Ethique à Nicomaque, Livre X
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Ethique à Nicomaque, Livre X
CHAPITRE 1 : Introduction à la théorie du plaisir : les thèses en présence
En ce qui concerne l’amitié, restons-en là. Nous pourrons ensuite traiter du plaisir. Après les considérations qui précèdent suit sans doute naturellement une discussion sur le plaisir On admet, en effet, d’ordinaire que le plaisir est ce qui touche le plus près à notre humaine nature ; et c’est pourquoi dans l’éducation des jeunes gens, c’est par le plaisir et la peine qu’on les gouverne On est également d’avis que pour former l’excellence du caractère, le facteur le plus important est de se plaire aux choses qu’il faut et de détester celles qui doivent l’être. En effet, plaisir et peine s’étendent tout au long de la vie, et sont d’un grand poids et d’une grande force pour la vertu comme pour la vie heureuse, puisqu’on élit ce qui est agréable et qu’on évite ce qui est pénible. Et les facteurs de cette importance ne doivent d’aucune façon, semblera-t-il, être passés sous silence, étant donné surtout le grand débat qui s’élève à leur sujet. Les uns en effet, prétendent que le plaisir est le bien ; d’autres, au contraire, qu’il est entière ment mauvais ; parmi ces derniers, certains sont sans doute persuadés qu’il en est réellement ainsi, tandis que d’autres pensent qu’il est préférable dans l’intérêt de notre vie morale de placer ouvertement le plaisir au nombre des choses mauvaises, même s’il n’en est rien : car la plupart des hommes ayant pour lui une forte inclination et étant esclaves de leurs plaisirs, il convient, disent-ils, de les mener dans la direction contraire car ils atteindront ainsi le juste milieu.
Mais il est à craindre que cette manière de voir ne soit pas exacte En effet, quand il s’agit des sentiments et des actions, les arguments sont d’une crédibilité moindre que les faits, et ainsi lorsqu’ils sont en désaccord avec les données de la perception ils sont rejetés avec mépris et entraînent la vérité dans leur ruine. Car, une fois qu’on s’est aperçu que le contempteur du plaisir y a lui-même tendance, son inclination au plaisir semble bien indiquer que tout plaisir est digne d’être poursuivi les distinctions à faire n’étant pas la portée du grand public. Il apparaît ainsi que ce sont les arguments conformes à la vérité qui sont les plus utiles, et cela non seulement pour la connaissance pure, mais encore pour la vie pratique : car, étant en harmonie avec les faits, ils emportent la conviction, et de cette façon incitent ceux qui les comprennent à y conformer leur vie. — Mais en voilà assez sur ces questions ; passons maintenant en revue les opinions qu’on a avancées sur le plaisir.
En ce qui concerne l’amitié, restons-en là. Nous pourrons ensuite traiter du plaisir. Après les considérations qui précèdent suit sans doute naturellement une discussion sur le plaisir On admet, en effet, d’ordinaire que le plaisir est ce qui touche le plus près à notre humaine nature ; et c’est pourquoi dans l’éducation des jeunes gens, c’est par le plaisir et la peine qu’on les gouverne On est également d’avis que pour former l’excellence du caractère, le facteur le plus important est de se plaire aux choses qu’il faut et de détester celles qui doivent l’être. En effet, plaisir et peine s’étendent tout au long de la vie, et sont d’un grand poids et d’une grande force pour la vertu comme pour la vie heureuse, puisqu’on élit ce qui est agréable et qu’on évite ce qui est pénible. Et les facteurs de cette importance ne doivent d’aucune façon, semblera-t-il, être passés sous silence, étant donné surtout le grand débat qui s’élève à leur sujet. Les uns en effet, prétendent que le plaisir est le bien ; d’autres, au contraire, qu’il est entière ment mauvais ; parmi ces derniers, certains sont sans doute persuadés qu’il en est réellement ainsi, tandis que d’autres pensent qu’il est préférable dans l’intérêt de notre vie morale de placer ouvertement le plaisir au nombre des choses mauvaises, même s’il n’en est rien : car la plupart des hommes ayant pour lui une forte inclination et étant esclaves de leurs plaisirs, il convient, disent-ils, de les mener dans la direction contraire car ils atteindront ainsi le juste milieu.
Mais il est à craindre que cette manière de voir ne soit pas exacte En effet, quand il s’agit des sentiments et des actions, les arguments sont d’une crédibilité moindre que les faits, et ainsi lorsqu’ils sont en désaccord avec les données de la perception ils sont rejetés avec mépris et entraînent la vérité dans leur ruine. Car, une fois qu’on s’est aperçu que le contempteur du plaisir y a lui-même tendance, son inclination au plaisir semble bien indiquer que tout plaisir est digne d’être poursuivi les distinctions à faire n’étant pas la portée du grand public. Il apparaît ainsi que ce sont les arguments conformes à la vérité qui sont les plus utiles, et cela non seulement pour la connaissance pure, mais encore pour la vie pratique : car, étant en harmonie avec les faits, ils emportent la conviction, et de cette façon incitent ceux qui les comprennent à y conformer leur vie. — Mais en voilà assez sur ces questions ; passons maintenant en revue les opinions qu’on a avancées sur le plaisir.
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CHAPITRE 2 : Critique des théories d’EUDOXE et de SPEUSIPPE
EUDOXE, donc pensait que le plaisir est le bien, du fait qu’il voyait tous les êtres, raisonnables ou o irraisonnables, tendre au plaisir or chez tous les êtres, ce qui est désiré est ce qui leur convient équitablement, et ce qui est désiré au plus haut degré est le Bien par excellence ; et le fait que tous les êtres sont portés vers le même objet est le signe que cet objet est pour tous ce qu’il y a de mieux (puisque chaque être découvre ce qui est bon pour lui, comme il trouve aussi la nourriture qui lui est appropriée) dès lors ce qui est bon pour tous les êtres et vers quoi ils tendent tous est le Souverain Bien.
Si cependant ces arguments entraînaient la conviction, c’était plutôt à cause de la gravité du caractère de leur auteur qu’en raison de leur valeur intrinsèque. EUDOXE avait, en effet, la réputation d’un homme exceptionnellement tempérant, et par suite on admet tait que s’il soutenait cette théorie, ce n’était pas par amour du plaisir, mais parce qu’il en est ainsi dans la réalité.
Il croyait encore que sa doctrine résultait non moins manifestement de cet argument a contrario la peine étant en soi un objet d’aversion pour tous les êtres, il suit que son contraire doit pareillement être en soi un objet de désir pour tous. — En outre, selon lui, est désirable au plus haut point ce que nous ne choisissons pas à cause d’une autre chose, ni en vue d’une autre chose : tel est précisément, de l’aveu unanime, le caractère du plaisir, car on ne demande jamais à quelqu’un en vue de quelle fin il se livre au plaisir, ce qui implique bien que le plaisir est désirable par lui-même. — De plus le plaisir, ajouté à un bien quelconque, par exemple à une activité juste ou tempérante, rend ce bien plus désirable : or le bien ne peut être augmenté que par le bien lui-même.
Ce dernier argument, en tout cas, montre seulement, semble-t-il, que le plaisir est l’un des biens, et nulle ment qu’il est meilleur qu’un autre bien car tout bien, uni à un autre bien, est plus désirable que s’il est seul. Aussi, est-ce par un argument de ce genre que PLATON ruine l’identification du bien au plaisir : la vie de plaisir, selon lui, est plus désirable unie à la prudence que séparée d’elle, et si la vie mixte est meilleure, c’est que le plaisir n’est pas le bien, car aucun complément ajouté au bien ne peut rendre celui-ci plus désirables. Il est clair aussi qu’aucune autre chose non plus ne saurait être le bien, si, par l’adjonction de quelqu’une des choses qui sont bonnes en elles-mêmes, elle devient plus désirable. Quelle est donc la chose qui répond à la condition posée et à laquelle nous puissions avoir part ? Car c’est un bien de ce genre que nous recherchons. Ceux, d’autre part, qui objectent que ce à quoi tous les êtres tendent n’est pas forcément un bien, il est à craindre qu’ils ne parlent pour ne rien dire. Les choses, en effet, que tous les hommes reconnaissent comme bonnes, nous disons qu’elles sont telles en réalité et celui qui s’attaque à cette conviction trouvera lui-même difficilement des vérités plus croyables Si encore les êtres dépourvus de raison étaient seuls à aspirer aux plaisirs, ce que disent ces contradicteurs pourrait présenter un certain sens mais si les êtres doués d’intelligence manifestent aussi la même tendance, quel sens pourront bien présenter leurs allégations ? Et peut-être même, chez les êtres inférieurs existe-t-il quelque principe naturel et bon, supérieur à ce que ces êtres sont par eux-mêmes, et qui tend à réaliser leur bien propre.
Il ne semble pas non plus que leur critique de l’argument a contrario soit exacte. Ils prétendent, en effet, que si la peine est un mal, il ne s’ensuit pas que le plaisir soit un bien : car un mal peut être opposé aussi à un mal, et ce qui est à la fois bien et mal peut être opposé à ce qui n’est ni bien ni mal. Ce raisonnement n’est pas sans valeur, mais il n’est pas conforme à la vérité, du moins dans le présent cas. Si, en effet, plaisir et peine sont tous deux des maux, ils devraient aussi tous deux être objet d’aversion, et s’ils ne sont tous deux ni bien ni mal ils ne devraient être ni l’un ni l’autre objet d’aversion ou devraient l’être tous deux pareillement. Mais ce qu’en réalité on constate, c’est que l’on fuit l’une comme un mal, et que l’on préfère l’autre comme un bien : c’est donc comme bien et mal que le plaisir et la peine sont opposés l’un à l’autre.
Mais il ne s’ensuit pas non plus dans l’hypothèse où le plaisir n’est pas au nombre des qualités, qu’il ne soit pas pour autant au nombre des biens, car les activités vertueuses ne sont pas davantage des qualités, ni le bonheur non plus. — Ils disent encore que le bien est déterminé, tandis que le plaisir est indéterminé, parce qu’il est susceptible de plus et de moins. Si c’est sur l’expérience même du plaisir qu’ils appuient ce jugement, quand il s’agira de la justice et des autres vertus (à propos desquelles on dit ouvertement que leurs possesseurs sont plus ou moins dans cet état, et leurs actions plus ou moins conformes à ces vertus) on pourra en dire autant (car il est possible d’être plus juste ou plus brave que d’autres, et il est possible de pratiquer aussi la justice ou la tempérance mieux que d’autres). Mais si leur jugement se fonde sur la nature même des plaisirs, je crains qu’ils n’indiquent pas la véritable cause, s’il est vrai qu’il existe d’une part les plaisirs sans mélange, et d’autre part les plaisirs mixtes. Qui empêche, au surplus, qu’il n’en soit du plaisir comme de la santé, laquelle, tout en étant déterminée, admet cependant le plus et le moins ? La même proportion, en effet, ne se rencontre pas en tous les individus, et dans le même individu elle n’est pas non plus toujours identique, mais elle peut se relâcher et cependant persister jusqu’à un certain point, et différer ainsi selon le plus et le moins. Tel peut être aussi, par conséquent, le cas du plaisir.
De plus, ils posent en principe à la fois que le bien est parfait, et les mouvements et les devenirs imparfaits, puis ils s’efforcent de montrer que le plaisir est un mouvement et un devenir. Mais ils ne semblent pas s’exprimer exactement, même quand ils soutiennent que le plaisir est un mouvement : tout mouvement, admet-on couramment, a pour propriétés vitesse ou lenteur, et si un mouvement, celui du Ciel par exemple n’a pas ces propriétés par lui-même, il les possède du moins relativement à un autre mouvement. Or au plaisir n’appartiennent ni l’une ni l’autre de ces sortes de mouvements. Il est assurément possible d’être amené vers le plaisir plus ou moins rapidement, comme aussi de se mettre en colère, mais on ne peut pas être dans l’état de plaisir rapide ment, pas même par rapport à une autre personne, alors que nous pouvons marcher, croître, et ainsi de suite, plus ou moins rapidement. Ainsi donc, il est possible de passer à l’état de plaisir rapidement ou lentement, mais il n’est pas possible d’être en acte dans cet état (je veux dire être dans l’état de plaisir) plus ou moins rapidement. De plus, en quel sens le plaisir serait-il un devenir ? Car on n’admet pas d’ordinaire que n’importe quoi naisse de n’importe quoi, mais bien qu’une chose se résout en ce dont elle provient ; et la peine est la destruction de ce dont le plaisir est la génération.
Ils disent encore que la peine est un processus de déficience de notre état naturel, et le plaisir un pro de réplétion. Mais ce sont là des affections intéressant le corps. Si dès lors le plaisir est une réplétion de l’état naturel, c’est le sujet en lequel s’accomplit la réplétion qui ressentira le plaisir ; ce sera donc le corps. Mais c’est là une opinion qu’on n’accepte pas d’ordinaire ; le plaisir n’est donc pas non plus un processus de réplétion ; tout ce qu’on peut dire, c’est qu’au cours d’un processus de réplétion on ressentira du plaisir, comme au cours d’une opération chirurgicale on ressentira de la souffrance. En fait, cette opinion semble avoir pour origine les souffrances et les plaisirs ayant rapport à la nutrition : quand, en effet, le manque de nourriture nous a d’abord fait ressentir de la souffrance, nous éprouvons ensuite du plaisir en assouvissant notre appétit. Mais cela ne se produit pas pour tous les plaisirs par exemple les plaisirs apportés par l’étude ne supposent pas de peine antécédente, ni parmi les plaisirs des sens ceux qui ont l’odorat pour cause, et aussi un grand nombre de Sons et d’images, ainsi que des souvenirs ou des attentes De quoi donc ces plaisirs-là seront-ils des processus de génération ? Aucun manque de quoi que ce soit ne s’est produit dont ils seraient une réplétion. A ceux qui mettent en avant les plaisirs répréhensibles, on pourrait répliquer que ces plaisirs ne sont pas agréables en Soi : car en supposant même qu’ils soient agréables aux gens de constitution vicieuse, il ne faut pas croire qu’ils soient agréables aussi à d’autres qu’à eux, pas plus qu’on ne doit penser que les choses qui sont salutaires, ou douces, ou amères aux malades soient réellement telles, ou que les choses qui paraissent blanches à ceux qui souffrent des yeux soient réellement blanches On pourrait encore répondre ainsi : les plaisirs sont assurément désirables, mais non pas du moins quand ils proviennent de ces sources-là de même que la richesse est désirable, mais non comme salaire d’une trahison, ou la santé, mais non au prix de n’importe quelle nourriture. Ou peut-être encore les plaisirs sont-ils spécifique ment différents : ceux, en effet, qui proviennent de sources nobles sont autres que ceux qui proviennent de sources honteuses, et il n’est pas possible de ressentir le plaisir de l’homme juste sans être soi même juste, ni le plaisir du musicien sans être musicien, et ainsi pour tous les autres plaisirs. Et de plus le fait que l’ami est autre que le flatteur semble montrer clairement que le plaisir n’est pas un bien, ou qu’il y a des plaisirs spécifiquement différents. L’ami, en effet, paraît rechercher notre compagnie pour notre bien, et le flatteur pour notre plaisir, et à ce dernier on adresse des reproches et à l’autre des éloges, en raison des fins différentes pour lesquelles ils nous fréquentent. En outre nul homme ne choisirait de vivre en conservant durant toute son existence l’intelligence d’un petit enfant, même s’il continuait à jouir le plus possible des plaisirs de l’enfance ; nul ne choisirait non plus de ressentir du plaisir en accomplissant un acte particulièrement déshonorant, même s’il n’en devait jamais en résulter pour lui de conséquence pénible. Et il y a aussi bien des avantages que nous mettrions tout notre empressement à obtenir, même s’ils ne nous apportaient aucun plaisir, comme voir, se souvenir, savoir, posséder les vertus. Qu’en fait des plaisirs accompagnent nécessairement ces avantages ne fait pour nous aucune différence puisque nous les choisirions quand bien même ils ne seraient pour nous la source d’aucun plaisir.
Qu’ainsi donc le plaisir ne soit pas le bien, ni que tout plaisir soit désirable, c’est là une chose, semble- t-il, bien évidente, et il est non moins évident que certains plaisirs sont désirables par eux-mêmes, parce qu’ils sont différents des autres par leur espèce ou par les sources d’où ils proviennent.
EUDOXE, donc pensait que le plaisir est le bien, du fait qu’il voyait tous les êtres, raisonnables ou o irraisonnables, tendre au plaisir or chez tous les êtres, ce qui est désiré est ce qui leur convient équitablement, et ce qui est désiré au plus haut degré est le Bien par excellence ; et le fait que tous les êtres sont portés vers le même objet est le signe que cet objet est pour tous ce qu’il y a de mieux (puisque chaque être découvre ce qui est bon pour lui, comme il trouve aussi la nourriture qui lui est appropriée) dès lors ce qui est bon pour tous les êtres et vers quoi ils tendent tous est le Souverain Bien.
Si cependant ces arguments entraînaient la conviction, c’était plutôt à cause de la gravité du caractère de leur auteur qu’en raison de leur valeur intrinsèque. EUDOXE avait, en effet, la réputation d’un homme exceptionnellement tempérant, et par suite on admet tait que s’il soutenait cette théorie, ce n’était pas par amour du plaisir, mais parce qu’il en est ainsi dans la réalité.
Il croyait encore que sa doctrine résultait non moins manifestement de cet argument a contrario la peine étant en soi un objet d’aversion pour tous les êtres, il suit que son contraire doit pareillement être en soi un objet de désir pour tous. — En outre, selon lui, est désirable au plus haut point ce que nous ne choisissons pas à cause d’une autre chose, ni en vue d’une autre chose : tel est précisément, de l’aveu unanime, le caractère du plaisir, car on ne demande jamais à quelqu’un en vue de quelle fin il se livre au plaisir, ce qui implique bien que le plaisir est désirable par lui-même. — De plus le plaisir, ajouté à un bien quelconque, par exemple à une activité juste ou tempérante, rend ce bien plus désirable : or le bien ne peut être augmenté que par le bien lui-même.
Ce dernier argument, en tout cas, montre seulement, semble-t-il, que le plaisir est l’un des biens, et nulle ment qu’il est meilleur qu’un autre bien car tout bien, uni à un autre bien, est plus désirable que s’il est seul. Aussi, est-ce par un argument de ce genre que PLATON ruine l’identification du bien au plaisir : la vie de plaisir, selon lui, est plus désirable unie à la prudence que séparée d’elle, et si la vie mixte est meilleure, c’est que le plaisir n’est pas le bien, car aucun complément ajouté au bien ne peut rendre celui-ci plus désirables. Il est clair aussi qu’aucune autre chose non plus ne saurait être le bien, si, par l’adjonction de quelqu’une des choses qui sont bonnes en elles-mêmes, elle devient plus désirable. Quelle est donc la chose qui répond à la condition posée et à laquelle nous puissions avoir part ? Car c’est un bien de ce genre que nous recherchons. Ceux, d’autre part, qui objectent que ce à quoi tous les êtres tendent n’est pas forcément un bien, il est à craindre qu’ils ne parlent pour ne rien dire. Les choses, en effet, que tous les hommes reconnaissent comme bonnes, nous disons qu’elles sont telles en réalité et celui qui s’attaque à cette conviction trouvera lui-même difficilement des vérités plus croyables Si encore les êtres dépourvus de raison étaient seuls à aspirer aux plaisirs, ce que disent ces contradicteurs pourrait présenter un certain sens mais si les êtres doués d’intelligence manifestent aussi la même tendance, quel sens pourront bien présenter leurs allégations ? Et peut-être même, chez les êtres inférieurs existe-t-il quelque principe naturel et bon, supérieur à ce que ces êtres sont par eux-mêmes, et qui tend à réaliser leur bien propre.
Il ne semble pas non plus que leur critique de l’argument a contrario soit exacte. Ils prétendent, en effet, que si la peine est un mal, il ne s’ensuit pas que le plaisir soit un bien : car un mal peut être opposé aussi à un mal, et ce qui est à la fois bien et mal peut être opposé à ce qui n’est ni bien ni mal. Ce raisonnement n’est pas sans valeur, mais il n’est pas conforme à la vérité, du moins dans le présent cas. Si, en effet, plaisir et peine sont tous deux des maux, ils devraient aussi tous deux être objet d’aversion, et s’ils ne sont tous deux ni bien ni mal ils ne devraient être ni l’un ni l’autre objet d’aversion ou devraient l’être tous deux pareillement. Mais ce qu’en réalité on constate, c’est que l’on fuit l’une comme un mal, et que l’on préfère l’autre comme un bien : c’est donc comme bien et mal que le plaisir et la peine sont opposés l’un à l’autre.
Mais il ne s’ensuit pas non plus dans l’hypothèse où le plaisir n’est pas au nombre des qualités, qu’il ne soit pas pour autant au nombre des biens, car les activités vertueuses ne sont pas davantage des qualités, ni le bonheur non plus. — Ils disent encore que le bien est déterminé, tandis que le plaisir est indéterminé, parce qu’il est susceptible de plus et de moins. Si c’est sur l’expérience même du plaisir qu’ils appuient ce jugement, quand il s’agira de la justice et des autres vertus (à propos desquelles on dit ouvertement que leurs possesseurs sont plus ou moins dans cet état, et leurs actions plus ou moins conformes à ces vertus) on pourra en dire autant (car il est possible d’être plus juste ou plus brave que d’autres, et il est possible de pratiquer aussi la justice ou la tempérance mieux que d’autres). Mais si leur jugement se fonde sur la nature même des plaisirs, je crains qu’ils n’indiquent pas la véritable cause, s’il est vrai qu’il existe d’une part les plaisirs sans mélange, et d’autre part les plaisirs mixtes. Qui empêche, au surplus, qu’il n’en soit du plaisir comme de la santé, laquelle, tout en étant déterminée, admet cependant le plus et le moins ? La même proportion, en effet, ne se rencontre pas en tous les individus, et dans le même individu elle n’est pas non plus toujours identique, mais elle peut se relâcher et cependant persister jusqu’à un certain point, et différer ainsi selon le plus et le moins. Tel peut être aussi, par conséquent, le cas du plaisir.
De plus, ils posent en principe à la fois que le bien est parfait, et les mouvements et les devenirs imparfaits, puis ils s’efforcent de montrer que le plaisir est un mouvement et un devenir. Mais ils ne semblent pas s’exprimer exactement, même quand ils soutiennent que le plaisir est un mouvement : tout mouvement, admet-on couramment, a pour propriétés vitesse ou lenteur, et si un mouvement, celui du Ciel par exemple n’a pas ces propriétés par lui-même, il les possède du moins relativement à un autre mouvement. Or au plaisir n’appartiennent ni l’une ni l’autre de ces sortes de mouvements. Il est assurément possible d’être amené vers le plaisir plus ou moins rapidement, comme aussi de se mettre en colère, mais on ne peut pas être dans l’état de plaisir rapide ment, pas même par rapport à une autre personne, alors que nous pouvons marcher, croître, et ainsi de suite, plus ou moins rapidement. Ainsi donc, il est possible de passer à l’état de plaisir rapidement ou lentement, mais il n’est pas possible d’être en acte dans cet état (je veux dire être dans l’état de plaisir) plus ou moins rapidement. De plus, en quel sens le plaisir serait-il un devenir ? Car on n’admet pas d’ordinaire que n’importe quoi naisse de n’importe quoi, mais bien qu’une chose se résout en ce dont elle provient ; et la peine est la destruction de ce dont le plaisir est la génération.
Ils disent encore que la peine est un processus de déficience de notre état naturel, et le plaisir un pro de réplétion. Mais ce sont là des affections intéressant le corps. Si dès lors le plaisir est une réplétion de l’état naturel, c’est le sujet en lequel s’accomplit la réplétion qui ressentira le plaisir ; ce sera donc le corps. Mais c’est là une opinion qu’on n’accepte pas d’ordinaire ; le plaisir n’est donc pas non plus un processus de réplétion ; tout ce qu’on peut dire, c’est qu’au cours d’un processus de réplétion on ressentira du plaisir, comme au cours d’une opération chirurgicale on ressentira de la souffrance. En fait, cette opinion semble avoir pour origine les souffrances et les plaisirs ayant rapport à la nutrition : quand, en effet, le manque de nourriture nous a d’abord fait ressentir de la souffrance, nous éprouvons ensuite du plaisir en assouvissant notre appétit. Mais cela ne se produit pas pour tous les plaisirs par exemple les plaisirs apportés par l’étude ne supposent pas de peine antécédente, ni parmi les plaisirs des sens ceux qui ont l’odorat pour cause, et aussi un grand nombre de Sons et d’images, ainsi que des souvenirs ou des attentes De quoi donc ces plaisirs-là seront-ils des processus de génération ? Aucun manque de quoi que ce soit ne s’est produit dont ils seraient une réplétion. A ceux qui mettent en avant les plaisirs répréhensibles, on pourrait répliquer que ces plaisirs ne sont pas agréables en Soi : car en supposant même qu’ils soient agréables aux gens de constitution vicieuse, il ne faut pas croire qu’ils soient agréables aussi à d’autres qu’à eux, pas plus qu’on ne doit penser que les choses qui sont salutaires, ou douces, ou amères aux malades soient réellement telles, ou que les choses qui paraissent blanches à ceux qui souffrent des yeux soient réellement blanches On pourrait encore répondre ainsi : les plaisirs sont assurément désirables, mais non pas du moins quand ils proviennent de ces sources-là de même que la richesse est désirable, mais non comme salaire d’une trahison, ou la santé, mais non au prix de n’importe quelle nourriture. Ou peut-être encore les plaisirs sont-ils spécifique ment différents : ceux, en effet, qui proviennent de sources nobles sont autres que ceux qui proviennent de sources honteuses, et il n’est pas possible de ressentir le plaisir de l’homme juste sans être soi même juste, ni le plaisir du musicien sans être musicien, et ainsi pour tous les autres plaisirs. Et de plus le fait que l’ami est autre que le flatteur semble montrer clairement que le plaisir n’est pas un bien, ou qu’il y a des plaisirs spécifiquement différents. L’ami, en effet, paraît rechercher notre compagnie pour notre bien, et le flatteur pour notre plaisir, et à ce dernier on adresse des reproches et à l’autre des éloges, en raison des fins différentes pour lesquelles ils nous fréquentent. En outre nul homme ne choisirait de vivre en conservant durant toute son existence l’intelligence d’un petit enfant, même s’il continuait à jouir le plus possible des plaisirs de l’enfance ; nul ne choisirait non plus de ressentir du plaisir en accomplissant un acte particulièrement déshonorant, même s’il n’en devait jamais en résulter pour lui de conséquence pénible. Et il y a aussi bien des avantages que nous mettrions tout notre empressement à obtenir, même s’ils ne nous apportaient aucun plaisir, comme voir, se souvenir, savoir, posséder les vertus. Qu’en fait des plaisirs accompagnent nécessairement ces avantages ne fait pour nous aucune différence puisque nous les choisirions quand bien même ils ne seraient pour nous la source d’aucun plaisir.
Qu’ainsi donc le plaisir ne soit pas le bien, ni que tout plaisir soit désirable, c’est là une chose, semble- t-il, bien évidente, et il est non moins évident que certains plaisirs sont désirables par eux-mêmes, parce qu’ils sont différents des autres par leur espèce ou par les sources d’où ils proviennent.
Re: Ethique à Nicomaque, Livre X
CHAPITRE 3 : La nature du plaisir
Les opinions relatives au plaisir et à la peine ont été suffisamment étudiées.
Qu’est-ce que le plaisir et quelle sorte de chose est-il’ ? Cela deviendra plus clair si nous reprenons le sujet à son début.
On admet d’ordinaire que l’acte de vision est parfait à n’importe quel moment de sa durée (car il n’a besoin d’aucun complément qui surviendrait plus tard et achèverait sa forme). Or telle semble bien être aussi la nature du plaisir : il est, en effet, un tout, et on ne saurait à aucun moment appréhender un plaisir dont la prolongation dans le temps conduirait la forme à sa perfection. C’est la raison pour laquelle il n’est pas non plus un mouvement. Tout mouvement, en effet, se déroule dans le temps, et en vue d’une certaine fin, comme par exemple le processus de construction d’une maison, et il est parfait quand il a accompli ce vers quoi il tend ; dès lors il est parfait soit quand il est pris dans la totalité du temps qu’il occupe, soit à son moment final. Et dans les parties du temps qu’ils occupent tous les mouvements sont imparfaits, et diffèrent spécifiquement du mouvement total comme ils diffèrent aussi l’un de l’autre. Ainsi, l’assemblage des pierres est autre que le travail de cannelure de la colonne, et ces deux opérations sont elles-mêmes autres que la construction du temple comme ‘un tout. Et tandis que la construction du temple est un processus parfait (car elle n’a besoin de rien d’autre pour atteindre la fin proposée), le travail du soubassement et celui du triglyphe sont ‘des processus imparfaits (chacune de ces opérations ne produisant qu’une partie du tout). Elles diffèrent donc spécifiquement, et il n’est pas possible, à un moment quelconque de sa durée, de saisir un mouvement qui soit parfait selon sa forme, mais s’il appa raît tel, c’est seulement dans la totalité de sa durée. On peut en dire autant de la marche et des autres formes de locomotion. Si, en effet, la translation est un mouvement d’un point à un autre, et si on relève en elle des différences spécifiques, le vol, la marche, le saut et ainsi de suite, ce ne sont cependant pas les seules, mais il en existe aussi dans la marche elle- même par exemple car le mouvement qui consiste à aller d’un point à un autre n’est pas le même dans le parcours total du stade et dans le parcours partiel, ni dans le parcours de telle partie ou de telle autre, ni dans le franchissement de cette ligne-ci et de celle-là, puisqu’on ne traverse pas seulement une ligne quelconque, mais une ligne tirée dans un lieu déterminé, et que l’une est dans un lieu différent de l’autre. Nous avons traité avec précision du mouvement dans un autre ouvrage mais on peut dire ici, semble-t-il, qu’il n’est parfait à aucun moment de sa durée, mais que les multiples mouvements partiels dont il est composé sont imparfaits et différents en espèce, puisque c’est le point de départ et le point d’arrivée qui les spécifient Du plaisir, au contraire, la forme est parfaite à n’importe quel moment. — On voit ainsi que plaisir et mouvement ne sauraient être que différents l’un de l’autre, et que le plaisir est au nombre de ces choses qui sont des touts parfaits. Cette conclusion pourrait aussi résulter du fait qu’il est impossible de se mouvoir autrement que dans le temps, alors qu’il est possible de ressentir le plaisir indépendamment du temps, car ce qui a lieu dans l’instant est un tout complet.
De ces considérations il résulte clairement encore qu’on a tort de parler du plaisir comme étant le résultat d’un mouvement ou d’une génération, car mouvement et devenir ne peuvent être affirmés de toutes les choses mais seulement de celles qui sont divisibles en parties et ne sont pas des touts : il n’y a devenir, en effet, ni d’un acte de vision, ni d’un point, ni d’une unité, et aucune de ces choses n’est mouvement ou devenir. Il n’y a dès lors rien de tel pour le plaisir, puisqu’il est un tout.
Les opinions relatives au plaisir et à la peine ont été suffisamment étudiées.
Qu’est-ce que le plaisir et quelle sorte de chose est-il’ ? Cela deviendra plus clair si nous reprenons le sujet à son début.
On admet d’ordinaire que l’acte de vision est parfait à n’importe quel moment de sa durée (car il n’a besoin d’aucun complément qui surviendrait plus tard et achèverait sa forme). Or telle semble bien être aussi la nature du plaisir : il est, en effet, un tout, et on ne saurait à aucun moment appréhender un plaisir dont la prolongation dans le temps conduirait la forme à sa perfection. C’est la raison pour laquelle il n’est pas non plus un mouvement. Tout mouvement, en effet, se déroule dans le temps, et en vue d’une certaine fin, comme par exemple le processus de construction d’une maison, et il est parfait quand il a accompli ce vers quoi il tend ; dès lors il est parfait soit quand il est pris dans la totalité du temps qu’il occupe, soit à son moment final. Et dans les parties du temps qu’ils occupent tous les mouvements sont imparfaits, et diffèrent spécifiquement du mouvement total comme ils diffèrent aussi l’un de l’autre. Ainsi, l’assemblage des pierres est autre que le travail de cannelure de la colonne, et ces deux opérations sont elles-mêmes autres que la construction du temple comme ‘un tout. Et tandis que la construction du temple est un processus parfait (car elle n’a besoin de rien d’autre pour atteindre la fin proposée), le travail du soubassement et celui du triglyphe sont ‘des processus imparfaits (chacune de ces opérations ne produisant qu’une partie du tout). Elles diffèrent donc spécifiquement, et il n’est pas possible, à un moment quelconque de sa durée, de saisir un mouvement qui soit parfait selon sa forme, mais s’il appa raît tel, c’est seulement dans la totalité de sa durée. On peut en dire autant de la marche et des autres formes de locomotion. Si, en effet, la translation est un mouvement d’un point à un autre, et si on relève en elle des différences spécifiques, le vol, la marche, le saut et ainsi de suite, ce ne sont cependant pas les seules, mais il en existe aussi dans la marche elle- même par exemple car le mouvement qui consiste à aller d’un point à un autre n’est pas le même dans le parcours total du stade et dans le parcours partiel, ni dans le parcours de telle partie ou de telle autre, ni dans le franchissement de cette ligne-ci et de celle-là, puisqu’on ne traverse pas seulement une ligne quelconque, mais une ligne tirée dans un lieu déterminé, et que l’une est dans un lieu différent de l’autre. Nous avons traité avec précision du mouvement dans un autre ouvrage mais on peut dire ici, semble-t-il, qu’il n’est parfait à aucun moment de sa durée, mais que les multiples mouvements partiels dont il est composé sont imparfaits et différents en espèce, puisque c’est le point de départ et le point d’arrivée qui les spécifient Du plaisir, au contraire, la forme est parfaite à n’importe quel moment. — On voit ainsi que plaisir et mouvement ne sauraient être que différents l’un de l’autre, et que le plaisir est au nombre de ces choses qui sont des touts parfaits. Cette conclusion pourrait aussi résulter du fait qu’il est impossible de se mouvoir autrement que dans le temps, alors qu’il est possible de ressentir le plaisir indépendamment du temps, car ce qui a lieu dans l’instant est un tout complet.
De ces considérations il résulte clairement encore qu’on a tort de parler du plaisir comme étant le résultat d’un mouvement ou d’une génération, car mouvement et devenir ne peuvent être affirmés de toutes les choses mais seulement de celles qui sont divisibles en parties et ne sont pas des touts : il n’y a devenir, en effet, ni d’un acte de vision, ni d’un point, ni d’une unité, et aucune de ces choses n’est mouvement ou devenir. Il n’y a dès lors rien de tel pour le plaisir, puisqu’il est un tout.
Re: Ethique à Nicomaque, Livre X
CHAPITRE 4 : Plaisir et acte
Chaque sens passant à l’acte par rapport à l’objet sensible correspondant et cette opération se révélant parfaite quand le sens est dans une disposition saine par rapport au meilleur des objets qui tombent sous lui (car telle est, semble-t-il, la meilleure description qu’on puisse donner de l’activité parfaite que ce soit au reste le sens lui-même qu’on dise passer à l’acte ou l’organe dans lequel il réside, peu importe), il s’ensuit que pour chaque sens l’acte le meilleur est celui du sens le mieux disposé par rapport au plus excellent de ses objets ; et l’acte répondant à, ces conditions ne saurait être que le plus parfait comme aussi le plus agréable. Car pour chacun des sens il y a un plaisir qui lui correspond, et il en est de même pour la pensée discursive et la contemplation, et leur activité la plus parfaite est la plus agréable, l’activité la plus parfaite étant celle de l’organe qui se trouve en bonne disposition par rapport au plus excellent des objets tombant sous le sens en question ; et le plaisir est l’achèvement de l’acte. Le plaisir cependant n’achève pas l’acte de la même façon que le font à la fois le sensible et le sens quand ils sont l’un et l’autre en bon état, tout comme la santé et le médecin ne sont pas au même titre cause du rétablissement de la santé. — Que pour chaque sens naisse un plaisir correspondant, c’est là une chose évidente, puisque nous disons que des images et des sons peuvent être agréables. Il est évident encore que le plaisir atteint son plus haut point, quand à la fois le sens est dans la meilleure condition et s’actualise par rapport à l’objet également le meilleur. Et le sensible comme le sentant étant tels que nous venons de les décrire, toujours il y aura plaisir dès que seront mis en présence le principe efficient et le principe passif.
Le plaisir achève l’acte, non pas comme le ferait une disposition immanente au sujet mais comme une sorte de fin survenue par surcroît, de même qu’aux hommes dans la force de l’âge vient s’ajouter la fleur de la jeunesse. Aussi longtemps donc que l’objet intelligible ou sensible est tel qu’il doit être, ainsi que le sujet discernant i ou contemplant, le plaisir résidera ans l’acte : car l’élément passif et l’élément actif restant tous deux ce qu’ils sont et leurs relations mutuelles demeurant dans le même état, le même résultat se produit naturellement.
Comment se fait-il alors que personne ne ressente le plaisir d’une façon continue ? La cause n’en est-elle pas la fatigue ? En effet, toutes les choses humaines sont incapables d’être dans une continuelle activité, et par suite le plaisir non plus ne l’est pas, puisqu’il est un accompagnement de l’acte. C’est pour la même raison que certaines choses nous réjouissent quand elles sont nouvelles, et que plus tard elles ne nous plaisent plus autant au début, en effet, la pensée se trouve dans un état d’excitation et d’intense activité à l’égard de ces objets, comme pour la vue quand on regarde avec attention mais par la suite l’activité n’est plus ce qu’elle était, mais elle se relâche, ce qui fait que le plaisir aussi s’émousse.
On peut croire que si tous les hommes sans exception aspirent au plaisir c’est qu’ils ont tous tendance à vivre. La vie est une certaine activité, et chaque homme exerce son activité dans le domaine et avec les facultés qui ont pour lui le plus d’attrait : par exemple, le musicien exerce son activité, au moyen de l’ouïe, sur les mélodies, l’homme d’étude, au moyen de la pensée, sur les spéculations de la science, et ainsi de suite dans chaque cas. Et le plaisir vient parachever les activités, et par suite la vie à laquelle on aspire. Il est donc normal que les hommes tendent aussi au plaisir, puisque pour chacun d’eux le plaisir achève la vie, qui est une chose désirable.
Chaque sens passant à l’acte par rapport à l’objet sensible correspondant et cette opération se révélant parfaite quand le sens est dans une disposition saine par rapport au meilleur des objets qui tombent sous lui (car telle est, semble-t-il, la meilleure description qu’on puisse donner de l’activité parfaite que ce soit au reste le sens lui-même qu’on dise passer à l’acte ou l’organe dans lequel il réside, peu importe), il s’ensuit que pour chaque sens l’acte le meilleur est celui du sens le mieux disposé par rapport au plus excellent de ses objets ; et l’acte répondant à, ces conditions ne saurait être que le plus parfait comme aussi le plus agréable. Car pour chacun des sens il y a un plaisir qui lui correspond, et il en est de même pour la pensée discursive et la contemplation, et leur activité la plus parfaite est la plus agréable, l’activité la plus parfaite étant celle de l’organe qui se trouve en bonne disposition par rapport au plus excellent des objets tombant sous le sens en question ; et le plaisir est l’achèvement de l’acte. Le plaisir cependant n’achève pas l’acte de la même façon que le font à la fois le sensible et le sens quand ils sont l’un et l’autre en bon état, tout comme la santé et le médecin ne sont pas au même titre cause du rétablissement de la santé. — Que pour chaque sens naisse un plaisir correspondant, c’est là une chose évidente, puisque nous disons que des images et des sons peuvent être agréables. Il est évident encore que le plaisir atteint son plus haut point, quand à la fois le sens est dans la meilleure condition et s’actualise par rapport à l’objet également le meilleur. Et le sensible comme le sentant étant tels que nous venons de les décrire, toujours il y aura plaisir dès que seront mis en présence le principe efficient et le principe passif.
Le plaisir achève l’acte, non pas comme le ferait une disposition immanente au sujet mais comme une sorte de fin survenue par surcroît, de même qu’aux hommes dans la force de l’âge vient s’ajouter la fleur de la jeunesse. Aussi longtemps donc que l’objet intelligible ou sensible est tel qu’il doit être, ainsi que le sujet discernant i ou contemplant, le plaisir résidera ans l’acte : car l’élément passif et l’élément actif restant tous deux ce qu’ils sont et leurs relations mutuelles demeurant dans le même état, le même résultat se produit naturellement.
Comment se fait-il alors que personne ne ressente le plaisir d’une façon continue ? La cause n’en est-elle pas la fatigue ? En effet, toutes les choses humaines sont incapables d’être dans une continuelle activité, et par suite le plaisir non plus ne l’est pas, puisqu’il est un accompagnement de l’acte. C’est pour la même raison que certaines choses nous réjouissent quand elles sont nouvelles, et que plus tard elles ne nous plaisent plus autant au début, en effet, la pensée se trouve dans un état d’excitation et d’intense activité à l’égard de ces objets, comme pour la vue quand on regarde avec attention mais par la suite l’activité n’est plus ce qu’elle était, mais elle se relâche, ce qui fait que le plaisir aussi s’émousse.
On peut croire que si tous les hommes sans exception aspirent au plaisir c’est qu’ils ont tous tendance à vivre. La vie est une certaine activité, et chaque homme exerce son activité dans le domaine et avec les facultés qui ont pour lui le plus d’attrait : par exemple, le musicien exerce son activité, au moyen de l’ouïe, sur les mélodies, l’homme d’étude, au moyen de la pensée, sur les spéculations de la science, et ainsi de suite dans chaque cas. Et le plaisir vient parachever les activités, et par suite la vie à laquelle on aspire. Il est donc normal que les hommes tendent aussi au plaisir, puisque pour chacun d’eux le plaisir achève la vie, qui est une chose désirable.
Re: Ethique à Nicomaque, Livre X
CHAPITRE 5 : La diversité spécifique des plaisirs
Quant à savoir si nous choisissons la vie à cause du plaisir, ou le plaisir à cause de la vie, c’est une question que nous pouvons laisser de côté pour le moment. En fait, ces deux tendances sont, de toute évidence, intimement associées et n’admettent aucune séparation sans activité, en effet, il ne naît pas de plaisir, et toute activité reçoit son achèvement du plaisir.
De là vient aussi qu’on reconnaît une différence spécifique entre les plaisirs. En effet nous pensons que les choses différentes en espèce reçoivent leur achèvement de causes elles-mêmes différentes (tel est manifestement ce qui se passe pour les êtres naturels et les produits de l’art, comme par exemple les animaux et les arbres, d’une part, et, d’autre part, un tableau, une statue, une maison, un ustensile) ; de même nous pensons aussi que les activités qui diffèrent spécifiquement sont achevées par des causes spécifiquement différentes. Or les activités de la pensée diffèrent spécifiquement des activités sensibles, et toutes ces activités diffèrent à leur tour spécifique ment entre elles : et par suite les plaisirs qui complètent ces activités diffèrent de la même façon.
Cette différence entre les plaisirs peut encore être rendue manifeste au moyen de l’indissoluble union existant entre chacun des plaisirs et l’activité qu’il complète. Une activité est, en effet, accrue par le o plaisir qui lui est approprié, car dans tous les domaines on agit avec plus de discernement et de précision quand on exerce son activité avec plaisir ainsi ceux qui aiment la géométrie deviennent meilleurs géomètres et comprennent mieux les diverses propositions qui s’y rapportent ; et de même ce sont les passionnés de musique, d’architecture et autres arts qui font des progrès dans leur tâche propre, parce qu’ils y trouvent leur plaisir. Les plaisirs accroissent les activités qu’ils accompagnent, et ce qui accroît une chose doit être approprié à cette chose Mais à des choses différentes, en espèce les choses qui leur sont propres doivent elles-mêmes différer en espèce.
Une autre confirmation plus claire encore peut être tirée du fait que les plaisirs provenant d’autres activités constituent une gêne pour les activités en jeu : par exemple, les amateurs de flûte sont incapables d’appliquer leur esprit à une argumentation dès qu’ils écoutent un joueur de flûte, car ils se plaisent davantage à l’art de la flûte qu’à l’activité où ils sont présentement engagés : ainsi, le plaisir causé par le son de la flûte détruit l’activité se rapportant à la discussion en cours. Le même phénomène s’observe aussi dans tous les autres cas où on exerce son activité sur deux objets en même temps l’activité plus agréable chasse l’autre, et cela d’autant plus qu’elle l’emporte davantage sous le rapport du plaisir, au point d’amener la cessation complète de l’autre activité. C’est pourquoi, lorsque nous éprouvons un plaisir intense à une occupation quelconque, nous pouvons difficilement nous livrer à une autre ; et, d’autre part, nous nous tournons vers une autre occupation quand l’occupation présente ne nous plaît que médiocrement : par exemple, ceux qui au théâtre mangent des sucreries le font surtout quand les acteurs sont mauvais. Et puisque le plaisir approprié aux activités aiguise celles-ci, prolonge leur durée et les rend plus efficaces et qu’au contraire les plaisirs étrangers les gâtent, il est clair qu’il existe entre ces deux espèces de plaisirs un écart considérable. Les plaisirs résultant d’activités étrangères produisent sur les activités en cours à peu près le même effet que les peines propres à ces dernières, puisque les activités sont détruites par leurs propres peines : par exemple, si écrire ou calculer est pour quelqu’un une chose désagréable et fastidieuse, il cesse alors d’écrire ou de calculer, l’activité en question lui étant pénible. Ainsi donc, les activités sont affectées en sens opposé par les plaisirs et les peines qui leur sont propres, et sont propres les plaisirs et les peines qui surviennent à l’activité en raison de sa nature même. Quant aux plaisirs qui relèvent d’activités étrangères, ils produisent, nous l’avons dit, sensiblement le même effet que la peine, car ils détruisent l’activité, bien que ce ne soit pas de la même manière.
Et puisque les activités diffèrent par leur caractère moralement honnête ou pervers, et que les unes sont désirables, d’autres à éviter, d’autres enfin ni l’un ni l’autre, il en est de même aussi pour les plaisirs, puisque à chaque activité correspond un plaisir propre. Ainsi donc, le plaisir propre à l’activité vertueuse est honnête, et celui qui est propre à l’activité perverse, mauvais car même les appétits qui se proposent une fin noble provoquent la louange, et ceux qui se proposent une fin honteuse, le blâme. Or les plaisirs inhérents à nos activités sont plus étroitement liés à ces dernières que les désirs : car les désirs sont distincts des activités à la fois chronologiquement et par leur nature tandis que les plaisirs sont tout proches des activités et en sont à ce point inséparables que la question est débattue de savoir si l’acte n’est pas identique au plaisir. Cependant, à ce qu’il semble du moins, le plaisir n’est ni pensée, ni sensation (ce qui serait absurde), mais l’impossibilité de les séparer les rend, aux yeux de certains, une seule et même chose. Ainsi, de même que les activités sont différentes, ainsi en. est-il des plaisirs. En outre, la vue l’emporte sur le toucher en pureté et l’ouïe et l’odorat sur le goût ; il y a dès lors une différence de même nature entre les plaisirs correspondants ; et les plaisirs de la pensée sont supérieurs aux plaisirs sensibles, et dans chacun de ces deux groupes il y a des plaisirs qui l’emportent sur d’autres.
De plus, on admet d’ordinaire que chaque espèce animale a son plaisir propre, tout comme elle a une fonction propre, à savoir le plaisir qui correspond à son activité. Et à considérer chacune des espèces animales, on ne saurait manquer d’en être frappé : cheval, chien et homme ont des plaisirs différents comme le dit HÉRACLITE, un âne préférera la paille à l’or, car la nourriture est pour des ânes une chose plus agréable que l’or. Ainsi donc, les êtres spécifiquement différents ont aussi des plaisirs spécifique ment distincts. D’un autre côté on s’attendrait à ce que les plaisirs des êtres spécifiquement identiques fussent eux-mêmes identiques. En fait, les plaisirs accusent une extrême diversité, tout au moins chez l’homme : les mêmes choses charment certaines personnes et affligent les autres, et ce qui pour les uns est pénible et haïssable est pour les autres agréable et attrayant. Pour les saveurs douces il en va aussi de même : la même chose ne semble pas douce au fiévreux et à l’homme bien portant, ni pareille ment chaude à l’homme chétif et à l’homme robuste. Et ce phénomène arrive encore dans d’autres cas. Mais dans tous les faits de ce genre on regarde comme existant réellement ce qui apparaît à l’homme vertueux. Et si cette règle est exacte, comme elle semble bien l’être, et si la vertu et l’homme de bien, en tant que tel, sont mesure de chaque chose, alors seront des plaisirs les plaisirs qui à cet homme apparaissent tels, et seront plaisantes en réalité les choses auxquelles il se plaît Et si les objets qui sont pour lui ennuyeux paraissent plaisants à quelqu’autre, cela n’a, rien de surprenant, car il y a beaucoup de corruptions et de perversions dans l’homme et de tels objets ne sont pas réellement plaisants, mais le sont seulement pour les gens dont nous parlons et pour ceux qui sont dans leur état.
Les plaisirs qu’on s’accorde à reconnaître pour honteux, on voit donc qu’ils ne doivent pas être appelés des plaisirs, sinon pour les gens corrompus. Mais parmi les plaisirs considérés comme honnêtes, de quelle classe de plaisirs ou de quel plaisir déterminé doit-on dire qu’il est proprement celui de l’homme ? La réponse ne résulte-t-elle pas avec évidence des activités humaines ? Les plaisirs, en effet, en sont l’accompagnement obligé. Qu’ainsi donc l’activité de l’homme parfait et jouissant de la béatitude soit une ou multiple, les plaisirs qui complètent ces activités seront appelés au sens absolu plaisirs propres de l’homme, et les autres ne seront des plaisirs qu’à titre secondaire et à un moindre degré, comme le sont les activités correspondantes.
Quant à savoir si nous choisissons la vie à cause du plaisir, ou le plaisir à cause de la vie, c’est une question que nous pouvons laisser de côté pour le moment. En fait, ces deux tendances sont, de toute évidence, intimement associées et n’admettent aucune séparation sans activité, en effet, il ne naît pas de plaisir, et toute activité reçoit son achèvement du plaisir.
De là vient aussi qu’on reconnaît une différence spécifique entre les plaisirs. En effet nous pensons que les choses différentes en espèce reçoivent leur achèvement de causes elles-mêmes différentes (tel est manifestement ce qui se passe pour les êtres naturels et les produits de l’art, comme par exemple les animaux et les arbres, d’une part, et, d’autre part, un tableau, une statue, une maison, un ustensile) ; de même nous pensons aussi que les activités qui diffèrent spécifiquement sont achevées par des causes spécifiquement différentes. Or les activités de la pensée diffèrent spécifiquement des activités sensibles, et toutes ces activités diffèrent à leur tour spécifique ment entre elles : et par suite les plaisirs qui complètent ces activités diffèrent de la même façon.
Cette différence entre les plaisirs peut encore être rendue manifeste au moyen de l’indissoluble union existant entre chacun des plaisirs et l’activité qu’il complète. Une activité est, en effet, accrue par le o plaisir qui lui est approprié, car dans tous les domaines on agit avec plus de discernement et de précision quand on exerce son activité avec plaisir ainsi ceux qui aiment la géométrie deviennent meilleurs géomètres et comprennent mieux les diverses propositions qui s’y rapportent ; et de même ce sont les passionnés de musique, d’architecture et autres arts qui font des progrès dans leur tâche propre, parce qu’ils y trouvent leur plaisir. Les plaisirs accroissent les activités qu’ils accompagnent, et ce qui accroît une chose doit être approprié à cette chose Mais à des choses différentes, en espèce les choses qui leur sont propres doivent elles-mêmes différer en espèce.
Une autre confirmation plus claire encore peut être tirée du fait que les plaisirs provenant d’autres activités constituent une gêne pour les activités en jeu : par exemple, les amateurs de flûte sont incapables d’appliquer leur esprit à une argumentation dès qu’ils écoutent un joueur de flûte, car ils se plaisent davantage à l’art de la flûte qu’à l’activité où ils sont présentement engagés : ainsi, le plaisir causé par le son de la flûte détruit l’activité se rapportant à la discussion en cours. Le même phénomène s’observe aussi dans tous les autres cas où on exerce son activité sur deux objets en même temps l’activité plus agréable chasse l’autre, et cela d’autant plus qu’elle l’emporte davantage sous le rapport du plaisir, au point d’amener la cessation complète de l’autre activité. C’est pourquoi, lorsque nous éprouvons un plaisir intense à une occupation quelconque, nous pouvons difficilement nous livrer à une autre ; et, d’autre part, nous nous tournons vers une autre occupation quand l’occupation présente ne nous plaît que médiocrement : par exemple, ceux qui au théâtre mangent des sucreries le font surtout quand les acteurs sont mauvais. Et puisque le plaisir approprié aux activités aiguise celles-ci, prolonge leur durée et les rend plus efficaces et qu’au contraire les plaisirs étrangers les gâtent, il est clair qu’il existe entre ces deux espèces de plaisirs un écart considérable. Les plaisirs résultant d’activités étrangères produisent sur les activités en cours à peu près le même effet que les peines propres à ces dernières, puisque les activités sont détruites par leurs propres peines : par exemple, si écrire ou calculer est pour quelqu’un une chose désagréable et fastidieuse, il cesse alors d’écrire ou de calculer, l’activité en question lui étant pénible. Ainsi donc, les activités sont affectées en sens opposé par les plaisirs et les peines qui leur sont propres, et sont propres les plaisirs et les peines qui surviennent à l’activité en raison de sa nature même. Quant aux plaisirs qui relèvent d’activités étrangères, ils produisent, nous l’avons dit, sensiblement le même effet que la peine, car ils détruisent l’activité, bien que ce ne soit pas de la même manière.
Et puisque les activités diffèrent par leur caractère moralement honnête ou pervers, et que les unes sont désirables, d’autres à éviter, d’autres enfin ni l’un ni l’autre, il en est de même aussi pour les plaisirs, puisque à chaque activité correspond un plaisir propre. Ainsi donc, le plaisir propre à l’activité vertueuse est honnête, et celui qui est propre à l’activité perverse, mauvais car même les appétits qui se proposent une fin noble provoquent la louange, et ceux qui se proposent une fin honteuse, le blâme. Or les plaisirs inhérents à nos activités sont plus étroitement liés à ces dernières que les désirs : car les désirs sont distincts des activités à la fois chronologiquement et par leur nature tandis que les plaisirs sont tout proches des activités et en sont à ce point inséparables que la question est débattue de savoir si l’acte n’est pas identique au plaisir. Cependant, à ce qu’il semble du moins, le plaisir n’est ni pensée, ni sensation (ce qui serait absurde), mais l’impossibilité de les séparer les rend, aux yeux de certains, une seule et même chose. Ainsi, de même que les activités sont différentes, ainsi en. est-il des plaisirs. En outre, la vue l’emporte sur le toucher en pureté et l’ouïe et l’odorat sur le goût ; il y a dès lors une différence de même nature entre les plaisirs correspondants ; et les plaisirs de la pensée sont supérieurs aux plaisirs sensibles, et dans chacun de ces deux groupes il y a des plaisirs qui l’emportent sur d’autres.
De plus, on admet d’ordinaire que chaque espèce animale a son plaisir propre, tout comme elle a une fonction propre, à savoir le plaisir qui correspond à son activité. Et à considérer chacune des espèces animales, on ne saurait manquer d’en être frappé : cheval, chien et homme ont des plaisirs différents comme le dit HÉRACLITE, un âne préférera la paille à l’or, car la nourriture est pour des ânes une chose plus agréable que l’or. Ainsi donc, les êtres spécifiquement différents ont aussi des plaisirs spécifique ment distincts. D’un autre côté on s’attendrait à ce que les plaisirs des êtres spécifiquement identiques fussent eux-mêmes identiques. En fait, les plaisirs accusent une extrême diversité, tout au moins chez l’homme : les mêmes choses charment certaines personnes et affligent les autres, et ce qui pour les uns est pénible et haïssable est pour les autres agréable et attrayant. Pour les saveurs douces il en va aussi de même : la même chose ne semble pas douce au fiévreux et à l’homme bien portant, ni pareille ment chaude à l’homme chétif et à l’homme robuste. Et ce phénomène arrive encore dans d’autres cas. Mais dans tous les faits de ce genre on regarde comme existant réellement ce qui apparaît à l’homme vertueux. Et si cette règle est exacte, comme elle semble bien l’être, et si la vertu et l’homme de bien, en tant que tel, sont mesure de chaque chose, alors seront des plaisirs les plaisirs qui à cet homme apparaissent tels, et seront plaisantes en réalité les choses auxquelles il se plaît Et si les objets qui sont pour lui ennuyeux paraissent plaisants à quelqu’autre, cela n’a, rien de surprenant, car il y a beaucoup de corruptions et de perversions dans l’homme et de tels objets ne sont pas réellement plaisants, mais le sont seulement pour les gens dont nous parlons et pour ceux qui sont dans leur état.
Les plaisirs qu’on s’accorde à reconnaître pour honteux, on voit donc qu’ils ne doivent pas être appelés des plaisirs, sinon pour les gens corrompus. Mais parmi les plaisirs considérés comme honnêtes, de quelle classe de plaisirs ou de quel plaisir déterminé doit-on dire qu’il est proprement celui de l’homme ? La réponse ne résulte-t-elle pas avec évidence des activités humaines ? Les plaisirs, en effet, en sont l’accompagnement obligé. Qu’ainsi donc l’activité de l’homme parfait et jouissant de la béatitude soit une ou multiple, les plaisirs qui complètent ces activités seront appelés au sens absolu plaisirs propres de l’homme, et les autres ne seront des plaisirs qu’à titre secondaire et à un moindre degré, comme le sont les activités correspondantes.
Re: Ethique à Nicomaque, Livre X
CHAPITRE 6 : Bonheur, activité et jeu
Après avoir parlé des différentes sortes de vertus, d’amitiés et de plaisirs, il reste à tracer une esquisse du bonheur, puisque c’est ce dernier que nous posons comme fin des affaires humaines. Mais si nous reprenons nos précédentes analyses, notre discussion y gagnera en concision.
Nous avons dit que le bonheur n’est pas une disposition, car alors il pourrait appartenir même à l’homme qui passe sa vie à dormir, menant une vie de végétal, ou à celui qui subit les plus grandes infortunes Si ces conséquences ne donnent pas satisfaction, mais si nous devons plutôt placer le bonheur dans une certaine activité, ainsi que nous l’avons antérieurement indiqué et si les activités sont les unes nécessaires et désirables en vue d’autres choses, et les autres désirables en elles-mêmes, il est clair qu’on doit mettre le bonheur au nombre des.- activités désirables en elles-mêmes et non de celles qui ne sont désirables qu’en vue d’autre chose car le bonheur n’a besoin de rien, mais se suffit pleinement à lui-même.
Or sont désirables en elles-mêmes les activités qui ne recherchent rien en dehors de leur pur exercice. Telles apparaissent être les actions conformes à la vertu, car accomplir de nobles et honnêtes actions est l’une de ces choses désirables en elles-mêmes.
Mais parmi les jeux ceux qui sont agréables font aussi partie des choses désirables en soi : nous ne les choisissons pas en vue d’autres choses, car ils sont pour nous plus nuisibles qu’utiles, nous faisant négliger le soin de notre corps et de nos biens. Pourtant la plupart des hommes qui sont réputés heureux ont recours à des distractions de cette sorte, ce qui fait qu’à la cour des tyrans on estime fort les gens d’esprit qui s’adonnent à de tels passe-temps, car en satisfaisant les désirs de leurs maîtres ils se montrent eux-mêmes agréables à leurs yeux, et c’est de ce genre de complaisants dont les tyrans ont besoin. Quoi qu’il en soit, on pense d’ordinaire que les amusements procurent le bonheur pour la raison que les puissants de ce monde y consacrent leurs loisirs, — quoique sans doute la conduite de tels personnages n’ait en l’espèce aucune signification Ce n’est pas, en effet, dans le pouvoir absolu que résident la vertu et l’intelligence, d’où découlent les activités vertueuses, et si les gens dont nous parlons, qui ne ressentent aucun goût pour un plaisir pur et digne d’un homme libre, s’évadent vers les plaisirs corporels, nous ne devons pas croire pour cela que ces plaisirs sont plus souhaitables : car les enfants, aussi, s’imaginent que les choses qui ont pour eux-mêmes du prix sont d’une valeur incomparable. Il en découle logiquement que les appréciations des gens pervers et des gens de bien sont tout aussi différentes les unes des autres que sont visiblement différentes celles des enfants et des adultes. Par conséquent, ainsi que nous l’avons dit à maintes reprises sont à la fois dignes de prix et agréables les choses qui sont telles pour l’homme de bien ; et pour tout homme l’activité la plus désirable étant celle qui est en accord avec sa disposition propre, il en résulte que pour l’homme de bien c’est l’activité conforme à la vertu. Ce n’est donc pas dans le jeu que consiste le bonheur. Il serait en effet étrange que la fin de l’homme fût le jeu, et qu’on dût se donner du tracas et du mal pendant toute sa vie afin de pouvoir s’amuser ! Car pour le dire en un mot, tout ce que nous choisissons est choisi en vue d’une autre chose, à l’exception du bonheur, qui est une fin en soi. Mais se dépenser avec tant d’ardeur et de peine en vue de s’amuser ensuite est, de toute évidence, quelque chose d’insensé et de puéril à l’excès ; au contraire, s’amuser en vue d’exercer une activité sérieuse, suivant le mot d’ANACHARSIS voilà, semble- t-il, la règle à suivre. Le jeu est, en effet, une sorte de délassement du fait que nous sommes incapables de travailler d’une façon ininterrompue et que nous avons besoin de relâche. Le délassement n’est donc pas une fin, car il n’a lieu qu’en vue de l’activité. Et la vie heureuse semble être celle qui est conforme à la vertu ; or une vie vertueuse ne va pas sans un effort sérieux et ne consiste pas dans un simple jeu. Et nous affirmons à la fois, que les choses sérieuses sont moralement supérieures à celles qui font rire ou s’accompagnent d’amusement, et que l’activité la plus sérieuse est toujours celle de la partie meilleure de nous-mêmes ou celle de l’homme d’une moralité plus élevée. Par suite, l’activité de ce qui est meilleur est elle-même supérieure et plus apte à procurer le bonheur. De plus, le premier venu, fût-ce un esclave, peut jouir des plaisirs du corps, tout autant que l’homme de la plus haute classe, alors que personne n’admet la participation d’un esclave au bonheur, à moins de lui attribuer aussi une existence humaine Ce n’est pas, en effet, dans de telles distractions que réside le bonheur, mais dans les activités en accord avec la vertu, comme nous l’avons dit plus haut.
Après avoir parlé des différentes sortes de vertus, d’amitiés et de plaisirs, il reste à tracer une esquisse du bonheur, puisque c’est ce dernier que nous posons comme fin des affaires humaines. Mais si nous reprenons nos précédentes analyses, notre discussion y gagnera en concision.
Nous avons dit que le bonheur n’est pas une disposition, car alors il pourrait appartenir même à l’homme qui passe sa vie à dormir, menant une vie de végétal, ou à celui qui subit les plus grandes infortunes Si ces conséquences ne donnent pas satisfaction, mais si nous devons plutôt placer le bonheur dans une certaine activité, ainsi que nous l’avons antérieurement indiqué et si les activités sont les unes nécessaires et désirables en vue d’autres choses, et les autres désirables en elles-mêmes, il est clair qu’on doit mettre le bonheur au nombre des.- activités désirables en elles-mêmes et non de celles qui ne sont désirables qu’en vue d’autre chose car le bonheur n’a besoin de rien, mais se suffit pleinement à lui-même.
Or sont désirables en elles-mêmes les activités qui ne recherchent rien en dehors de leur pur exercice. Telles apparaissent être les actions conformes à la vertu, car accomplir de nobles et honnêtes actions est l’une de ces choses désirables en elles-mêmes.
Mais parmi les jeux ceux qui sont agréables font aussi partie des choses désirables en soi : nous ne les choisissons pas en vue d’autres choses, car ils sont pour nous plus nuisibles qu’utiles, nous faisant négliger le soin de notre corps et de nos biens. Pourtant la plupart des hommes qui sont réputés heureux ont recours à des distractions de cette sorte, ce qui fait qu’à la cour des tyrans on estime fort les gens d’esprit qui s’adonnent à de tels passe-temps, car en satisfaisant les désirs de leurs maîtres ils se montrent eux-mêmes agréables à leurs yeux, et c’est de ce genre de complaisants dont les tyrans ont besoin. Quoi qu’il en soit, on pense d’ordinaire que les amusements procurent le bonheur pour la raison que les puissants de ce monde y consacrent leurs loisirs, — quoique sans doute la conduite de tels personnages n’ait en l’espèce aucune signification Ce n’est pas, en effet, dans le pouvoir absolu que résident la vertu et l’intelligence, d’où découlent les activités vertueuses, et si les gens dont nous parlons, qui ne ressentent aucun goût pour un plaisir pur et digne d’un homme libre, s’évadent vers les plaisirs corporels, nous ne devons pas croire pour cela que ces plaisirs sont plus souhaitables : car les enfants, aussi, s’imaginent que les choses qui ont pour eux-mêmes du prix sont d’une valeur incomparable. Il en découle logiquement que les appréciations des gens pervers et des gens de bien sont tout aussi différentes les unes des autres que sont visiblement différentes celles des enfants et des adultes. Par conséquent, ainsi que nous l’avons dit à maintes reprises sont à la fois dignes de prix et agréables les choses qui sont telles pour l’homme de bien ; et pour tout homme l’activité la plus désirable étant celle qui est en accord avec sa disposition propre, il en résulte que pour l’homme de bien c’est l’activité conforme à la vertu. Ce n’est donc pas dans le jeu que consiste le bonheur. Il serait en effet étrange que la fin de l’homme fût le jeu, et qu’on dût se donner du tracas et du mal pendant toute sa vie afin de pouvoir s’amuser ! Car pour le dire en un mot, tout ce que nous choisissons est choisi en vue d’une autre chose, à l’exception du bonheur, qui est une fin en soi. Mais se dépenser avec tant d’ardeur et de peine en vue de s’amuser ensuite est, de toute évidence, quelque chose d’insensé et de puéril à l’excès ; au contraire, s’amuser en vue d’exercer une activité sérieuse, suivant le mot d’ANACHARSIS voilà, semble- t-il, la règle à suivre. Le jeu est, en effet, une sorte de délassement du fait que nous sommes incapables de travailler d’une façon ininterrompue et que nous avons besoin de relâche. Le délassement n’est donc pas une fin, car il n’a lieu qu’en vue de l’activité. Et la vie heureuse semble être celle qui est conforme à la vertu ; or une vie vertueuse ne va pas sans un effort sérieux et ne consiste pas dans un simple jeu. Et nous affirmons à la fois, que les choses sérieuses sont moralement supérieures à celles qui font rire ou s’accompagnent d’amusement, et que l’activité la plus sérieuse est toujours celle de la partie meilleure de nous-mêmes ou celle de l’homme d’une moralité plus élevée. Par suite, l’activité de ce qui est meilleur est elle-même supérieure et plus apte à procurer le bonheur. De plus, le premier venu, fût-ce un esclave, peut jouir des plaisirs du corps, tout autant que l’homme de la plus haute classe, alors que personne n’admet la participation d’un esclave au bonheur, à moins de lui attribuer aussi une existence humaine Ce n’est pas, en effet, dans de telles distractions que réside le bonheur, mais dans les activités en accord avec la vertu, comme nous l’avons dit plus haut.
Re: Ethique à Nicomaque, Livre X
CHAPITRE 7 : La vie contemplative ou théorétique
Mais si le bonheur est une activité conforme à la vertu, il est rationnel qu’il soit activité conforme à la plus haute vertu et celle-ci sera la vertu de la partie la plus noble de nous-mêmes. Que ce soit donc l’intellect ou quelque autre faculté qui soit regardé comme possédant par nature le commandement et la direction et comme ayant la connaissance des réalités belles et divines, qu’au surplus cet élément soit lui-même divin ou seulement la partie la plus divine de nous-mêmes, c’est l’acte de cette partie selon la vertu qui lui est propre qui sera le bonheur parfait. Or que cette activité soit théorétique, c’est ce que nous avons dit.
Cette dernière affirmation paraîtra s’accorder tant avec nos précédentes conclusions qu’avec la vérité. En effet, en premier lieu, cette activité est la plus haute, puisque l’intellect est la meilleure partie de nous-mêmes et qu’aussi les objets sur lesquels porte l’intellect sont les plus hauts de tous les objets connaissables Ensuite elle est la plus continue car nous sommes capables de nous livrer à la contemplation d’une manière plus continue qu’en accomplissant n’importe quelle action. Nous pensons encore que du plaisir doit être mélangé au bonheur ; or l’activité selon la sagesse est, tout le monde le reconnaît, la plus plaisante des activités conformes à la vertu ; de toute façon, on admet que la philosophie renferme de merveilleux plaisirs sous le rapport de la pureté et de la stabilité, et il est normal que la joie de connaître soit une occupation plus agréable que la poursuite du savoir De plus, ce qu’on appelle la pleine suffisance appartiendra au plus haut point à l’activité de contemplation car s’il est vrai qu’un homme sage, un homme juste, ou tout autre possédant une autre vertu, ont besoin des choses nécessaires à la vie, cependant, une fois suffisamment pourvu des biens de ce genre, tandis que l’homme juste a encore besoin de ses semblables, envers lesquels ou avec l’aide desquels il agira avec justice (et il en est encore de même pour l’homme tempéré, l’homme courageux et chacun des autres), l’homme sage, au contraire, fût-il laissé à lui-même, garde la capacité de contempler, et il est même d’autant plus sage qu’il contemple dans cet état davantage Sans doute est-il préférable pour lui d’avoir des collaborateurs mais il n’en est pas moins l’homme qui se suffit le plus pleinement à lui-même. Et cette activité paraîtra la seule à être aimée pour elle-même : elle ne produit, en effet, rien en dehors de l’acte même de contempler, alors que des activités pratiques nous retirons un avantage plus ou moins considérable à part de l’action elle-même. De plus, le bonheur semble consister dans le loisir car nous ne nous adonnons à une vie active qu’en vue d’atteindre le loisir, et ne faisons la guerre qu’afin de vivre en paix. Or l’activité des vertus pratiques s’exerce dans la sphère de la politique ou de la guerre ; mais les actions qui s’y rapportent paraissent bien être étrangères à toute idée de loisir, et, dans le domaine de la guerre elles revêtent même entièrement ce caractère, puisque personne ne choisit de faire la guerre pour la guerre, ni ne prépare délibérément une guerre : on passerait pour un buveur de sang accompli, si de ses propres amis on se faisait des ennemis en vue de susciter des batailles et des tueries. Et l’activité de l’homme d’État est, elle aussi, étrangère au loisir, et, en dehors de l’administration proprement dite des intérêts de la cité, elle s’assure la possession du pouvoir et des honneurs, ou du moins le bonheur pour l’homme d’État lui-même et pour ses concitoyens, bonheur qui est différent de l’activité politique, et qu’en fait nous recherchons Ouvertement Comme constituant un avantage distincte. Si dès lors parmi les actions conformes à la vertu, les actions relevant de l’art politique ou de la guerre viennent en tête par leur noblesse et leur grandeur, et sont cependant étrangères au loisir et dirigées vers une fin distincte et ne sont pas désirables par elles-mêmes ; si, d’autre part, l’activité de l’intellect, activité contemplative, paraît bien à la fois l’emporter sous le rapport du sérieux et n’aspirer à aucune autre fin qu’elle-même, et posséder un plaisir achevé qui lui est propre (et qui accroît au surplus son activité) si enfin la pleine suffisance, la vie de loisir, l’absence de fatigue (dans les limites de l’humaine nature), et tous les autres caractères qu’on attribue à l’homme jouissant de la félicité, sont les manifestations rattachées à cette activité : il en résulte que c’est cette dernière qui sera le parfait bonheur de l’homme, — quand elle est prolongée pendant une vie complète puisque aucun des éléments du bonheur ne doit être inachevé.
Mais une vie de ce genre sera trop élevée pour la condition humaine : car ce n’est pas en tant qu’homme qu’on vivra de cette façon, mais en tant que quelque élément divin est présent en nous. Et autant cet élément est supérieur au composé humain autant son activité est elle-même supérieure à celle de l’autre sorte de vertu Si donc l’intellect est quelque chose de divin par comparaison avec l’homme, la vie selon l’intellect est également divine comparée à la vie humaine. Il ne faut donc pas écouter ceux qui conseillent à l’homme, parce qu’il est homme, de borner sa pensée aux choses humaines, et, mortel, aux choses mortelles, mais l’homme doit, dans la mesure du possible, s’immortalisera, et tout faire pour vivre selon la partie la plus noble qui est en lui ; car même e si cette partie est petite par sa masse par sa puissance et sa valeur elle dépasse de beaucoup tout le reste. On peut même penser que chaque homme s’identifie avec cette partie même, puisqu’elle est la partie fondamentale de son être, et la meilleure. Il serait alors étrange que l’homme accordât la préférence non pas à la vie qui lui est propre, mais à la vie de quelque chose autre que lui Et ce que nous avons dit plus haut s’appliquera également ici ce qui est propre à chaque chose est par nature ce qu’il y a de plus excellent et de plus agréable pour cette chose. Et pour l’homme, par suite, ce sera la vie selon l’intellect, s’il est vrai que l’intellect est au plus haut degré l’homme même. Cette vie-là est donc aussi la plus heureuse.
Mais si le bonheur est une activité conforme à la vertu, il est rationnel qu’il soit activité conforme à la plus haute vertu et celle-ci sera la vertu de la partie la plus noble de nous-mêmes. Que ce soit donc l’intellect ou quelque autre faculté qui soit regardé comme possédant par nature le commandement et la direction et comme ayant la connaissance des réalités belles et divines, qu’au surplus cet élément soit lui-même divin ou seulement la partie la plus divine de nous-mêmes, c’est l’acte de cette partie selon la vertu qui lui est propre qui sera le bonheur parfait. Or que cette activité soit théorétique, c’est ce que nous avons dit.
Cette dernière affirmation paraîtra s’accorder tant avec nos précédentes conclusions qu’avec la vérité. En effet, en premier lieu, cette activité est la plus haute, puisque l’intellect est la meilleure partie de nous-mêmes et qu’aussi les objets sur lesquels porte l’intellect sont les plus hauts de tous les objets connaissables Ensuite elle est la plus continue car nous sommes capables de nous livrer à la contemplation d’une manière plus continue qu’en accomplissant n’importe quelle action. Nous pensons encore que du plaisir doit être mélangé au bonheur ; or l’activité selon la sagesse est, tout le monde le reconnaît, la plus plaisante des activités conformes à la vertu ; de toute façon, on admet que la philosophie renferme de merveilleux plaisirs sous le rapport de la pureté et de la stabilité, et il est normal que la joie de connaître soit une occupation plus agréable que la poursuite du savoir De plus, ce qu’on appelle la pleine suffisance appartiendra au plus haut point à l’activité de contemplation car s’il est vrai qu’un homme sage, un homme juste, ou tout autre possédant une autre vertu, ont besoin des choses nécessaires à la vie, cependant, une fois suffisamment pourvu des biens de ce genre, tandis que l’homme juste a encore besoin de ses semblables, envers lesquels ou avec l’aide desquels il agira avec justice (et il en est encore de même pour l’homme tempéré, l’homme courageux et chacun des autres), l’homme sage, au contraire, fût-il laissé à lui-même, garde la capacité de contempler, et il est même d’autant plus sage qu’il contemple dans cet état davantage Sans doute est-il préférable pour lui d’avoir des collaborateurs mais il n’en est pas moins l’homme qui se suffit le plus pleinement à lui-même. Et cette activité paraîtra la seule à être aimée pour elle-même : elle ne produit, en effet, rien en dehors de l’acte même de contempler, alors que des activités pratiques nous retirons un avantage plus ou moins considérable à part de l’action elle-même. De plus, le bonheur semble consister dans le loisir car nous ne nous adonnons à une vie active qu’en vue d’atteindre le loisir, et ne faisons la guerre qu’afin de vivre en paix. Or l’activité des vertus pratiques s’exerce dans la sphère de la politique ou de la guerre ; mais les actions qui s’y rapportent paraissent bien être étrangères à toute idée de loisir, et, dans le domaine de la guerre elles revêtent même entièrement ce caractère, puisque personne ne choisit de faire la guerre pour la guerre, ni ne prépare délibérément une guerre : on passerait pour un buveur de sang accompli, si de ses propres amis on se faisait des ennemis en vue de susciter des batailles et des tueries. Et l’activité de l’homme d’État est, elle aussi, étrangère au loisir, et, en dehors de l’administration proprement dite des intérêts de la cité, elle s’assure la possession du pouvoir et des honneurs, ou du moins le bonheur pour l’homme d’État lui-même et pour ses concitoyens, bonheur qui est différent de l’activité politique, et qu’en fait nous recherchons Ouvertement Comme constituant un avantage distincte. Si dès lors parmi les actions conformes à la vertu, les actions relevant de l’art politique ou de la guerre viennent en tête par leur noblesse et leur grandeur, et sont cependant étrangères au loisir et dirigées vers une fin distincte et ne sont pas désirables par elles-mêmes ; si, d’autre part, l’activité de l’intellect, activité contemplative, paraît bien à la fois l’emporter sous le rapport du sérieux et n’aspirer à aucune autre fin qu’elle-même, et posséder un plaisir achevé qui lui est propre (et qui accroît au surplus son activité) si enfin la pleine suffisance, la vie de loisir, l’absence de fatigue (dans les limites de l’humaine nature), et tous les autres caractères qu’on attribue à l’homme jouissant de la félicité, sont les manifestations rattachées à cette activité : il en résulte que c’est cette dernière qui sera le parfait bonheur de l’homme, — quand elle est prolongée pendant une vie complète puisque aucun des éléments du bonheur ne doit être inachevé.
Mais une vie de ce genre sera trop élevée pour la condition humaine : car ce n’est pas en tant qu’homme qu’on vivra de cette façon, mais en tant que quelque élément divin est présent en nous. Et autant cet élément est supérieur au composé humain autant son activité est elle-même supérieure à celle de l’autre sorte de vertu Si donc l’intellect est quelque chose de divin par comparaison avec l’homme, la vie selon l’intellect est également divine comparée à la vie humaine. Il ne faut donc pas écouter ceux qui conseillent à l’homme, parce qu’il est homme, de borner sa pensée aux choses humaines, et, mortel, aux choses mortelles, mais l’homme doit, dans la mesure du possible, s’immortalisera, et tout faire pour vivre selon la partie la plus noble qui est en lui ; car même e si cette partie est petite par sa masse par sa puissance et sa valeur elle dépasse de beaucoup tout le reste. On peut même penser que chaque homme s’identifie avec cette partie même, puisqu’elle est la partie fondamentale de son être, et la meilleure. Il serait alors étrange que l’homme accordât la préférence non pas à la vie qui lui est propre, mais à la vie de quelque chose autre que lui Et ce que nous avons dit plus haut s’appliquera également ici ce qui est propre à chaque chose est par nature ce qu’il y a de plus excellent et de plus agréable pour cette chose. Et pour l’homme, par suite, ce sera la vie selon l’intellect, s’il est vrai que l’intellect est au plus haut degré l’homme même. Cette vie-là est donc aussi la plus heureuse.
Re: Ethique à Nicomaque, Livre X
CHAPITRE 8 : Prééminence de la vie contemplative
C’est d’une façon secondaire qu’est heureuse la vie selon l’autre sorte de vertu car les activités qui y sont conformes sont purement humaines : les actes justes, en effet, ou courageux, et tous les autres actes de vertu, nous les pratiquons clans nos relations les uns avec les autres, quand, dans les contrats, les services rendus et les actions les plus variées ainsi que dans nos passions nous observons fidèlement ce qui doit revenir à chacun, et toutes ces manifestations sont choses simplement humaines. Certaines mêmes d’entre elles sont regardées comme résultant de la constitution physique, et la vertu éthique comme ayant, à beaucoup d’égards, des rapports étroits avec les passions Bien plus, la prudence elle-même est intimement liée à la vertu morale, et cette dernière à la prudence, puisque les principes de la prudence dépendent des vertus morales, et la rectitude des vertus morales de la prudence. Mais les vertus morales étant aussi rattachées aux passions, auront rapport au composé ; or les vertus du composé sont des vertus simplement humaines ; et par suite le sont aussi, à la fois la vie selon ces vertus et le bonheur qui en résulte. Le bonheur de l’intellect est, au contraire, séparé qu’il nous suffise de cette brève indication à son sujet, car une discussion détaillée dépasse le but que nous nous proposons.
Le bonheur de l’intellect semblerait aussi avoir besoin du cortège des biens extérieurs, mais seulement à un faible degré ou à un degré moindre que la vertu éthique On peut admettre, en effet, que les deux sortes de vertus aient l’une et l’autre besoin, et cela à titre égal, des biens nécessaires à la vie (quoique, en fait, l’homme en société se donne plus de tracas pour les nécessités corporelles et autres de même nature) car il ne saurait y avoir à cet égard qu’une légère différence entre elles. Par contre, en ce qui concerne leurs activités propres, la différence sera considérable. L’homme libéral, en effet, aura besoin d’argent pour répandre ses libéralités, et par suite l’homme juste pour rétribuer les services qu’on lui rend (car les volontés demeurent cachées, et même les gens injustes prétendent avoir la volonté d’agir avec justice) de son côté l’homme courageux aura besoin de forces, s’il accomplit quelqu’une des actions conformes à sa vertu, et l’homme tempérant a besoin d’une possibilité de se livrer à l’intempérance. Autrement, comment ce dernier, ou l’un des autres dont nus parlons, pourra-t-il manifester sa vertu ? On discute aussi le point de savoir quel est l’élément le plus important de la vertu, si c’est le choix délibéré ou la réalisation de l’acte attendu que la vertu consiste dans ces deux éléments. La perfection de la vertu résidera évidemment dans la réunion de l’un et de l’autre, mais l’exécution de l’acte requiert le secours de multiples facteurs, et plus les actions sont grandes et nobles, plus ces conditions sont nombreuses. Au contraire, l’homme livré à la contemplation n’a besoin d’aucun concours de cette sorte, en vue du moins d’exercer son activité ce sont même là plutôt, pour ainsi dire, des obstacles, tout au moins à la contemplation ; mais en tant qu’il est homme et qu’il vit en société, il s’engage délibérément dans des actions conformes à la vertu : il aura donc besoin des moyens extérieurs en question pour mener sa vie d’homme.
Que le parfait bonheur soit une certaine activité théorétique, les considérations suivantes le montreront encore avec clarté Nous concevons les dieux comme jouissant de la suprême félicité et du souverain bonheur. Mais quelles sortes d’actions devons nous leur attribuer ? Est-ce les actions justes ? Mais ne leur donnerons-nous pas un aspect ridicule en les faisant contracter des engagements, restituer des dépôts et autres opérations analogues ? Sera-ce les actions courageuses, et les dieux affronteront-ils les dangers et courront-ils des risques pour la beauté de la chose ? Ou bien alors ce sera des actes de libéralité ? Mais à qui donneront-ils ? Il serait étrange aussi qu’ils eussent à leur disposition de la monnaie ou quelque autre moyen de paiement analogue ! Et les actes de tempérance, qu’est-ce que cela peut signifier dans leur cas ? N’est-ce pas une grossièreté de les louer de n’avoir pas d’appétits dépravés ? Si nous passons en revue toutes ces actions, les circonstances dont elles sont entourées nous apparaîtront mesquines et indignes de dieux.
Et pourtant on se représente toujours les dieux comme possédant la vie et par suite l’activité, car nous ne pouvons pas supposer qu’ils dorment, comme Endymion Or, pour l’être vivant, une fois qu’on lui a ôté l’action et à plus forte raison la production que lui laisse-t-on d’autre que la contemplation ? Par conséquent, l’activité de Dieu, qui en félicité surpasse toutes les autres, ne saurait être que théorétique. Et par suite, de toutes les activités humaines celle qui est la plus apparentée à l’activité divine sera aussi la plus grande source de bonheur.
Un signe encore, c’est que les animaux autres que l’homme n’ont pas de participation au bonheur, du fait qu’ils sont totalement démunis d’une activité de cette sorte. Tandis qu’en effet chez les dieux la vie est tout entière bienheureuse, comme elle l’est aussi chez les hommes dans la mesure où une certaine ressemblance avec l’activité divine est présente en eux, dans le cas des animaux, au contraire, il n’y a pas trace de bonheur, parce que, en aucune manière, l’animal n’a part à la contemplation. Le bonheur est donc coextensif à la contemplation, et plus on possède la faculté de contempler, plus aussi on est heureux, heureux non pas par accident, mais en vertu de la contemplation même car cette dernière est par elle- même d’un grand prix. Il en résulte que le bonheur ne saurait être qu’une forme de contemplation.
C’est d’une façon secondaire qu’est heureuse la vie selon l’autre sorte de vertu car les activités qui y sont conformes sont purement humaines : les actes justes, en effet, ou courageux, et tous les autres actes de vertu, nous les pratiquons clans nos relations les uns avec les autres, quand, dans les contrats, les services rendus et les actions les plus variées ainsi que dans nos passions nous observons fidèlement ce qui doit revenir à chacun, et toutes ces manifestations sont choses simplement humaines. Certaines mêmes d’entre elles sont regardées comme résultant de la constitution physique, et la vertu éthique comme ayant, à beaucoup d’égards, des rapports étroits avec les passions Bien plus, la prudence elle-même est intimement liée à la vertu morale, et cette dernière à la prudence, puisque les principes de la prudence dépendent des vertus morales, et la rectitude des vertus morales de la prudence. Mais les vertus morales étant aussi rattachées aux passions, auront rapport au composé ; or les vertus du composé sont des vertus simplement humaines ; et par suite le sont aussi, à la fois la vie selon ces vertus et le bonheur qui en résulte. Le bonheur de l’intellect est, au contraire, séparé qu’il nous suffise de cette brève indication à son sujet, car une discussion détaillée dépasse le but que nous nous proposons.
Le bonheur de l’intellect semblerait aussi avoir besoin du cortège des biens extérieurs, mais seulement à un faible degré ou à un degré moindre que la vertu éthique On peut admettre, en effet, que les deux sortes de vertus aient l’une et l’autre besoin, et cela à titre égal, des biens nécessaires à la vie (quoique, en fait, l’homme en société se donne plus de tracas pour les nécessités corporelles et autres de même nature) car il ne saurait y avoir à cet égard qu’une légère différence entre elles. Par contre, en ce qui concerne leurs activités propres, la différence sera considérable. L’homme libéral, en effet, aura besoin d’argent pour répandre ses libéralités, et par suite l’homme juste pour rétribuer les services qu’on lui rend (car les volontés demeurent cachées, et même les gens injustes prétendent avoir la volonté d’agir avec justice) de son côté l’homme courageux aura besoin de forces, s’il accomplit quelqu’une des actions conformes à sa vertu, et l’homme tempérant a besoin d’une possibilité de se livrer à l’intempérance. Autrement, comment ce dernier, ou l’un des autres dont nus parlons, pourra-t-il manifester sa vertu ? On discute aussi le point de savoir quel est l’élément le plus important de la vertu, si c’est le choix délibéré ou la réalisation de l’acte attendu que la vertu consiste dans ces deux éléments. La perfection de la vertu résidera évidemment dans la réunion de l’un et de l’autre, mais l’exécution de l’acte requiert le secours de multiples facteurs, et plus les actions sont grandes et nobles, plus ces conditions sont nombreuses. Au contraire, l’homme livré à la contemplation n’a besoin d’aucun concours de cette sorte, en vue du moins d’exercer son activité ce sont même là plutôt, pour ainsi dire, des obstacles, tout au moins à la contemplation ; mais en tant qu’il est homme et qu’il vit en société, il s’engage délibérément dans des actions conformes à la vertu : il aura donc besoin des moyens extérieurs en question pour mener sa vie d’homme.
Que le parfait bonheur soit une certaine activité théorétique, les considérations suivantes le montreront encore avec clarté Nous concevons les dieux comme jouissant de la suprême félicité et du souverain bonheur. Mais quelles sortes d’actions devons nous leur attribuer ? Est-ce les actions justes ? Mais ne leur donnerons-nous pas un aspect ridicule en les faisant contracter des engagements, restituer des dépôts et autres opérations analogues ? Sera-ce les actions courageuses, et les dieux affronteront-ils les dangers et courront-ils des risques pour la beauté de la chose ? Ou bien alors ce sera des actes de libéralité ? Mais à qui donneront-ils ? Il serait étrange aussi qu’ils eussent à leur disposition de la monnaie ou quelque autre moyen de paiement analogue ! Et les actes de tempérance, qu’est-ce que cela peut signifier dans leur cas ? N’est-ce pas une grossièreté de les louer de n’avoir pas d’appétits dépravés ? Si nous passons en revue toutes ces actions, les circonstances dont elles sont entourées nous apparaîtront mesquines et indignes de dieux.
Et pourtant on se représente toujours les dieux comme possédant la vie et par suite l’activité, car nous ne pouvons pas supposer qu’ils dorment, comme Endymion Or, pour l’être vivant, une fois qu’on lui a ôté l’action et à plus forte raison la production que lui laisse-t-on d’autre que la contemplation ? Par conséquent, l’activité de Dieu, qui en félicité surpasse toutes les autres, ne saurait être que théorétique. Et par suite, de toutes les activités humaines celle qui est la plus apparentée à l’activité divine sera aussi la plus grande source de bonheur.
Un signe encore, c’est que les animaux autres que l’homme n’ont pas de participation au bonheur, du fait qu’ils sont totalement démunis d’une activité de cette sorte. Tandis qu’en effet chez les dieux la vie est tout entière bienheureuse, comme elle l’est aussi chez les hommes dans la mesure où une certaine ressemblance avec l’activité divine est présente en eux, dans le cas des animaux, au contraire, il n’y a pas trace de bonheur, parce que, en aucune manière, l’animal n’a part à la contemplation. Le bonheur est donc coextensif à la contemplation, et plus on possède la faculté de contempler, plus aussi on est heureux, heureux non pas par accident, mais en vertu de la contemplation même car cette dernière est par elle- même d’un grand prix. Il en résulte que le bonheur ne saurait être qu’une forme de contemplation.
Re: Ethique à Nicomaque, Livre X
CHAPITRE 9 : La vie contemplative el ses conditions matérielles
Mais le sage aura aussi besoin de la prospérité extérieure, puisqu’il est un homme : car la nature humaine ne se suffit pas pleinement à elle-même pour l’exercice de la contemplation mais il faut aussi que le corps soit en bonne santé, qu’il reçoive de la nourriture et tous autres soins. Cependant, s’il n’est pas possible sans l’aide des biens extérieurs d’être parfaitement heureux, on ne doit pas s’imaginer pour autant que l’homme aura besoin de choses nombreuses et importantes pour être heureux : ce n’est pas, en effet, dans un excès d’abondance que résident la pleine suffisance et l’action, et on peut, sans posséder l’empire de la terre et de la mer, accomplir de nobles actions, car même avec des moyens médiocres on sera capable d’agir selon la vertu. L’observation au surplus le montre clairement : les simples parti culiers semblent en état d’accomplir des actions méritoires, tout autant que les puissants, et même mieux. Il suffit d’avoir la quantité de moyens stricte ment exigés par l’action vertueuse alors sera heureuse la vie de l’homme agissant selon la vertu. SOLON aussi donnait sans doute un aperçu exact de l’homme heureux, quand il le montrait modéré ment entouré des biens extérieurs, et ayant accompli (dans la pensée de SOLON tout au moins) les plus beaux exploits, et ayant vécu dans la tempérance car on peut, en possédant des biens médiocres, accomplir ce que l’on doit. De son côté, ANAXAGORE semble avoir pensé que l’homme heureux n’est ni riche ni puissant, puisqu’il dit qu’il ne serait pas étonné qu’un tel homme apparût à la foule sous un aspect déconcertant : car la foule juge par les caractères extérieurs, qui sont les seuls qu’elle perçoit. Les opinions des sages semblent donc en plein accord avec nos propres arguments.
De pareilles considérations entraînent ainsi la conviction dans une certaine mesure, mais, dans le domaine de la conduite, la vérité se discerne aussi d’après les faits et la manière de vivre, car c’est sur l’expérience que repose la décision finale. Nous devons dès lors examiner les conclusions qui précèdent en les confrontant avec les faits et la vie : si elles sont en harmonie avec les faits, il faut les accepter, mais si elles sont en désaccord avec eux, les considérer comme de simples vues de l’esprit.
L’homme qui exerce son intellect et le cultive semble être à la fois dans la plus parfaite disposition et le plus cher aux dieux. Si, en effet, les dieux prennent quelque souci des affaires humaines, ainsi qu’on l’admet d’ordinaire, il sera également raison nable de penser, d’une part qu’ils mettent leur complaisance dans la partie de l’homme qui est la plus parfaite et qui présente le plus d’affinité avec eux (ce ne saurait être que l’intellect), et, d’autre part, qu’ils récompensent généreusement les hommes qui chérissent et honorent le mieux cette partie, voyant que ces hommes ont le souci des choses qui leur sont chères à eux-mêmes, et se conduisent avec droiture et noblesse. Or que tous ces caractères soient au plus haut degré l’apanage du sage, cela n’est pas douteux. Il est donc l’homme le plus chéri des dieux. Et ce même homme est vraisemblablement aussi le plus heureux de tous. Par conséquent, de cette façon encore, le sage sera heureux au plus haut point.
Mais le sage aura aussi besoin de la prospérité extérieure, puisqu’il est un homme : car la nature humaine ne se suffit pas pleinement à elle-même pour l’exercice de la contemplation mais il faut aussi que le corps soit en bonne santé, qu’il reçoive de la nourriture et tous autres soins. Cependant, s’il n’est pas possible sans l’aide des biens extérieurs d’être parfaitement heureux, on ne doit pas s’imaginer pour autant que l’homme aura besoin de choses nombreuses et importantes pour être heureux : ce n’est pas, en effet, dans un excès d’abondance que résident la pleine suffisance et l’action, et on peut, sans posséder l’empire de la terre et de la mer, accomplir de nobles actions, car même avec des moyens médiocres on sera capable d’agir selon la vertu. L’observation au surplus le montre clairement : les simples parti culiers semblent en état d’accomplir des actions méritoires, tout autant que les puissants, et même mieux. Il suffit d’avoir la quantité de moyens stricte ment exigés par l’action vertueuse alors sera heureuse la vie de l’homme agissant selon la vertu. SOLON aussi donnait sans doute un aperçu exact de l’homme heureux, quand il le montrait modéré ment entouré des biens extérieurs, et ayant accompli (dans la pensée de SOLON tout au moins) les plus beaux exploits, et ayant vécu dans la tempérance car on peut, en possédant des biens médiocres, accomplir ce que l’on doit. De son côté, ANAXAGORE semble avoir pensé que l’homme heureux n’est ni riche ni puissant, puisqu’il dit qu’il ne serait pas étonné qu’un tel homme apparût à la foule sous un aspect déconcertant : car la foule juge par les caractères extérieurs, qui sont les seuls qu’elle perçoit. Les opinions des sages semblent donc en plein accord avec nos propres arguments.
De pareilles considérations entraînent ainsi la conviction dans une certaine mesure, mais, dans le domaine de la conduite, la vérité se discerne aussi d’après les faits et la manière de vivre, car c’est sur l’expérience que repose la décision finale. Nous devons dès lors examiner les conclusions qui précèdent en les confrontant avec les faits et la vie : si elles sont en harmonie avec les faits, il faut les accepter, mais si elles sont en désaccord avec eux, les considérer comme de simples vues de l’esprit.
L’homme qui exerce son intellect et le cultive semble être à la fois dans la plus parfaite disposition et le plus cher aux dieux. Si, en effet, les dieux prennent quelque souci des affaires humaines, ainsi qu’on l’admet d’ordinaire, il sera également raison nable de penser, d’une part qu’ils mettent leur complaisance dans la partie de l’homme qui est la plus parfaite et qui présente le plus d’affinité avec eux (ce ne saurait être que l’intellect), et, d’autre part, qu’ils récompensent généreusement les hommes qui chérissent et honorent le mieux cette partie, voyant que ces hommes ont le souci des choses qui leur sont chères à eux-mêmes, et se conduisent avec droiture et noblesse. Or que tous ces caractères soient au plus haut degré l’apanage du sage, cela n’est pas douteux. Il est donc l’homme le plus chéri des dieux. Et ce même homme est vraisemblablement aussi le plus heureux de tous. Par conséquent, de cette façon encore, le sage sera heureux au plus haut point.
Re: Ethique à Nicomaque, Livre X
CHAPITRE 10 : Éthique et Politique
Une question se pose si ces matières et les vertus, en y ajoutant l’amitié et le plaisir, ont été suffisamment traitées dans leurs grandes lignes, devons-nous croire que notre dessein a été totalement rempli ? Ou plutôt, comme nous l’assurons ne doit-on pas dire que dans le domaine de la pratique, la fin ne consiste pas dans l’étude et la connaissance purement théoriques des différentes actions, mais plutôt dans leur exécution ? Dès lors, en ce qui concerne également la vertu, il n’est pas non plus suffisant de savoir ce qu’elle est, mais on doit s’efforcer aussi de la posséder et de la mettre en pratique ou alors tenter par quelque autre moyen, s’il en existe, de devenir des hommes de bien.
Quoi qu’il en soit, si les raisonnements étaient en eux-mêmes suffisants pour rendre les gens honnêtes, ils recevraient de nombreux et importants honoraires, pour employer l’expression de THÉOGNIS et cela à ‘bon droit, et nous devrions en faire une ample provision. Mais en réalité, et c’est là un fait d’expérience, si les arguments ont assurément la force de stimuler et d’encourager les jeunes gens doués d’un esprit généreux, comme de rendre un caractère bien né et véritablement épris de noblesse morale, perméable à la vertu, ils sont cependant impuissants à inciter la grande majorité des hommes à une vie noble et honnête : la foule, en effet, n’obéit pas naturelle ment au sentiment de l’honneur, mais seulement à la crainte, ni ne s’abstient des actes honteux à cause de leur bassesse, mais par peur des châtiments ; car, vivant sous l’empire de la passion, les hommes pour suivent leurs propres satisfactions et les moyens de les réaliser, et évitent les peines qui y sont opposées, et ils n’ont même aucune idée de ce qui est noble et véritablement agréable, pour ne l’avoir jamais goûté. Des gens de cette espèce, quel argument pourrait transformer leur nature ? Il est sinon impossible, du moins fort difficile d’extirper par un raisonnement les habitudes invétérées de longue date dans le caractère. Nous devons sans doute nous estimer heureux si, en possession de tous les moyens qui peuvent, à notre sentiment, nous rendre honnêtes, nous arrivons à participer en quelque mesure à la vertu. Certains pensent qu’on devient bon par nature, d’autres disent que c’est par habitude, d’autres enfin par enseignement. Les dons de la nature ne dépendent évidemment pas de nous, mais c’est par l’effet de certaines causes divines qu’ils sont l’apanage de ceux qui, au véritable sens du mot, sont des hommes fortunés. Le raisonnement et l’enseignement, de leur côté, ne sont pas, je le crains, également puissants chez tous les hommes, mais il faut cultiver auparavant, au moyen d’habitudes, l’âme de l’auditeur en vue de lui faire chérir ou détester ce qui doit l’être, comme pour une terre appelée à faire fructifier la semence. Car l’homme qui vit sous l’empire de la passion ne saurait écouter un raisonnement qui cherche à le détourner de son vice, et ne le comprendrait même pas Mais l’homme qui est en cet état, comment est-il possible de le faire changer de senti ment ? Et, en général, ce n’est pas, semble-t-il, au raisonnement que cède la passion, c’est à la contrainte Il faut donc que le caractère ait déjà une certaine disposition propre à la vertu, chérissant ce qui est noble et ne supportant pas ce qui est honteux.
Mais recevoir en partage, dès la jeunesse, une éducation tournée avec rectitude vers la vertu est une chose difficile à imaginer quand on n’a pas été élevé sous de justes lois : car vivre dans la tempérance et la constance n’a rien d’agréable pour la plupart des hommes, surtout quand ils sont jeunes. Aussi convient-il de régler au moyen de lois la façon de les élever, ainsi que leur genre de vie, qui cessera d’être pénible en devenant habituel. Mais sans doute n’est-ce pas assez que pendant leur jeunesse des a hommes reçoivent une éducation et des soins égale ment éclairés ; puisqu’ils doivent, même parvenus à l’âge d’homme, mettre en pratique les choses qu’ils ont apprises et les tourner en habitudes, nous aurons besoin de lois pour cet âge aussi, et, d’une manière générale, pour toute la durée de la vie : la plupart des gens, en effet, obéissent à la nécessité plutôt qu’au raisonnement, et aux châtiments plutôt qu’au sens du bien.
Telle est la raison pour laquelle certains pensent que le législateur a le devoir, d’une part, d’inviter les hommes à la vertu et de les exhorter en vue du bien, dans l’espoir d’être entendu de ceux qui, grâce aux habitudes acquises, ont déjà été amenés à la vertu ; et, d’autre part, d’imposer à ceux qui sont désobéissants et d’une nature par trop ingrate, des punitions et des châtiments, et de rejeter totalement les incorrigibles hors de la cité L’homme de bien, ajoutent-ils, et qui vit pour la vertu, se soumettra au raisonnement, tandis que l’homme pervers, qui n’aspire qu’au plaisir, sera châtié par une peine, comme une bête de somme. C’est pourquoi ils disent encore que les peines infligées aux coupables doivent être de telle nature qu’elles soient diamétralement opposées aux plaisirs qu’ils ont goûtés.
Si donc, comme nous l’avons dit l’homme appelé à être bon doit recevoir une éducation et des habitudes d’homme de bien, et ensuite passer son temps dans des occupations honnêtes et ne rien faire de vil, soit volontairement, soit même involontairement, et si ces effets ne peuvent se réaliser que dans une vie soumise à une règle intelligente et à un ordre parfait, disposant de la force : dans ces conditions, l’autorité paternelle ne possède ni la force, ni la puissance coercitive (et il en est de même, dès lors, de tout particulier pris individuellement, s’il n’est roi ou quelqu’un d’approchant), alors que la loi, elle, dispose d’un pouvoir contraignant, étant une règle qui émane d’une certaine prudence et d’une certaine intelligence Et tandis que nous détestons les individus qui s’opposent à nos impulsions, même s’ils agissent ainsi à bon droit, la loi n’est à charge à personne en prescrivant ce qui est honnête. Mais ce n’est qu’à Lacédémone et dans un petit nombre de cités qu’on voit le législateur accorder son attention â la fois à l’éducation et au genre de vie des citoyens ; dans la plupart des cités, on a complètement négligé les problèmes de ce genre, et chacun vit comme il l’entend, dictant, à la manière des Cyclopes la loi aux enfants et à l’épouse. La meilleure solution est donc de s’en remettre à la juste sollicitude de l’autorité publique et d’être capable de le faire Mais si l’autorité publique s’en désintéresse, on estimera que c’est à chaque individu qu’il appartient d’aider ses propres enfants et ses amis à mener une vie vertueuse, ou du moins d’avoir la volonté de le faire. Mais il résultera, semble- t-il, de notre exposé qu’on sera particulièrement apte à s’acquitter de cette tâche, si on s’est pénétré de la science du législateur. Car l’éducation publique s’exerce évidemment au moyen de lois, et seulement de bonnes lois produisent une bonne éducation : que ces lois soient écrites ou non écrites on jugera ce point sans importance ; peu importe encore qu’elles pourvoient à l’éducation d’un seul ou de tout un groupe, et à cet égard il en est comme pour la musique, la gymnastique et autres disciplines. De même, en effet, que dans les cités, les dispositions légales et les coutumes ont la force pour les sanctionner, ainsi en est-il dans les familles pour les injonctions du père et les usages privés, et même dans ce cas la puissance coercitive est-elle plus forte en raison du lien qui unit le père aux enfants et des bienfaits qui en découlent car chez les enfants préexistent une affection et une docilité naturelles. En outre, l’éducation individuelle est supérieure à l’éducation publique : il en est comme en médecine, où le repos et la diète sont en général indiqués pour le fiévreux, mais ne le sont peut-être pas pour tel fiévreux déterminé ; et sans doute encore le maître de pugilat ne propose pas à tous ses élèves la même façon de combattre. On jugera alors qu’il est tenu un compte plus exact des particularités individuelles quand on a affaire à l’éducation privée, chaque sujet trouvant alors plus facilement ce qui répond à ses besoins.
Toutefois, les soins les plus éclairés seront ceux donnés à un homme pris individuellement par un médecin ou un maître de gymnastique ou tout autre ayant la connaissance de l’universel, et sachant ce qui convient à tous ou à ceux qui rentrent dans telle catégorie car la science a pour objet le général, comme on le dit et comme cela est en réalité, non pas qu’il ne soit possible sans doute qu’un individu déterminé ne soit traité avec succès par une personne qui ne possède pas la connaissance scientifique, mais a observé avec soin, à l’aide de la seule expérience, les phénomènes survenant en chaque cas particulier, tout comme certains semblent être pour eux-mêmes d’excellents médecins mais seraient absolument incapables de soulager autrui. Néanmoins on admettra peut-être que celui qui souhaite devenir un homme d’art ou de science doit s’élever jusqu’à l’universel et en acquérir une connaissance aussi exacte que possible car, nous l’avons dit, c’est l’universel qui est l’objet de la science. Il est vraisemblable dès lors que celui qui souhaite, au moyen d’une discipline éducative rendre les hommes meilleurs, qu’ils soient en grand nombre ou en petit nombre, doit s’efforcer de devenir lui-même capable de légiférer, si c’est bien par les lois que nous pouvons devenir bons mettre, en effet, un individu quel qu’il soit, celui qu’on propose à vos soins dans la disposition morale convenable, n’est pas à la portée du premier venu, mais si cette tâche revient à quelqu’un, c’est assurément à l’homme possédant la connaissance scientifique, comme cela a lieu pour la médecine, et les autres arts qui font appel à quelque sollicitude d’autrui et à la prudence.
Ne doit-on pas alors après cela examiner à quelle source et de quelle façon nous pouvons acquérir la science de la législation ? Ne serait-ce pas, comme dans le cas des autres arts, en s’adressant aux hommes adonnés à la politique active ? Notre opinion était, en effet que la science législative est une partie de la politique. Mais n’est-il pas manifeste qu’il n’existe pas de ressemblance entre la politique et les autres sciences et potentialités ? En effet, dans les autres sciences on constate que les mêmes personnes, à la fois transmettent à leurs élèves leurs potentialités et exercent leur propre activité en s’appuyant sur celles-ci par exemple les médecins et les peintres au contraire, les réalités de la politique, que les Sophistes font profession d’enseigner, ne sont pratiquées par aucun d’eux, mais bien par ceux qui gouvernent la cité, et dont l’action, croirait-on, repose sur une sorte d’habileté tout empirique plutôt que sur la pensée abstraite : car on ne les voit jamais écrire ou discourir sur de telles matières (ce qui serait pourtant une tâche peut-être plus honorable encore que de prononcer des discours devant les tribunaux ou devant l’assemblée du peuple), pas plus que, d’autre part, nous ne les voyons avoir jamais fait des hommes d’Etat de leurs propres enfants ou de certains de leurs amis Ce serait pourtant bien naturel, s’ils en avaient le pouvoir, car ils n’auraient pu laisser à leurs cités un héritage préférable â celui-là, ni souhaiter posséder pour eux-mêmes, et par suite pour les êtres qui leur sont le plus chers, rien qui soit supérieur à cette habileté politique.
Il n’en est pas moins vrai que l’expérience semble en pareille matière apporter une contribution qui n’est pas négligeable sans elle, en effet, jamais personne ne pourrait devenir homme d’État en se familiarisant simplement avec les réalités de la politique. C’est pourquoi, ceux qui désirent acquérir la science de la politique sont dans l’obligation, semble-t-il, d’y ajouter la pratique des affaires.
Quant à ceux des Sophistes qui se vantent d’enseigner la Politique, ils sont manifestement fort loin de compte. D’une façon générale, en effet, ils ne savent ni quelle est sa nature, ni quel est son objet : sans cela, ils ne l’auraient pas confondue avec la Rhétorique, ou même placée à un rang inférieur à cette dernière ils n’auraient pas non plus pensé que légiférer est une chose facile, consistant seulement à collectionner celles des lois qui reçoivent l’approbation de l’opinion publique. Car ils disent qu’il est possible de sélectionner les meilleures lois comme si cette sélection n’était pas elle-même oeuvre d’intelligence, et comme si ce discernement fait correctement n’était pas ce qu’il y a de plus important ! C’est tout à fait comme ce qui se passe dans l’art musical. Ceux qui en effet, ont acquis l’expérience dans un art quel qu’il soit, jugent correctement les productions de cet art, comprenant par quels moyens et de quelle façon la perfection de l’oeuvre est atteinte, et savent quels sont les éléments de l’oeuvre qui par leur nature s’harmonisent entre eux ; au contraire, les gens à qui l’expérience fait défaut doivent s’estimer satisfaits de pouvoir tout juste distinguer si l’oeuvre pro duite est bonne ou mauvaise, comme cela a lieu pour la peinture. Or les lois ne sont que des produits en quelque sorte de l’art politique : comment, dans ces conditions, pourrait-on apprendre d’elles à devenir législateur, ou à discerner les meilleures d’entre elles ? Car on ne voit jamais personne devenir médecin par la simple étude des recueils d’ordonnances Pourtant les écrivains médicaux essayent bien d’indiquer non seulement les traitements, mais encore les méthodes de cure et la façon dont on doit soigner chaque catégorie de malades, distinguant à cet effet les différente dispositions du corps. Mais ces indications ne paraissent utiles qu’à ceux qui possèdent l’expérience, et perdent toute valeur entre les mains de ceux qui en sont dépourvus. Il peut donc se faire également que les recueils de lois ou de constitutions rendent des services à ceux qui sont capables de les méditer et de discerner ce qu’il y a de bon ou de mauvais, et quelles sortes de dispositions légales doivent répondre à une situation donnée Quant à ceux qui se plongent dans des collections de ce genre sans avoir la disposition requise ils ne sauraient porter un jugement qualifié, à moins que ce ne soit instinctivement, quoique leur perspicacité en ces matières soit peut-être susceptible d’en recevoir un surcroît de développement.
Nos devanciers ayant laissé inexploré ce qui concerne la science de la législation, il est sans doute préférable que nous procédions à cet examen, et en étudiant le problème de la constitution en général, de façon à parachever dans la mesure du possible notre philosophie des choses humaines.
Ainsi donc, en premier lieu, si quelque indication partielle intéressante a été fournie par les penseurs qui nous ont précédé, nous nous efforcerons de la reprendre à notre tour ; ensuite, à la lumière des constitutions que nous avons rassemblées nous considérerons à quelles sortes de causes sont dues la conservation ou la ruine des cités ainsi que la conservation ou la ruine des formes particulières de constitutions, et pour quelle raisons certaines cités sont bien gouvernées et d’autres tout le contraire. Après avoir étudié ces différents points, nous pourrons peut-être, dans une vue d’ensemble, mieux discerner quelle est la meilleure des constitutions, quel rang réserver à chaque type, et de quelles lois et de quelles coutumes chacun doit faire usage. Commençons donc notre exposé.
Une question se pose si ces matières et les vertus, en y ajoutant l’amitié et le plaisir, ont été suffisamment traitées dans leurs grandes lignes, devons-nous croire que notre dessein a été totalement rempli ? Ou plutôt, comme nous l’assurons ne doit-on pas dire que dans le domaine de la pratique, la fin ne consiste pas dans l’étude et la connaissance purement théoriques des différentes actions, mais plutôt dans leur exécution ? Dès lors, en ce qui concerne également la vertu, il n’est pas non plus suffisant de savoir ce qu’elle est, mais on doit s’efforcer aussi de la posséder et de la mettre en pratique ou alors tenter par quelque autre moyen, s’il en existe, de devenir des hommes de bien.
Quoi qu’il en soit, si les raisonnements étaient en eux-mêmes suffisants pour rendre les gens honnêtes, ils recevraient de nombreux et importants honoraires, pour employer l’expression de THÉOGNIS et cela à ‘bon droit, et nous devrions en faire une ample provision. Mais en réalité, et c’est là un fait d’expérience, si les arguments ont assurément la force de stimuler et d’encourager les jeunes gens doués d’un esprit généreux, comme de rendre un caractère bien né et véritablement épris de noblesse morale, perméable à la vertu, ils sont cependant impuissants à inciter la grande majorité des hommes à une vie noble et honnête : la foule, en effet, n’obéit pas naturelle ment au sentiment de l’honneur, mais seulement à la crainte, ni ne s’abstient des actes honteux à cause de leur bassesse, mais par peur des châtiments ; car, vivant sous l’empire de la passion, les hommes pour suivent leurs propres satisfactions et les moyens de les réaliser, et évitent les peines qui y sont opposées, et ils n’ont même aucune idée de ce qui est noble et véritablement agréable, pour ne l’avoir jamais goûté. Des gens de cette espèce, quel argument pourrait transformer leur nature ? Il est sinon impossible, du moins fort difficile d’extirper par un raisonnement les habitudes invétérées de longue date dans le caractère. Nous devons sans doute nous estimer heureux si, en possession de tous les moyens qui peuvent, à notre sentiment, nous rendre honnêtes, nous arrivons à participer en quelque mesure à la vertu. Certains pensent qu’on devient bon par nature, d’autres disent que c’est par habitude, d’autres enfin par enseignement. Les dons de la nature ne dépendent évidemment pas de nous, mais c’est par l’effet de certaines causes divines qu’ils sont l’apanage de ceux qui, au véritable sens du mot, sont des hommes fortunés. Le raisonnement et l’enseignement, de leur côté, ne sont pas, je le crains, également puissants chez tous les hommes, mais il faut cultiver auparavant, au moyen d’habitudes, l’âme de l’auditeur en vue de lui faire chérir ou détester ce qui doit l’être, comme pour une terre appelée à faire fructifier la semence. Car l’homme qui vit sous l’empire de la passion ne saurait écouter un raisonnement qui cherche à le détourner de son vice, et ne le comprendrait même pas Mais l’homme qui est en cet état, comment est-il possible de le faire changer de senti ment ? Et, en général, ce n’est pas, semble-t-il, au raisonnement que cède la passion, c’est à la contrainte Il faut donc que le caractère ait déjà une certaine disposition propre à la vertu, chérissant ce qui est noble et ne supportant pas ce qui est honteux.
Mais recevoir en partage, dès la jeunesse, une éducation tournée avec rectitude vers la vertu est une chose difficile à imaginer quand on n’a pas été élevé sous de justes lois : car vivre dans la tempérance et la constance n’a rien d’agréable pour la plupart des hommes, surtout quand ils sont jeunes. Aussi convient-il de régler au moyen de lois la façon de les élever, ainsi que leur genre de vie, qui cessera d’être pénible en devenant habituel. Mais sans doute n’est-ce pas assez que pendant leur jeunesse des a hommes reçoivent une éducation et des soins égale ment éclairés ; puisqu’ils doivent, même parvenus à l’âge d’homme, mettre en pratique les choses qu’ils ont apprises et les tourner en habitudes, nous aurons besoin de lois pour cet âge aussi, et, d’une manière générale, pour toute la durée de la vie : la plupart des gens, en effet, obéissent à la nécessité plutôt qu’au raisonnement, et aux châtiments plutôt qu’au sens du bien.
Telle est la raison pour laquelle certains pensent que le législateur a le devoir, d’une part, d’inviter les hommes à la vertu et de les exhorter en vue du bien, dans l’espoir d’être entendu de ceux qui, grâce aux habitudes acquises, ont déjà été amenés à la vertu ; et, d’autre part, d’imposer à ceux qui sont désobéissants et d’une nature par trop ingrate, des punitions et des châtiments, et de rejeter totalement les incorrigibles hors de la cité L’homme de bien, ajoutent-ils, et qui vit pour la vertu, se soumettra au raisonnement, tandis que l’homme pervers, qui n’aspire qu’au plaisir, sera châtié par une peine, comme une bête de somme. C’est pourquoi ils disent encore que les peines infligées aux coupables doivent être de telle nature qu’elles soient diamétralement opposées aux plaisirs qu’ils ont goûtés.
Si donc, comme nous l’avons dit l’homme appelé à être bon doit recevoir une éducation et des habitudes d’homme de bien, et ensuite passer son temps dans des occupations honnêtes et ne rien faire de vil, soit volontairement, soit même involontairement, et si ces effets ne peuvent se réaliser que dans une vie soumise à une règle intelligente et à un ordre parfait, disposant de la force : dans ces conditions, l’autorité paternelle ne possède ni la force, ni la puissance coercitive (et il en est de même, dès lors, de tout particulier pris individuellement, s’il n’est roi ou quelqu’un d’approchant), alors que la loi, elle, dispose d’un pouvoir contraignant, étant une règle qui émane d’une certaine prudence et d’une certaine intelligence Et tandis que nous détestons les individus qui s’opposent à nos impulsions, même s’ils agissent ainsi à bon droit, la loi n’est à charge à personne en prescrivant ce qui est honnête. Mais ce n’est qu’à Lacédémone et dans un petit nombre de cités qu’on voit le législateur accorder son attention â la fois à l’éducation et au genre de vie des citoyens ; dans la plupart des cités, on a complètement négligé les problèmes de ce genre, et chacun vit comme il l’entend, dictant, à la manière des Cyclopes la loi aux enfants et à l’épouse. La meilleure solution est donc de s’en remettre à la juste sollicitude de l’autorité publique et d’être capable de le faire Mais si l’autorité publique s’en désintéresse, on estimera que c’est à chaque individu qu’il appartient d’aider ses propres enfants et ses amis à mener une vie vertueuse, ou du moins d’avoir la volonté de le faire. Mais il résultera, semble- t-il, de notre exposé qu’on sera particulièrement apte à s’acquitter de cette tâche, si on s’est pénétré de la science du législateur. Car l’éducation publique s’exerce évidemment au moyen de lois, et seulement de bonnes lois produisent une bonne éducation : que ces lois soient écrites ou non écrites on jugera ce point sans importance ; peu importe encore qu’elles pourvoient à l’éducation d’un seul ou de tout un groupe, et à cet égard il en est comme pour la musique, la gymnastique et autres disciplines. De même, en effet, que dans les cités, les dispositions légales et les coutumes ont la force pour les sanctionner, ainsi en est-il dans les familles pour les injonctions du père et les usages privés, et même dans ce cas la puissance coercitive est-elle plus forte en raison du lien qui unit le père aux enfants et des bienfaits qui en découlent car chez les enfants préexistent une affection et une docilité naturelles. En outre, l’éducation individuelle est supérieure à l’éducation publique : il en est comme en médecine, où le repos et la diète sont en général indiqués pour le fiévreux, mais ne le sont peut-être pas pour tel fiévreux déterminé ; et sans doute encore le maître de pugilat ne propose pas à tous ses élèves la même façon de combattre. On jugera alors qu’il est tenu un compte plus exact des particularités individuelles quand on a affaire à l’éducation privée, chaque sujet trouvant alors plus facilement ce qui répond à ses besoins.
Toutefois, les soins les plus éclairés seront ceux donnés à un homme pris individuellement par un médecin ou un maître de gymnastique ou tout autre ayant la connaissance de l’universel, et sachant ce qui convient à tous ou à ceux qui rentrent dans telle catégorie car la science a pour objet le général, comme on le dit et comme cela est en réalité, non pas qu’il ne soit possible sans doute qu’un individu déterminé ne soit traité avec succès par une personne qui ne possède pas la connaissance scientifique, mais a observé avec soin, à l’aide de la seule expérience, les phénomènes survenant en chaque cas particulier, tout comme certains semblent être pour eux-mêmes d’excellents médecins mais seraient absolument incapables de soulager autrui. Néanmoins on admettra peut-être que celui qui souhaite devenir un homme d’art ou de science doit s’élever jusqu’à l’universel et en acquérir une connaissance aussi exacte que possible car, nous l’avons dit, c’est l’universel qui est l’objet de la science. Il est vraisemblable dès lors que celui qui souhaite, au moyen d’une discipline éducative rendre les hommes meilleurs, qu’ils soient en grand nombre ou en petit nombre, doit s’efforcer de devenir lui-même capable de légiférer, si c’est bien par les lois que nous pouvons devenir bons mettre, en effet, un individu quel qu’il soit, celui qu’on propose à vos soins dans la disposition morale convenable, n’est pas à la portée du premier venu, mais si cette tâche revient à quelqu’un, c’est assurément à l’homme possédant la connaissance scientifique, comme cela a lieu pour la médecine, et les autres arts qui font appel à quelque sollicitude d’autrui et à la prudence.
Ne doit-on pas alors après cela examiner à quelle source et de quelle façon nous pouvons acquérir la science de la législation ? Ne serait-ce pas, comme dans le cas des autres arts, en s’adressant aux hommes adonnés à la politique active ? Notre opinion était, en effet que la science législative est une partie de la politique. Mais n’est-il pas manifeste qu’il n’existe pas de ressemblance entre la politique et les autres sciences et potentialités ? En effet, dans les autres sciences on constate que les mêmes personnes, à la fois transmettent à leurs élèves leurs potentialités et exercent leur propre activité en s’appuyant sur celles-ci par exemple les médecins et les peintres au contraire, les réalités de la politique, que les Sophistes font profession d’enseigner, ne sont pratiquées par aucun d’eux, mais bien par ceux qui gouvernent la cité, et dont l’action, croirait-on, repose sur une sorte d’habileté tout empirique plutôt que sur la pensée abstraite : car on ne les voit jamais écrire ou discourir sur de telles matières (ce qui serait pourtant une tâche peut-être plus honorable encore que de prononcer des discours devant les tribunaux ou devant l’assemblée du peuple), pas plus que, d’autre part, nous ne les voyons avoir jamais fait des hommes d’Etat de leurs propres enfants ou de certains de leurs amis Ce serait pourtant bien naturel, s’ils en avaient le pouvoir, car ils n’auraient pu laisser à leurs cités un héritage préférable â celui-là, ni souhaiter posséder pour eux-mêmes, et par suite pour les êtres qui leur sont le plus chers, rien qui soit supérieur à cette habileté politique.
Il n’en est pas moins vrai que l’expérience semble en pareille matière apporter une contribution qui n’est pas négligeable sans elle, en effet, jamais personne ne pourrait devenir homme d’État en se familiarisant simplement avec les réalités de la politique. C’est pourquoi, ceux qui désirent acquérir la science de la politique sont dans l’obligation, semble-t-il, d’y ajouter la pratique des affaires.
Quant à ceux des Sophistes qui se vantent d’enseigner la Politique, ils sont manifestement fort loin de compte. D’une façon générale, en effet, ils ne savent ni quelle est sa nature, ni quel est son objet : sans cela, ils ne l’auraient pas confondue avec la Rhétorique, ou même placée à un rang inférieur à cette dernière ils n’auraient pas non plus pensé que légiférer est une chose facile, consistant seulement à collectionner celles des lois qui reçoivent l’approbation de l’opinion publique. Car ils disent qu’il est possible de sélectionner les meilleures lois comme si cette sélection n’était pas elle-même oeuvre d’intelligence, et comme si ce discernement fait correctement n’était pas ce qu’il y a de plus important ! C’est tout à fait comme ce qui se passe dans l’art musical. Ceux qui en effet, ont acquis l’expérience dans un art quel qu’il soit, jugent correctement les productions de cet art, comprenant par quels moyens et de quelle façon la perfection de l’oeuvre est atteinte, et savent quels sont les éléments de l’oeuvre qui par leur nature s’harmonisent entre eux ; au contraire, les gens à qui l’expérience fait défaut doivent s’estimer satisfaits de pouvoir tout juste distinguer si l’oeuvre pro duite est bonne ou mauvaise, comme cela a lieu pour la peinture. Or les lois ne sont que des produits en quelque sorte de l’art politique : comment, dans ces conditions, pourrait-on apprendre d’elles à devenir législateur, ou à discerner les meilleures d’entre elles ? Car on ne voit jamais personne devenir médecin par la simple étude des recueils d’ordonnances Pourtant les écrivains médicaux essayent bien d’indiquer non seulement les traitements, mais encore les méthodes de cure et la façon dont on doit soigner chaque catégorie de malades, distinguant à cet effet les différente dispositions du corps. Mais ces indications ne paraissent utiles qu’à ceux qui possèdent l’expérience, et perdent toute valeur entre les mains de ceux qui en sont dépourvus. Il peut donc se faire également que les recueils de lois ou de constitutions rendent des services à ceux qui sont capables de les méditer et de discerner ce qu’il y a de bon ou de mauvais, et quelles sortes de dispositions légales doivent répondre à une situation donnée Quant à ceux qui se plongent dans des collections de ce genre sans avoir la disposition requise ils ne sauraient porter un jugement qualifié, à moins que ce ne soit instinctivement, quoique leur perspicacité en ces matières soit peut-être susceptible d’en recevoir un surcroît de développement.
Nos devanciers ayant laissé inexploré ce qui concerne la science de la législation, il est sans doute préférable que nous procédions à cet examen, et en étudiant le problème de la constitution en général, de façon à parachever dans la mesure du possible notre philosophie des choses humaines.
Ainsi donc, en premier lieu, si quelque indication partielle intéressante a été fournie par les penseurs qui nous ont précédé, nous nous efforcerons de la reprendre à notre tour ; ensuite, à la lumière des constitutions que nous avons rassemblées nous considérerons à quelles sortes de causes sont dues la conservation ou la ruine des cités ainsi que la conservation ou la ruine des formes particulières de constitutions, et pour quelle raisons certaines cités sont bien gouvernées et d’autres tout le contraire. Après avoir étudié ces différents points, nous pourrons peut-être, dans une vue d’ensemble, mieux discerner quelle est la meilleure des constitutions, quel rang réserver à chaque type, et de quelles lois et de quelles coutumes chacun doit faire usage. Commençons donc notre exposé.
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