que tu disais vrai ! ô Solon ! Solon ! » et trois fois à grands cris il répéta : « Solon ! » Touché de ses gémissements, Cyrus ordonne qu'on éteigne les feux qui l'entourent, qu'on renverse l'ardent bûcher ; et une pluie abondante tombée du ciel vint à propos abattre la flamme. Crésus fut aussitôt conduit, par une troupe de gardes d'élite, devant le roi, qui lui demanda quel était celui qu'il appelait Solon, et quel motif il avait de crier ainsi ce nom. Il raconta au roi tous les détails de son histoire. Cyrus, ému de pitié, et reconnaissant les coups de la fortune, approuve Solon, prend Crésus en amitié, lui fait mettre aux pieds des liens dorés, et veut qu'il passe avec lui tout le reste de sa vie. Ainsi deux rois me témoignèrent leur admiration, et je fus approuvé de l'un et de l'autre. Que chacun se tienne donc pour dit, ce qui ne fut dit qu'à un seul.
J'ai rempli le dessein qui m'amenait ici. Voici Chilon qui vient. Portez-vous bien et applaudissez,
CHILON.
J'AI mal aux reins de rester assis, mal aux yeux de regarder[v], en attendant que Solon se retire. Ouf ! que ces Athéniens sont longs pour deux mots qu'ils ont à dire ! Une sentence en trois cents vers ! enfin il en est venu à bout ; il m'a vu et s'en est allé. Je suis le Spartiate Chilon, moi qui me présente à mon tour ; connu pour parler bref, comme c'est notre usage à nous, je vous recommande notre GnÇyi seautòn, Connais-toi toi-même, que Delphes conserve encore sur sa colonne[vi]. C'est, une étude difficile, mais bien profitable, que d'apprendre à connaître ce qui est ou ce qui n'est pas à ta portée, que d'examiner jour et nuit de point en point ce que tu as fait, ce que tu feras. Nos devoirs, la pureté, l'honneur, la constance tout est là ; cette gloire aussi, que nous méprisons nous autres.
J'ai dit. Bonne santé et bonne mémoire : vos applaudissements, je ne m'en soucie guère.
CLÉOBULE.
JE suis Cléobule, citoyen d'une petite île[vii], mais auteur d'une grande maxime qui fait ma gloire, de cet …Ariston m¤tron qu'on m'attribue, et que tu vas nous traduire, toi qui es assis là près de l'orchestre, sur un des quatorze gradins voisins de nous. …Ariston m¤tron ne signifie-t-il pas : La mesure est une très bonne chose ? Réponds.... Oui ? merci. Je reprends et je poursuis. Votre poète africain a dit, ce me semble, à cette même place : Rien de trop[viii] ! et un des nôtres, Mhd¢n gan. Ces deux sentences, latine et grecque, se rapportent à la mienne. Il faut de la mesure dans le langage, dans le silence, dans le sommeil, dans les veilles. Tout ce qui est bienfait, reconnaissance, injure, étude et travail en cette vie, exige cette mesure qui s'arrête à propos.
J'ai dit. Je me retire pour garder la mesure. Voici Thalès.
THALÈS.
JE suis Thalès de Milet ; j'ai dit, comme le poète Pindare, que l'eau est, le principe de toute chose................................................................. C'est à moi que des pêcheurs donnèrent autrefois [un trépied d'or] qu'ils avaient tiré de la mer : ils m'avaient choisi pour obéir au dieu de Délos, qui envoyait ce présent à un sage. Je refusai de le recevoir, je le leur rendis pour le porter à d'autres que je croyais plus dignes. Envoyé à tous les sept Sages, et renvoyé par eux, il nie fut rapporté. Je le reçus alors pour le consacrer à Apollon : car si Phébus a voulu qu'on choisit un sage, ce n'était pas d'un homme, mais d'un dieu qu'il fallait l'entendre. Je suis donc ce Thalès : mais un motif m'amène sur la scène. Comme les deux sages qui m'ont précédé, je viens défendre la sentence dont je suis l'auteur. Elle déplaira, mais non certes aux esprits prudents que l'expérience a instruits et rendus plus avisés. Nous avons dit : ƒEggéa, p‹resti dƒth, ou, en latin : Cautionne, mais tu t'en trouveras mal. Je pourrais parcourir mille exemples pour vous montrer des cautions et des répondants bien et dûment convaincus de repentir. Mais je ne veux nommer personne. Que chacun de, vous ré-fléchisse, et compte en lui-même combien de gens ont perdu ou souffert de s'être ainsi portés cautions pour d'autres. Toutefois, si un pareil service a du charme pour vous, n'y renoncez ni les uns ni les autres.
Alors que les uns applaudissent, et que les autres, si je les blesse, me sifflent.
BIAS.
JE suis Bias de Priène ; j'ai dit : Oß pleÝstoi kakoÛ; c'est-à-dire, en latin, à ce que je suppose : Les méchants sont en majorité. Je voudrais ne pas l'avoir dit ; « la vérité se fait des ennemis[ix] ; » mais je n'ai appelé méchants que ces êtres mal-appris et barbares[x] qui n'ont souci ni de la justice, ni de l'équité, ni des saintes pratiques. Or, partout, dans ce peuple de spectateurs qui m'entoure, je ne vois que des honnêtes gens. C'est la terre étrangère qui possède cette majorité de coquins, que, d'après mon langage, vous auriez pu croire ici. Personne d'ailleurs ne doit être si mauvais juge de lui-même qu'il ne se range du parti des gens honnêtes, si vraiment il est un honnête homme, ou s'il cherche à le paraître. Ainsi, effaçons cet odieux nom de méchants.
Je m'en vais. Portez-vous bien, et applaudissez, majorité d'honnêtes gens.
PITTACUS.
JE suis Pittacus le Lesbien, né à Mitylène. Je suis auteur de la maxime Gignvsxe xairòn. Or, ce xairòw signifie qu'il faut connaître le temps ; et le temps ici, c'est le temps propre, qu'on appelle occasion. Tel est ce dicton romain : « Viens à temps[xi]. » Térence, votre comique, dit que le temps en tout est le point essentiel. Ainsi, quand son esclave Dromon vient chez Antiphila[xii] qui n'est pas occupée, il a saisi le temps favorable. Songez tous à combien de fautes on s'expose, quand on n'observe pas le moment opportun.
Il est temps que je m'en aille pour ne pas ennuyer. Applaudissez.
PÉRIANDRE.
JE suis Périandre, natif d'Ephyra. J'ai dit : Mel¡th tò pn, et je viens prouver que j'ai eu raison de dire Méditer est tout pour agir. Celui-là seul en effet réussit dans une entreprise, qui médite d'avance toute l'affaire. Térence le comique prévient qu'il faut méditer dans tous les cas sur les chances heureuses ou contraires. Veut-on fonder une ville, prendre ou poser les armes, essayer de grandes, de moyennes ou de petites affaires ? toujours il faut méditer[xiii]. Car on a moins d'ardeur au début de l'entreprise si le projet n'a pas été mûri par la réflexion. Il n'est rien qui exige plus de soin que la réflexion au moment d'agir : et puis c'est le hasard, ce n'est pas la prudence qui dirige les hommes irréfléchis.
Mais je me retire. Applaudissez, et surtout méditez, pour administrer sagement vos affaires publiques.
LES SENTENCES DE CHACUN DES SEPT SAGES EXPRIMÉES EN SEPT VERS.
BIAS DE PRIÈNE.
QUEL est le souverain bien ? une conscience pure. Quel est le plus grand fléau pour l'homme ? un autre homme. Qui est riche ? celui qui ne désire rien. Qui est pauvre ? l'avare. Quelle est la plus belle dot d'une matrone ? une vie sans tache. Quelle est la femme chaste ? celle que l'opinion n'ose même pas soupçonner. Quel est le l'ait du sage ? de ne vouloir point nuire quand il le peut. Quel est le propre d'un fou ? c'est de vouloir nuire quand il ne le peut pas.
PITTACUS DE MYTILÈNE.
CELUI-LÀ ne sait point parler, qui ne sait point se taire. J'aime mieux l'estime d'un seul homme vertueux, que de plusieurs méchants. C'est folie que d'envier les grandeurs des gens heureux, c'est folie que de rire de la douleur des malheureux. Obéis à la loi, toi qui as fait la loi. Le bonheur attire beaucoup d'amis. Peu d'amis sont à l'épreuve de l'adversité.
CLÉOBULE DE LINDE.
PLUS on a de pouvoir, moins on doit en user. On accuse la fortune des maux qu'on n'a point mérités. Le bon-heur du méchant n'a point de durée. Passe beaucoup aux autres, rien à toi. Pardonner aux méchants, c'est vouloir la perte des bons. On ne fait point honneur à un descendant du mérite de ses ancêtres, mais on lui fait honte souvent de leur mauvais renom.
PÉRIANDRE DE CORINTHE.
L'UTILE ne va jamais sans l'honnête. Plus on est fortuné, plus on a de souci. Désirer la mort est un mal, la craindre est pis encore. Fais-toi un plaisir d'accomplir ton devoir. Si tu es bien redoutable, tu as bien à redouter[xiv]. La fortune sourit, ne t'élève pas ; la fortune gronde, ne te laisse point abattre.
SOLON D’ATHÈNES.
JE juge du bonheur d'un homme quand sa destinée est accomplie. Il ne faut unir que des époux qui se ressemblent : objets mal assortis ne s'accordent guère. Les honneurs ne doivent pas être un don du hasard. Blâme ton parent en secret, fais son éloge ouvertement. Il est moins glorieux de naître noble que de le devenir. Si notre sort est fixé, à quoi bon nous mettre en garde ? ou, si tout est incertain, pourquoi craindre ?
CHILON DE LACÉDÉMONE.
JE ne veux point que le petit me craigne, ou que le grand me méprise. Songe à la mort en cette, vie, mais songe aussi à conserver tes jours : que la raison ou l'amitié t'aide à surmonter tous les chagrins. Si tu fais quelque bien, tu ne dois pas t'en souvenir ; mais le bienfait que tu reçois, ne l'oublie jamais. La vieillesse plaît à l'homme si elle ressemble à sa jeunesse ; mais que la jeunesse lui pèse, si elle ressemble au vieil âge !
THALÈS DE MILET.
AVANT d'oser une mauvaise action, à défaut de Témoin redoute ta conscience. La vie s'éteint, mais la gloire de la mort ne meurt point. Ce que tu veux faire, abstiens-toi de le dire. C'est un supplice de craindre ce qu'on ne peut empêcher. Si tu blâmes avec raison, ton hostilité même est profitable ; si tu loues mal à propos, ton amitié même est nuisible. Rien de trop. - Arrêtons-nous, et qu'ici même il n'y ait rien de trop.
SUR LES SEPT SAGES – Traduit du grec.
JE dirai en sept vers la patrie[xv], les noms et les mots des sept Sages : chacun d'eux aura son monostique. Cléobule de Linde a dit : « La mesure est une très bonne chose. » Chilon, dont Lacédémone est la patrie : « Connais-toi toi-même. » Périandre de Corinthe : « Modère les mouvements de la colère. » Pittacus, des rives de Mytilène : « Rien de trop. » Solon, qu'Athènes vit naître, veut « qu'en toute chose on attende la fin. » Bias, dont Priène est fière, nous apprend que « les méchants sont en majorité, » et Thalès, enfant de Milet, « qu'on doit éviter de se porter caution. »
[1]Voir sur Pacatus la note de la troisième Préface. — Souchay fait observer que Pacatus n'ayant été proconsul qu'en 390 (Cod. Justin., liv. XII, tit. 51), Ausone a dû composer ce poème dans sa vieillesse. Ainsi, voilà ce chrétien si fervent dans l'Éphéméride et dans les vers pour la Pâque, revenu, sur la fin de sa vie, comme son père, aux sept Sages de la Grèce, et aux croyances païennes.
Du reste, ce petit drame est un monument précieux pour l'histoire du théâtre. « On pourrait croire, dit M. Charles Magnin, que, lorsque le christianisme monta sur le trône avec Constantin, le théâtre sous sa forme ancienne dut disparaître comme les autres vestiges du paganisme. Il n'en fut ainsi ni de tous les rites païens, ni du théâtre. Rien n'est plus surprenant, mais en même temps, rien n'est mieux prouvé, que la coexistence, pendant deux siècles, de deux religions et de deux littératures, dont l'une, déjà sur le trône, grandissait chaque jour, et dont l'autre, à demi renversée, résistait par la force des habitudes et ses dix siècles de possession. Il est vraiment curieux de voir, sous les empereurs chrétiens, le paganisme réparer les vieux cirques et bâtir de nouveaux théâtres, en même temps que l'art chrétien, sorti victorieux des catacombes, transforme les basiliques en églises, et fait monter vers le ciel la croix de ses jeunes cathédrales.
« Il y a plus : nous n'avons sur l'existence des jeux scéniques pendant les trois premiers siècles que des indications fournies par l'histoire. Nous manquons de monuments positifs, réduits que nous sommes à quelques courts fragments de pièces, qu'on peut supposer n'avoir été, comme les tragédies de Sénèque, que des déclamations. Au contraire, le IVe siècle, ce siècle chrétien, nous fournit deux monuments incontestables et importants du théâtre sous forme antique ; nous possédons le texte de deux comédies latines destinées évidemment à la représentation. La première, composée d'un prologue et d'une suite de courts monologues, est intitulée le Jeu des sept Sages. Elle est due à la plume demi-chrétienne d'Ausone. La seconde, dédiée à Rutilius Numatianus, un peu postérieure à la première, est une admirable pièce en cinq actes, intitulée Querolus. Ces deux ouvrages prouvent que, pendant toute la durée du IVe siècle, et même au delà, outre l'ancien répertoire, on jouait encore, dans l'empire devenu chrétien, des comédies nouvelles sous forme ancienne. » (Bibliothèque de l'École des Chartes, t. I, p. 518.)
Plusieurs contemporains d'Ausone travaillaient pour le théâtre ; Axius Paulus, entre autres, rhéteur de Bordeaux et poète fécond en plus d'un genre. Ausone, dans une de ses lettres (Épist., XI), lui parle d'un Delirus, qui était sans doute une comédie, et dans une autre (X, v. 38) il lui demande des tragédies et des comédies, socci et cothurni musicam. On ne peut trop regretter la perte de tous ces écrits.[/i]
[ii] Cornelius Nepos, dans sa Préface : Magnis in laudibus tota fere fuit Grœcia, victorem Olympiœ citari. In scenam vero prodire, et populo esse spectaculo, nemini in eisdem gentibus fuit turpitudini. Quœ omnia apud nos partim infamia, partira humilia, atque ab honestate remota ponuntur.
[iii] Ovide, Métamorphoses, liv. III, v. 136 :
............ Scilicet ultima semper
Exspectanda dies homini, dicique beatus
Ante obitum nemo supremaque fanera debet,
ut ait poeta non insuavis, dit Lactance, de Ira Dei, c. XX.
[iv] Noxa quod prœs est (v. 70). J'ai lu comme Scaliger prœs est, et non prœsest.
[v] C'est un vers de Plaute, Menechm., v. 7q 1.
« Chilon, dit M. J.-J. Ampère, est le personnage bouffon de la pièce, le Gracioso. » Mais nous verrons tout à l'heure Bias plaisanter aussi, et se moquer avec beaucoup de finesse et de malice des spectateurs eux-mêmes.
[vi] Voir PLINE, Hist. Nat., liv. VII, ch. 32.
[vii] Il était né à Linde, dans l'île de Rhodes.
[viii] TÉRENCE, Andrienne, act. 1, sc. 1, v. 34.
[ix] C'est une citation de Térence, Andrienne, act. 1, sc. I, v. 41. Fleury fait remarquer l'anachronisme : les sept Sages qui citent ici Térence lui étaient bien antérieur, Mais, en les faisant revivre et reparaître sur la scène, Ausone les fait parler à sa guise. C'était d'ailleurs, pour ces Grecs, un moyen de se concilier l'esprit des spectateurs, que de leur rappeler ainsi Térence, leur auteur favori, en si grande estime au temps d'Ausone (Edyll., IV, v. 58) :
Tu quoque qui Latium lecto sermone, Terenti,
Comis, etc.
et que trois siècles plus tard on jouait encore. Seulement, au VIIe siècle, on commençait à attaquer sa vieille gloire. M. Charles Magnin a retrouvé dans un manuscrit de la Bibliothèque Royale, une espèce de prologue, où un jeune Franc, un romantique de l'époque, s'amuse à outrager Térence en face :
Cesses ulterius ; vade, poeta vetus......
Dico, vetus, veteres jam jam depone camœnas,
Qum nil, credo, juvant, pedere ni doceant.
Mais peut-être était-ce pour mieux faire ressortir son mérite : car, dans deux a parte, le jeune moqueur rend justice au vieux Romain. « Ce qui me porte à croire, dit M. Magnin, que la pièce qui suivait ce prologue était une comédie de Térence. » (Biblioth. de l'École des Chartes, t. I, p. 522.)
[x] Souchay rapproché de ces vers un passage de J.-B. Rousseau, dans son Épître a Cl. Marot :
...... Qui dit sots, dit à malice enclins.
Et cherchez bien de Paris jusqu'à Rome,
Onc ne verrez sot qui soit honnête homme.
Je le soutiens : justice et vérité
N'habitent point en cerveau mal monté.
Du vieux Zénon l'antique confrérie
Disoit tout vice être issu d'ânerie.
[xi] C'est un souvenir sans doute de ce mot de Chrémès, dans l'Andrienne, act. IV, sc. 6, v. 19 : Veni in tempore.
[xii] Voir l'Heautontimorumenos, act. 2, sc. 2.
[xiii] Voir le Phormion, act. I, sc. 5, v. 11.
[xiv] Laberius avait dit de même dans un de ses mimes (MACROBE, Saturn., liv. II, ch. 7) :
Necesse est multos timeat, quem multi liment.
[xv] Anthologie, liv. I : EptŒ sofiÇn¤r¡v, etc.
Les Sentences des sept Sages ont encore été mises en vers, et en aussi mauvais vers, par Hygin, ou un auteur qu'il ne nomme pas (fab. CCXXI), par Luxorius (BURMANN, Anthologie latine, liv. VI, n° 60), et par un anonyme dont Vinet a retrouvé les vers à la suite d'un manuscrit de Sidoine Apollinaire. Le but de ces froids et plats versificateurs semble avoir été de présenter sous une forme concise ces utiles préceptes à l'esprit de la jeunesse ; mais on pouvait rendre cette forme plus attrayante. Ausone a trouvé un moyen plus ingénieux de répandre et de populariser ces sentences morales ; c'était de les faire débiter et commenter sur la scène par leurs auteurs eux-mêmes, c'était de faire le Jeu des sept Sages.
http://remacle.org/bloodwolf/historiens/ausone/sept.htm#_ednref2
LE JEUX DES SEPT SAGES.
AUSONE, CONSUL, A LATINUS DREPANIUS PACATUS, PROCONSUL.
DOIS-JE me faire pardonner ces vers, dois-je les publier ? C'est ce que tu décideras, Drepanius, après une lecture attentive. J'accepte également ton arrêt, soit que tu juges digne du jour ou digne d'oubli le poème que je t'envoie. Avant tout, Pacatus, je veux mériter ton suffrage ; le soin de ménager mon amour-propre ne vient qu'après. Je puis supporter la censure du lecteur sévère, je puis me contenter du plus mince éloge. Le coursier qui se plaît au bruit de la main qui le caresse, sait aussi endurer sans s'effrayer la verge flexible qui le fouette. Imite la critique d'Aristarque et la règle de Zénodote, qui mirent tant de recherche autrefois à châtier Homère le Méonien ; marque mes vers de ces traits, stigmates des mauvais poètes ; je les regarderai comme des palmes, et non comme des reproches ; j'appellerai des corrections, et non des condamnations, les traces que laissera sur mon œuvre la lime du savant homme. Toutefois, puisque je dois subir l'épreuve d'une sentence d'un si grand poids, ce que je souhaite, c'est de te plaire ; sinon, il faut me taire.
PROLOGUE.
LES sept Sages, auxquels les âges précédents ont donné ce nom, que les suivants ne leur ont pas retiré, paraissent aujourd'hui sur le théâtre en pallium. Pourquoi rougis-tu, Romain qui portes la toge, de voir introduire sur la scène ces illustres hommes ? C'est une honte pour nous, mais non pour des Grecs[ii], à qui le théâtre tient lieu de curie. Nous avons des endroits désignés pour traiter nos affaires : le Champ de Mars est destiné aux comices, la Curie aux sénateurs, le Forum et les Rostres au débat des intérêts privés. Un seul lieu dans Athènes et dans toute la Grèce est consacré aux délibérations publiques, c'est le théâtre, que le luxe éleva si tard dans notre ville. L'édile autrefois fournissait un théâtre de planches construit à la hâte et sans que la pierre en assurât la base : ainsi firent Muréna et Gallius. Ce que je dis là, tout le monde le sait. Puis quand des citoyens puissants, qui ne craignaient pas la dépense, crurent éterniser leur nom en élevant une fois sur des fondements de pierre un monument qui resterait en tout temps ouvert aux jeux de la scène, alors surgirent ces immenses amphithéâtres donnés par Pompée, par Balbus, par César Octavianus, qui rivalisèrent de magnificence. Mais pourquoi tout cela ? je ne suis pas venu ici pour vous raconter qui fonda le théâtre, qui le forum, qui chacune des parties de nos remparts ; mais pour vous annoncer ces vénérables personnages, aimés des dieux, et vous expliquer d'avance ce qu'ils veulent faire. Ils vont, suivant leur usage, prononcer les sentences que chacun, dans sa pénétration a trouvées le premier. Elles vous sont connues sans doute ; mais si votre mémoire cloche sur ces vieilleries, un acteur va venir vous les débiter à la file, car je ne suis pas bien sûr de les savoir moi-même.
UN ACTEUR.
ON dit que Solon l'Athénien écrivit à Delphes : GnÇyi seautòn, ce qui en latin signifie : Connais-toi toi-même. Plusieurs attribuent ce mot à Chilon de Lacédémone. Spartiate Chilon, on ne sait trop si c'est toi ou non qui as trouvé cet autre fort répandu par le monde : …Ora t¤low makroè bÞou, qui nous recommande de toujours Considérer la fin de cette longue vie[iii]. Plusieurs pensent qu'il fut adressé par Solon à Crésus. On attribue à Pittacus le Lesbien : Gignvske kairòn, Connais le temps ; or, ce kairòw, c'est le temps opportun, l'occasion. Bias de Priène a dit : Oß pleÝstoi kakoi ce qui en latin signifie : Les méchants sont en majorité ; mais tu sauras qu'ici les méchants, ce sont les ignorants. Mel¡th tò pn, est de Périandre de Corinthe, qui pense que Méditer est tout. Cléobule de Linde a dit : …Ariston m¤tron, c'est-à-dire, En tout la mesure est une très bonne chose. Thalès a trouvé ƒEggéa, p‹resti dƒth pour nous défendre de nous porter cautions, parce qu'il y a du danger à répondre ainsi pour d'autres[iv]. Nous donnons-là un avis qui ne plaira pas beaucoup aux emprunteurs.
J'ai dit ; je me retire. Voici le législateur Solon.
SOLON.
SUIVANT l'usage des Grecs, je parais sur la scène. Je suis Solon, celui des sept Sages auquel l'opinion a donné la palme ; mais l'opinion n'est pas un juge sévère ; je ne pense pas plus être le premier que le dernier d'entre eux : l'égalité ne souffre pas ces distinctions. Et le dieu de Delphes eut bien raison autrefois, quand un sot s'avisa de lui demander quel était le premier des sept Sages, de lui ordonner d'écrire leurs noms sur une boule, pour que nul ne fût le premier ni le dernier. Je sors du mi-lieu de leur cercle pour vous apprendre que le mot adressé, dit-on, par moi. au roi Crésus, s'applique aux hommes de toute condition. Le grec est fort concis : …Ora t¤low makroè bÞou. L'explication latine est plus prolixe : Je veux que toujours on considère le terme de la vie. Ainsi, évitez de vous prononcer sur le malheur ou le bonheur des hommes, parce qu'ils sont toujours, tant qu'ils vivent, dans une position douteuse. Ceci est une vérité, et je vais vous le prouver en peu de mots, si c'est possible.
Roi ou tyran de la Lydie, Crésus était un de ces heureux, riche à la folie, et qui donnait aux dieux des temples en briques d'or. Il m'appelle auprès de lui. J'obéis et j'accours, espérant laisser aux Lydiens leur roi meilleur. Il m'invite à lui citer un homme heureux, si j'en connais un. Je lui nomme Télanès ; c'était un citoyen qui n'était pas sans gloire, et qui avait perdu la vie en combattant pour sa patrie. Il n'en veut pas, il en de-mande un autre. Je lui trouve Aglaüs, qui n'était jamais sorti des limites de son petit domaine. Le roi sourit
« Mais à quel rang me places-tu donc, moi qui seul dans tout l'univers ai le nom d'heureux ? » Je lui réponds qu'il faut attendre auparavant la fin de sa vie, et qu'alors on pourra juger si le bonheur lui est resté fidèle. Ce langage fut mal accueilli de Crésus, et je pris congé de lui. Il déclare la guerre aux Perses, il part, il est vaincu, enchaîné, livré au roi ................................. .................................................................. Cette captivité, c'était la mort pour lui .................................
La flamme serpente et l'enveloppe, en déroulant dans les airs des tourbillons de fumée. Alors, à haute voix, mais un peu tard, Crésus s'écrie : « Oh ! que tu disais vrai ! ô Solon ! Solon ! » et trois fois à grands cris il répéta : « Solon ! » Touché de ses gémissements, Cyrus ordonne qu'on éteigne les feux qui l'entourent, qu'on renverse l'ardent bûcher ; et une pluie abondante tombée du ciel vint à propos abattre la flamme. Crésus fut aussitôt conduit, par une troupe de gardes d'élite, devant le roi, qui lui demanda quel était celui qu'il appelait Solon, et quel motif il avait de crier ainsi ce nom. Il raconta au roi tous les détails de son histoire. Cyrus, ému de pitié, et reconnaissant les coups de la fortune, approuve Solon, prend Crésus en amitié, lui fait mettre aux pieds des liens dorés, et veut qu'il passe avec lui tout le reste de sa vie. Ainsi deux rois me témoignèrent leur admiration, et je fus approuvé de l'un et de l'autre. Que chacun se tienne donc pour dit, ce qui ne fut dit qu'à un seul.
J'ai rempli le dessein qui m'amenait ici. Voici Chilon qui vient. Portez-vous bien et applaudissez,
CHILON.
J'AI mal aux reins de rester assis, mal aux yeux de regarder[v], en attendant que Solon se retire. Ouf ! que ces Athéniens sont longs pour deux mots qu'ils ont à dire ! Une sentence en trois cents vers ! enfin il en est venu à bout ; il m'a vu et s'en est allé. Je suis le Spartiate Chilon, moi qui me présente à mon tour ; connu pour parler bref, comme c'est notre usage à nous, je vous recommande notre GnÇyi seautòn, Connais-toi toi-même, que Delphes conserve encore sur sa colonne[vi]. C'est, une étude difficile, mais bien profitable, que d'apprendre à connaître ce qui est ou ce qui n'est pas à ta portée, que d'examiner jour et nuit de point en point ce que tu as fait, ce que tu feras. Nos devoirs, la pureté, l'honneur, la constance tout est là ; cette gloire aussi, que nous méprisons nous autres.
J'ai dit. Bonne santé et bonne mémoire : vos applaudissements, je ne m'en soucie guère.
CLÉOBULE.
JE suis Cléobule, citoyen d'une petite île[vii], mais auteur d'une grande maxime qui fait ma gloire, de cet …Ariston m¤tron qu'on m'attribue, et que tu vas nous traduire, toi qui es assis là près de l'orchestre, sur un des quatorze gradins voisins de nous. …Ariston m¤tron ne signifie-t-il pas : La mesure est une très bonne chose ? Réponds.... Oui ? merci. Je reprends et je poursuis. Votre poète africain a dit, ce me semble, à cette même place : Rien de trop[viii] ! et un des nôtres, Mhd¢n gan. Ces deux sentences, latine et grecque, se rapportent à la mienne. Il faut de la mesure dans le langage, dans le silence, dans le sommeil, dans les veilles. Tout ce qui est bienfait, reconnaissance, injure, étude et travail en cette vie, exige cette mesure qui s'arrête à propos.
J'ai dit. Je me retire pour garder la mesure. Voici Thalès.
THALÈS.
JE suis Thalès de Milet ; j'ai dit, comme le poète Pindare, que l'eau est, le principe de toute chose................................................................. C'est à moi que des pêcheurs donnèrent autrefois [un trépied d'or] qu'ils avaient tiré de la mer : ils m'avaient choisi pour obéir au dieu de Délos, qui envoyait ce présent à un sage. Je refusai de le recevoir, je le leur rendis pour le porter à d'autres que je croyais plus dignes. Envoyé à tous les sept Sages, et renvoyé par eux, il nie fut rapporté. Je le reçus alors pour le consacrer à Apollon : car si Phébus a voulu qu'on choisit un sage, ce n'était pas d'un homme, mais d'un dieu qu'il fallait l'entendre. Je suis donc ce Thalès : mais un motif m'amène sur la scène. Comme les deux sages qui m'ont précédé, je viens défendre la sentence dont je suis l'auteur. Elle déplaira, mais non certes aux esprits prudents que l'expérience a instruits et rendus plus avisés. Nous avons dit : ƒEggéa, p‹resti dƒth, ou, en latin : Cautionne, mais tu t'en trouveras mal. Je pourrais parcourir mille exemples pour vous montrer des cautions et des répondants bien et dûment convaincus de repentir. Mais je ne veux nommer personne. Que chacun de, vous ré-fléchisse, et compte en lui-même combien de gens ont perdu ou souffert de s'être ainsi portés cautions pour d'autres. Toutefois, si un pareil service a du charme pour vous, n'y renoncez ni les uns ni les autres.
Alors que les uns applaudissent, et que les autres, si je les blesse, me sifflent.
BIAS.
JE suis Bias de Priène ; j'ai dit : Oß pleÝstoi kakoÛ; c'est-à-dire, en latin, à ce que je suppose : Les méchants sont en majorité. Je voudrais ne pas l'avoir dit ; « la vérité se fait des ennemis[ix] ; » mais je n'ai appelé méchants que ces êtres mal-appris et barbares[x] qui n'ont souci ni de la justice, ni de l'équité, ni des saintes pratiques. Or, partout, dans ce peuple de spectateurs qui m'entoure, je ne vois que des honnêtes gens. C'est la terre étrangère qui possède cette majorité de coquins, que, d'après mon langage, vous auriez pu croire ici. Personne d'ailleurs ne doit être si mauvais juge de lui-même qu'il ne se range du parti des gens honnêtes, si vraiment il est un honnête homme, ou s'il cherche à le paraître. Ainsi, effaçons cet odieux nom de méchants.
Je m'en vais. Portez-vous bien, et applaudissez, majorité d'honnêtes gens.
PITTACUS.
JE suis Pittacus le Lesbien, né à Mitylène. Je suis auteur de la maxime Gignvsxe xairòn. Or, ce xairòw signifie qu'il faut connaître le temps ; et le temps ici, c'est le temps propre, qu'on appelle occasion. Tel est ce dicton romain : « Viens à temps[xi]. » Térence, votre comique, dit que le temps en tout est le point essentiel. Ainsi, quand son esclave Dromon vient chez Antiphila[xii] qui n'est pas occupée, il a saisi le temps favorable. Songez tous à combien de fautes on s'expose, quand on n'observe pas le moment opportun.
Il est temps que je m'en aille pour ne pas ennuyer. Applaudissez.
PÉRIANDRE.
JE suis Périandre, natif d'Ephyra. J'ai dit : Mel¡th tò pn, et je viens prouver que j'ai eu raison de dire Méditer est tout pour agir. Celui-là seul en effet réussit dans une entreprise, qui médite d'avance toute l'affaire. Térence le comique prévient qu'il faut méditer dans tous les cas sur les chances heureuses ou contraires. Veut-on fonder une ville, prendre ou poser les armes, essayer de grandes, de moyennes ou de petites affaires ? toujours il faut méditer[xiii]. Car on a moins d'ardeur au début de l'entreprise si le projet n'a pas été mûri par la réflexion. Il n'est rien qui exige plus de soin que la réflexion au moment d'agir : et puis c'est le hasard, ce n'est pas la prudence qui dirige les hommes irréfléchis.
Mais je me retire. Applaudissez, et surtout méditez, pour administrer sagement vos affaires publiques.
LES SENTENCES DE CHACUN DES SEPT SAGES EXPRIMÉES EN SEPT VERS.
BIAS DE PRIÈNE.
QUEL est le souverain bien ? une conscience pure. Quel est le plus grand fléau pour l'homme ? un autre homme. Qui est riche ? celui qui ne désire rien. Qui est pauvre ? l'avare. Quelle est la plus belle dot d'une matrone ? une vie sans tache. Quelle est la femme chaste ? celle que l'opinion n'ose même pas soupçonner. Quel est le l'ait du sage ? de ne vouloir point nuire quand il le peut. Quel est le propre d'un fou ? c'est de vouloir nuire quand il ne le peut pas.
PITTACUS DE MYTILÈNE.
CELUI-LÀ ne sait point parler, qui ne sait point se taire. J'aime mieux l'estime d'un seul homme vertueux, que de plusieurs méchants. C'est folie que d'envier les grandeurs des gens heureux, c'est folie que de rire de la douleur des malheureux. Obéis à la loi, toi qui as fait la loi. Le bonheur attire beaucoup d'amis. Peu d'amis sont à l'épreuve de l'adversité.
CLÉOBULE DE LINDE.
PLUS on a de pouvoir, moins on doit en user. On accuse la fortune des maux qu'on n'a point mérités. Le bon-heur du méchant n'a point de durée. Passe beaucoup aux autres, rien à toi. Pardonner aux méchants, c'est vouloir la perte des bons. On ne fait point honneur à un descendant du mérite de ses ancêtres, mais on lui fait honte souvent de leur mauvais renom.
PÉRIANDRE DE CORINTHE.
L'UTILE ne va jamais sans l'honnête. Plus on est fortuné, plus on a de souci. Désirer la mort est un mal, la craindre est pis encore. Fais-toi un plaisir d'accomplir ton devoir. Si tu es bien redoutable, tu as bien à redouter[xiv]. La fortune sourit, ne t'élève pas ; la fortune gronde, ne te laisse point abattre.
SOLON D’ATHÈNES.
JE juge du bonheur d'un homme quand sa destinée est accomplie. Il ne faut unir que des époux qui se ressemblent : objets mal assortis ne s'accordent guère. Les honneurs ne doivent pas être un don du hasard. Blâme ton parent en secret, fais son éloge ouvertement. Il est moins glorieux de naître noble que de le devenir. Si notre sort est fixé, à quoi bon nous mettre en garde ? ou, si tout est incertain, pourquoi craindre ?
CHILON DE LACÉDÉMONE.
JE ne veux point que le petit me craigne, ou que le grand me méprise. Songe à la mort en cette, vie, mais songe aussi à conserver tes jours : que la raison ou l'amitié t'aide à surmonter tous les chagrins. Si tu fais quelque bien, tu ne dois pas t'en souvenir ; mais le bienfait que tu reçois, ne l'oublie jamais. La vieillesse plaît à l'homme si elle ressemble à sa jeunesse ; mais que la jeunesse lui pèse, si elle ressemble au vieil âge !
THALÈS DE MILET.
AVANT d'oser une mauvaise action, à défaut de Témoin redoute ta conscience. La vie s'éteint, mais la gloire de la mort ne meurt point. Ce que tu veux faire, abstiens-toi de le dire. C'est un supplice de craindre ce qu'on ne peut empêcher. Si tu blâmes avec raison, ton hostilité même est profitable ; si tu loues mal à propos, ton amitié même est nuisible. Rien de trop. - Arrêtons-nous, et qu'ici même il n'y ait rien de trop.
SUR LES SEPT SAGES – Traduit du grec.
JE dirai en sept vers la patrie[xv], les noms et les mots des sept Sages : chacun d'eux aura son monostique. Cléobule de Linde a dit : « La mesure est une très bonne chose. » Chilon, dont Lacédémone est la patrie : « Connais-toi toi-même. » Périandre de Corinthe : « Modère les mouvements de la colère. » Pittacus, des rives de Mytilène : « Rien de trop. » Solon, qu'Athènes vit naître, veut « qu'en toute chose on attende la fin. » Bias, dont Priène est fière, nous apprend que « les méchants sont en majorité, » et Thalès, enfant de Milet, « qu'on doit éviter de se porter caution. »
[1]Voir sur Pacatus la note de la troisième Préface. — Souchay fait observer que Pacatus n'ayant été proconsul qu'en 390 (Cod. Justin., liv. XII, tit. 51), Ausone a dû composer ce poème dans sa vieillesse. Ainsi, voilà ce chrétien si fervent dans l'Éphéméride et dans les vers pour la Pâque, revenu, sur la fin de sa vie, comme son père, aux sept Sages de la Grèce, et aux croyances païennes.
Du reste, ce petit drame est un monument précieux pour l'histoire du théâtre. « On pourrait croire, dit M. Charles Magnin, que, lorsque le christianisme monta sur le trône avec Constantin, le théâtre sous sa forme ancienne dut disparaître comme les autres vestiges du paganisme. Il n'en fut ainsi ni de tous les rites païens, ni du théâtre. Rien n'est plus surprenant, mais en même temps, rien n'est mieux prouvé, que la coexistence, pendant deux siècles, de deux religions et de deux littératures, dont l'une, déjà sur le trône, grandissait chaque jour, et dont l'autre, à demi renversée, résistait par la force des habitudes et ses dix siècles de possession. Il est vraiment curieux de voir, sous les empereurs chrétiens, le paganisme réparer les vieux cirques et bâtir de nouveaux théâtres, en même temps que l'art chrétien, sorti victorieux des catacombes, transforme les basiliques en églises, et fait monter vers le ciel la croix de ses jeunes cathédrales.
« Il y a plus : nous n'avons sur l'existence des jeux scéniques pendant les trois premiers siècles que des indications fournies par l'histoire. Nous manquons de monuments positifs, réduits que nous sommes à quelques courts fragments de pièces, qu'on peut supposer n'avoir été, comme les tragédies de Sénèque, que des déclamations. Au contraire, le IVe siècle, ce siècle chrétien, nous fournit deux monuments incontestables et importants du théâtre sous forme antique ; nous possédons le texte de deux comédies latines destinées évidemment à la représentation. La première, composée d'un prologue et d'une suite de courts monologues, est intitulée le Jeu des sept Sages. Elle est due à la plume demi-chrétienne d'Ausone. La seconde, dédiée à Rutilius Numatianus, un peu postérieure à la première, est une admirable pièce en cinq actes, intitulée Querolus. Ces deux ouvrages prouvent que, pendant toute la durée du IVe siècle, et même au delà, outre l'ancien répertoire, on jouait encore, dans l'empire devenu chrétien, des comédies nouvelles sous forme ancienne. » (Bibliothèque de l'École des Chartes, t. I, p. 518.)
Plusieurs contemporains d'Ausone travaillaient pour le théâtre ; Axius Paulus, entre autres, rhéteur de Bordeaux et poète fécond en plus d'un genre. Ausone, dans une de ses lettres (Épist., XI), lui parle d'un Delirus, qui était sans doute une comédie, et dans une autre (X, v. 38) il lui demande des tragédies et des comédies, socci et cothurni musicam. On ne peut trop regretter la perte de tous ces écrits.[/i]
[ii] Cornelius Nepos, dans sa Préface : Magnis in laudibus tota fere fuit Grœcia, victorem Olympiœ citari. In scenam vero prodire, et populo esse spectaculo, nemini in eisdem gentibus fuit turpitudini. Quœ omnia apud nos partim infamia, partira humilia, atque ab honestate remota ponuntur.
[iii] Ovide, Métamorphoses, liv. III, v. 136 :
............ Scilicet ultima semper
Exspectanda dies homini, dicique beatus
Ante obitum nemo supremaque fanera debet,
ut ait poeta non insuavis, dit Lactance, de Ira Dei, c. XX.
[iv] Noxa quod prœs est (v. 70). J'ai lu comme Scaliger prœs est, et non prœsest.
[v] C'est un vers de Plaute, Menechm., v. 7q 1.
« Chilon, dit M. J.-J. Ampère, est le personnage bouffon de la pièce, le Gracioso. » Mais nous verrons tout à l'heure Bias plaisanter aussi, et se moquer avec beaucoup de finesse et de malice des spectateurs eux-mêmes.
[vi] Voir PLINE, Hist. Nat., liv. VII, ch. 32.
[vii] Il était né à Linde, dans l'île de Rhodes.
[viii] TÉRENCE, Andrienne, act. 1, sc. 1, v. 34.
[ix] C'est une citation de Térence, Andrienne, act. 1, sc. I, v. 41. Fleury fait remarquer l'anachronisme : les sept Sages qui citent ici Térence lui étaient bien antérieur, Mais, en les faisant revivre et reparaître sur la scène, Ausone les fait parler à sa guise. C'était d'ailleurs, pour ces Grecs, un moyen de se concilier l'esprit des spectateurs, que de leur rappeler ainsi Térence, leur auteur favori, en si grande estime au temps d'Ausone (Edyll., IV, v. 58) :
Tu quoque qui Latium lecto sermone, Terenti,
Comis, etc.
et que trois siècles plus tard on jouait encore. Seulement, au VIIe siècle, on commençait à attaquer sa vieille gloire. M. Charles Magnin a retrouvé dans un manuscrit de la Bibliothèque Royale, une espèce de prologue, où un jeune Franc, un romantique de l'époque, s'amuse à outrager Térence en face :
Cesses ulterius ; vade, poeta vetus......
Dico, vetus, veteres jam jam depone camœnas,
Qum nil, credo, juvant, pedere ni doceant.
Mais peut-être était-ce pour mieux faire ressortir son mérite : car, dans deux a parte, le jeune moqueur rend justice au vieux Romain. « Ce qui me porte à croire, dit M. Magnin, que la pièce qui suivait ce prologue était une comédie de Térence. » (Biblioth. de l'École des Chartes, t. I, p. 522.)
[x] Souchay rapproché de ces vers un passage de J.-B. Rousseau, dans son Épître a Cl. Marot :
...... Qui dit sots, dit à malice enclins.
Et cherchez bien de Paris jusqu'à Rome,
Onc ne verrez sot qui soit honnête homme.
Je le soutiens : justice et vérité
N'habitent point en cerveau mal monté.
Du vieux Zénon l'antique confrérie
Disoit tout vice être issu d'ânerie.
[xi] C'est un souvenir sans doute de ce mot de Chrémès, dans l'Andrienne, act. IV, sc. 6, v. 19 : Veni in tempore.
[xii] Voir l'Heautontimorumenos, act. 2, sc. 2.
[xiii] Voir le Phormion, act. I, sc. 5, v. 11.
[xiv] Laberius avait dit de même dans un de ses mimes (MACROBE, Saturn., liv. II, ch. 7) :
Necesse est multos timeat, quem multi liment.
[xv] Anthologie, liv. I : EptŒ sofiÇn¤r¡v, etc.
Les Sentences des sept Sages ont encore été mises en vers, et en aussi mauvais vers, par Hygin, ou un auteur qu'il ne nomme pas (fab. CCXXI), par Luxorius (BURMANN, Anthologie latine, liv. VI, n° 60), et par un anonyme dont Vinet a retrouvé les vers à la suite d'un manuscrit de Sidoine Apollinaire. Le but de ces froids et plats versificateurs semble avoir été de présenter sous une forme concise ces utiles préceptes à l'esprit de la jeunesse ; mais on pouvait rendre cette forme plus attrayante. Ausone a trouvé un moyen plus ingénieux de répandre et de populariser ces sentences morales ; c'était de les faire débiter et commenter sur la scène par leurs auteurs eux-mêmes, c'était de faire le Jeu des sept Sages.
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