Traité d'Aristote - La Politique
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Traité d'Aristote - La Politique
La Politique, ou Les Politiques (grec ancien : πολιτεία ou bien comme le dit Aristote en Rhétorique, I, 8, 1366a : ἐν τοῖς πολιτικοῖς = « les (traités) politiques » — littér. des choses politiques) est un livre d'Aristote, dans lequel ce dernier s'attache à analyser les affaires humaines en tant qu'elles se déroulent dans l'espace de la Cité (πόλις, Polis).
Il s'agit ici d'une traduction du grec dont voici une copie:
Cet ouvrage aurait aussi bien sa place dans les rayons religieux que politiques de cette bibliothèque.
Il s'agit ici d'une traduction du grec dont voici une copie:
Cet ouvrage aurait aussi bien sa place dans les rayons religieux que politiques de cette bibliothèque.
Dernière édition par Yocto le Mar 10 Nov 2009, 01:42, édité 2 fois
Yocto- Chevalier
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
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Yocto- Chevalier
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
La Politique (Aristote)
Livre I
DE LA SOCIETE CIVILE. — DE L’ESCLAVAGE. — DE LA PROPRIETE. — DU POUVOIR DOMESTIQUE.
CHAPITRE PREMIER
De l’État ; origine de la société ; elle est un fait de nature. — Éléments de la famille ; le mari et la femme, le maître et l’esclave. — Le village est formé de l’association des familles. — L’État est formé de l’association des villages ; il est la fin de toutes les autres associations ; l’homme est un être essentiellement sociable. — Supériorité de l’État sur les individus ; nécessité de la justice sociale.
§ 1. Tout État est évidemment une association ; et toute association ne se forme qu’en vue de quelque bien, puisque les hommes, quels qu’ils soient, ne font jamais rien qu’en vue de ce qui leur paraît être bon. Évidemment toutes les associations visent à un bien d’une certaine espèce, et le plus important de tous les biens doit être l’objet de la plus importante des associations, de celle qui renferme toutes les autres ; et celle-là, on la nomme précisément État et association politique.
§ 2. Des auteurs n’ont donc pas raison d’avancer que les caractères de roi, de magistrat, de père de famille, et de maître, se confondent. C’est supposer qu’entre chacun d’eux toute la différence est du plus au moins, sans être spécifique ; qu’ainsi un petit nombre d’administrés constitueraient le maître ; un nombre plus grand, le père de famille ; un plus grand encore, le magistrat ou le roi ; c’est supposer qu’une grande famille est absolument un petit Etat. Ces auteurs ajoutent, en ce qui concerne le magistrat et le roi, que le pouvoir de l’un est personnel et indépendant ; et que l’autre, pour me servir des définitions mêmes de leur prétendue science, est en partie chef et en partie sujet.
§ 3. Toute cette théorie est fausse ; il suffira, pour s’en convaincre, d’adopter dans cette étude notre méthode habituelle. Ici, comme partout ailleurs, il convient de réduire le composé à ses éléments indécomposables, c’est-à-dire, aux parties les plus petites de l’ensemble. En cherchant ainsi quels sont les éléments constitutifs de l’État, nous reconnaîtrons mieux en quoi diffèrent ces éléments ; et nous verrons si l’on peut établir quelques principes scientifiques dans les questions dont nous venons de parler. Ici, comme partout ailleurs, remonter à l’origine des choses et en suivre avec soin le développement, est la voie la plus sûre pour bien observer.
§ 4. D’abord, il y a nécessité dans le rapprochement de deux êtres qui ne peuvent rien l’un sans l’autre : je veux parler de l’union des sexes pour la reproduction. Et là riend'arbitraire ; car chez l'homme, aussi bien que chez les autres animaux et dans les plantes, co’est un désir naturel que de vouloir laisser après soi un être fait à son image.
C’est la nature qui, par des vues de conservation, a créé certains êtres pour commander, et d’autres pour obéir. C’est elle qui a voulu que l’être doué de raison et de prévoyance commandât en maître; de même encore que la nature a voulu que l’être capable par ses facultés corporelles d`exécuter des ordres, obéît en esclave; et c`est par là que l'intérêt du maître et celui de l`esclave s'identifient.
§ 5. La nature a donc déterminé la condition spéciale de la femme et de l’esc1ave. C’est que la nature n’est pas mesquine comme nos ouvriers. Elle ne fait rien qui ressemble à leurs couteaux de Delphes. Chez elle, un être n'a qu’une destination, parce que les instruments sont d'autant plus parfaits, qu'ils servent non à plusieurs usages, mais à un seul. Chez les Barbares, la femme et l'esclave sont des êtres de même ordre. La raison en est simple : la nature, parmi eux, n’a point fait d`être pour commander. Entre eux, il n'y a réellement union que d’un esclave et d’une esclave; et les poètes ne se trompent pas en disant :
Oui, le Grec au Barbare a droit de commander,
puisque la nature a voulu que Barbare et esclave ce fût tout un.
§ 6. Ces deux premières associations, du maître et de l'esclave, de l’époux et de la femme, sont les bases de la famille; et Hésiode l'a fort bien dit dans ce vers :
La maison, puis la femme. et le bœuf laboureur.
-car le pauvre n’a pas d‘autre esclave que le bœuf`. Ainsi donc l'association naturelle de tous les instants, c’est la famille; Charondas a pu dire, en parlant de ses membres, « qu’ils mangeaient à la même table » ; et Epiménide de Crète, « qu‘ils se chauffaient au même foyer ».
Livre I
DE LA SOCIETE CIVILE. — DE L’ESCLAVAGE. — DE LA PROPRIETE. — DU POUVOIR DOMESTIQUE.
CHAPITRE PREMIER
De l’État ; origine de la société ; elle est un fait de nature. — Éléments de la famille ; le mari et la femme, le maître et l’esclave. — Le village est formé de l’association des familles. — L’État est formé de l’association des villages ; il est la fin de toutes les autres associations ; l’homme est un être essentiellement sociable. — Supériorité de l’État sur les individus ; nécessité de la justice sociale.
§ 1. Tout État est évidemment une association ; et toute association ne se forme qu’en vue de quelque bien, puisque les hommes, quels qu’ils soient, ne font jamais rien qu’en vue de ce qui leur paraît être bon. Évidemment toutes les associations visent à un bien d’une certaine espèce, et le plus important de tous les biens doit être l’objet de la plus importante des associations, de celle qui renferme toutes les autres ; et celle-là, on la nomme précisément État et association politique.
§ 2. Des auteurs n’ont donc pas raison d’avancer que les caractères de roi, de magistrat, de père de famille, et de maître, se confondent. C’est supposer qu’entre chacun d’eux toute la différence est du plus au moins, sans être spécifique ; qu’ainsi un petit nombre d’administrés constitueraient le maître ; un nombre plus grand, le père de famille ; un plus grand encore, le magistrat ou le roi ; c’est supposer qu’une grande famille est absolument un petit Etat. Ces auteurs ajoutent, en ce qui concerne le magistrat et le roi, que le pouvoir de l’un est personnel et indépendant ; et que l’autre, pour me servir des définitions mêmes de leur prétendue science, est en partie chef et en partie sujet.
§ 3. Toute cette théorie est fausse ; il suffira, pour s’en convaincre, d’adopter dans cette étude notre méthode habituelle. Ici, comme partout ailleurs, il convient de réduire le composé à ses éléments indécomposables, c’est-à-dire, aux parties les plus petites de l’ensemble. En cherchant ainsi quels sont les éléments constitutifs de l’État, nous reconnaîtrons mieux en quoi diffèrent ces éléments ; et nous verrons si l’on peut établir quelques principes scientifiques dans les questions dont nous venons de parler. Ici, comme partout ailleurs, remonter à l’origine des choses et en suivre avec soin le développement, est la voie la plus sûre pour bien observer.
§ 4. D’abord, il y a nécessité dans le rapprochement de deux êtres qui ne peuvent rien l’un sans l’autre : je veux parler de l’union des sexes pour la reproduction. Et là riend'arbitraire ; car chez l'homme, aussi bien que chez les autres animaux et dans les plantes, co’est un désir naturel que de vouloir laisser après soi un être fait à son image.
C’est la nature qui, par des vues de conservation, a créé certains êtres pour commander, et d’autres pour obéir. C’est elle qui a voulu que l’être doué de raison et de prévoyance commandât en maître; de même encore que la nature a voulu que l’être capable par ses facultés corporelles d`exécuter des ordres, obéît en esclave; et c`est par là que l'intérêt du maître et celui de l`esclave s'identifient.
§ 5. La nature a donc déterminé la condition spéciale de la femme et de l’esc1ave. C’est que la nature n’est pas mesquine comme nos ouvriers. Elle ne fait rien qui ressemble à leurs couteaux de Delphes. Chez elle, un être n'a qu’une destination, parce que les instruments sont d'autant plus parfaits, qu'ils servent non à plusieurs usages, mais à un seul. Chez les Barbares, la femme et l'esclave sont des êtres de même ordre. La raison en est simple : la nature, parmi eux, n’a point fait d`être pour commander. Entre eux, il n'y a réellement union que d’un esclave et d’une esclave; et les poètes ne se trompent pas en disant :
Oui, le Grec au Barbare a droit de commander,
puisque la nature a voulu que Barbare et esclave ce fût tout un.
§ 6. Ces deux premières associations, du maître et de l'esclave, de l’époux et de la femme, sont les bases de la famille; et Hésiode l'a fort bien dit dans ce vers :
La maison, puis la femme. et le bœuf laboureur.
-car le pauvre n’a pas d‘autre esclave que le bœuf`. Ainsi donc l'association naturelle de tous les instants, c’est la famille; Charondas a pu dire, en parlant de ses membres, « qu’ils mangeaient à la même table » ; et Epiménide de Crète, « qu‘ils se chauffaient au même foyer ».
Yocto- Chevalier
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 7. L'association première de plusieurs familles, mais formée en vue de rapports qui ne sont plus quotidiens, c’est le village, qu’on pourrait bien justement nommer une colonie naturelle de la famille; car les individus qui composent le village ont, comme s’expriment d’autres auteurs, « sucé le lait de la famille »; ce sont ses enfants et « les enfants de ses enfants ». Si les premiers États ont été soumis à des rois, et si les grandes nations le sont encore aujoux·d’hui, c’est que ces États s’étaient formés d’éléments habitués a l'autorîté royale, puisque dans la famille le plus âgé est un véritable roi ; et les colonies de la famille ont filialement suivi l'exemple qui leur était donné. Homère a donc pu dire:
Chacun à part gouverne en maitre
Ses femmes et ses fils. '
Dans l'origine, en effet, toutes les familles isolées se gouvernaieut ainsi. De la encore cette opinion commune qui soumet les dieux a un roi; car tous les peuples ont eux-mêmes jadis reconnu ou reconnaissent encore l'autorité royale, et les hommes n’ont jamais manqué de donner leurs habitudes aux dieux, de même qu’ils les représentent à, leur image.
§ 8. L'association de plusieurs villages forme un État complet, arrivé, l’on peut dire, à ce point de se suffire absolument à. lui-même, né d’abord des besoins de la vie, et subsistent parce qu’il les satisfait tous.
Ainsi l’État vient toujours de la nature, aussi bien que les premières associations, dont il est latin dernière; car la nature de chaque chose est précisément sa fin ; et ce qu’est chacun des êtres quand il est parvenu à son entier développement, on dit que c’est là sa nature propre, qu’il s’agisse d’un homme, d‘un cheval, ou d’une famille. On peut ajouter que cette destination et cette fin des êtres est pour eux le premier des biens; et se suffire à soi-même est à la fois un but et un bonheur.
§ 9. De la cette conclusion évidente, que l’État est un fait de nature, que naturellement l'homme est un être sociable, et que celui qui reste sauvage par organisation, et non par l’effet du hasard, est certainement, ou un être dégradé,
ou un être supérieur a l'espèce humaine. C'est bien à lui qu’on pourrait adresser ce reproche d’Homère:
Sans famille, sans lois, sans foyer ....
L’homme qui serait par nature tel que celui du poète ne respirerait que la guerre; car il serait alors incapable de toute union, comme les oiseaux de proie.
§ 10. Si l'homme est infiniment plus sociable que les abeilles et tous les autres animaux qui vivent en troupe, c’est évidemment, comme je l'ai dit souvent, que la nature ne finit rien en vain. Or, elle accorde la parole à, l’homme exclusivement. Le voix peut bien exprimer la joie et la douleur; aussi ne manque t-elle pas aux autres animaux, parce que leur organisation va jusqu'à ressentir ces deux affections et à se les communiquer. Mais la parole est faite pour exprimer le bien et le mal, et, par suite aussi, le juste et l'injuste ; et l'homme a ceci de spécial, parmi tous les animaux, que seul il conçoit le bien et le mal, le juste et l'injuste, et tous les sentiments de même ordre, qui en s’associant constituent précisément la famille et l’État.
Chacun à part gouverne en maitre
Ses femmes et ses fils. '
Dans l'origine, en effet, toutes les familles isolées se gouvernaieut ainsi. De la encore cette opinion commune qui soumet les dieux a un roi; car tous les peuples ont eux-mêmes jadis reconnu ou reconnaissent encore l'autorité royale, et les hommes n’ont jamais manqué de donner leurs habitudes aux dieux, de même qu’ils les représentent à, leur image.
§ 8. L'association de plusieurs villages forme un État complet, arrivé, l’on peut dire, à ce point de se suffire absolument à. lui-même, né d’abord des besoins de la vie, et subsistent parce qu’il les satisfait tous.
Ainsi l’État vient toujours de la nature, aussi bien que les premières associations, dont il est latin dernière; car la nature de chaque chose est précisément sa fin ; et ce qu’est chacun des êtres quand il est parvenu à son entier développement, on dit que c’est là sa nature propre, qu’il s’agisse d’un homme, d‘un cheval, ou d’une famille. On peut ajouter que cette destination et cette fin des êtres est pour eux le premier des biens; et se suffire à soi-même est à la fois un but et un bonheur.
§ 9. De la cette conclusion évidente, que l’État est un fait de nature, que naturellement l'homme est un être sociable, et que celui qui reste sauvage par organisation, et non par l’effet du hasard, est certainement, ou un être dégradé,
ou un être supérieur a l'espèce humaine. C'est bien à lui qu’on pourrait adresser ce reproche d’Homère:
Sans famille, sans lois, sans foyer ....
L’homme qui serait par nature tel que celui du poète ne respirerait que la guerre; car il serait alors incapable de toute union, comme les oiseaux de proie.
§ 10. Si l'homme est infiniment plus sociable que les abeilles et tous les autres animaux qui vivent en troupe, c’est évidemment, comme je l'ai dit souvent, que la nature ne finit rien en vain. Or, elle accorde la parole à, l’homme exclusivement. Le voix peut bien exprimer la joie et la douleur; aussi ne manque t-elle pas aux autres animaux, parce que leur organisation va jusqu'à ressentir ces deux affections et à se les communiquer. Mais la parole est faite pour exprimer le bien et le mal, et, par suite aussi, le juste et l'injuste ; et l'homme a ceci de spécial, parmi tous les animaux, que seul il conçoit le bien et le mal, le juste et l'injuste, et tous les sentiments de même ordre, qui en s’associant constituent précisément la famille et l’État.
Yocto- Chevalier
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 11. On ne peut douter que l’État ne soit naturellement au-dessus de la famille et de chaque individu; car le tout l'emporte nécessairement sur le partie , puisque,
le tout une fois détruit, il n’y a plus de parties, plus de pieds, plus de mains, si ce n’est pur une pure analogie de mots, comme on dit une main de pierre ; car la main, séparée du corps, est tout aussi peu une main réelle. Les choses se définissent en général par les actes qu’elles accomplissent et ceux qu’elles peuvent accomplir; dès que leur aptitude antérieure vient à cesser, ou ne peut plus dire qu’elles sont les mêmes ; elles sont seulement comprises sous un même nom.
§ 12. Ce qui prouve bien la nécessité naturelle de l’État et sa superiorité sur l’individu, c’est que, si on ne l’admet pas, l'individu peut alors se suffire à lui-même dans l'isolement du tout, ainsi que du reste des parties; or, celui qui ne peut vivre en société, et dont l'indépendance n'a pas de besoins, celui-là. ne saurait jamais être membre de l’État. C‘est une brute on un dieu.
§ 13. Le nature pousse donc instinctivement tous les hommes à l'association politique. Le premier qui l’institua. rendit un immense service; car, si l'homme,
parvenu à. toute se perfection, est le premier des animaux, il en est bien aussi le dernier quand il vit sans lois et sans justice. Il n‘est rien de plus monstrueux,
en effet, que l'injustice armée. Mais l'homme a reçu de la nature les armes de le sagesse et de le vertu, qu'il doit surtout employer contre ses passions mauvaises.
Sans la vertu, c’est l'être le plus pervers et le plus féroce; il n'a que les emportements brutaux de l'amour et de le faim. La justice est une nécessité sociale; car le droit est la règle de l'association politique, et la décision du juste est ce qui constitue le droit.
le tout une fois détruit, il n’y a plus de parties, plus de pieds, plus de mains, si ce n’est pur une pure analogie de mots, comme on dit une main de pierre ; car la main, séparée du corps, est tout aussi peu une main réelle. Les choses se définissent en général par les actes qu’elles accomplissent et ceux qu’elles peuvent accomplir; dès que leur aptitude antérieure vient à cesser, ou ne peut plus dire qu’elles sont les mêmes ; elles sont seulement comprises sous un même nom.
§ 12. Ce qui prouve bien la nécessité naturelle de l’État et sa superiorité sur l’individu, c’est que, si on ne l’admet pas, l'individu peut alors se suffire à lui-même dans l'isolement du tout, ainsi que du reste des parties; or, celui qui ne peut vivre en société, et dont l'indépendance n'a pas de besoins, celui-là. ne saurait jamais être membre de l’État. C‘est une brute on un dieu.
§ 13. Le nature pousse donc instinctivement tous les hommes à l'association politique. Le premier qui l’institua. rendit un immense service; car, si l'homme,
parvenu à. toute se perfection, est le premier des animaux, il en est bien aussi le dernier quand il vit sans lois et sans justice. Il n‘est rien de plus monstrueux,
en effet, que l'injustice armée. Mais l'homme a reçu de la nature les armes de le sagesse et de le vertu, qu'il doit surtout employer contre ses passions mauvaises.
Sans la vertu, c’est l'être le plus pervers et le plus féroce; il n'a que les emportements brutaux de l'amour et de le faim. La justice est une nécessité sociale; car le droit est la règle de l'association politique, et la décision du juste est ce qui constitue le droit.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
CHAPITRE II.
Théorie de l'esclavage naturel.
— Opinions diverses pour ou contre l’esclavage; opinion personnelle d’Aristote ; nécessité des instruments sociaux; nécessité et utilité du pouvoir et de l’obéissance.
— La supériorité et l’infériorité naturelles font les maîtres et les esclaves; l’esclavage naturel est nécessaire, juste et utile; le droit de le guerre ne peut fonder l’esclavage·
— Science du maître; science de l'esclave.
§ l. Maintenant que nous connaissons positivement les parties diverses dont l’État s’est formé, il faut nous occuper tout d’abord de l'économie qui régit les familles,
puisque l’État est toujours composé de familles. Les éléments de l'économie domestique sont précisément ceux de la famille elle-même, qui, pour être complète, doit comprendre des esclaves et des individus libres.
Mais comme, pour se rendre compte des choses, il faut soumettre d'abord à l'examen les parties les plus simples, et que les parties primitives et simples de la
famille sont le maître et l’esclave, l'époux et la femme, le père et les enfants, il faudrait étudier séparément ces trois ordres d'individus, et voir ce qu’est chacun
d’eux et ce qu’il doit être.
§2. On a donc à considérer, d’une part, l'autorité du maître, puis, l'autorité conjugale; car la langue grecque n’a pas de mot particulier pour exprimer ce rapport de l'homme et de la femme; et enfin, la génération des enfants, notion à
laquelle ne répond pas non plus un mot spécial. A ces trois éléments que nous venons d’énumérer, on pourrait bien en ajouter un quatrième, que certains auteurs
confondent avec l'administration domestique, et qui, selon d'autres, en est au moins une branche fort importante ; nous l'étudierons aussi : o‘est ce qu’on appelle
l'acquisition des biens.
Occupons-nous d’abord du maître et de l'esclave, afin de connaître à, fond les rapports nécessaires qui les unissent, et afin de voir en même temps si nous ne
pourrions pas trouver sur ce sujet des idées plus satisfaisantes que celles qui sont reçues aujourd’hui.
§ 3. On soutient d’une part qu’il y a une science propre au maitre et qu’elle se confond avec celle de père de famille, de magistrat et de roi, ainsi que nous
l’avons dit en débutant. D’autres, au contraire, prétendent que le pouvoir du maître est contre nature; que la loi seule fait des hommes libres et des esclaves,
mais que la nature ne met aucune différence entre eux; et même, par suite, que l'esclavage est inique, puisque la violence l'a produit.
§4. D’un autre côté, la propriété est une partie intégrante de la famille; et la science de la possession fait aussi partie de la science domestique, puisque,
sans les choses de première nécessité, les hommes ne sauraient vivre, ni vivre heureux. Il s’ensuit que, comme les autres arts, chacun dans sa sphère, ont besoin, pour accomplir leur œuvre, d'instruments spéciaux, la science domestique doit avoir également les siens. Or, parmi les instruments, les uns sont inanimés, les autres vivants ; par exemple, pour le patron du navire, le gouvernail est un instrument sans vie, et le matelot qui veille à la proue, un instrument vivant, l'ouvrier, dans les arts, étant considéré comme un véritable instrument. D'après le même principe, on peut dire que le propriété n’est qu’un instrument de l'existence, la richesse une multiplicité d’instruments , et l'esclave une propriété vivante ; seulement, en tant qu'instrument, l'ouvrier est le premier de tous.
§ 5. Si chaque instrument, en effet, pouvait, sur un ordre reçu, ou même deviné, travailler de lui-même, comme les statues de Dédale, ou les trépieds de Vulcain, « qui se rendaient seuls, dit le poëte, aux réunions des dieux »; si les navettes tissaient toutes seules; si l'archet jouait tout seul de la cithare, les entrepreneurs se passeraient d’ouvriers, et les maîtres, d'esclaves. Les instruments, proprement dits, sont donc des instruments de production; la propriété au contraire est simplement d‘usage. Ainsi, la navette produit quelque chose de plus que l'usage qu‘on en fait; mais un vêtement, un lit, ne donnent que cet usage même.
§ 6. En outre, comme la, production et l’usage diffèrent spécifiquement, et que ces deux choses ont des instruments qui leur sont propres, il faut bien que les instruments dont elles se servent aient entre eux une différence analogue. La vie est l'usage, et non la production des choses; et l'esclave ne sert qu’à, faciliter tous ces actes d'usage. Propriété est un mot qu’il faut entendre comme on entend le mot partie: la partie fait non-seulement partie d’un tout, mais encore elle appartient d’une manière absolue à une chose autre qu’elle·même. Et pareillement pour la propriété : le maître est simplement le maître de l'esclave, mais il ... ne tient pas essentiellement à, lui; l'esclave, au contraire, est non-seulement l'esclave du maître, mais encore il en relève absolument.
§7. Ceci montre nettement ce que l'esclave est en soi et ce qu’il peut être. Celui qui, par une loi de nature, ne s'appartient pas à lui·même, mais qui, tout en étant homme, appartient à un autre, celui-là est naturellement esclave. Il est l'homme d’un autre, celui qui en tant qu’homme devient une propriété; et la propriété est un instrument d’usage et tout individuel.
§ 8. Il faut voir maintenant s'il est des hommes ainsi faits par la nature, ou bien s’il n’en existe point ; si, pour qui que ce soit, il est juste et utile d’être esclave, ou bien si tout esclavage est un fait contre nature. La raison et les faits peuvent résoudre aisément ces questions. L'autorité et l'obeissance ne sont pas
seulement choses nécessaires; elles sont encore choses éminemment utiles. Quelques êtres, du moment même qu’ils naissent, sont destinés, les uns à obéir, les autres à commander, bien qu’avec des degrés et des nuances très-diverses pour les uns et pour les autres. l'autorité s’élève et s’améliore dans la même mesure que les êtres qui l'appliquent ou qu’elle régit. Elle vaut mieux dans
les hommes que dans les animaux, parce que la perfection de l'œuvre est toujours en raison de la perfection des ouvriers; et une œuvre s'accomplit partout où
se rencontrent l'autorité et l'obéissance.
§9. Ces deux éléments d’obéissance et de commandement se retrouvent dans tout ensemble, formé de plusieurs choses arrivant à un résultat commun, qu’elles soient d’ailleurs séparées ou continues. C’est la une condition que la nature impose à tous les êtres animés; et l’on pourrait même découvrir quelques traces de ce principe jusque dans les objets sans vie :telle est, par exemple, l'harmonie dans les sons. Mais ceci nous entraînerait peut être trop loin de notre sujet.
Théorie de l'esclavage naturel.
— Opinions diverses pour ou contre l’esclavage; opinion personnelle d’Aristote ; nécessité des instruments sociaux; nécessité et utilité du pouvoir et de l’obéissance.
— La supériorité et l’infériorité naturelles font les maîtres et les esclaves; l’esclavage naturel est nécessaire, juste et utile; le droit de le guerre ne peut fonder l’esclavage·
— Science du maître; science de l'esclave.
§ l. Maintenant que nous connaissons positivement les parties diverses dont l’État s’est formé, il faut nous occuper tout d’abord de l'économie qui régit les familles,
puisque l’État est toujours composé de familles. Les éléments de l'économie domestique sont précisément ceux de la famille elle-même, qui, pour être complète, doit comprendre des esclaves et des individus libres.
Mais comme, pour se rendre compte des choses, il faut soumettre d'abord à l'examen les parties les plus simples, et que les parties primitives et simples de la
famille sont le maître et l’esclave, l'époux et la femme, le père et les enfants, il faudrait étudier séparément ces trois ordres d'individus, et voir ce qu’est chacun
d’eux et ce qu’il doit être.
§2. On a donc à considérer, d’une part, l'autorité du maître, puis, l'autorité conjugale; car la langue grecque n’a pas de mot particulier pour exprimer ce rapport de l'homme et de la femme; et enfin, la génération des enfants, notion à
laquelle ne répond pas non plus un mot spécial. A ces trois éléments que nous venons d’énumérer, on pourrait bien en ajouter un quatrième, que certains auteurs
confondent avec l'administration domestique, et qui, selon d'autres, en est au moins une branche fort importante ; nous l'étudierons aussi : o‘est ce qu’on appelle
l'acquisition des biens.
Occupons-nous d’abord du maître et de l'esclave, afin de connaître à, fond les rapports nécessaires qui les unissent, et afin de voir en même temps si nous ne
pourrions pas trouver sur ce sujet des idées plus satisfaisantes que celles qui sont reçues aujourd’hui.
§ 3. On soutient d’une part qu’il y a une science propre au maitre et qu’elle se confond avec celle de père de famille, de magistrat et de roi, ainsi que nous
l’avons dit en débutant. D’autres, au contraire, prétendent que le pouvoir du maître est contre nature; que la loi seule fait des hommes libres et des esclaves,
mais que la nature ne met aucune différence entre eux; et même, par suite, que l'esclavage est inique, puisque la violence l'a produit.
§4. D’un autre côté, la propriété est une partie intégrante de la famille; et la science de la possession fait aussi partie de la science domestique, puisque,
sans les choses de première nécessité, les hommes ne sauraient vivre, ni vivre heureux. Il s’ensuit que, comme les autres arts, chacun dans sa sphère, ont besoin, pour accomplir leur œuvre, d'instruments spéciaux, la science domestique doit avoir également les siens. Or, parmi les instruments, les uns sont inanimés, les autres vivants ; par exemple, pour le patron du navire, le gouvernail est un instrument sans vie, et le matelot qui veille à la proue, un instrument vivant, l'ouvrier, dans les arts, étant considéré comme un véritable instrument. D'après le même principe, on peut dire que le propriété n’est qu’un instrument de l'existence, la richesse une multiplicité d’instruments , et l'esclave une propriété vivante ; seulement, en tant qu'instrument, l'ouvrier est le premier de tous.
§ 5. Si chaque instrument, en effet, pouvait, sur un ordre reçu, ou même deviné, travailler de lui-même, comme les statues de Dédale, ou les trépieds de Vulcain, « qui se rendaient seuls, dit le poëte, aux réunions des dieux »; si les navettes tissaient toutes seules; si l'archet jouait tout seul de la cithare, les entrepreneurs se passeraient d’ouvriers, et les maîtres, d'esclaves. Les instruments, proprement dits, sont donc des instruments de production; la propriété au contraire est simplement d‘usage. Ainsi, la navette produit quelque chose de plus que l'usage qu‘on en fait; mais un vêtement, un lit, ne donnent que cet usage même.
§ 6. En outre, comme la, production et l’usage diffèrent spécifiquement, et que ces deux choses ont des instruments qui leur sont propres, il faut bien que les instruments dont elles se servent aient entre eux une différence analogue. La vie est l'usage, et non la production des choses; et l'esclave ne sert qu’à, faciliter tous ces actes d'usage. Propriété est un mot qu’il faut entendre comme on entend le mot partie: la partie fait non-seulement partie d’un tout, mais encore elle appartient d’une manière absolue à une chose autre qu’elle·même. Et pareillement pour la propriété : le maître est simplement le maître de l'esclave, mais il ... ne tient pas essentiellement à, lui; l'esclave, au contraire, est non-seulement l'esclave du maître, mais encore il en relève absolument.
§7. Ceci montre nettement ce que l'esclave est en soi et ce qu’il peut être. Celui qui, par une loi de nature, ne s'appartient pas à lui·même, mais qui, tout en étant homme, appartient à un autre, celui-là est naturellement esclave. Il est l'homme d’un autre, celui qui en tant qu’homme devient une propriété; et la propriété est un instrument d’usage et tout individuel.
§ 8. Il faut voir maintenant s'il est des hommes ainsi faits par la nature, ou bien s’il n’en existe point ; si, pour qui que ce soit, il est juste et utile d’être esclave, ou bien si tout esclavage est un fait contre nature. La raison et les faits peuvent résoudre aisément ces questions. L'autorité et l'obeissance ne sont pas
seulement choses nécessaires; elles sont encore choses éminemment utiles. Quelques êtres, du moment même qu’ils naissent, sont destinés, les uns à obéir, les autres à commander, bien qu’avec des degrés et des nuances très-diverses pour les uns et pour les autres. l'autorité s’élève et s’améliore dans la même mesure que les êtres qui l'appliquent ou qu’elle régit. Elle vaut mieux dans
les hommes que dans les animaux, parce que la perfection de l'œuvre est toujours en raison de la perfection des ouvriers; et une œuvre s'accomplit partout où
se rencontrent l'autorité et l'obéissance.
§9. Ces deux éléments d’obéissance et de commandement se retrouvent dans tout ensemble, formé de plusieurs choses arrivant à un résultat commun, qu’elles soient d’ailleurs séparées ou continues. C’est la une condition que la nature impose à tous les êtres animés; et l’on pourrait même découvrir quelques traces de ce principe jusque dans les objets sans vie :telle est, par exemple, l'harmonie dans les sons. Mais ceci nous entraînerait peut être trop loin de notre sujet.
Yocto- Chevalier
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 10. D’abord, l'être vivent est composé d’une âme et d’un corps, faits naturellement l'une pour commander, l'autre pour obéir. C' est là du moins le vœu de la nature, qu’il importe de toujours étudier dans les êtres développés suivant ses lois régulières, et non point dans les êtres dégradés. Cette prédominance de l'âme est évidente dans l’homme parfaitement sain d’esprit et de corps, le seul que nous devions examiner ici. Dans les hommes corrompus ou disposés ai l’être, le corps semble parfois dominer souverainement l'âme, précisément parce que leur développement irrégulier est tout a fait contre nature.
§ 11. Il faut donc, je le répète, reconnaître d'abord dans l'être vivant l'existance d’une autorité pareille tout ensemble et et celle d’un maître et à celle d’un magistrat; l'âme commande au corps comme un maître à son esclave; et la raison, à l’instinct, comme un magistrat, comme un roi. Or, évidemment on ne saurait nier qu'il ne soit naturel et bon pour le corps d’obéir à l'âme; et pour la partie sensible de notre être, d‘obéir à, la raison et à la partie intelligente. L’égalité ou le renversement du pouvoir entre ces divers éléments leur serait également funeste à tous.
§ I2. Il en est de même entre l'homme et le reste des animaux : les animaux privés valent naturellement mieux que les animaux sauvages; et c’est pour
eux un grand avantage, dans l'intérêt même de leur sûreté, d’être soumis à l’homme. D’autre part, le rapport des sexes est analogue; l’un est supérieur à l’autre :
celui—là est fait pour commander et celui-ci, pour obéir.
§ 13. C'est la aussi la loi générale qui doit nécessairement régner entre les hommes. Quand on est inférieur a ses semblables autant que le corps l'est à l'âme,
la brute, à l'homme, et c'est la condition de tous ceux chez qui l'emploi des forces corporelles est le seul et le meilleur parti à tirer de leur être, on est esclave par
nature. Pour ces hommes là, ainsi que pour les autres êtres dont nous venons de parler, le mieux est de se soumettre à l'autorité du maître; car il est esclave par
nature, celui qui peut se donner à un autre ; et ce qui précisément le donne à un autre, c`est qu’il ne peut aller qu’au point de comprendre la raison quand un autre la lui montre; mais il ne la possède pas par lui-même. Les autres animaux ne peuvent pas même comprendre la raison, et ils obéissent aveuglément à leurs
impressions.
§ 11. Il faut donc, je le répète, reconnaître d'abord dans l'être vivant l'existance d’une autorité pareille tout ensemble et et celle d’un maître et à celle d’un magistrat; l'âme commande au corps comme un maître à son esclave; et la raison, à l’instinct, comme un magistrat, comme un roi. Or, évidemment on ne saurait nier qu'il ne soit naturel et bon pour le corps d’obéir à l'âme; et pour la partie sensible de notre être, d‘obéir à, la raison et à la partie intelligente. L’égalité ou le renversement du pouvoir entre ces divers éléments leur serait également funeste à tous.
§ I2. Il en est de même entre l'homme et le reste des animaux : les animaux privés valent naturellement mieux que les animaux sauvages; et c’est pour
eux un grand avantage, dans l'intérêt même de leur sûreté, d’être soumis à l’homme. D’autre part, le rapport des sexes est analogue; l’un est supérieur à l’autre :
celui—là est fait pour commander et celui-ci, pour obéir.
§ 13. C'est la aussi la loi générale qui doit nécessairement régner entre les hommes. Quand on est inférieur a ses semblables autant que le corps l'est à l'âme,
la brute, à l'homme, et c'est la condition de tous ceux chez qui l'emploi des forces corporelles est le seul et le meilleur parti à tirer de leur être, on est esclave par
nature. Pour ces hommes là, ainsi que pour les autres êtres dont nous venons de parler, le mieux est de se soumettre à l'autorité du maître; car il est esclave par
nature, celui qui peut se donner à un autre ; et ce qui précisément le donne à un autre, c`est qu’il ne peut aller qu’au point de comprendre la raison quand un autre la lui montre; mais il ne la possède pas par lui-même. Les autres animaux ne peuvent pas même comprendre la raison, et ils obéissent aveuglément à leurs
impressions.
Yocto- Chevalier
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 14 Au reste, l'utilité des animaux privés et celle des esclaves sont à peu près les mêmes : les uns comme les autres nous aident, par le secours de leurs forces corporelles, à satisfaire les besoins de l’existence. La nature même le vent, puisqu’elle fait les corps des hommes libres différents de ceux des esclaves,
donnant à ceux-ci la vigueur nécessaire dans les gros ouvrages de le société, rendent au contraire ceux-là incapables de courber leur droite stature à ces rudes
labeurs, et les destinent seulement aux fonctions de la vie civile, qui se partage pour eux entre les occupations de la guerre et celles de la paix.
§15. Souvent, j'en conviens, il arrive tout le contraire; les uns n’ont d’hommes libres que le corps, comme les autres n’en ont que l’âme. Mais il est certain que, si les hommes étaient toujours entre eux aussi différents par leur apparence corporelle qu’ils le sont des images des dieux, on conviendrait unanimement
que les moins beaux doivent être les esclaves des autres; et si cela, est vrai en parlant du corps, à plus forte raison le serait-ce en parlant de l’âme; mais la beauté
de l’âme est moins facile à reconnaître que la beauté corporelle.
Quoi qu'il en puisse être, il est évident que les uns sont naturellement libres et les autres naturellement esclaves, et que, pour ces derniers, l'esclavage est utile
autant qu’il est juste.
§ 16. Du reste, ont nierait difficilement que l'opinion contraire renferme aussi quelque vérité. L’idée d'esclavage et d’esclave peut s’entendre de deux façons : on peut être réduit en esclavage et y demeurer par la loi, cette loi étant une convention par laquelle celui qui est vaincu à la guerre se reconnaît la propriété du vainqueur. Mais bien des légistes accusent ce droit d'illégalité, comme on en accuse souvent les orateurs politiques, parce qu’il est horrible, selon eux,
que le plus fort, par cela seul qu'il peut employer la violence, fasse de sa victime son sujet et son esclave.
§ 17. Ces deux opinions opposées sont soutenues également par des sages. La cause de ce dissentiment et des motifs allégués de part et d’autre, c'est que la
vertu a droit, quand elle en a le moyen, d'user, jusqu'à un certain point, même de la violence, et que la victoire: suppose toujours une supériorité, louable à certains
égards. Il est donc possible de croire que la force n'est jamais dénuée de mérite, et qu’ici toute la contestation ne porte réellement que sur la notion du droit, placé
pour les uns dans la bienveillance et l'humanité, et pour les autres dans la domination du plus fort. Mais chacune de ces deux argumentations contraires est en soi également faible et fausse; car elles feraient croire toutes deux, prises séparément, que le droit de commander en maître n'appartient pas à la supériorité de mérite.
§ 18. Il y a quelques gens qui, frappés de ce qu'ils croient un droit, et une loi a bien toujours quelque apparence de droit, avancent que l'esclavage est juste
quand il résulte du fait de la guerre. Mais c’est se contredire; car le principe de la guerre elle-même peut être injuste, et l’on n'appellera jamais esclave celui qui
ne mérite pas de l'être; autrement, les hommes qui semblent les mieux nés pourraient devenir esclaves, et même par le fait d’autres esclaves, parce qu’ils auraient été vendus comme prisonniers de guerre. Aussi, les partisans de cette opinion ont-ils soin d'appliquer ce nom d’esclave seulement aux Barbares et de le répudier pour leur propre nation. Cela, revient donc à chercher ce que c’est que l’esclavage naturel ; et c’est là précisément ce que nous nous sommes d'abord demandé.
§19. Il faut, de toute nécessité, convenir que certains hommes seraient partout esclaves, et que d'autres ne sauraient l’être nulle part. Il en est de même pour
le noblesse : les gens dont nous venons de parler se croient nobles, non-seulement dans leur patrie, mais en tous lieux; à leur sens, les Barbares, au contraire, ne peuvent être nobles que chez eux, Ils supposent donc que telle race est d'une manière absolue libre et noble, et que telle autre ne l'est que conditionnellement.
C’est l‘Hélène de Théodecte qui s‘écrie :
De la race des dieux de tous côtés issue,
Qui donc du nom d’esclave oserait me flétrir?
Cette opinion revient précisément à fonder sur la. supériorité et l'infériorité naturelles toute la différence de l’homme libre et de l'esclave, de la noblesse et de la roture. C'est croire que de parents distingués sortent des fils distingués, de même qu’un homme produit un homme, et qu’un animal produit un animal. Mais il est vrai que bien souvent la nature veut le faire sans le pouvoir.
donnant à ceux-ci la vigueur nécessaire dans les gros ouvrages de le société, rendent au contraire ceux-là incapables de courber leur droite stature à ces rudes
labeurs, et les destinent seulement aux fonctions de la vie civile, qui se partage pour eux entre les occupations de la guerre et celles de la paix.
§15. Souvent, j'en conviens, il arrive tout le contraire; les uns n’ont d’hommes libres que le corps, comme les autres n’en ont que l’âme. Mais il est certain que, si les hommes étaient toujours entre eux aussi différents par leur apparence corporelle qu’ils le sont des images des dieux, on conviendrait unanimement
que les moins beaux doivent être les esclaves des autres; et si cela, est vrai en parlant du corps, à plus forte raison le serait-ce en parlant de l’âme; mais la beauté
de l’âme est moins facile à reconnaître que la beauté corporelle.
Quoi qu'il en puisse être, il est évident que les uns sont naturellement libres et les autres naturellement esclaves, et que, pour ces derniers, l'esclavage est utile
autant qu’il est juste.
§ 16. Du reste, ont nierait difficilement que l'opinion contraire renferme aussi quelque vérité. L’idée d'esclavage et d’esclave peut s’entendre de deux façons : on peut être réduit en esclavage et y demeurer par la loi, cette loi étant une convention par laquelle celui qui est vaincu à la guerre se reconnaît la propriété du vainqueur. Mais bien des légistes accusent ce droit d'illégalité, comme on en accuse souvent les orateurs politiques, parce qu’il est horrible, selon eux,
que le plus fort, par cela seul qu'il peut employer la violence, fasse de sa victime son sujet et son esclave.
§ 17. Ces deux opinions opposées sont soutenues également par des sages. La cause de ce dissentiment et des motifs allégués de part et d’autre, c'est que la
vertu a droit, quand elle en a le moyen, d'user, jusqu'à un certain point, même de la violence, et que la victoire: suppose toujours une supériorité, louable à certains
égards. Il est donc possible de croire que la force n'est jamais dénuée de mérite, et qu’ici toute la contestation ne porte réellement que sur la notion du droit, placé
pour les uns dans la bienveillance et l'humanité, et pour les autres dans la domination du plus fort. Mais chacune de ces deux argumentations contraires est en soi également faible et fausse; car elles feraient croire toutes deux, prises séparément, que le droit de commander en maître n'appartient pas à la supériorité de mérite.
§ 18. Il y a quelques gens qui, frappés de ce qu'ils croient un droit, et une loi a bien toujours quelque apparence de droit, avancent que l'esclavage est juste
quand il résulte du fait de la guerre. Mais c’est se contredire; car le principe de la guerre elle-même peut être injuste, et l’on n'appellera jamais esclave celui qui
ne mérite pas de l'être; autrement, les hommes qui semblent les mieux nés pourraient devenir esclaves, et même par le fait d’autres esclaves, parce qu’ils auraient été vendus comme prisonniers de guerre. Aussi, les partisans de cette opinion ont-ils soin d'appliquer ce nom d’esclave seulement aux Barbares et de le répudier pour leur propre nation. Cela, revient donc à chercher ce que c’est que l’esclavage naturel ; et c’est là précisément ce que nous nous sommes d'abord demandé.
§19. Il faut, de toute nécessité, convenir que certains hommes seraient partout esclaves, et que d'autres ne sauraient l’être nulle part. Il en est de même pour
le noblesse : les gens dont nous venons de parler se croient nobles, non-seulement dans leur patrie, mais en tous lieux; à leur sens, les Barbares, au contraire, ne peuvent être nobles que chez eux, Ils supposent donc que telle race est d'une manière absolue libre et noble, et que telle autre ne l'est que conditionnellement.
C’est l‘Hélène de Théodecte qui s‘écrie :
De la race des dieux de tous côtés issue,
Qui donc du nom d’esclave oserait me flétrir?
Cette opinion revient précisément à fonder sur la. supériorité et l'infériorité naturelles toute la différence de l’homme libre et de l'esclave, de la noblesse et de la roture. C'est croire que de parents distingués sortent des fils distingués, de même qu’un homme produit un homme, et qu’un animal produit un animal. Mais il est vrai que bien souvent la nature veut le faire sans le pouvoir.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 20. On peut donc évidemment soulever cette discussion avec quelque raison, et soutenir qu’il y a des esclaves et des hommes libres par le fait de la nature;
on peut soutenir que cette distinction subsiste bien réellement toutes les fois qu’il est utile pour l’un de servir en esclave, pour l'autre de régner en maître; on
peut soutenir enfin qu’elle est juste, et que chacun doit, suivant le vœu de la nature, exercer ou subir le pouvoir. Par suite, l'autorité du maître sur l'esclave est
également juste et utile; ce qui n'empêche pas que l`abus de cette autorité ne puisse être funeste à tous deux. L’intérêt de la partie est celui du tout ; l'intérêt
du corps est celui de l'âme, l'esclave est une partie du maitre ; o`est comme une partie de son corps, vivante, bien que séparée. Aussi entre le maître et l'esclave,
quand c’est la nature qui les a faits tous les deux, il existe un intérêt commun, une bienveillance réciproque; il en est tout différemment quand c’est la loi et la force seule qui les ont faits l‘un et l'autre.
§21. Ceci montre encore bien nettement que le pouvoir du maître et celui du magistrat sont très distincts, et que, malgré ce qu'on en a dit, toutes les autorités ne se confondent pas en une seule : l'une concerne des hommes libres, l'autre des esclaves par nature; l’une, et c’est l'autorité domestique, appartient à un seul, car toute famille est régie par un seul chef; l'autre, celle du magistrat, ne concerne que des hommes libres et égaux.
§22. On est maître, non point parce qu'on sait commander, mais parce qu’on
a certaine nature; on est esclave ou homme libre par des distinctions pareilles. Mais il serait possible de former les maitres à la science qu’ils doivent pratiquer
tout aussi bien que les esclaves; et l'on a déjà professé une science des esclaves à Syracuse, où, pour de l'argent, on instruisait les enfants en esclavage de tous les
détails du service domestique. On pourrait fort bien aussi étendre leurs connaissances et leur apprendre certains arts, comme celui de préparer les mets, ou tout autre du même genre, puisque tels services sont plus estimés ou plus nécessaires que tels autres, et que, selon le proverbe : « Il y a esclave et esclave, il y a maître et maître ».
§23. Tous ces apprentissages forment la science des esclaves. Savoir employer des esclaves forme la science du maître, qui est maître bien moins en tant qu‘il possède des esclaves, qu'en tant qu’il en use. Cette science n’est, il est; vrai, ni bien étendue, ni bien haute ; elle consiste seulement à savoir commander ce que les esclaves doivent savoir faire.
Aussi, dès qu’on peut s’épargner cet embarras, on en laisse l'honneur à un intendant, pour se livrer à la vie politique ou à la philosophie.
La science de l'acquisition, mais de l'acquisition naturelle et juste, est fort différente des deux autres sciences dont nous venons de parler ; elle a tout à la
fois quelque chose de la guerre et quelque chose de la chasse.
§24. Nous ne pousserons pas plus loin ce que nous avions à dire du maître et de l’esclave.
on peut soutenir que cette distinction subsiste bien réellement toutes les fois qu’il est utile pour l’un de servir en esclave, pour l'autre de régner en maître; on
peut soutenir enfin qu’elle est juste, et que chacun doit, suivant le vœu de la nature, exercer ou subir le pouvoir. Par suite, l'autorité du maître sur l'esclave est
également juste et utile; ce qui n'empêche pas que l`abus de cette autorité ne puisse être funeste à tous deux. L’intérêt de la partie est celui du tout ; l'intérêt
du corps est celui de l'âme, l'esclave est une partie du maitre ; o`est comme une partie de son corps, vivante, bien que séparée. Aussi entre le maître et l'esclave,
quand c’est la nature qui les a faits tous les deux, il existe un intérêt commun, une bienveillance réciproque; il en est tout différemment quand c’est la loi et la force seule qui les ont faits l‘un et l'autre.
§21. Ceci montre encore bien nettement que le pouvoir du maître et celui du magistrat sont très distincts, et que, malgré ce qu'on en a dit, toutes les autorités ne se confondent pas en une seule : l'une concerne des hommes libres, l'autre des esclaves par nature; l’une, et c’est l'autorité domestique, appartient à un seul, car toute famille est régie par un seul chef; l'autre, celle du magistrat, ne concerne que des hommes libres et égaux.
§22. On est maître, non point parce qu'on sait commander, mais parce qu’on
a certaine nature; on est esclave ou homme libre par des distinctions pareilles. Mais il serait possible de former les maitres à la science qu’ils doivent pratiquer
tout aussi bien que les esclaves; et l'on a déjà professé une science des esclaves à Syracuse, où, pour de l'argent, on instruisait les enfants en esclavage de tous les
détails du service domestique. On pourrait fort bien aussi étendre leurs connaissances et leur apprendre certains arts, comme celui de préparer les mets, ou tout autre du même genre, puisque tels services sont plus estimés ou plus nécessaires que tels autres, et que, selon le proverbe : « Il y a esclave et esclave, il y a maître et maître ».
§23. Tous ces apprentissages forment la science des esclaves. Savoir employer des esclaves forme la science du maître, qui est maître bien moins en tant qu‘il possède des esclaves, qu'en tant qu’il en use. Cette science n’est, il est; vrai, ni bien étendue, ni bien haute ; elle consiste seulement à savoir commander ce que les esclaves doivent savoir faire.
Aussi, dès qu’on peut s’épargner cet embarras, on en laisse l'honneur à un intendant, pour se livrer à la vie politique ou à la philosophie.
La science de l'acquisition, mais de l'acquisition naturelle et juste, est fort différente des deux autres sciences dont nous venons de parler ; elle a tout à la
fois quelque chose de la guerre et quelque chose de la chasse.
§24. Nous ne pousserons pas plus loin ce que nous avions à dire du maître et de l’esclave.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
CHAPITRE III.
De la propriété naturelle et artificielle.
- Théorie de l‘acquisition des biens; l'acquisition des biens ne regarde pas directement l'économie domestique, qui emploie les biens, mais qui n'a pas à les créer.
- Modes divers d'acquisition : l'agriculture, le pacage. le chasse, la pêche, le brigandage, etc.; tous ces modes constituent l'acquisition naturelle.
- Le commerce est un mode d’acquisition qui n'est pas naturel; double valeur des choses, usage et échange; nécessité et utilité de la monnaie; la vente; avidité insatiable du commerce ; réprobation de l'usure.
§ 1. Puisque aussi bien l’esclave fait partie de la propriété, nous allons étudier, suivant notre méthode ordinaire, la propriété en général et l'acquisition des biens.
La première question est de savoir si la science de l'acquisition ne fait qu’un avec la science domestique, ou si elle en est une branche, ou seulement un auxiliaire. Si elle en est l’auxiliaire, est-ce comme l'art de faire des navettes sert à l'art de tisser? on bien comme l'art de foudre les métaux sert au statuaire ? Les services de ces deux arts subsidiaires sont en effet bien distincts : là., c’est l'instrument qui est fourni ; ici, c'est la matière. J’entends par matière la substance qui sert;
à confectionner un objet : par exemple, la laine pour le fabricant, l'airain pour le statuaire. Ceci montre que l'acquisition des biens ne se confond pas avec l'administration domestique, puisque l’une emploie ce que l'autre fournit. A qui appartient-il, en effet, de mettre en œuvre les fonds de la famille, si ce n’est à l’administration domestique ?
§ 2. Reste a savoir si l'acquisition des choses n’est qu’une branche de cette administration, ou bien une science à part. D'abord, si celui qui possède cette science doit connaître les sources de la richesse et de la propriété, on doit convenir que la propriété et la richesse embrassent des objets bien divers. En premier lieu, on peut se demander si Part de l’agriculture, et en général la recherche et l'acquisition des aliments, est compris dans l'acquisition des biens, ou s’il forme un mode spécial d’acquérir.
§ 3. Mais les genres d'alimentation sont extrêmement variés; et de là, cette multiplicité de genres de vie chez l'homme et chez les animaux, dont aucun ne peut subsister sans aliments. Par suite, ce sont précisément ces diversités-là qui diversifient les existences des animaux. Dans l'état sauvage, les uns vivent en troupes, les autres s’isolent, selon que l'exige l'intérêt de leur subsistance, parce
que les uns sont carnivores, les autres frugivores, et les autres omnivores. C'est pour leur faciliter la recherche et le choix des aliments que la nature leur a déterminé un genre spécial de vie. La vie des carnivores et celle des frugivores différent justement en ce qu’ils n’aiment point par instinct la même nourriture, et que chacun d'eux a des goûts particuliers.
De la propriété naturelle et artificielle.
- Théorie de l‘acquisition des biens; l'acquisition des biens ne regarde pas directement l'économie domestique, qui emploie les biens, mais qui n'a pas à les créer.
- Modes divers d'acquisition : l'agriculture, le pacage. le chasse, la pêche, le brigandage, etc.; tous ces modes constituent l'acquisition naturelle.
- Le commerce est un mode d’acquisition qui n'est pas naturel; double valeur des choses, usage et échange; nécessité et utilité de la monnaie; la vente; avidité insatiable du commerce ; réprobation de l'usure.
§ 1. Puisque aussi bien l’esclave fait partie de la propriété, nous allons étudier, suivant notre méthode ordinaire, la propriété en général et l'acquisition des biens.
La première question est de savoir si la science de l'acquisition ne fait qu’un avec la science domestique, ou si elle en est une branche, ou seulement un auxiliaire. Si elle en est l’auxiliaire, est-ce comme l'art de faire des navettes sert à l'art de tisser? on bien comme l'art de foudre les métaux sert au statuaire ? Les services de ces deux arts subsidiaires sont en effet bien distincts : là., c’est l'instrument qui est fourni ; ici, c'est la matière. J’entends par matière la substance qui sert;
à confectionner un objet : par exemple, la laine pour le fabricant, l'airain pour le statuaire. Ceci montre que l'acquisition des biens ne se confond pas avec l'administration domestique, puisque l’une emploie ce que l'autre fournit. A qui appartient-il, en effet, de mettre en œuvre les fonds de la famille, si ce n’est à l’administration domestique ?
§ 2. Reste a savoir si l'acquisition des choses n’est qu’une branche de cette administration, ou bien une science à part. D'abord, si celui qui possède cette science doit connaître les sources de la richesse et de la propriété, on doit convenir que la propriété et la richesse embrassent des objets bien divers. En premier lieu, on peut se demander si Part de l’agriculture, et en général la recherche et l'acquisition des aliments, est compris dans l'acquisition des biens, ou s’il forme un mode spécial d’acquérir.
§ 3. Mais les genres d'alimentation sont extrêmement variés; et de là, cette multiplicité de genres de vie chez l'homme et chez les animaux, dont aucun ne peut subsister sans aliments. Par suite, ce sont précisément ces diversités-là qui diversifient les existences des animaux. Dans l'état sauvage, les uns vivent en troupes, les autres s’isolent, selon que l'exige l'intérêt de leur subsistance, parce
que les uns sont carnivores, les autres frugivores, et les autres omnivores. C'est pour leur faciliter la recherche et le choix des aliments que la nature leur a déterminé un genre spécial de vie. La vie des carnivores et celle des frugivores différent justement en ce qu’ils n’aiment point par instinct la même nourriture, et que chacun d'eux a des goûts particuliers.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 4. On en peut dire autant des hommes. Leurs modes d'existence ne sont pas moins divers. Les uns, dans un désoeuvrement absolu, sont nomades ; sans peine et sans travail, ils se nourrissent de la chair des animaux qu'ils élèvent. Seulement, comme leurs troupeaux sont forcés, pour trouver pâture, de changer constamment de place, eux aussi sont contraints de les suivre ; c'est comme un champ vivant qu'ils cultivent. D'autres subsistent de proie ; mais la proie des uns n'est pas. celle des autres : pour ceux-ci, c'est le pillage ; pour ceux-là, c'est la pêche, quand ils habitent le bord des étangs ou des marais, les rivages des fleuves ou de la mer ; d'autres chassent les oiseaux et les bêtes fauves. Mais la majeure partie du genre humain vit de la culture de la terre et de ses fruits.
§ 5, Voici donc à peu près tous les modes d'existence où l'homme n'a besoin d'apporter que son travail personnel, sans demander sa subsistance aux échanges ou au commerce : nomade, agriculteur, pillard, pêcheur ou chasseur. Des peuples vivent à l'aise en combinant ces existences diverses, et en empruntant à l'une de quoi remplir les lacunes de l'autre : ils sont à la fois nomades et pillards, cultivateurs et chasseurs, et ainsi des autres, qui embrassent le genre de vie que le besoin leur impose.
§ 6. Cette possession des aliments est, comme on peut le voir, accordée par la nature aux animaux aussitôt après leur naissance, et tout aussi bien après leur entier développement. Certains animaux, au moment même de la ponte, produisent en même temps que le petit la nourriture qui doit lui suffire jusqu'à ce qu'il soit en état de se pourvoir lui-même. C'est le cas des vermipares et des ovipares. Les vivipares portent pendant un certain temps en eux-mêmes les aliments des nouveau-nés ; ce qu'on nomme le lait n'est pas autre chose.
§ 7. Cette possession des aliments est également acquise aux animaux quand ils sont entièrement développés ; et il faut croire que les plantes sont faites pour les animaux, et les animaux, pour l'homme. Privés, ils le servent et le nourrissent ; sauvages, ils contribuent, si ce n'est tous, au moins la plupart, à sa subsistance et à ses besoins divers ; ils lui fournissent des vêtements et encore d'autres ressources. Si donc la nature ne fait rien d'incomplet, si elle ne fait rien en vain, il faut nécessairement qu'elle ait créé tout cela pour l'homme.
§ 8. Aussi la guerre est-elle encore en quelque sorte un moyen naturel d'acquérir, puisqu'elle comprend cette chasse que l'on doit donner aux bêtes fauves et aux hommes qui, nés pour obéir, refusent de se soumettre ; c'est une guerre que la nature elle-même a faite légitime.
Voilà donc un mode d'acquisition naturelle, faisant partie de l'économie domestique, qui doit le trouver tout fait ou se le procurer, sous peine de ne point accumuler ces indispensables moyens de subsistance sans lesquels ne se formeraient, ni l'association de l'État, ni l'association de la famille.
§ 9. Ce sont même là, on peut le dire, les seules véritables richesses et les emprunts que le bien-être peut faire à ce genre d'acquisition sont bien loin d'être illimités, comme Solon l'a poétiquement prétendu :
L'homme peut sans limite augmenter ses richesses.
C'est qu'au contraire, il y a ici une limite comme dans tous les autres arts. En effet il n'est point d'art dont les instruments ne soient bornés en nombre et en étendue ; et la richesse n'est que l'abondance des instruments domestiques et sociaux.
Il existe donc évidemment un mode d'acquisition naturelle commun aux chefs de famille et aux chefs des États. Nous avons vu quelles en étaient les sources.
§ 5, Voici donc à peu près tous les modes d'existence où l'homme n'a besoin d'apporter que son travail personnel, sans demander sa subsistance aux échanges ou au commerce : nomade, agriculteur, pillard, pêcheur ou chasseur. Des peuples vivent à l'aise en combinant ces existences diverses, et en empruntant à l'une de quoi remplir les lacunes de l'autre : ils sont à la fois nomades et pillards, cultivateurs et chasseurs, et ainsi des autres, qui embrassent le genre de vie que le besoin leur impose.
§ 6. Cette possession des aliments est, comme on peut le voir, accordée par la nature aux animaux aussitôt après leur naissance, et tout aussi bien après leur entier développement. Certains animaux, au moment même de la ponte, produisent en même temps que le petit la nourriture qui doit lui suffire jusqu'à ce qu'il soit en état de se pourvoir lui-même. C'est le cas des vermipares et des ovipares. Les vivipares portent pendant un certain temps en eux-mêmes les aliments des nouveau-nés ; ce qu'on nomme le lait n'est pas autre chose.
§ 7. Cette possession des aliments est également acquise aux animaux quand ils sont entièrement développés ; et il faut croire que les plantes sont faites pour les animaux, et les animaux, pour l'homme. Privés, ils le servent et le nourrissent ; sauvages, ils contribuent, si ce n'est tous, au moins la plupart, à sa subsistance et à ses besoins divers ; ils lui fournissent des vêtements et encore d'autres ressources. Si donc la nature ne fait rien d'incomplet, si elle ne fait rien en vain, il faut nécessairement qu'elle ait créé tout cela pour l'homme.
§ 8. Aussi la guerre est-elle encore en quelque sorte un moyen naturel d'acquérir, puisqu'elle comprend cette chasse que l'on doit donner aux bêtes fauves et aux hommes qui, nés pour obéir, refusent de se soumettre ; c'est une guerre que la nature elle-même a faite légitime.
Voilà donc un mode d'acquisition naturelle, faisant partie de l'économie domestique, qui doit le trouver tout fait ou se le procurer, sous peine de ne point accumuler ces indispensables moyens de subsistance sans lesquels ne se formeraient, ni l'association de l'État, ni l'association de la famille.
§ 9. Ce sont même là, on peut le dire, les seules véritables richesses et les emprunts que le bien-être peut faire à ce genre d'acquisition sont bien loin d'être illimités, comme Solon l'a poétiquement prétendu :
L'homme peut sans limite augmenter ses richesses.
C'est qu'au contraire, il y a ici une limite comme dans tous les autres arts. En effet il n'est point d'art dont les instruments ne soient bornés en nombre et en étendue ; et la richesse n'est que l'abondance des instruments domestiques et sociaux.
Il existe donc évidemment un mode d'acquisition naturelle commun aux chefs de famille et aux chefs des États. Nous avons vu quelles en étaient les sources.
Yocto- Chevalier
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 10. Reste maintenant cet autre genre d'acquisition qu'on appelle plus particulièrement, et à juste titre, l'acquisition des biens ; et pour celui-là, on pourrait vraiment croire que la richesse et la propriété peuvent s'augmenter indéfiniment. La ressemblance de ce second mode d'acquisition avec le premier, est cause qu'ordinairement on ne voit dans tous deux qu'un seul et même objet. Le fait est qu'ils ne sont ni identiques, ni bien éloignés ; le premier est naturel ; l'autre ne vient pas de la nature, et il est bien plutôt le produit de l'art et de l'expérience. Nous en commencerons ici l'étude.
§ 11. Toute propriété a deux usages, qui tous deux lui appartiennent essentiellement, sans toutefois lui appartenir de la même façon : l'un est spécial à la chose, l'autre ne l'est pas. Une chaussure peut à la fois servir à chausser le pied ou à faire un échange. On peut du moins en tirer ce double usage. Celui qui, contre de l'argent ou contre des aliments, échange une chaussure dont un autre a besoin, emploie bien cette chaussure en tant que chaussure, maïs non pas cependant avec son utilité propre ; car elle n'avait point été faite pour l'échange. J'en dirai autant de toutes les autres propriétés ; l'échange, en effet, peut s'appliquer à toutes, puisqu'il est né primitivement entre les hommes de l'abondance sur tel point et de la rareté sur tel autre, des denrées nécessaires à la vie.
§ 12. Il est trop clair que, dans ce sens, la vente ne fait nullement partie de l'acquisition naturelle. Dans l'origine, l'échange ne s'étendait pas au delà des plus stricts besoins, et il est certainement inutile dans la première association, celle de la famille. Pour qu'il se produise, il faut que déjà le cercle de l'association soit plus étendu. Dans le sein de la famille, tout était commun ; parmi les membres qui se séparèrent, une communauté nouvelle s'établit pour des objets non moins nombreux que les premiers, mais différents, et dont on dut se faire part suivant le besoin. C'est encore là le seul genre d'échange que connaissent bien des nations barbares ; il ne va pas au delà du troc des denrées indispensables ; c'est, par exemple, du vin donné ou reçu pour du blé; et ainsi du reste.
§ 13. Ce genre d'échange est parfaitement naturel, et n'est point, à vrai dire, un mode d'acquisition, puisqu'il n'a d'autre but que de pourvoir à la satisfaction de nos besoins naturels. C'est là, cependant, qu'on peut trouver logiquement l'origine de la richesse. A mesure que ces rapports de secours mutuels se transformèrent en se développant, par l'importation des objets dont on était privé et l'exportation de ceux dont on regorgeait, la nécessité introduisit l'usage de la monnaie, les denrées indispensables étant, en nature, de transport difficile.
§ 14. On convint de donner et de recevoir dans les échanges une matière qui, utile par elle-même, fût aisément maniable dans les usages habituels de la vie ; ce fut du fer, par exemple, de l'argent, ou telle autre substance analogue, dont on détermina d'abord la dimension et le poids, et qu'enfin, pour se délivrer des embarras de continuels mesurages, on marqua d'une empreinte particulière, signe de sa valeur.
§ 15. Avec la monnaie, née des premiers échanges indispensables, naquit aussi la vente, autre forme d'acquisition, excessivement simple dans l'origine, mais perfectionnée bientôt par l'expérience, qui révéla, dans la circulation des objets, les sources et les moyens de profits considérables.
§ 16. Voilà comment il semble que la science de l'acquisition a surtout l'argent pour objet, et que son but principal est de pouvoir découvrir les moyens de multiplier les biens ; car elle doit créer les biens et l'opulence. C'est qu'on place souvent l'opulence dans l'abondance de l'argent, parce que c'est sur l'argent que roulent l'acquisition et la vente ; et cependant cet argent n'est en lui-même qu'une chose absolument vaine, n'ayant de valeur que par la loi et non par la nature, puisqu'un changement de convention parmi ceux qui en font usage peut le déprécier complètement, et le rendre tout à fait incapable de satisfaire aucun de nos besoins. En effet, un homme, malgré tout son argent, ne pourra-t-il pas manquer des objets de première nécessité ? Et n'est-ce pas une plaisante richesse que celle dont l'abondance n'empêche pas de mourir de faim ? C'est comme ce Midas de la mythologie, dont le voeu cupide faisait changer en or tous les mets de sa table.
§ 11. Toute propriété a deux usages, qui tous deux lui appartiennent essentiellement, sans toutefois lui appartenir de la même façon : l'un est spécial à la chose, l'autre ne l'est pas. Une chaussure peut à la fois servir à chausser le pied ou à faire un échange. On peut du moins en tirer ce double usage. Celui qui, contre de l'argent ou contre des aliments, échange une chaussure dont un autre a besoin, emploie bien cette chaussure en tant que chaussure, maïs non pas cependant avec son utilité propre ; car elle n'avait point été faite pour l'échange. J'en dirai autant de toutes les autres propriétés ; l'échange, en effet, peut s'appliquer à toutes, puisqu'il est né primitivement entre les hommes de l'abondance sur tel point et de la rareté sur tel autre, des denrées nécessaires à la vie.
§ 12. Il est trop clair que, dans ce sens, la vente ne fait nullement partie de l'acquisition naturelle. Dans l'origine, l'échange ne s'étendait pas au delà des plus stricts besoins, et il est certainement inutile dans la première association, celle de la famille. Pour qu'il se produise, il faut que déjà le cercle de l'association soit plus étendu. Dans le sein de la famille, tout était commun ; parmi les membres qui se séparèrent, une communauté nouvelle s'établit pour des objets non moins nombreux que les premiers, mais différents, et dont on dut se faire part suivant le besoin. C'est encore là le seul genre d'échange que connaissent bien des nations barbares ; il ne va pas au delà du troc des denrées indispensables ; c'est, par exemple, du vin donné ou reçu pour du blé; et ainsi du reste.
§ 13. Ce genre d'échange est parfaitement naturel, et n'est point, à vrai dire, un mode d'acquisition, puisqu'il n'a d'autre but que de pourvoir à la satisfaction de nos besoins naturels. C'est là, cependant, qu'on peut trouver logiquement l'origine de la richesse. A mesure que ces rapports de secours mutuels se transformèrent en se développant, par l'importation des objets dont on était privé et l'exportation de ceux dont on regorgeait, la nécessité introduisit l'usage de la monnaie, les denrées indispensables étant, en nature, de transport difficile.
§ 14. On convint de donner et de recevoir dans les échanges une matière qui, utile par elle-même, fût aisément maniable dans les usages habituels de la vie ; ce fut du fer, par exemple, de l'argent, ou telle autre substance analogue, dont on détermina d'abord la dimension et le poids, et qu'enfin, pour se délivrer des embarras de continuels mesurages, on marqua d'une empreinte particulière, signe de sa valeur.
§ 15. Avec la monnaie, née des premiers échanges indispensables, naquit aussi la vente, autre forme d'acquisition, excessivement simple dans l'origine, mais perfectionnée bientôt par l'expérience, qui révéla, dans la circulation des objets, les sources et les moyens de profits considérables.
§ 16. Voilà comment il semble que la science de l'acquisition a surtout l'argent pour objet, et que son but principal est de pouvoir découvrir les moyens de multiplier les biens ; car elle doit créer les biens et l'opulence. C'est qu'on place souvent l'opulence dans l'abondance de l'argent, parce que c'est sur l'argent que roulent l'acquisition et la vente ; et cependant cet argent n'est en lui-même qu'une chose absolument vaine, n'ayant de valeur que par la loi et non par la nature, puisqu'un changement de convention parmi ceux qui en font usage peut le déprécier complètement, et le rendre tout à fait incapable de satisfaire aucun de nos besoins. En effet, un homme, malgré tout son argent, ne pourra-t-il pas manquer des objets de première nécessité ? Et n'est-ce pas une plaisante richesse que celle dont l'abondance n'empêche pas de mourir de faim ? C'est comme ce Midas de la mythologie, dont le voeu cupide faisait changer en or tous les mets de sa table.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 17. C'est donc avec grande raison que les gens sensés se demandent si l'opulence et la source de la richesse ne sont point ailleurs ; et certes la richesse et l'acquisition naturelles, objet de la science domestique, sont tout antre chose. Le commerce produit des biens, non point d'une manière absolue, mais par le déplacement d'objets déjà précieux en eux-mêmes. Or c'est l'argent qui paraît surtout préoccuper le commerce ; car l'argent est l'élément et le but de ses échanges ; et la fortune qui naît de cette nouvelle branche d'acquisition semble bien réellement n'avoir aucune borne. La médecine vise à multiplier ses guérisons à l'infini; comme elle, tous les arts placent dans l'infini l'objet qu'ils poursuivent, et tous y prétendent de toutes leurs forces. Mais du moins les moyens qui les conduisent à leur but spécial sont limités, et ce but lui-même leur sert à tous de borne ; bien loin de là, l'acquisition commerciale n'a pas même pour fin le but qu'elle poursuit, puisque son but est précisément une opulence et un enrichissement indéfinis.
§ 18. Mais si l'art de cette richesse n'a pas de bornes, la science domestique en a, parce que son objet est tout différent. Ainsi, l'on pourrait fort bien croire à première vue que toute richesse sans exception a nécessairement des limites. Mais les faits sont là pour nous prouver le contraire ; tous les négociants voient s'accroître leur argent sans aucun terme.
Ces deux espèces si différentes d'acquisition, employant le même fonds qu'elles recherchent toutes deux également, quoique dans des vues bien diverses, l'une ayant un tout autre but que l'accroissement indéfini de l'argent, qui est l'unique objet de l'autre, cette ressemblance a fait croire à bien des gens que la science domestique avait aussi la même portée; et ils se persuadent fermement qu'il faut à tout prix conserver ou augmenter à l'infini la somme d'argent qu'on possède.
§ 19. Pour en venir là, il faut être préoccupé uniquement du soin de vivre, sans songer à vivre comme on le doit. Le désir de la vie n'ayant pas de bornes, on est directement porté à désirer, pour le satisfaire, des moyens qui n'en ont pas davantage. Ceux-là mêmes qui s'attachent à vivre sagement recherchent aussi des jouissances corporelles ; et comme la propriété semble encore assurer ces jouissances, tous les soins des hommes se portent à amasser du bien ; de là, naît cette seconde branche d'acquisition dont je parle. Le plaisir ayant absolument besoin d'une excessive abondance, on cherche tous les moyens qui peuvent la procurer. Quand on ne peut les trouver dans les acquisitions naturelles, on les demande ailleurs ; et l'on applique ses facultés à des usages que la nature ne leur destinait pas.
§ 20. Ainsi, faire de l'argent n'est pas l'objet du courage, qui ne doit nous donner qu'une mâle assurance ; ce n'est pas non plus l'objet de l'art militaire ni de la médecine, qui doivent nous donner, l'un la victoire, l'autre la santé ; et cependant, on ne fait de toutes ces professions qu'une affaire d'argent, comme si c'était là leur but propre et que tout en elles dût viser à atteindre ce but.
Voilà donc ce que j'avais à dire sur les divers moyens d'acquérir le superflu ; j'ai fait voir ce que sont ces moyens, et comment ils peuvent nous devenir un réel besoin. Quant à l'art de la véritable et nécessaire richesse, j'ai montré qu'il était tout différent de celui-là ; qu'il n'était que l'économie naturelle, uniquement occupée du soin de la subsistance ; art non pas infini comme l'autre, mais ayant au contraire des limites positives.
§ 18. Mais si l'art de cette richesse n'a pas de bornes, la science domestique en a, parce que son objet est tout différent. Ainsi, l'on pourrait fort bien croire à première vue que toute richesse sans exception a nécessairement des limites. Mais les faits sont là pour nous prouver le contraire ; tous les négociants voient s'accroître leur argent sans aucun terme.
Ces deux espèces si différentes d'acquisition, employant le même fonds qu'elles recherchent toutes deux également, quoique dans des vues bien diverses, l'une ayant un tout autre but que l'accroissement indéfini de l'argent, qui est l'unique objet de l'autre, cette ressemblance a fait croire à bien des gens que la science domestique avait aussi la même portée; et ils se persuadent fermement qu'il faut à tout prix conserver ou augmenter à l'infini la somme d'argent qu'on possède.
§ 19. Pour en venir là, il faut être préoccupé uniquement du soin de vivre, sans songer à vivre comme on le doit. Le désir de la vie n'ayant pas de bornes, on est directement porté à désirer, pour le satisfaire, des moyens qui n'en ont pas davantage. Ceux-là mêmes qui s'attachent à vivre sagement recherchent aussi des jouissances corporelles ; et comme la propriété semble encore assurer ces jouissances, tous les soins des hommes se portent à amasser du bien ; de là, naît cette seconde branche d'acquisition dont je parle. Le plaisir ayant absolument besoin d'une excessive abondance, on cherche tous les moyens qui peuvent la procurer. Quand on ne peut les trouver dans les acquisitions naturelles, on les demande ailleurs ; et l'on applique ses facultés à des usages que la nature ne leur destinait pas.
§ 20. Ainsi, faire de l'argent n'est pas l'objet du courage, qui ne doit nous donner qu'une mâle assurance ; ce n'est pas non plus l'objet de l'art militaire ni de la médecine, qui doivent nous donner, l'un la victoire, l'autre la santé ; et cependant, on ne fait de toutes ces professions qu'une affaire d'argent, comme si c'était là leur but propre et que tout en elles dût viser à atteindre ce but.
Voilà donc ce que j'avais à dire sur les divers moyens d'acquérir le superflu ; j'ai fait voir ce que sont ces moyens, et comment ils peuvent nous devenir un réel besoin. Quant à l'art de la véritable et nécessaire richesse, j'ai montré qu'il était tout différent de celui-là ; qu'il n'était que l'économie naturelle, uniquement occupée du soin de la subsistance ; art non pas infini comme l'autre, mais ayant au contraire des limites positives.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 21. Ceci rend parfaitement claire la question que nous nous étions d'abord posée, à savoir si l'acquisition des biens est ou non l'affaire du chef de famille et du chef de l'État. Il est vrai qu'il faut toujours supposer la préexistence de ces biens. Ainsi, la politique même ne fait pas les hommes ; elle les prend tels que la nature les lui donne, et elle en use. De même, c'est à la nature de nous fournir les premiers aliments, qu'ils viennent de la terre, de la mer, ou de toute autre source ; c'est ensuite au chef de famille de disposer de ces dons comme il convient de le faire ; c'est ainsi que le fabricant ne crée pas la laine ; mais il doit savoir l'employer, en distinguer les qualités et les défauts, et connaître celle qui peut servir et celle qui ne le peut pas.
§ 22. On pourrait demander encore pourquoi, tandis que l'acquisition des biens fait partie du gouvernement domestique, la médecine lui est étrangère, bien que les membres de la famille aient besoin de santé tout autant que de nourriture, ou de tel autre objet indispensable pour vivre. En voici la raison : si d'un côté le chef de famille et le chef de l'État doivent s'occuper de la santé de leurs administrés, d'un autre côté, ce soin regarde, non point eux, mais le médecin. De même, les biens de la famille, jusqu'à certain point, concernent son chef, et, jusqu'à certain point, concernent non pas lui, mais la nature qui doit les fournir. C'est exclusivement à la nature, je le répète, de donner le premier fonds. C'est à la nature d'assurer la nourriture à l'être qu'elle crée ; et, en effet, tout être reçoit les premiers aliments de celui qui lui transmet la vie. Voilà aussi pourquoi les fruits et les animaux forment un fonds naturel que tous les hommes savent exploiter.
§ 23. L'acquisition des biens étant double, comme nous l'avons vu, c'est-à-dire à la fois commerciale et domestique, celle-ci nécessaire et estimée à bon droit, celle-là dédaignée non moins justement comme n'étant pas naturelle, et ne résultant que du colportage des objets, on a surtout raison d'exécrer l'usure, parce qu'elle est un mode d'acquisition né de l'argent lui-même, et ne lui donnant pas la destination pour laquelle on l'avait créé. L'argent ne devait servir qu'à l'échange; et l'intérêt qu'on en tire le multiplie lui-même, comme l'indique assez le nom que lui donne la langue grecque. Les pères ici sont absolument semblables aux enfants. L'intérêt est de l'argent issu d'argent, et c'est de toutes les acquisitions celle qui est la plus contraire à la nature.
§ 22. On pourrait demander encore pourquoi, tandis que l'acquisition des biens fait partie du gouvernement domestique, la médecine lui est étrangère, bien que les membres de la famille aient besoin de santé tout autant que de nourriture, ou de tel autre objet indispensable pour vivre. En voici la raison : si d'un côté le chef de famille et le chef de l'État doivent s'occuper de la santé de leurs administrés, d'un autre côté, ce soin regarde, non point eux, mais le médecin. De même, les biens de la famille, jusqu'à certain point, concernent son chef, et, jusqu'à certain point, concernent non pas lui, mais la nature qui doit les fournir. C'est exclusivement à la nature, je le répète, de donner le premier fonds. C'est à la nature d'assurer la nourriture à l'être qu'elle crée ; et, en effet, tout être reçoit les premiers aliments de celui qui lui transmet la vie. Voilà aussi pourquoi les fruits et les animaux forment un fonds naturel que tous les hommes savent exploiter.
§ 23. L'acquisition des biens étant double, comme nous l'avons vu, c'est-à-dire à la fois commerciale et domestique, celle-ci nécessaire et estimée à bon droit, celle-là dédaignée non moins justement comme n'étant pas naturelle, et ne résultant que du colportage des objets, on a surtout raison d'exécrer l'usure, parce qu'elle est un mode d'acquisition né de l'argent lui-même, et ne lui donnant pas la destination pour laquelle on l'avait créé. L'argent ne devait servir qu'à l'échange; et l'intérêt qu'on en tire le multiplie lui-même, comme l'indique assez le nom que lui donne la langue grecque. Les pères ici sont absolument semblables aux enfants. L'intérêt est de l'argent issu d'argent, et c'est de toutes les acquisitions celle qui est la plus contraire à la nature.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
CHAPITRE IV.
Considérations pratiques sur l'acquisition des biens ; richesse naturelle, richesse artificielle ; l'exploitation des bois et des mines est une troisième espèce de richesse. - Auteurs qui ont écrit sur ces matières : Charès de Paros et Apollodore de Lemnos. - Spéculations ingénieuses et sûres pour acquérir de la fortune ; spéculation de Thalès ; les monopoles employés par les particuliers et par les États.
§ 1. De la science, que nous avons suffisamment développée, passons maintenant à quelques considérations sur la pratique. Dans tous les sujets tels que celui-ci, un libre champ est ouvert à la théorie ; mais l'application a ses nécessités.
La science de la richesse dans ses branches pratiques consiste à connaître à fond le genre, le lieu et l'emploi des produits les plus avantageux : à savoir, par exemple, si l'on doit se livrer à l'élève des chevaux, ou à celui des bœufs ou des moutons, ou de tels autres animaux, dont on doit apprendre à choisir habilement les espèces les plus profitables selon les localités ; car toutes ne réussissent pas également partout. La pratique consiste aussi à connaître l'agriculture, et les terres qu'il faut laisser sans arbres et celles qu'il convient de planter ; elle s'occupe enfin avec soin des abeilles et de tous les animaux de l'air et des eaux qui peuvent offrir quelques ressources.
§ 2. Tels sont les premiers éléments de la richesse proprement dite.
Quant à la richesse que produit l'échange, son élément principal, c'est le commerce ; qui se partage en trois branches diversement sûres et diversement lucratives : commerce par eau, commerce par terre, et vente en boutique. Vient en second lieu le prêt à intérêt, et enfin le salaire, qui peut s'appliquer à des ouvrages mécaniques, ou bien à des travaux purement corporels de manoeuvres qui n'ont que leurs bras.
Il est encore un troisième genre de richesse intermédiaire entre la richesse naturelle et la richesse d'échange, tenant de l'une et de l'autre et venant de tous les produits de la terre, qui, pour n'être pas des fruits, n'en ont pas moins leur utilité : c'est l'exploitation des bois ; c'est celle des mines, dont les divisions sont aussi nombreuses que les métaux mêmes tirés du sein de la terre.
§ 3. Ces généralités doivent nous suffire. Des détails spéciaux et précis peuvent être utiles aux métiers qu'ils concernent ; pour nous, ils ne seraient que fastidieux. Parmi les métiers, les plus relevés sont ceux qui donnent le moins au hasard ; les plus mécaniques, ceux qui déforment le corps plus que les autres ; les plus serviles, ceux qui l'occupent davantage ; les plus dégradés enfin, ceux qui exigent le moins d'intelligence et de mérite.
§ 4. Quelques auteurs, au surplus, ont approfondi ces diverses matières. Charès de Paros et Apollodore de Lemnos, par exemple, se sont occupés de la culture des champs et des bois. Le reste a été traité dans d'autres ouvrages, que devront étudier ceux que ces sujets intéressent. Ils feront bien aussi de recueillir les traditions répandues sur les moyens qui ont conduit quelques personnes à la fortune. Tous ces renseignements peuvent être profitables pour ceux qui tiennent à y parvenir à leur tour.
Considérations pratiques sur l'acquisition des biens ; richesse naturelle, richesse artificielle ; l'exploitation des bois et des mines est une troisième espèce de richesse. - Auteurs qui ont écrit sur ces matières : Charès de Paros et Apollodore de Lemnos. - Spéculations ingénieuses et sûres pour acquérir de la fortune ; spéculation de Thalès ; les monopoles employés par les particuliers et par les États.
§ 1. De la science, que nous avons suffisamment développée, passons maintenant à quelques considérations sur la pratique. Dans tous les sujets tels que celui-ci, un libre champ est ouvert à la théorie ; mais l'application a ses nécessités.
La science de la richesse dans ses branches pratiques consiste à connaître à fond le genre, le lieu et l'emploi des produits les plus avantageux : à savoir, par exemple, si l'on doit se livrer à l'élève des chevaux, ou à celui des bœufs ou des moutons, ou de tels autres animaux, dont on doit apprendre à choisir habilement les espèces les plus profitables selon les localités ; car toutes ne réussissent pas également partout. La pratique consiste aussi à connaître l'agriculture, et les terres qu'il faut laisser sans arbres et celles qu'il convient de planter ; elle s'occupe enfin avec soin des abeilles et de tous les animaux de l'air et des eaux qui peuvent offrir quelques ressources.
§ 2. Tels sont les premiers éléments de la richesse proprement dite.
Quant à la richesse que produit l'échange, son élément principal, c'est le commerce ; qui se partage en trois branches diversement sûres et diversement lucratives : commerce par eau, commerce par terre, et vente en boutique. Vient en second lieu le prêt à intérêt, et enfin le salaire, qui peut s'appliquer à des ouvrages mécaniques, ou bien à des travaux purement corporels de manoeuvres qui n'ont que leurs bras.
Il est encore un troisième genre de richesse intermédiaire entre la richesse naturelle et la richesse d'échange, tenant de l'une et de l'autre et venant de tous les produits de la terre, qui, pour n'être pas des fruits, n'en ont pas moins leur utilité : c'est l'exploitation des bois ; c'est celle des mines, dont les divisions sont aussi nombreuses que les métaux mêmes tirés du sein de la terre.
§ 3. Ces généralités doivent nous suffire. Des détails spéciaux et précis peuvent être utiles aux métiers qu'ils concernent ; pour nous, ils ne seraient que fastidieux. Parmi les métiers, les plus relevés sont ceux qui donnent le moins au hasard ; les plus mécaniques, ceux qui déforment le corps plus que les autres ; les plus serviles, ceux qui l'occupent davantage ; les plus dégradés enfin, ceux qui exigent le moins d'intelligence et de mérite.
§ 4. Quelques auteurs, au surplus, ont approfondi ces diverses matières. Charès de Paros et Apollodore de Lemnos, par exemple, se sont occupés de la culture des champs et des bois. Le reste a été traité dans d'autres ouvrages, que devront étudier ceux que ces sujets intéressent. Ils feront bien aussi de recueillir les traditions répandues sur les moyens qui ont conduit quelques personnes à la fortune. Tous ces renseignements peuvent être profitables pour ceux qui tiennent à y parvenir à leur tour.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 5. Je citerai ce qu'on raconte de Thalès de Milet ; c'est une spéculation lucrative, dont on lui a fait particulièrement honneur, sans doute à cause de sa sagesse, mais dont tout le monde est capable. Ses connaissances en astronomie lui avaient fait supposer, dès l'hiver, que la récolte suivante des olives serait abondante ; et, dans la vue de répondre à quelques reproches sur sa pauvreté, dont n'avait pu le garantir une inutile philosophie, il employa le peu d'argent qu'il possédait à fournir des arrhes pour la location de tous les pressoirs de Milet et de Chios ; il les eut à bon marché, en l'absence de tout autre enchérisseur. Mais quand le temps fut venu, les pressoirs étant recherchés tout à coup par une foule de cultivateurs, il les sous-loua au prix qu'il voulut. Le profit fut considérable ; et Thalès prouva, par cette spéculation habile, que les philosophes, quand ils le veulent, savent aisément s'enrichir, bien que ce ne soit pas là l'objet de leurs soins.
§ 6. On donne ceci pour un grand exemple d'habileté de la part de Thalès ; mais, je le répète, cette spéculation appartient en général à tous ceux qui sont en position de se créer un monopole. Il y a même des États qui, dans un besoin d'argent, ont recours à cette ressource, et s'attribuent un monopole général de toutes les ventes.
§ 7. Un particulier, en Sicile, employa les dépôts faits chez lui à acheter le fer de toutes les usines; puis, quand les négociants venaient des divers marchés, il était seul à le leur vendre ; et, sans augmenter excessivement les prix, il gagna cent talents pour cinquante.
§ 8. Denys en fut informé; et tout en permettant au spéculateur d'emporter sa fortune, il l'exila de Syracuse pour avoir imaginé une opération préjudiciable aux intérêts du prince. Cette spéculation cependant est au fond la même que celle de Thalès : tous deux avaient su se faire un monopole. Les expédients de ce genre sont utiles à connaître, même pour les chefs des États. Bien des gouvernements ont besoin, comme les familles, d'employer ces moyens-là pour s'enrichir ; et l'on pourrait même dire que c'est de cette seule partie du gouvernement que bien des gouvernants croient devoir s'occuper.
§ 6. On donne ceci pour un grand exemple d'habileté de la part de Thalès ; mais, je le répète, cette spéculation appartient en général à tous ceux qui sont en position de se créer un monopole. Il y a même des États qui, dans un besoin d'argent, ont recours à cette ressource, et s'attribuent un monopole général de toutes les ventes.
§ 7. Un particulier, en Sicile, employa les dépôts faits chez lui à acheter le fer de toutes les usines; puis, quand les négociants venaient des divers marchés, il était seul à le leur vendre ; et, sans augmenter excessivement les prix, il gagna cent talents pour cinquante.
§ 8. Denys en fut informé; et tout en permettant au spéculateur d'emporter sa fortune, il l'exila de Syracuse pour avoir imaginé une opération préjudiciable aux intérêts du prince. Cette spéculation cependant est au fond la même que celle de Thalès : tous deux avaient su se faire un monopole. Les expédients de ce genre sont utiles à connaître, même pour les chefs des États. Bien des gouvernements ont besoin, comme les familles, d'employer ces moyens-là pour s'enrichir ; et l'on pourrait même dire que c'est de cette seule partie du gouvernement que bien des gouvernants croient devoir s'occuper.
Yocto- Chevalier
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
CHAPITRE V.
Du pouvoir domestique; rapports du mari à la femme, du père aux enfants.
- Vertus particulières et générales de l'esclave, de la femme et de l'enfant.
- Différence profonde de l'homme et de la femme ; erreur de Socrate ; louables travaux de Gorgias.
- Qualités de l'ouvrier.
- Importance de l'éducation des femmes et de celle des enfants.
§ 1. Nous avons dit que l'administration de la famille repose sur trois sortes de pouvoirs : celui du maître, dont nous avons parlé plus haut, celui du père, et celui de l'époux. On commande à la femme et aux enfants comme à des êtres également libres, mais soumis toutefois à une autorité différente, républicaine pour la première, et royale pour les autres. L'homme, sauf les exceptions contre nature, est appelé à commander plutôt que la femme, de même que l'être le plus âgé et le plus accompli est appelé à commander à l'être plus jeune et incomplet.
§ 2. Dans la constitution républicaine, on passe ordinairement par une alternative d'obéissance et d'autorité, parce que tous les membres doivent y être naturellement égaux et semblables en tout ; ce qui n'empêche pas qu'on cherche à distinguer la position de chef et de subordonné, tant qu'elle dure, par quelque signe extérieur, par des dénominations, par des honneurs. C'est aussi ce que pensait Amasis, quand il racontait l'histoire de sa cuvette. Le rapport de l'homme à la femme reste toujours tel que je viens de le dire. L'autorité du père sur ses enfants est au contraire toute royale. L'affection et l'âge donnent le pouvoir aux parents aussi bien qu'aux rois; et quand Homère appelle Jupiter
... Père immortel des hommes et des dieux,
il a bien raison d'ajouter qu'il est aussi leur roi ; car un roi doit à la fois être supérieur à ses sujets par ses facultés naturelles, et cependant être de la même race qu'eux; et telle est précisément la relation du plus vieux au plus jeune, et du père à l'enfant.
§ 3. Il n'est pas besoin de dire qu'on doit mettre bien plus de soin à l'administration des hommes qu'à celle des choses inanimées, à la perfection des premiers qu'à la perfection des secondes, qui constituent la richesse ; bien plus de soin à la direction des êtres libres qu'à celle des esclaves. La première question, quant à l'esclave, c'est de savoir si l'on peut attendre de lui, au delà de sa vertu d'instrument et de serviteur, quelque vertu, comme la sagesse, le courage, l'équité, etc. ; ou bien, s'il ne peut avoir d'autre mérite que ses services tout corporels. Des deux côtés, il y a sujet de doute. Si l'on suppose ces vertus aux esclaves, où sera leur différence avec les hommes libres ? Si on les leur refuse, la chose n'est pas moins absurde ; car ils sont hommes, et ont leur part de raison.
§ 4. La question est à peu près la même pour la femme et l'enfant. Quelles sont leurs vertus spéciales ? La femme peut-elle être sage, courageuse et juste comme un homme ? L'enfant peut-il être sage et dompter ses passions, ou ne le peut-il pas ? Et d'une manière générale, l'être fait par la nature pour commander et l'être destiné à obéir doivent-ils posséder les mêmes vertus ou des vertus différentes ? Si tous deux ont un mérite absolument égal, d'où vient que l'un doit commander, et l'autre obéir à jamais ? Il n'y a point ici de différence possible du plus au moins : autorité et obéissance diffèrent spécifiquement, et entre le plus et le moins il n'existe aucune différence de ce genre.
§ 5. Exiger des vertus de l'un, n'en point exiger de l'autre serait encore plus étrange. Si l'être qui commande n'a ni sagesse ni équité, comment pourra-t-il bien commander ? Si l'être qui obéit est privé de ces vertus, comment pourra-t-il bien obéir?
Intempérant, paresseux, il manquera à tous ses devoirs. Il y a donc nécessité évidente que tous deux aient des vertus, mais des vertus aussi diverses que le sont les espèces des êtres destinés par la nature à la soumission. C'est ce que nous avons déjà dit de l'âme. En elle, la nature a fait deux parties distinctes : l'une pour commander, l'autre pour obéir ; et leurs qualités sont bien diverses, l'une étant douée de raison, l'autre en étant privée.
§ 6. Cette relation s'étend évidemment au reste des êtres ; et dans le plus grand nombre, la nature a établi le commandement et l'obéissance. Ainsi, l'homme libre commande à l'esclave tout autrement que l'époux à la femme, et le père, à l'enfant ; et pourtant les éléments essentiels de l'âme existent dans tous ces êtres ; mais ils y sont à des degrés bien divers. L'esclave est absolument privé de volonté ; la femme en a une, mais en sous-ordre ; l'enfant n'en a qu'une incomplète.
§ 7. Il en est nécessairement de même des vertus morales. On doit les supposer dans tous ces êtres, mais à des degrés différents, et seulement dans la proportion indispensable à la destination de chacun d'eux. L'être qui commande doit avoir la vertu morale dans toute sa perfection ; sa tâche est absolument celle de l'architecte qui ordonne ; et l'architecte ici, c'est la raison. Quant aux autres, ils ne doivent avoir de vertus que suivant les fonctions qu'ils ont à remplir.
Du pouvoir domestique; rapports du mari à la femme, du père aux enfants.
- Vertus particulières et générales de l'esclave, de la femme et de l'enfant.
- Différence profonde de l'homme et de la femme ; erreur de Socrate ; louables travaux de Gorgias.
- Qualités de l'ouvrier.
- Importance de l'éducation des femmes et de celle des enfants.
§ 1. Nous avons dit que l'administration de la famille repose sur trois sortes de pouvoirs : celui du maître, dont nous avons parlé plus haut, celui du père, et celui de l'époux. On commande à la femme et aux enfants comme à des êtres également libres, mais soumis toutefois à une autorité différente, républicaine pour la première, et royale pour les autres. L'homme, sauf les exceptions contre nature, est appelé à commander plutôt que la femme, de même que l'être le plus âgé et le plus accompli est appelé à commander à l'être plus jeune et incomplet.
§ 2. Dans la constitution républicaine, on passe ordinairement par une alternative d'obéissance et d'autorité, parce que tous les membres doivent y être naturellement égaux et semblables en tout ; ce qui n'empêche pas qu'on cherche à distinguer la position de chef et de subordonné, tant qu'elle dure, par quelque signe extérieur, par des dénominations, par des honneurs. C'est aussi ce que pensait Amasis, quand il racontait l'histoire de sa cuvette. Le rapport de l'homme à la femme reste toujours tel que je viens de le dire. L'autorité du père sur ses enfants est au contraire toute royale. L'affection et l'âge donnent le pouvoir aux parents aussi bien qu'aux rois; et quand Homère appelle Jupiter
... Père immortel des hommes et des dieux,
il a bien raison d'ajouter qu'il est aussi leur roi ; car un roi doit à la fois être supérieur à ses sujets par ses facultés naturelles, et cependant être de la même race qu'eux; et telle est précisément la relation du plus vieux au plus jeune, et du père à l'enfant.
§ 3. Il n'est pas besoin de dire qu'on doit mettre bien plus de soin à l'administration des hommes qu'à celle des choses inanimées, à la perfection des premiers qu'à la perfection des secondes, qui constituent la richesse ; bien plus de soin à la direction des êtres libres qu'à celle des esclaves. La première question, quant à l'esclave, c'est de savoir si l'on peut attendre de lui, au delà de sa vertu d'instrument et de serviteur, quelque vertu, comme la sagesse, le courage, l'équité, etc. ; ou bien, s'il ne peut avoir d'autre mérite que ses services tout corporels. Des deux côtés, il y a sujet de doute. Si l'on suppose ces vertus aux esclaves, où sera leur différence avec les hommes libres ? Si on les leur refuse, la chose n'est pas moins absurde ; car ils sont hommes, et ont leur part de raison.
§ 4. La question est à peu près la même pour la femme et l'enfant. Quelles sont leurs vertus spéciales ? La femme peut-elle être sage, courageuse et juste comme un homme ? L'enfant peut-il être sage et dompter ses passions, ou ne le peut-il pas ? Et d'une manière générale, l'être fait par la nature pour commander et l'être destiné à obéir doivent-ils posséder les mêmes vertus ou des vertus différentes ? Si tous deux ont un mérite absolument égal, d'où vient que l'un doit commander, et l'autre obéir à jamais ? Il n'y a point ici de différence possible du plus au moins : autorité et obéissance diffèrent spécifiquement, et entre le plus et le moins il n'existe aucune différence de ce genre.
§ 5. Exiger des vertus de l'un, n'en point exiger de l'autre serait encore plus étrange. Si l'être qui commande n'a ni sagesse ni équité, comment pourra-t-il bien commander ? Si l'être qui obéit est privé de ces vertus, comment pourra-t-il bien obéir?
Intempérant, paresseux, il manquera à tous ses devoirs. Il y a donc nécessité évidente que tous deux aient des vertus, mais des vertus aussi diverses que le sont les espèces des êtres destinés par la nature à la soumission. C'est ce que nous avons déjà dit de l'âme. En elle, la nature a fait deux parties distinctes : l'une pour commander, l'autre pour obéir ; et leurs qualités sont bien diverses, l'une étant douée de raison, l'autre en étant privée.
§ 6. Cette relation s'étend évidemment au reste des êtres ; et dans le plus grand nombre, la nature a établi le commandement et l'obéissance. Ainsi, l'homme libre commande à l'esclave tout autrement que l'époux à la femme, et le père, à l'enfant ; et pourtant les éléments essentiels de l'âme existent dans tous ces êtres ; mais ils y sont à des degrés bien divers. L'esclave est absolument privé de volonté ; la femme en a une, mais en sous-ordre ; l'enfant n'en a qu'une incomplète.
§ 7. Il en est nécessairement de même des vertus morales. On doit les supposer dans tous ces êtres, mais à des degrés différents, et seulement dans la proportion indispensable à la destination de chacun d'eux. L'être qui commande doit avoir la vertu morale dans toute sa perfection ; sa tâche est absolument celle de l'architecte qui ordonne ; et l'architecte ici, c'est la raison. Quant aux autres, ils ne doivent avoir de vertus que suivant les fonctions qu'ils ont à remplir.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 8. Reconnaissons donc que tous les individus dont nous venons de parler ont leur part de vertu morale, mais que la sagesse de l'homme n'est pas celle de la femme, que son courage, son équité, ne sont pas les mêmes, comme le pensait Socrate, et que la force de l’un est toute de commandement ; celle de l'autre, toute de soumission. Et j'en dis autant de toutes leurs autres vertus ; car ceci est encore bien plus vrai, quand on se donne la peine d'examiner les choses en détail. C'est se faire illusion à soi-même que de dire, en se bornant à des généralités, que « la vertu est une bonne disposition de l'âme », et la pratique de la sagesse ; ou de répéter telle autre explication tout aussi vague. A de pareilles définitions, je préfère de beaucoup la méthode de ceux qui, comme Gorgias, se sont occupés de faire le dénombrement de toutes les vertus. Ainsi, en résumé, ce que dit le poète d'une des qualités féminines :
Un modeste silence est l'honneur de la femme,
est également juste de toutes les autres ; cette réserve ne siérait pas à un homme.
§ 9. L'enfant étant un être incomplet, il s'ensuit évidemment que la vertu ne lui appartient pas véritablement, mais qu'elle doit être rapportée à l'être accompli qui le dirige. Le rapport est le même du maître à l'esclave. Nous avons établi que l'utilité de l'esclave s'applique aux besoins de l'existence ; la vertu ne lui sera donc nécessaire que dans une proportion fort étroite ; il n'en aura que ce qu'il en faut pour ne point négliger ses travaux par intempérance ou paresse.
§ 10. Mais, ceci étant admis, pourra-t-on dire : Les ouvriers aussi devront donc avoir de la vertu, puisque souvent l'intempérance les détourne de leurs travaux ? Mais n'y a-t-il point ici une énorme différence ? L'esclave partage notre vie ; l'ouvrier au contraire vit loin de nous et ne doit avoir de vertu qu'autant précisément qu'il a d'esclavage ; car le labeur de l'ouvrier est en quelque sorte un esclavage limité. La nature fait l'esclave ; elle ne fait pas le cordonnier ou tel autre ouvrier.
§ 11. Il faut donc avouer que le maître doit être pour l'esclave l'origine de la vertu qui lui est spéciale, bien qu'il n'ait pas, en tant que maître, à lui communiquer l'apprentissage de ses travaux. Aussi est-ce bien à tort que quelques personnes refusent toute raison aux esclaves et ne veulent jamais leur donner que des ordres ; il faut au contraire les reprendre avec plus d'indulgence encore que les enfants. Du reste, je m'arrête ici sur ce sujet.
Quant à ce qui concerne l'époux et la femme, le père et les enfants, et la vertu particulière de chacun d'eux, les relations qui les unissent, leur conduite bonne ou blâmable, et tous les actes qu'ils doivent rechercher comme louables ou fuir comme répréhensibles, ce sont là des objets dont il faut nécessairement s'occuper dans les études politiques.
§ 12. En effet fous ces individus tiennent à la famille, aussi bien que la famille tient à l'État ; or, la vertu des parties doit se rapporter à celle de l'ensemble. Il faut donc que l'éducation des enfants et des femmes soit en harmonie avec l'organisation politique, s'il importe réellement que les enfants et les femmes soient bien réglés pour que l'État le soit comme eux. Or c'est là nécessairement un objet de grande importance ; car les femmes composent la moitié des personnes libres ; et ce sont les enfants qui formeront un jour les membres de l'État.
§ 13. En résumé, après ce que nous venons de dire sur toutes ces questions, et nous proposant de traiter ailleurs celles qui nous restent à éclaircir, nous finirons ici une discussion qui nous semble épuisée ; et nous passerons à un autre sujet, c'est-à-dire, à l'examen des opinions émises sur la meilleure forme de gouvernement.
Un modeste silence est l'honneur de la femme,
est également juste de toutes les autres ; cette réserve ne siérait pas à un homme.
§ 9. L'enfant étant un être incomplet, il s'ensuit évidemment que la vertu ne lui appartient pas véritablement, mais qu'elle doit être rapportée à l'être accompli qui le dirige. Le rapport est le même du maître à l'esclave. Nous avons établi que l'utilité de l'esclave s'applique aux besoins de l'existence ; la vertu ne lui sera donc nécessaire que dans une proportion fort étroite ; il n'en aura que ce qu'il en faut pour ne point négliger ses travaux par intempérance ou paresse.
§ 10. Mais, ceci étant admis, pourra-t-on dire : Les ouvriers aussi devront donc avoir de la vertu, puisque souvent l'intempérance les détourne de leurs travaux ? Mais n'y a-t-il point ici une énorme différence ? L'esclave partage notre vie ; l'ouvrier au contraire vit loin de nous et ne doit avoir de vertu qu'autant précisément qu'il a d'esclavage ; car le labeur de l'ouvrier est en quelque sorte un esclavage limité. La nature fait l'esclave ; elle ne fait pas le cordonnier ou tel autre ouvrier.
§ 11. Il faut donc avouer que le maître doit être pour l'esclave l'origine de la vertu qui lui est spéciale, bien qu'il n'ait pas, en tant que maître, à lui communiquer l'apprentissage de ses travaux. Aussi est-ce bien à tort que quelques personnes refusent toute raison aux esclaves et ne veulent jamais leur donner que des ordres ; il faut au contraire les reprendre avec plus d'indulgence encore que les enfants. Du reste, je m'arrête ici sur ce sujet.
Quant à ce qui concerne l'époux et la femme, le père et les enfants, et la vertu particulière de chacun d'eux, les relations qui les unissent, leur conduite bonne ou blâmable, et tous les actes qu'ils doivent rechercher comme louables ou fuir comme répréhensibles, ce sont là des objets dont il faut nécessairement s'occuper dans les études politiques.
§ 12. En effet fous ces individus tiennent à la famille, aussi bien que la famille tient à l'État ; or, la vertu des parties doit se rapporter à celle de l'ensemble. Il faut donc que l'éducation des enfants et des femmes soit en harmonie avec l'organisation politique, s'il importe réellement que les enfants et les femmes soient bien réglés pour que l'État le soit comme eux. Or c'est là nécessairement un objet de grande importance ; car les femmes composent la moitié des personnes libres ; et ce sont les enfants qui formeront un jour les membres de l'État.
§ 13. En résumé, après ce que nous venons de dire sur toutes ces questions, et nous proposant de traiter ailleurs celles qui nous restent à éclaircir, nous finirons ici une discussion qui nous semble épuisée ; et nous passerons à un autre sujet, c'est-à-dire, à l'examen des opinions émises sur la meilleure forme de gouvernement.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
LA POLITIQUE
LIVRE II
EXAMEN CRITIQUE DES THÉORIES ANTÉRIEURES ET DES PRINCIPALES CONSTITUTIONS
CHAPITRE PREMIER.
Examen de la République de Platon ; critique de ses théories sur la communauté des femmes et des enfants. - L'unité politique, telle que la conçoit Platon, est une chimère, et elle détruirait l'État, loin de le fortifier ; équivoque que présente la discussion de Platon. - Insouciance ordinaire des associés pour les propriétés communes ; impossibilité de cacher aux citoyens les liens de famille, qui les unissent ; dangers de l'ignorance où on les laisserait à cet égard ; crimes contre nature ; indifférence des citoyens les uns pour les autres. - Condamnation absolue de ce système.
§ 1. Puisque notre but est de chercher, parmi toutes les associations politiques, celle que devraient préférer des hommes maîtres d'en choisir une à leur gré, nous aurons à étudier à la fois l'organisation des États qui passent pour jouir des meilleures lois, et les constitutions imaginées par des philosophes, en nous arrêtant seulement aux plus remarquables. Par là, nous découvrirons ce que chacune d'elles peut renfermer de bon et d'applicable ; et nous montrerons en même temps que, si nous demandons une combinaison politique différente de toutes celles-là, nous sommes poussé à cette recherche, non par un vain désir de faire briller notre esprit, mais par les défauts mêmes de toutes les constitutions existantes.
§ 2. Nous poserons tout d'abord ce principe qui doit naturellement servir de point de départ à cette étude, à savoir : que la communauté politique doit nécessairement embrasser tout, ou ne rien embrasser, ou comprendre certains objets à l'exclusion de certains autres. Que la communauté politique n'atteigne aucun objet, la chose est évidemment impossible, puisque l'État est une association ; et d'abord le sol tout au moins doit nécessairement être commun, l'unité de lieu constituant l'unité de cité, et la cité appartenant en commun à tous les citoyens.
Je demande si, pour les choses où la communauté est facultative, il est bon qu'elle s'étende, dans l'État bien organisé que nous cherchons, à tous les objets, sans exception, ou qu'elle soit restreinte à quelques-uns ? Ainsi, la communauté peut s'étendre aux enfants, aux femmes, aux biens, comme Platon le propose dans sa République ; car Socrate y soutient que les enfants, les femmes et les biens doivent être communs à tous les citoyens. Je le demande donc : L'état actuel des choses est-il préférable ? Ou faut-il adopter cette loi de la République de Platon ?
LIVRE II
EXAMEN CRITIQUE DES THÉORIES ANTÉRIEURES ET DES PRINCIPALES CONSTITUTIONS
CHAPITRE PREMIER.
Examen de la République de Platon ; critique de ses théories sur la communauté des femmes et des enfants. - L'unité politique, telle que la conçoit Platon, est une chimère, et elle détruirait l'État, loin de le fortifier ; équivoque que présente la discussion de Platon. - Insouciance ordinaire des associés pour les propriétés communes ; impossibilité de cacher aux citoyens les liens de famille, qui les unissent ; dangers de l'ignorance où on les laisserait à cet égard ; crimes contre nature ; indifférence des citoyens les uns pour les autres. - Condamnation absolue de ce système.
§ 1. Puisque notre but est de chercher, parmi toutes les associations politiques, celle que devraient préférer des hommes maîtres d'en choisir une à leur gré, nous aurons à étudier à la fois l'organisation des États qui passent pour jouir des meilleures lois, et les constitutions imaginées par des philosophes, en nous arrêtant seulement aux plus remarquables. Par là, nous découvrirons ce que chacune d'elles peut renfermer de bon et d'applicable ; et nous montrerons en même temps que, si nous demandons une combinaison politique différente de toutes celles-là, nous sommes poussé à cette recherche, non par un vain désir de faire briller notre esprit, mais par les défauts mêmes de toutes les constitutions existantes.
§ 2. Nous poserons tout d'abord ce principe qui doit naturellement servir de point de départ à cette étude, à savoir : que la communauté politique doit nécessairement embrasser tout, ou ne rien embrasser, ou comprendre certains objets à l'exclusion de certains autres. Que la communauté politique n'atteigne aucun objet, la chose est évidemment impossible, puisque l'État est une association ; et d'abord le sol tout au moins doit nécessairement être commun, l'unité de lieu constituant l'unité de cité, et la cité appartenant en commun à tous les citoyens.
Je demande si, pour les choses où la communauté est facultative, il est bon qu'elle s'étende, dans l'État bien organisé que nous cherchons, à tous les objets, sans exception, ou qu'elle soit restreinte à quelques-uns ? Ainsi, la communauté peut s'étendre aux enfants, aux femmes, aux biens, comme Platon le propose dans sa République ; car Socrate y soutient que les enfants, les femmes et les biens doivent être communs à tous les citoyens. Je le demande donc : L'état actuel des choses est-il préférable ? Ou faut-il adopter cette loi de la République de Platon ?
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 3. La communauté des femmes présente de bien autres embarras que l'auteur ne semble le croire ; et les motifs allégués par Socrate pour la légitimer paraissent une conséquence fort peu rigoureuse de sa discussion. Bien plus, elle est incompatible avec le but même que Platon assigne à tout État, du moins sous la forme où il la présente ; et quant aux moyens de résoudre cette contradiction, il s'est abstenu d'en rien dire. Je veux parler de cette unité parfaite de la cité entière, qui est pour elle le premier des biens ; car c'est là l'hypothèse de Socrate.
§ 4. Mais pourtant il est bien évident qu'avec cette unité poussée un peu loin, la cité disparaît tout entière. Naturellement, la cité est fort multiple ; mais si elle prétend à l'unité, de cité elle devient famille ; de famille, individu ; car la famille a bien plus d'unité que la cité, et l'individu bien plus encore que la famille. Ainsi, fût-il possible de réaliser ce système, il faudrait s'en garder, sous peine d'anéantir la cité.
Mais la cité ne se compose pas seulement d'individus en certain nombre ; elle se compose encore d'individus spécifiquement différents ; les éléments qui la forment ne sont point semblables. Elle n'est pas comme une alliance militaire, qui vaut toujours par le nombre de ses membres, réunis pour se prêter un mutuel appui, l'espèce des associés fût-elle d'ailleurs parfaitement identique ; une alliance est comme la balance, où l'emporte toujours le plateau le plus chargé.
§ 5. C'est par ce caractère qu'une simple ville est au-dessus d'une nation entière, si l'on suppose que les individus qui forment cette nation, quelque nombreux qu'ils soient, ne sont pas même réunis en bourgades, mais qu'ils sont tous isolés à la manière des Arcadiens. L'unité ne peut résulter que d'éléments d'espèce diverse; aussi la réciprocité dans l'égalité est-elle, comme je l'ai déjà dit dans la Morale, le salut des États ; elle est le rapport nécessaire d'individus libres et égaux entre eux ; car si tous les citoyens ne peuvent être au pouvoir à la fois, ils doivent du moins tous y passer, soit d'année en année, soit dans toute autre période, ou suivant tout autre système, pourvu que tous, sans exception, y arrivent. C'est ainsi que des ouvriers en cuir ou en bois pourraient échanger leurs occupations entre eux, pour que de cette façon les mêmes travaux ne fussent plus faits constamment par les mêmes mains.
§ 6. Toutefois, la fixité actuelle de ces professions est certainement préférable, et dans l'association politique, la perpétuité du pouvoir ne le serait pas moins, si elle était possible ; mais là où elle est incompatible avec l'égalité naturelle de tous les citoyens, et où de plus il est équitable que le pouvoir, avantage ou fardeau, soit réparti entre tous, il faut imiter du moins cette perpétuité par l'alternative d'un pouvoir cédé par des égaux à des égaux, comme on le leur a cédé d'abord à eux-mêmes. Alors, chacun commande et obéit tour à tour, comme s'il devenait réellement un autre homme ; et l'on peut même, chaque fois qu'on renouvelle les fonctions publiques, pousser l'alternative jusqu'à exercer tantôt l'une et tantôt l'autre.
§ 7. On peut conclure de ceci que l'unité politique est bien loin d'être ce qu'on la fait quelquefois, et que ce qu'on nous donne comme le bien suprême pour l'État, en est la ruine, quoique le bien pour chaque chose soit précisément ce qui en assure l'existence. Sous un autre point de vue, cette recherche exagérée de l'unité pour l'État ne lui est pas plus favorable. Ainsi, une famille se suffit mieux à elle-même qu'un individu ; et un État mieux encore qu'une famille, puisque de fait l'État n'existe réellement que du moment où la masse associée peut suffire à tous ses besoins. Si donc la plus complète suffisance est la plus désirable, une unité moins étroite sera nécessairement préférable à une unité plus compacte.
§ 8. Mais cette unité extrême de l'association, qu'on croit pour elle le premier des avantages, ne résulte même pas, comme on nous l'assure, de l'unanimité de tous les citoyens à dire, en parlant d'un seul et même objet : « Ceci est à moi ou n'est pas à moi, » preuve infaillible, si l'on en croit Socrate, de la parfaite unité de l'État. Le mot tous a ici un double sens : si on l'applique aux individus pris à part, Socrate aura dès lors beaucoup plus qu'il ne demande ; car chacun dira en parlant d'un même enfant, d'une même femme : « Voilà mon fils, voilà ma femme; » il en dira autant pour les propriétés et pour tout le reste.
§ 9. Mais avec la communauté des femmes et des enfants, cette expression ne conviendra plus aux individus isolés ; elle conviendra seulement au corps entier des citoyens ; et de même la propriété appartiendra, non plus à chacun pris à part, mais à tous collectivement. Tous est donc ici une équivoque évidente : tous dans sa double acception signifie l'un aussi bien que l'autre, pair aussi bien qu'impair ; ce qui ne laisse pas que d'introduire dans la discussion de Socrate des arguments fort controversables. Cet accord de tous les citoyens à dire la même chose est donc d'un côté fort beau, si l'on veut, mais impossible; et de l'autre, il ne prouve rien moins que l'unanimité.
§ 4. Mais pourtant il est bien évident qu'avec cette unité poussée un peu loin, la cité disparaît tout entière. Naturellement, la cité est fort multiple ; mais si elle prétend à l'unité, de cité elle devient famille ; de famille, individu ; car la famille a bien plus d'unité que la cité, et l'individu bien plus encore que la famille. Ainsi, fût-il possible de réaliser ce système, il faudrait s'en garder, sous peine d'anéantir la cité.
Mais la cité ne se compose pas seulement d'individus en certain nombre ; elle se compose encore d'individus spécifiquement différents ; les éléments qui la forment ne sont point semblables. Elle n'est pas comme une alliance militaire, qui vaut toujours par le nombre de ses membres, réunis pour se prêter un mutuel appui, l'espèce des associés fût-elle d'ailleurs parfaitement identique ; une alliance est comme la balance, où l'emporte toujours le plateau le plus chargé.
§ 5. C'est par ce caractère qu'une simple ville est au-dessus d'une nation entière, si l'on suppose que les individus qui forment cette nation, quelque nombreux qu'ils soient, ne sont pas même réunis en bourgades, mais qu'ils sont tous isolés à la manière des Arcadiens. L'unité ne peut résulter que d'éléments d'espèce diverse; aussi la réciprocité dans l'égalité est-elle, comme je l'ai déjà dit dans la Morale, le salut des États ; elle est le rapport nécessaire d'individus libres et égaux entre eux ; car si tous les citoyens ne peuvent être au pouvoir à la fois, ils doivent du moins tous y passer, soit d'année en année, soit dans toute autre période, ou suivant tout autre système, pourvu que tous, sans exception, y arrivent. C'est ainsi que des ouvriers en cuir ou en bois pourraient échanger leurs occupations entre eux, pour que de cette façon les mêmes travaux ne fussent plus faits constamment par les mêmes mains.
§ 6. Toutefois, la fixité actuelle de ces professions est certainement préférable, et dans l'association politique, la perpétuité du pouvoir ne le serait pas moins, si elle était possible ; mais là où elle est incompatible avec l'égalité naturelle de tous les citoyens, et où de plus il est équitable que le pouvoir, avantage ou fardeau, soit réparti entre tous, il faut imiter du moins cette perpétuité par l'alternative d'un pouvoir cédé par des égaux à des égaux, comme on le leur a cédé d'abord à eux-mêmes. Alors, chacun commande et obéit tour à tour, comme s'il devenait réellement un autre homme ; et l'on peut même, chaque fois qu'on renouvelle les fonctions publiques, pousser l'alternative jusqu'à exercer tantôt l'une et tantôt l'autre.
§ 7. On peut conclure de ceci que l'unité politique est bien loin d'être ce qu'on la fait quelquefois, et que ce qu'on nous donne comme le bien suprême pour l'État, en est la ruine, quoique le bien pour chaque chose soit précisément ce qui en assure l'existence. Sous un autre point de vue, cette recherche exagérée de l'unité pour l'État ne lui est pas plus favorable. Ainsi, une famille se suffit mieux à elle-même qu'un individu ; et un État mieux encore qu'une famille, puisque de fait l'État n'existe réellement que du moment où la masse associée peut suffire à tous ses besoins. Si donc la plus complète suffisance est la plus désirable, une unité moins étroite sera nécessairement préférable à une unité plus compacte.
§ 8. Mais cette unité extrême de l'association, qu'on croit pour elle le premier des avantages, ne résulte même pas, comme on nous l'assure, de l'unanimité de tous les citoyens à dire, en parlant d'un seul et même objet : « Ceci est à moi ou n'est pas à moi, » preuve infaillible, si l'on en croit Socrate, de la parfaite unité de l'État. Le mot tous a ici un double sens : si on l'applique aux individus pris à part, Socrate aura dès lors beaucoup plus qu'il ne demande ; car chacun dira en parlant d'un même enfant, d'une même femme : « Voilà mon fils, voilà ma femme; » il en dira autant pour les propriétés et pour tout le reste.
§ 9. Mais avec la communauté des femmes et des enfants, cette expression ne conviendra plus aux individus isolés ; elle conviendra seulement au corps entier des citoyens ; et de même la propriété appartiendra, non plus à chacun pris à part, mais à tous collectivement. Tous est donc ici une équivoque évidente : tous dans sa double acception signifie l'un aussi bien que l'autre, pair aussi bien qu'impair ; ce qui ne laisse pas que d'introduire dans la discussion de Socrate des arguments fort controversables. Cet accord de tous les citoyens à dire la même chose est donc d'un côté fort beau, si l'on veut, mais impossible; et de l'autre, il ne prouve rien moins que l'unanimité.
Yocto- Chevalier
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 10. Le système proposé offre encore un autre inconvénient : c'est qu'on porte très peu de sollicitude aux propriétés communes ; chacun songe vivement à ses intérêts particuliers, et beaucoup moins aux intérêts généraux, si ce n'est en ce qui le touche personnellement ; quant au reste, on s'en repose très volontiers sur les soins d'autrui ; c'est comme le service domestique, qui souvent est moins bien fait par un nombre plus grand de serviteurs.
§ 11. Si les mille enfants de la cité appartiennent à chaque citoyen, non pas comme issus de lui, mais comme tous nés, sans qu'on y puisse faire de distinction, de tels ou tels, tous se soucieront également peu de ces enfants-là. D'un enfant qui réussit chacun dira : « C'est le mien ; » et s'il ne réussit pas, on dira, à quelques parents d'ailleurs que se rapporte son origine, d'après le chiffre de son inscription : « C'est le mien, ou celui de tout autre. » Mêmes allégations, mêmes doutes pour les mille enfants et plus que l'État peut renfermer, puisqu'il sera également impossible de savoir et de qui l'enfant est né, et s'il a vécu après sa naissance.
§ 12. Vaut-il mieux que chaque citoyen dise de deux mille, de dix mille enfants, en parlant de chacun d'eux : « Voilà mon enfant ? » Où l'usage actuellement reçu est-il préférable ? Aujourd'hui on appelle son fils un enfant qu'un autre nomme son frère, ou son cousin germain, ou son camarade de phratrie et de tribu, selon les liens de famille, de sang, d'alliance ou d'amitié contractés directement par les individus ou par leurs ancêtres. N'être que cousin à ce titre, vaut beaucoup mieux que d'être fils à la manière de Socrate.
§ 13. Mais quoi qu'on fasse, on ne pourra éviter que quelques citoyens au moins n'aient soupçon de leurs frères, de leurs enfants, de leurs pères, de leurs mères il leur suffira, pour qu'ils se reconnaissent infailliblement entre eux, des ressemblances si fréquentes des fils aux parents. Les auteurs qui ont écrit des voyages autour du monde rapportent des faits analogues ; chez quelques peuplades de la haute Libye, où existe la communauté des femmes, on se partage les enfants d'après la ressemblance ; et même parmi les femelles des animaux, des chevaux et des taureaux, par exemple, quelques-unes produisent des petits exactement pareils au mâle, témoin cette jument de Pharsale, surnommée la Juste.
§ 14. Il ne sera pas plus facile dans cette communauté de se prémunir contre d'autres inconvénients, tels que les outrages, les meurtres volontaires ou par imprudence, les rixes et les injures, toutes choses beaucoup plus graves envers un père, une mère ou des parents très proches, qu'envers des étrangers, et cependant beaucoup plus fréquentes nécessairement parmi des gens qui ignoreront les liens qui les unissent. On peut du moins, quand on se connaît, faire les expiations légales, qui deviennent impossibles quand on ne se connaît pas.
§ 11. Si les mille enfants de la cité appartiennent à chaque citoyen, non pas comme issus de lui, mais comme tous nés, sans qu'on y puisse faire de distinction, de tels ou tels, tous se soucieront également peu de ces enfants-là. D'un enfant qui réussit chacun dira : « C'est le mien ; » et s'il ne réussit pas, on dira, à quelques parents d'ailleurs que se rapporte son origine, d'après le chiffre de son inscription : « C'est le mien, ou celui de tout autre. » Mêmes allégations, mêmes doutes pour les mille enfants et plus que l'État peut renfermer, puisqu'il sera également impossible de savoir et de qui l'enfant est né, et s'il a vécu après sa naissance.
§ 12. Vaut-il mieux que chaque citoyen dise de deux mille, de dix mille enfants, en parlant de chacun d'eux : « Voilà mon enfant ? » Où l'usage actuellement reçu est-il préférable ? Aujourd'hui on appelle son fils un enfant qu'un autre nomme son frère, ou son cousin germain, ou son camarade de phratrie et de tribu, selon les liens de famille, de sang, d'alliance ou d'amitié contractés directement par les individus ou par leurs ancêtres. N'être que cousin à ce titre, vaut beaucoup mieux que d'être fils à la manière de Socrate.
§ 13. Mais quoi qu'on fasse, on ne pourra éviter que quelques citoyens au moins n'aient soupçon de leurs frères, de leurs enfants, de leurs pères, de leurs mères il leur suffira, pour qu'ils se reconnaissent infailliblement entre eux, des ressemblances si fréquentes des fils aux parents. Les auteurs qui ont écrit des voyages autour du monde rapportent des faits analogues ; chez quelques peuplades de la haute Libye, où existe la communauté des femmes, on se partage les enfants d'après la ressemblance ; et même parmi les femelles des animaux, des chevaux et des taureaux, par exemple, quelques-unes produisent des petits exactement pareils au mâle, témoin cette jument de Pharsale, surnommée la Juste.
§ 14. Il ne sera pas plus facile dans cette communauté de se prémunir contre d'autres inconvénients, tels que les outrages, les meurtres volontaires ou par imprudence, les rixes et les injures, toutes choses beaucoup plus graves envers un père, une mère ou des parents très proches, qu'envers des étrangers, et cependant beaucoup plus fréquentes nécessairement parmi des gens qui ignoreront les liens qui les unissent. On peut du moins, quand on se connaît, faire les expiations légales, qui deviennent impossibles quand on ne se connaît pas.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 15. Il n'est pas moins étrange, quand on établit la communauté des enfants, de n'interdire aux amants que le commerce charnel, et de leur permettre leur amour même, et toutes ces familiarités vraiment hideuses du père au fils, ou du frère au frère, sous prétexte que ces caresses ne vont pas au delà de l'amour. Il n'est pas moins étrange de défendre le commerce charnel, par l'unique crainte de rendre le plaisir beaucoup trop vif, sans paraître attacher la moindre importance ce que ce soit un père et un fils, ou des frères qui s'y livrent entre eux.
Si la communauté des femmes et des enfants paraît à Socrate plus utile pour l'ordre des laboureurs que pour celui des guerriers, gardiens de l'État, c'est qu'elle détruira tout accord dans cette classe, qui ne doit songer qu'à obéir et non à tenter des révolutions.
§16. En général, cette loi de communauté produira nécessairement des effets tout opposés à ceux que des lois bien faites doivent amener, et précisément par le motif qui inspire à Socrate ses théories sur les femmes et les enfants. A nos yeux, le bien suprême de l'État, c'est l'union de ses membres, parce qu'elle prévient toute dissension civile ; et Socrate aussi ne se fait pas faute de vanter l'unité de l'État ; qui nous semble, et lui-même l'avoue, n'être que le résultat de l'union des citoyens entre eux. Aristophane, dans sa discussion sur l'amour, dit précisément que la passion, quand elle est violente, nous donne le désir de fondre notre existence dans celle de l'objet aimé, et de ne faire qu'un seul et même être avec lui.
§ 17. Or ici il faut de toute nécessité que les deux individualités, ou du moins que l'une des deux disparaisse ; dans l'État au contraire où cette communauté prévaudra, elle éteindra toute bienveillance réciproque ; le fils n'y pensera pas le moins du monde à chercher son père, ni le père à chercher son fils. Ainsi que la douce saveur de quelques gouttes de miel disparaît clans une vaste quantité d'eau, de même l'affection que font naître ces noms si chers se perdra dans l’État où il sera complètement inutile que le fils songe au père, le père au fils, et les enfants à leurs frères. L'homme a deux grands mobiles de sollicitude et d'amour, c'est la propriété et les affections ; or, il n'y a place n'y pour l'un ni pour l'autre de ces sentiments dans la République de Platon. Cet échange des enfants passant, aussitôt après leur naissance, des mains des laboureurs et des artisans leurs pères entre celles des guerriers, et réciproquement, présente encore bien des embarras dans l'exécution. Ceux qui les porteront des uns aux autres sauront, à n'en pas douter, quels enfants ils donnent et qui ils les donnent. C'est surtout ici que se reproduiront les graves inconvénients dont j'ai parlé plus haut ; ces outrages, ces amours criminels, ces meurtres dont les liens de parenté ne sauraient plus garantir, puisque les enfants passés dans les autres classes de citoyens ne connaîtront plus, parmi les guerriers, ni de pères, ni de mères, ni de frères, et que les enfants entrés dans la classe des guerriers seront de même dégagés de tout lien envers le reste de la cité.
§ 18, Mais je m'arrête ici en ce qui concerne la communauté des femmes et des enfants.
Si la communauté des femmes et des enfants paraît à Socrate plus utile pour l'ordre des laboureurs que pour celui des guerriers, gardiens de l'État, c'est qu'elle détruira tout accord dans cette classe, qui ne doit songer qu'à obéir et non à tenter des révolutions.
§16. En général, cette loi de communauté produira nécessairement des effets tout opposés à ceux que des lois bien faites doivent amener, et précisément par le motif qui inspire à Socrate ses théories sur les femmes et les enfants. A nos yeux, le bien suprême de l'État, c'est l'union de ses membres, parce qu'elle prévient toute dissension civile ; et Socrate aussi ne se fait pas faute de vanter l'unité de l'État ; qui nous semble, et lui-même l'avoue, n'être que le résultat de l'union des citoyens entre eux. Aristophane, dans sa discussion sur l'amour, dit précisément que la passion, quand elle est violente, nous donne le désir de fondre notre existence dans celle de l'objet aimé, et de ne faire qu'un seul et même être avec lui.
§ 17. Or ici il faut de toute nécessité que les deux individualités, ou du moins que l'une des deux disparaisse ; dans l'État au contraire où cette communauté prévaudra, elle éteindra toute bienveillance réciproque ; le fils n'y pensera pas le moins du monde à chercher son père, ni le père à chercher son fils. Ainsi que la douce saveur de quelques gouttes de miel disparaît clans une vaste quantité d'eau, de même l'affection que font naître ces noms si chers se perdra dans l’État où il sera complètement inutile que le fils songe au père, le père au fils, et les enfants à leurs frères. L'homme a deux grands mobiles de sollicitude et d'amour, c'est la propriété et les affections ; or, il n'y a place n'y pour l'un ni pour l'autre de ces sentiments dans la République de Platon. Cet échange des enfants passant, aussitôt après leur naissance, des mains des laboureurs et des artisans leurs pères entre celles des guerriers, et réciproquement, présente encore bien des embarras dans l'exécution. Ceux qui les porteront des uns aux autres sauront, à n'en pas douter, quels enfants ils donnent et qui ils les donnent. C'est surtout ici que se reproduiront les graves inconvénients dont j'ai parlé plus haut ; ces outrages, ces amours criminels, ces meurtres dont les liens de parenté ne sauraient plus garantir, puisque les enfants passés dans les autres classes de citoyens ne connaîtront plus, parmi les guerriers, ni de pères, ni de mères, ni de frères, et que les enfants entrés dans la classe des guerriers seront de même dégagés de tout lien envers le reste de la cité.
§ 18, Mais je m'arrête ici en ce qui concerne la communauté des femmes et des enfants.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
CHAPITRE II.
Suite de l'examen de la République de Platon ; critique de ses théories sur la communauté des biens ; difficultés générales qui naissent des communautés, quelles qu'elles soient.
- La bienveillance réciproque des citoyens peut, jusqu'à un certain point, remplacer la communauté, et vaut mieux qu'elle ; importance du sentiment de la propriété ; le système de Platon n'a qu'une apparence séduisante ; il est impraticable, et n'a pas les avantages que l'auteur lui trouve.
- Quelques critiques sur la position exceptionnelle des guerriers et sur la perpétuité des magistratures.
§ 1. La première question qui se présente après celle-ci, c'est de savoir quelle doit être, dans la meilleure constitution possible de l'État, l'organisation de la propriété, et s'il faut admettre ou rejeter la communauté des biens. On peut d'ailleurs examiner ce sujet indépendamment de ce qu'on a pu statuer sur les femmes et les enfants. En conservant à leur égard la situation actuelle des choses et la division admise par tout le monde, je demande, en ce qui concerne la propriété, si la communauté doit s'étendre au fonds ou seulement à l'usufruit ? Ainsi, les fonds de terre étant possédés individuellement, faut-il en apporter et en consommer les fruits en commun, comme le pratiquent quelques nations ? Ou au contraire, la propriété et la culture étant communes, en partager les fruits entre les individus, espèce de communauté qui existe aussi assure-t-on, chez quelques peuples barbares ? Ou bien les fonds et les fruits doivent-ils être mis également en communauté ?
§ 2. Si la culture est confiée à des mains étrangères, la question est tout autre et la solution plus facile ; mais si les citoyens travaillent personnellement pour eux-mêmes, elle est beaucoup plus embarrassante. Le travail et la jouissance n'étant pas également répartis, il s'élèvera nécessairement contre ceux qui jouissent ou reçoivent beaucoup, tout en travaillant peu, des réclamations de la part de ceux qui reçoivent peu, tout en travaillant beaucoup.
§ 3. Entre hommes, généralement, les relations permanentes de vie et de communauté sont fort difficiles ; mais elles le sont encore bien davantage pour l'objet qui nous occupe ici. Qu'on regarde seulement les réunions de voyages, où l'accident le plus fortuit et le plus futile suffit à provoquer la dissension ; et parmi nos domestiques, n'avons-nous pas surtout de l'irritation contre ceux dont le service est personnel et de tous les instants ?
§ 4. A ce premier inconvénient, la communauté des biens en joint encore d'autres non moins graves. Je lui préfère de beaucoup le système actuel, complété par les moeurs publiques, et appuyé sur de bonnes lois. Il réunit les avantages des deux autres, je veux dire, de la communauté et de la possession exclusive. Alors, la propriété devient commune en quelque sorte, tout en restant particulière ; les exploitations étant toutes séparées ne donneront pas naissance à des querelles ; elles prospéreront davantage, parce que chacun s'y attachera comme à un intérêt personnel, et la vertu des citoyens en réglera. l'emploi, selon le. proverbe : « Entre amis tout est commun. »
§ 5. Aujourd'hui même on retrouve dans quelques cités des traces de ce système, qui prouvent bien qu'il n'est pas impossible ; et surtout dans les États bien organisés, où il existe en partie, et où il pourrait être aisément complété. Les citoyens, tout en possédant personnellement, abandonnent à leurs amis, ou leur empruntent l'usage commun de certains objets. Ainsi, à Lacédémone, chacun emploie les esclaves, les chevaux d'autrui, comme s'ils lui appartenaient en propre ; et cette communauté s'étend jusque sur les provisions de voyage, quand on est surpris aux champs par le besoin.
Il est donc évidemment préférable que la propriété soit particulière et que l'usage seul la rende commune. Amener les esprits à ce point de bienveillance regarde spécialement le législateur.
Suite de l'examen de la République de Platon ; critique de ses théories sur la communauté des biens ; difficultés générales qui naissent des communautés, quelles qu'elles soient.
- La bienveillance réciproque des citoyens peut, jusqu'à un certain point, remplacer la communauté, et vaut mieux qu'elle ; importance du sentiment de la propriété ; le système de Platon n'a qu'une apparence séduisante ; il est impraticable, et n'a pas les avantages que l'auteur lui trouve.
- Quelques critiques sur la position exceptionnelle des guerriers et sur la perpétuité des magistratures.
§ 1. La première question qui se présente après celle-ci, c'est de savoir quelle doit être, dans la meilleure constitution possible de l'État, l'organisation de la propriété, et s'il faut admettre ou rejeter la communauté des biens. On peut d'ailleurs examiner ce sujet indépendamment de ce qu'on a pu statuer sur les femmes et les enfants. En conservant à leur égard la situation actuelle des choses et la division admise par tout le monde, je demande, en ce qui concerne la propriété, si la communauté doit s'étendre au fonds ou seulement à l'usufruit ? Ainsi, les fonds de terre étant possédés individuellement, faut-il en apporter et en consommer les fruits en commun, comme le pratiquent quelques nations ? Ou au contraire, la propriété et la culture étant communes, en partager les fruits entre les individus, espèce de communauté qui existe aussi assure-t-on, chez quelques peuples barbares ? Ou bien les fonds et les fruits doivent-ils être mis également en communauté ?
§ 2. Si la culture est confiée à des mains étrangères, la question est tout autre et la solution plus facile ; mais si les citoyens travaillent personnellement pour eux-mêmes, elle est beaucoup plus embarrassante. Le travail et la jouissance n'étant pas également répartis, il s'élèvera nécessairement contre ceux qui jouissent ou reçoivent beaucoup, tout en travaillant peu, des réclamations de la part de ceux qui reçoivent peu, tout en travaillant beaucoup.
§ 3. Entre hommes, généralement, les relations permanentes de vie et de communauté sont fort difficiles ; mais elles le sont encore bien davantage pour l'objet qui nous occupe ici. Qu'on regarde seulement les réunions de voyages, où l'accident le plus fortuit et le plus futile suffit à provoquer la dissension ; et parmi nos domestiques, n'avons-nous pas surtout de l'irritation contre ceux dont le service est personnel et de tous les instants ?
§ 4. A ce premier inconvénient, la communauté des biens en joint encore d'autres non moins graves. Je lui préfère de beaucoup le système actuel, complété par les moeurs publiques, et appuyé sur de bonnes lois. Il réunit les avantages des deux autres, je veux dire, de la communauté et de la possession exclusive. Alors, la propriété devient commune en quelque sorte, tout en restant particulière ; les exploitations étant toutes séparées ne donneront pas naissance à des querelles ; elles prospéreront davantage, parce que chacun s'y attachera comme à un intérêt personnel, et la vertu des citoyens en réglera. l'emploi, selon le. proverbe : « Entre amis tout est commun. »
§ 5. Aujourd'hui même on retrouve dans quelques cités des traces de ce système, qui prouvent bien qu'il n'est pas impossible ; et surtout dans les États bien organisés, où il existe en partie, et où il pourrait être aisément complété. Les citoyens, tout en possédant personnellement, abandonnent à leurs amis, ou leur empruntent l'usage commun de certains objets. Ainsi, à Lacédémone, chacun emploie les esclaves, les chevaux d'autrui, comme s'ils lui appartenaient en propre ; et cette communauté s'étend jusque sur les provisions de voyage, quand on est surpris aux champs par le besoin.
Il est donc évidemment préférable que la propriété soit particulière et que l'usage seul la rende commune. Amener les esprits à ce point de bienveillance regarde spécialement le législateur.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 6. Du reste, on ne saurait dire tout ce qu'ont de délicieux l'idée et le sentiment de la propriété. L'amour de soi, que chacun de nous possède, n'est point un sentiment répréhensible ; c'est un sentiment tout à fait naturel ; ce qui n'empêche pas qu'on blâme à bon droit l'égoïsme, qui n'est plus ce sentiment lui-même et qui n'en est qu'un coupable excès ; comme on blâme l'avarice, quoiqu'il soit naturel, on peut dire, à tous les hommes d'aimer l'argent. C'est un grand charme que d'obliger et de secourir des amis, des hôtes, des compagnons ; et ce n'est que la propriété individuelle qui nous assure ce bonheur-là.
§ 7. On le détruit, quand on prétend établir cette unité excessive de l'État, de même qu'on enlève encore à deux autres vertus toute occasion de s'exercer : d'abord à la continence, car c'est une vertu que de respecter par sagesse la femme d'autrui ; et en second lieu, à la générosité, qui ne va qu'avec la propriété ; car, dans cette république, le citoyen ne peut jamais se montrer libéral, ni faire aucun acte de générosité, puisque cette vertu ne peut naître que de l'emploi de ce qu'on possède.
§ 8. Le système de Platon a, je l'avoue, une apparence tout à fait séduisante de philanthropie ; au premier aspect, il charme par la merveilleuse réciprocité de bienveillance qu'il semble devoir inspirer à tous les citoyens, surtout quand on entend faire le procès aux vices des constitutions actuelles, et les attribuer tous à ce que la propriété n'est pas commune : par exemple, les procès que font naître les contrats, les condamnations pour faux témoignages, les vils empressements auprès des gens riches ; mais ce sont là des choses qui tiennent, non point à la possession individuelle des biens, mais à la perversité des hommes.
§ 9. Et en effet, ne voit-on pas les associés et les propriétaires communs bien plus souvent en procès entre eux que les possesseurs de biens personnels ? Et encore, le nombre de ceux qui peuvent avoir de ces querelles dans les associations est-il bien faible comparativement à celui des possesseurs de propriétés particulières. D'un autre côté, il serait juste d'énumérer non pas seulement les maux, mais aussi les avantages que la communauté détruit ; avec elle, l'existence me paraît tout à fait impraticable. L'erreur de Socrate vient de la fausseté du principe d'où il part. Sans doute l'État et la famille doivent avoir une sorte d'unité, mais non point une unité absolue. Avec cette unité poussée à un certain point, l'État n'existe plus ; ou s'il existe, sa situation est déplorable ; car il est toujours à la veille de ne plus être. Autant vaudrait prétendre faire un accord avec un seul son ; un rythme, avec une seule mesure.
§ 10. C'est par l'éducation qu'il convient de ramener à la communauté et à l'unité l'État, qui est multiple, comme je l'ai déjà dit ; et je m'étonne qu'en prétendant introduire l'éducation, et, par elle, le bonheur dans l'État, on s'imagine pouvoir le régler par de tels moyens, plutôt que par les moeurs, la philosophie et les lois. On pouvait voir qu'à Lacédémone et en Crète, le législateur a eu la sagesse de fonder la communauté des biens sur l'usage des repas publics.
On ne peut refuser non plus de tenir compte de cette longue suite de temps et d'années, où, certes, un tel système, s'il était bon, ne serait pas resté inconnu. En ce genre, tout, on peut le dire, a été imaginé ; mais telles idées n'ont pas pu prendre; et telles autres ne sont pas mises en usage, bien qu'on les connaisse.
§ 11. Ce que nous disons de la République de Platon, serait encore bien autrement évident, si l'on voyait un gouvernement pareil exister en réalité. On ne pourrait d'abord l'établir qu'à cette condition de partager et d'individualiser la propriété en en donnant une portion, ici aux repas communs, là à l'entretien des phratries et des tribus. Alors toute cette législation n'aboutirait qu'à interdire l'agriculture aux guerriers ; et c'est précisément ce que de nos jours cherchent à faire les Lacédémoniens. Quant au gouvernement général de cette communauté, Socrate n'en dit mot, et il nous serait tout aussi difficile qu'à lui d'en dire davantage. Cependant la masse de la cité se composera de cette masse de citoyens à l'égard desquels on n'aura rien statué. Pour les laboureurs, par exemple, la propriété sera-t-elle particulière, ou sera-t-elle commune ? Leurs femmes et leurs enfants seront-ils ou ne seront-ils pas en commun?
§ 12. Si les règles de la communauté sont les mêmes pour tous, où sera la différence des laboureurs aux guerriers ? Où sera pour les premiers la compensation de l'obéissance qu'ils doivent aux autres ? Qui leur apprendra même à obéir? A moins qu'on n'emploie à leur égard l'expédient des Crétois, qui ne défendent que deux choses à leurs esclaves, se livrer à la gymnastique et posséder des armes. Si tous ces points sont réglés ici comme ils le sont dans les autres États, que deviendra dès lors la communauté ? On aura nécessairement constitué dans l'État deux États ennemis l'un de l'autre ; car des laboureurs et des artisans, on aura fait des citoyens ; et des guerriers, on aura fait des surveillants chargés de les garder perpétuellement.
§ 7. On le détruit, quand on prétend établir cette unité excessive de l'État, de même qu'on enlève encore à deux autres vertus toute occasion de s'exercer : d'abord à la continence, car c'est une vertu que de respecter par sagesse la femme d'autrui ; et en second lieu, à la générosité, qui ne va qu'avec la propriété ; car, dans cette république, le citoyen ne peut jamais se montrer libéral, ni faire aucun acte de générosité, puisque cette vertu ne peut naître que de l'emploi de ce qu'on possède.
§ 8. Le système de Platon a, je l'avoue, une apparence tout à fait séduisante de philanthropie ; au premier aspect, il charme par la merveilleuse réciprocité de bienveillance qu'il semble devoir inspirer à tous les citoyens, surtout quand on entend faire le procès aux vices des constitutions actuelles, et les attribuer tous à ce que la propriété n'est pas commune : par exemple, les procès que font naître les contrats, les condamnations pour faux témoignages, les vils empressements auprès des gens riches ; mais ce sont là des choses qui tiennent, non point à la possession individuelle des biens, mais à la perversité des hommes.
§ 9. Et en effet, ne voit-on pas les associés et les propriétaires communs bien plus souvent en procès entre eux que les possesseurs de biens personnels ? Et encore, le nombre de ceux qui peuvent avoir de ces querelles dans les associations est-il bien faible comparativement à celui des possesseurs de propriétés particulières. D'un autre côté, il serait juste d'énumérer non pas seulement les maux, mais aussi les avantages que la communauté détruit ; avec elle, l'existence me paraît tout à fait impraticable. L'erreur de Socrate vient de la fausseté du principe d'où il part. Sans doute l'État et la famille doivent avoir une sorte d'unité, mais non point une unité absolue. Avec cette unité poussée à un certain point, l'État n'existe plus ; ou s'il existe, sa situation est déplorable ; car il est toujours à la veille de ne plus être. Autant vaudrait prétendre faire un accord avec un seul son ; un rythme, avec une seule mesure.
§ 10. C'est par l'éducation qu'il convient de ramener à la communauté et à l'unité l'État, qui est multiple, comme je l'ai déjà dit ; et je m'étonne qu'en prétendant introduire l'éducation, et, par elle, le bonheur dans l'État, on s'imagine pouvoir le régler par de tels moyens, plutôt que par les moeurs, la philosophie et les lois. On pouvait voir qu'à Lacédémone et en Crète, le législateur a eu la sagesse de fonder la communauté des biens sur l'usage des repas publics.
On ne peut refuser non plus de tenir compte de cette longue suite de temps et d'années, où, certes, un tel système, s'il était bon, ne serait pas resté inconnu. En ce genre, tout, on peut le dire, a été imaginé ; mais telles idées n'ont pas pu prendre; et telles autres ne sont pas mises en usage, bien qu'on les connaisse.
§ 11. Ce que nous disons de la République de Platon, serait encore bien autrement évident, si l'on voyait un gouvernement pareil exister en réalité. On ne pourrait d'abord l'établir qu'à cette condition de partager et d'individualiser la propriété en en donnant une portion, ici aux repas communs, là à l'entretien des phratries et des tribus. Alors toute cette législation n'aboutirait qu'à interdire l'agriculture aux guerriers ; et c'est précisément ce que de nos jours cherchent à faire les Lacédémoniens. Quant au gouvernement général de cette communauté, Socrate n'en dit mot, et il nous serait tout aussi difficile qu'à lui d'en dire davantage. Cependant la masse de la cité se composera de cette masse de citoyens à l'égard desquels on n'aura rien statué. Pour les laboureurs, par exemple, la propriété sera-t-elle particulière, ou sera-t-elle commune ? Leurs femmes et leurs enfants seront-ils ou ne seront-ils pas en commun?
§ 12. Si les règles de la communauté sont les mêmes pour tous, où sera la différence des laboureurs aux guerriers ? Où sera pour les premiers la compensation de l'obéissance qu'ils doivent aux autres ? Qui leur apprendra même à obéir? A moins qu'on n'emploie à leur égard l'expédient des Crétois, qui ne défendent que deux choses à leurs esclaves, se livrer à la gymnastique et posséder des armes. Si tous ces points sont réglés ici comme ils le sont dans les autres États, que deviendra dès lors la communauté ? On aura nécessairement constitué dans l'État deux États ennemis l'un de l'autre ; car des laboureurs et des artisans, on aura fait des citoyens ; et des guerriers, on aura fait des surveillants chargés de les garder perpétuellement.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 13. Quant aux dissensions, aux procès et aux autres vices que Socrate reproche aux sociétés actuelles, j'affirme qu'ils se retrouveront tous sans exception dans la sienne. Il soutient que, grâce à l'éducation, il ne faudra point dans sa République tous ces règlements sur la police, la tenue des marchés et autres matières aussi peu importantes ; et cependant il ne donne d'éducation qu'à ses guerriers.
D'un autre côté, il laisse aux laboureurs la propriété des terres, à la condition d'en livrer les produits ; mais il est fort à craindre que ces propriétaires-là ne soient bien autrement indociles, bien autrement fiers que les hilotes les pénestes ou tant d'autres esclaves.
§ 14. Socrate, au reste, n'a rien dit sur l'importance relative de toutes ces choses. Il n'a point parlé davantage de plusieurs autres qui leur tiennent de bien près, telles que le gouvernement, l'éducation et les lois spéciales à la classe des laboureurs ; or, il n'est ni plus facile, ni moins important de savoir comment on l'organisera, pour que la communauté des guerriers puisse subsister à côté d'elle. Supposons que pour les laboureurs ait lieu la communauté des femmes avec la division des biens ; qui sera chargé de l'administration, comme les maris le sont de l'agriculture ? Qui en sera chargé, en admettant pour les laboureurs l'égale communauté des femmes et des biens ?
§ 15. Certes, il est fort étrange d'aller ici chercher une comparaison parmi les animaux, pour soutenir que les fonctions des femmes doivent être absolument celles des maris, auxquels on interdit du reste toute occupation intérieure.
L'établissement des autorités, tel que le propose Socrate, offre encore bien des dangers : il les veut perpétuelles. Cela seul suffirait pour causer des guerres civiles même chez des hommes peu jaloux de leur dignité, à plus forte raison parmi des gens belliqueux, et pleins de coeur. Mais cette perpétuité est indispensable dans la théorie de Socrate : « Dieu verse l'or, non point tantôt dans l'âme des uns, tantôt dans l'âme des autres, mais toujours dans les mêmes âmes » ; ainsi Socrate soutient qu'au moment même de la naissance, Dieu mêle de l'or dans l'âme de ceux-ci ; de l'argent, dans l'âme de ceux-là; de l'airain et du fer, dans l'âme de ceux qui doivent être artisans ou laboureurs.
§ 16. Il a beau interdire tous les plaisirs à ses guerriers, il n'en prétend pas moins que le devoir du législateur est de rendre heureux l'État tout entier ; mais l'État tout entier ne saurait être heureux, quand la plupart ou quelques-uns de ses membres, sinon tous, sont privés de bonheur. C'est que le bonheur ne ressemble pas aux nombres pairs, dans lesquels la somme peut avoir telle propriété que n'a aucune des parties. En fait de bonheur, il en est autrement ; et si les défenseurs mêmes de la cité ne sont pas heureux, qui donc pourra prétendre à l'être ? Ce ne sont point apparemment les artisans, ni la masse des ouvriers attachés aux travaux mécaniques.
§ 17. voilà quelques -uns des inconvénients de la république vantée par Socrate ; j'en pourrais indiquer encore plus d'un autre non moins sérieux.
D'un autre côté, il laisse aux laboureurs la propriété des terres, à la condition d'en livrer les produits ; mais il est fort à craindre que ces propriétaires-là ne soient bien autrement indociles, bien autrement fiers que les hilotes les pénestes ou tant d'autres esclaves.
§ 14. Socrate, au reste, n'a rien dit sur l'importance relative de toutes ces choses. Il n'a point parlé davantage de plusieurs autres qui leur tiennent de bien près, telles que le gouvernement, l'éducation et les lois spéciales à la classe des laboureurs ; or, il n'est ni plus facile, ni moins important de savoir comment on l'organisera, pour que la communauté des guerriers puisse subsister à côté d'elle. Supposons que pour les laboureurs ait lieu la communauté des femmes avec la division des biens ; qui sera chargé de l'administration, comme les maris le sont de l'agriculture ? Qui en sera chargé, en admettant pour les laboureurs l'égale communauté des femmes et des biens ?
§ 15. Certes, il est fort étrange d'aller ici chercher une comparaison parmi les animaux, pour soutenir que les fonctions des femmes doivent être absolument celles des maris, auxquels on interdit du reste toute occupation intérieure.
L'établissement des autorités, tel que le propose Socrate, offre encore bien des dangers : il les veut perpétuelles. Cela seul suffirait pour causer des guerres civiles même chez des hommes peu jaloux de leur dignité, à plus forte raison parmi des gens belliqueux, et pleins de coeur. Mais cette perpétuité est indispensable dans la théorie de Socrate : « Dieu verse l'or, non point tantôt dans l'âme des uns, tantôt dans l'âme des autres, mais toujours dans les mêmes âmes » ; ainsi Socrate soutient qu'au moment même de la naissance, Dieu mêle de l'or dans l'âme de ceux-ci ; de l'argent, dans l'âme de ceux-là; de l'airain et du fer, dans l'âme de ceux qui doivent être artisans ou laboureurs.
§ 16. Il a beau interdire tous les plaisirs à ses guerriers, il n'en prétend pas moins que le devoir du législateur est de rendre heureux l'État tout entier ; mais l'État tout entier ne saurait être heureux, quand la plupart ou quelques-uns de ses membres, sinon tous, sont privés de bonheur. C'est que le bonheur ne ressemble pas aux nombres pairs, dans lesquels la somme peut avoir telle propriété que n'a aucune des parties. En fait de bonheur, il en est autrement ; et si les défenseurs mêmes de la cité ne sont pas heureux, qui donc pourra prétendre à l'être ? Ce ne sont point apparemment les artisans, ni la masse des ouvriers attachés aux travaux mécaniques.
§ 17. voilà quelques -uns des inconvénients de la république vantée par Socrate ; j'en pourrais indiquer encore plus d'un autre non moins sérieux.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
CHAPITRE III.
Examen du traité des Lois, de Platon ; rapports et différences des Lois à la République. Critiques diverses : le nombre des guerriers est trop considérable, et rien n'est préparé pour la guerre extérieure ; limites de la propriété trop peu claires et précises ; oubli en ce qui concerne le nombre des enfants ; Phidon de Corinthe n'a pas commis cette lacune ; le caractère général de la constitution proposée dans les Lois est sur-tout oligarchique, comme le prouve le mode d'élection pour les magistrats.
§ 1. Les mêmes principes se retrouvent dans le traité des Lois, composé postérieurement. Aussi me bornerai je à un petit nombre de remarques sur la constitution que Platon y prépose.
Dans le traité de la République, Socrate n'approfondit que très peu de questions, telles que la communauté des enfants et des femmes, le mode d'application de ce système, la propriété, et l'organisation du gouvernement. Il y divise la masse des citoyens en deux classes : les laboureurs d'une part, et de l'autre les guerriers, dont une fraction, qui forme une troisième classe, délibère sur les affaires de l'État et les dirige souverainement. Socrate a oublié de dire si les laboureurs et les artisans doivent être admis au pouvoir dans une proportion quelconque, ou en être totalement exclus; s'ils ont ou n'ont pas le droit de posséder des armes, et de prendre part aux expéditions militaires. En revanche, il pense que les femmes doivent accompagner les guerriers au combat, et recevoir la même éducation qu'eux. Le reste du traité est rempli, ou par des digressions, ou par des considérations sur l'éducation de guerriers.
§ 2. Dans les Lois au contraire, on ne trouve à peu près que des dispositions législatives. Socrate y est fort concis sur la constitution ; mais toutefois, voulant rendre celle qu'il propose applicable aux États en général, il revient pas à pas à son premier projet. Si j'en excepte la communauté des femmes et des biens, tout se ressemble dans ses deux républiques; éducation, affranchissement pour les guerriers des gros ouvrages de la société, repas communs, tout y est pareil. Seulement il étend dans la seconde les repas communs jusqu'aux femmes, et porte de mille à cinq mille le nombre des citoyens armés.
§ 3. Sans aucun doute, les dialogues de Socrate sont éminemment remarquables, pleins d'élégance, d'originalité, d'imagination ; mais il était peut-être difficile que tout y fût également juste. Ainsi, qu'on ne s'y trompe pas, il ne faudrait pas moins que la campagne de Babylone, ou toute autre plaine immense, pour cette multitude qui doit nourrir cinq mille oisifs sortis de son sein, sans compter cette autre foule de femmes et de serviteurs de toute espèce. Sans doute on est bien libre de créer des hypothèses à son gré ; mais il ne faut pas les pousser jusqu'à l'impossible.
§ 4. Socrate affirme qu'en fait de législation, deux objets surtout ne doivent jamais être perdus de vue le sol et les hommes. Il aurait pu ajouter encore, les États voisins, à moins qu'on ne refuse à l'État toute existence politique extérieure. En cas de guerre, il faut que la force militaire soit organisée, non pas seulement pour défendre le pays, mais aussi pour agir au dehors. En admettant que la vie guerrière ne soit ni celle des individus, ni celle de l'État, encore faut-il savoir se rendre redoutable aux ennemis, non pas seulement quand ils envahissent le sol, mais encore lorsqu'ils l'ont évacué.
Examen du traité des Lois, de Platon ; rapports et différences des Lois à la République. Critiques diverses : le nombre des guerriers est trop considérable, et rien n'est préparé pour la guerre extérieure ; limites de la propriété trop peu claires et précises ; oubli en ce qui concerne le nombre des enfants ; Phidon de Corinthe n'a pas commis cette lacune ; le caractère général de la constitution proposée dans les Lois est sur-tout oligarchique, comme le prouve le mode d'élection pour les magistrats.
§ 1. Les mêmes principes se retrouvent dans le traité des Lois, composé postérieurement. Aussi me bornerai je à un petit nombre de remarques sur la constitution que Platon y prépose.
Dans le traité de la République, Socrate n'approfondit que très peu de questions, telles que la communauté des enfants et des femmes, le mode d'application de ce système, la propriété, et l'organisation du gouvernement. Il y divise la masse des citoyens en deux classes : les laboureurs d'une part, et de l'autre les guerriers, dont une fraction, qui forme une troisième classe, délibère sur les affaires de l'État et les dirige souverainement. Socrate a oublié de dire si les laboureurs et les artisans doivent être admis au pouvoir dans une proportion quelconque, ou en être totalement exclus; s'ils ont ou n'ont pas le droit de posséder des armes, et de prendre part aux expéditions militaires. En revanche, il pense que les femmes doivent accompagner les guerriers au combat, et recevoir la même éducation qu'eux. Le reste du traité est rempli, ou par des digressions, ou par des considérations sur l'éducation de guerriers.
§ 2. Dans les Lois au contraire, on ne trouve à peu près que des dispositions législatives. Socrate y est fort concis sur la constitution ; mais toutefois, voulant rendre celle qu'il propose applicable aux États en général, il revient pas à pas à son premier projet. Si j'en excepte la communauté des femmes et des biens, tout se ressemble dans ses deux républiques; éducation, affranchissement pour les guerriers des gros ouvrages de la société, repas communs, tout y est pareil. Seulement il étend dans la seconde les repas communs jusqu'aux femmes, et porte de mille à cinq mille le nombre des citoyens armés.
§ 3. Sans aucun doute, les dialogues de Socrate sont éminemment remarquables, pleins d'élégance, d'originalité, d'imagination ; mais il était peut-être difficile que tout y fût également juste. Ainsi, qu'on ne s'y trompe pas, il ne faudrait pas moins que la campagne de Babylone, ou toute autre plaine immense, pour cette multitude qui doit nourrir cinq mille oisifs sortis de son sein, sans compter cette autre foule de femmes et de serviteurs de toute espèce. Sans doute on est bien libre de créer des hypothèses à son gré ; mais il ne faut pas les pousser jusqu'à l'impossible.
§ 4. Socrate affirme qu'en fait de législation, deux objets surtout ne doivent jamais être perdus de vue le sol et les hommes. Il aurait pu ajouter encore, les États voisins, à moins qu'on ne refuse à l'État toute existence politique extérieure. En cas de guerre, il faut que la force militaire soit organisée, non pas seulement pour défendre le pays, mais aussi pour agir au dehors. En admettant que la vie guerrière ne soit ni celle des individus, ni celle de l'État, encore faut-il savoir se rendre redoutable aux ennemis, non pas seulement quand ils envahissent le sol, mais encore lorsqu'ils l'ont évacué.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 5. Quant aux limites assignables à la propriété, on pourrait demander qu'elles fussent autres que celles qu'indique Socrate, et surtout qu'elles fussent plus précises et plus claires. « La propriété, dit-il, doit aller jusqu'à satisfaire les besoins d'une vie sobre », voulant exprimer par là ce qu'on entend ordinairement par une existence aisée, expression qui a certainement un sens beaucoup plus large. Une vie sobre peut être fort pénible. « Sobre et libérale » eût été une définition beaucoup meilleure. Si l'une de ces deux conditions vient à manquer, on tombe ou dans le luxe ou dans la souffrance. L'emploi de la propriété ne comporte pas d'autres qualités ; on ne saurait y apporter ni douceur ni courage ; mais on peut y apporter modération et libéralité ; et ce sont là, nécessairement les vertus qu'on peut montrer dans l'usage de la fortune.
§ 6. C'est aussi un grand tort, quand on va jusqu'à diviser les biens en parties égales, de ne rien statuer sur le nombre des citoyens, et de les laisser procréer sans limites, s'en remettant au hasard pour que le nombre des unions stériles compense celui des naissances quel qu'il soit, sous prétexte que, dans l'état actuel des choses, cette balance semblé s'établir tout naturellement. Il s'en faut que le rapprochement soit le moins du monde exact. Dans nos cités, personne n'est dans le dénuement, parce que les propriétés se partagent entre les enfants, quel qu'en soit le nombre. En admettant au contraire qu'elles seront indivises, tous les enfants en surnombre, peu ou beaucoup, ne posséderont absolument rien.
§ 7. Le parti le plus sage serait de limiter la population et non la propriété, et d'assigner un maximum qu'on ne dépasserait pas, en ayant à la fois égard, pour le fixer, et à la proportion éventuelle des enfants qui meurent, et à la stérilité des mariages. S'en rapporter au hasard, comme dans la plupart des États, serait une cause inévitable de misère dans la république de Socrate ; et la misère engendre les discordes civiles et les crimes. C'est dans la vue de prévenir ces maux, que l'un des plus anciens législateurs, Phidon de Corinthe, voulait que le nombre des familles et des citoyens restât immuable, quand bien même les lots primitifs auraient été tous inégaux. Dans les Lois, on a fait précisément le contraire. Nous dirons, au reste, plus tard notre opinion personnelle sur ce sujet.
§ 8. On a encore omis, dans le traité des Lois, de déterminer la différence des gouvernants aux gouvernés. Socrate se borne à dire que le rapport des uns aux autres sera celui de la chaîne à la trame, faites toutes deux de laines différentes. D'autre part, puisqu'il permet l'accroissement des biens meubles jusqu'au quintuple, pourquoi ne laisserait-il pas aussi quelque latitude pour les biens-fonds ? Il faut bien prendre garde encore que la séparation des habitations ne soit un faux principe en fait d'économie domestique. Socrate ne donne pas à ses citoyens moins de deux habitations complètement isolées ; et c'est toujours chose fort difficile que d'entretenir deux maisons.
§ 6. C'est aussi un grand tort, quand on va jusqu'à diviser les biens en parties égales, de ne rien statuer sur le nombre des citoyens, et de les laisser procréer sans limites, s'en remettant au hasard pour que le nombre des unions stériles compense celui des naissances quel qu'il soit, sous prétexte que, dans l'état actuel des choses, cette balance semblé s'établir tout naturellement. Il s'en faut que le rapprochement soit le moins du monde exact. Dans nos cités, personne n'est dans le dénuement, parce que les propriétés se partagent entre les enfants, quel qu'en soit le nombre. En admettant au contraire qu'elles seront indivises, tous les enfants en surnombre, peu ou beaucoup, ne posséderont absolument rien.
§ 7. Le parti le plus sage serait de limiter la population et non la propriété, et d'assigner un maximum qu'on ne dépasserait pas, en ayant à la fois égard, pour le fixer, et à la proportion éventuelle des enfants qui meurent, et à la stérilité des mariages. S'en rapporter au hasard, comme dans la plupart des États, serait une cause inévitable de misère dans la république de Socrate ; et la misère engendre les discordes civiles et les crimes. C'est dans la vue de prévenir ces maux, que l'un des plus anciens législateurs, Phidon de Corinthe, voulait que le nombre des familles et des citoyens restât immuable, quand bien même les lots primitifs auraient été tous inégaux. Dans les Lois, on a fait précisément le contraire. Nous dirons, au reste, plus tard notre opinion personnelle sur ce sujet.
§ 8. On a encore omis, dans le traité des Lois, de déterminer la différence des gouvernants aux gouvernés. Socrate se borne à dire que le rapport des uns aux autres sera celui de la chaîne à la trame, faites toutes deux de laines différentes. D'autre part, puisqu'il permet l'accroissement des biens meubles jusqu'au quintuple, pourquoi ne laisserait-il pas aussi quelque latitude pour les biens-fonds ? Il faut bien prendre garde encore que la séparation des habitations ne soit un faux principe en fait d'économie domestique. Socrate ne donne pas à ses citoyens moins de deux habitations complètement isolées ; et c'est toujours chose fort difficile que d'entretenir deux maisons.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 9. Dans son ensemble, le système politique de Socrate n'est ni une démocratie, ni une oligarchie ; c'est le gouvernement intermédiaire, qu'on nomme république, puisqu'elle se compose de tous les citoyens qui portent les armes. S'il prétend donner cette constitution comme la plus commune dans la plupart des États existants, il n'a peut-être pas tort. Mais il est dans l'erreur, s'il croit qu'elle vient immédiatement après la constitution parfaite. Bien des gens pourraient lui préférer sans hésitation celle de Lacédémone, ou toute autre un peu plus aristocratique.
§ 10. Quelques auteurs prétendent que la constitution parfaite doit réunir les éléments de toutes les autres ; et c'est à ce titre qu'ils vantent celle de Lacédémone, où se trouvent combinés les trois éléments de l'oligarchie, de la monarchie et de la démocratie, représentés l'un par les Rois, l'autre par les Gérontes, le troisième par les Éphores, qui sortent toujours des rangs du peuple. D'autres, il est vrai, voient dans les Éphores l'élément tyrannique, et retrouvent l'élément de la démocratie dans les repas communs et dans la discipline quotidienne de la cité.
§ 11. Dans le traité des Lois, on prétend qu'il faut composer la constitution parfaite de démagogie et de tyrannie, deux formes de gouvernement qu'on est en droit ou de nier complètement, ou de considérer comme les pires de toutes. On a donc bien raison d'admettre une combinaison plus large ; et la meilleure constitution est aussi celle qui réunit le plus d'éléments divers. Le système de Socrate n'a rien de monarchique ; il n'est qu'oligarchique et démocratique ; ou plutôt il a une tendance prononcée à l'oligarchie, comme le prouve bien le mode d'institution de ses magistrats. Laisser choisir le sort parmi des candidats élus, appartient aussi bien à l'oligarchie qu'à la démocratie ; mais faire une obligation aux riches de se rendre aux assemblées, d'y nommer les autorités et d'y remplir toutes les fonctions politiques, tout en exemptant les autres citoyens de ces devoirs, c'est une institution oligarchique. C'en est une encore de vouloir appeler au pouvoir surtout des riches, et de réserver les plus hautes fonctions aux cens les plus élevés.
§ 12. L'élection de son sénat n'a pas moins le caractère de l'oligarchie. Tous les citoyens sans exception sont tenus de voter, mais de choisir les magistrats dans la première classe du cens ; d'en nommer ensuite un nombre égal dans la seconde classe ; puis autant dans la troisième. Seulement ici, tous les citoyens de la troisième et de la quatrième classe sont libres de ne pas voter ; et dans les élections du quatrième cens et de la quatrième classe, le vote n'est obligatoire que pour les citoyens des deux premières. Enfin, Socrate veut qu'on répartisse tous les élus en nombre égal pour chaque classe de cens. Ce système fera nécessairement prévaloir les citoyens qui payent le cens le plus fort; car bien des citoyens pauvres s'abstiendront de voter, parce qu'ils n'y seront pas obligés.
§ 13. Ce n'est donc point là une constitution où se combinent l'élément monarchique et l'élément démocratique. On peut déjà s'en convaincre par ce que je viens de dire ; on le pourra bien mieux encore, quand plus tard je traiterai de cette espèce particulière de constitution. J'ajouterai seulement ici qu'il y a du danger à choisir les magistrats sur une liste de candidats élus. Il suffit alors que quelques citoyens, même en petit nombre, veuillent se concerter, pour qu'ils puissent constamment disposer des élections.
§ 14. Je termine ici mes observations sur le système développé dans le traité des Lois.
§ 10. Quelques auteurs prétendent que la constitution parfaite doit réunir les éléments de toutes les autres ; et c'est à ce titre qu'ils vantent celle de Lacédémone, où se trouvent combinés les trois éléments de l'oligarchie, de la monarchie et de la démocratie, représentés l'un par les Rois, l'autre par les Gérontes, le troisième par les Éphores, qui sortent toujours des rangs du peuple. D'autres, il est vrai, voient dans les Éphores l'élément tyrannique, et retrouvent l'élément de la démocratie dans les repas communs et dans la discipline quotidienne de la cité.
§ 11. Dans le traité des Lois, on prétend qu'il faut composer la constitution parfaite de démagogie et de tyrannie, deux formes de gouvernement qu'on est en droit ou de nier complètement, ou de considérer comme les pires de toutes. On a donc bien raison d'admettre une combinaison plus large ; et la meilleure constitution est aussi celle qui réunit le plus d'éléments divers. Le système de Socrate n'a rien de monarchique ; il n'est qu'oligarchique et démocratique ; ou plutôt il a une tendance prononcée à l'oligarchie, comme le prouve bien le mode d'institution de ses magistrats. Laisser choisir le sort parmi des candidats élus, appartient aussi bien à l'oligarchie qu'à la démocratie ; mais faire une obligation aux riches de se rendre aux assemblées, d'y nommer les autorités et d'y remplir toutes les fonctions politiques, tout en exemptant les autres citoyens de ces devoirs, c'est une institution oligarchique. C'en est une encore de vouloir appeler au pouvoir surtout des riches, et de réserver les plus hautes fonctions aux cens les plus élevés.
§ 12. L'élection de son sénat n'a pas moins le caractère de l'oligarchie. Tous les citoyens sans exception sont tenus de voter, mais de choisir les magistrats dans la première classe du cens ; d'en nommer ensuite un nombre égal dans la seconde classe ; puis autant dans la troisième. Seulement ici, tous les citoyens de la troisième et de la quatrième classe sont libres de ne pas voter ; et dans les élections du quatrième cens et de la quatrième classe, le vote n'est obligatoire que pour les citoyens des deux premières. Enfin, Socrate veut qu'on répartisse tous les élus en nombre égal pour chaque classe de cens. Ce système fera nécessairement prévaloir les citoyens qui payent le cens le plus fort; car bien des citoyens pauvres s'abstiendront de voter, parce qu'ils n'y seront pas obligés.
§ 13. Ce n'est donc point là une constitution où se combinent l'élément monarchique et l'élément démocratique. On peut déjà s'en convaincre par ce que je viens de dire ; on le pourra bien mieux encore, quand plus tard je traiterai de cette espèce particulière de constitution. J'ajouterai seulement ici qu'il y a du danger à choisir les magistrats sur une liste de candidats élus. Il suffit alors que quelques citoyens, même en petit nombre, veuillent se concerter, pour qu'ils puissent constamment disposer des élections.
§ 14. Je termine ici mes observations sur le système développé dans le traité des Lois.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
CHAPITRE IV.
Examen de la constitution proposée par Phaléas de Chalcédoine ; de l'égalité des biens ; importance de cette loi politique ; l'égalité des biens entraîne l'égalité d'éducation ; insuffisance de ce principe. Phaléas n'a rien dit des relations de sa cité avec les États voisins ; il faut étendre l'égalité des biens jusqu'aux meubles, et ne point la borner aux biens-fonds. - Règlement de Phaléas sur les artisans.
§ 1. Il est encore d'autres constitutions qui sont dues, soit à de simples citoyens, soit des philosophes et à des hommes d'État. Il n'en est pas une qui ne se rapproche des formes reçues et actuellement en vigueur, beaucoup plus que les deux républiques de Socrate. Personne, si ce n'est lui, ne s'est permis ces innovations de la communauté des femmes et des enfants, et des repas communs des femmes ; tous se sont bien plutôt occupés des objets essentiels. Pour bien des gens, le point capital paraît être l'organisation de la propriété, source unique, à leur avis, des révolutions. C'est Phaléas de Chalcédoine, qui, guidé par cette pensée, a le premier posé en principe que l'égalité de fortune est indispensable entre les citoyens.
§ 2. Il lui parait facile de l'établir au moment même de la fondation de l'État ; et quoique moins aisée à introduire dans les États dès longtemps constitués, on peut toutefois, selon lui, l'obtenir assez vite, en prescrivant aux riches de donner des dots à leurs filles, sans que leurs fils en reçoivent ; et aux pauvres, d'en recevoir sans en donner. J'ai déjà dit que Platon, dans le traité des Lois, permettait l'accroissement des fortunes jusqu'à une certaine limite, qui ne pouvait dépasser pour personne le quintuple d'un minimum déterminé.
§ 3. Il ne faut pas oublier, quand on porte des lois semblables, un point négligé par Phaléas et Platon : c'est qu'en fixant ainsi la quotité des fortunes, il faut aussi fixer la quantité des enfants. Si le nombre des enfants n'est plus en rapport avec la propriété, il faudra bientôt enfreindre la loi ; et même, sans en venir là, il est dangereux que tant de citoyens passent de l'aisance à la misère, parce que ce sera chose difficile, dans ce cas, qu'ils n'aient point le désir des révolutions.
§ 4. Cette influence de l'égalité des biens sur l'association politique a été comprise par quelques-uns des anciens législateurs ; témoin Solon dans ses lois, témoin le décret qui interdit l'acquisition illimitée des terres. C'est d'après le même principe que certaines législations, comme celle de Locres, interdisent de vendre son bien, à moins de malheur parfaitement constaté ; ou qu'elles prescrivent encore de maintenir les lots primitifs. L'abrogation d'une loi de ce genre, à Leucade, rendit la constitution complètement démocratique, parce que dès lors on parvint aux magistratures sans les conditions de cens autrefois exigées.
§ 5. Mais cette égalité même, si on la suppose établie, n'empêche pas que la limite légale des fortunes ne puisse être, ou trop large, ce qui amènerait dans la cité le luxe et la mollesse ; ou trop étroite, ce qui amènerait la gêne parmi les citoyens. Ainsi, il ne suffit pas au législateur d'avoir rendu les fortunes égales, il faut qu'il leur ait donné de justes proportions. Ce n'est même avoir encore rien fait que d'avoir trouvé cette mesure parfaite pour tous les citoyens ; le point important, c'est de niveler les passions bien plutôt que les propriétés ; et cette égalité-là ne résulte que de l'éducation réglée par de bonnes lois.
§ 6. Phaléas pourrait ici répondre que c'est là précisément ce qu'il a dit lui-même ; car, à ses yeux, les basés de tout État sont l'égalité de fortune et l'égalité d'éducation. Mais cette éducation que sera-t-elle ? C'est là ce qu'il faut dire. Ce n'est rien que de l'avoir faite une et la même pour tous. Elle peut être parfaitement une et la même pour tous les citoyens, et être telle cependant qu'ils n'en sortent qu'avec une insatiable avidité de richesses ou d'honneurs, ou même avec ces deux passions à la fois.
§ 7. De plus, les révolutions naissent tout aussi bien de l'inégalité des honneurs que de l’inégalité des fortunes. Les prétendants seuls seraient ici différents. La foule se révolte de l'inégalité des fortunes, et les hommes supérieurs s'indignent de l'égale répartition des honneurs ; c'est le mot du poète :
Quoi ! le lâche et le brave être égaux en estime !
C'est que les hommes sont poussés au crime non pas seulement par le besoin du nécessaire, que Phaléas compte apaiser avec l'égalité des biens, excellent moyen, selon lui, d'empêcher qu'un homme n'en détrousse un autre pour ne pas mourir de froid ou de faim ; ils y sont poussés encore par le besoin d'éteindre leurs désirs dans la jouissance. Si ces désirs sont désordonnés, les hommes auront recours au crime pour guérir le mal qui les tourmente ; j'ajoute même qu'ils s'y livreront non seulement par cette raison, mais aussi par le simple motif, si leur caprice les y porte, de n'être point troublés dans leurs plaisirs.
§ 8. A ces trois maux, quel sera le remède ? D'abord la propriété, quelque mince qu'elle soit, et l'habitude du travail, puis la tempérance ; et enfin, pour celui qui veut trouver le bonheur en lui-même, le remède ne sera point à chercher ailleurs que dans la philosophie ; car les plaisirs autres que les siens ne peuvent se passer de l'intermédiaire des hommes. C'est le superflu et non le besoin qui fait commettre les grands crimes. On n'usurpe pas la tyrannie pour se garantir de l'intempérie de l'air; et par le même motif, les grandes distinctions sont réservées non pas au meurtrier d'un voleur, mais au meurtrier d'un tyran. Ainsi l'expédient politique proposé par Phaléas n'offre de garantie que contre les crimes de peu d'importance.
Examen de la constitution proposée par Phaléas de Chalcédoine ; de l'égalité des biens ; importance de cette loi politique ; l'égalité des biens entraîne l'égalité d'éducation ; insuffisance de ce principe. Phaléas n'a rien dit des relations de sa cité avec les États voisins ; il faut étendre l'égalité des biens jusqu'aux meubles, et ne point la borner aux biens-fonds. - Règlement de Phaléas sur les artisans.
§ 1. Il est encore d'autres constitutions qui sont dues, soit à de simples citoyens, soit des philosophes et à des hommes d'État. Il n'en est pas une qui ne se rapproche des formes reçues et actuellement en vigueur, beaucoup plus que les deux républiques de Socrate. Personne, si ce n'est lui, ne s'est permis ces innovations de la communauté des femmes et des enfants, et des repas communs des femmes ; tous se sont bien plutôt occupés des objets essentiels. Pour bien des gens, le point capital paraît être l'organisation de la propriété, source unique, à leur avis, des révolutions. C'est Phaléas de Chalcédoine, qui, guidé par cette pensée, a le premier posé en principe que l'égalité de fortune est indispensable entre les citoyens.
§ 2. Il lui parait facile de l'établir au moment même de la fondation de l'État ; et quoique moins aisée à introduire dans les États dès longtemps constitués, on peut toutefois, selon lui, l'obtenir assez vite, en prescrivant aux riches de donner des dots à leurs filles, sans que leurs fils en reçoivent ; et aux pauvres, d'en recevoir sans en donner. J'ai déjà dit que Platon, dans le traité des Lois, permettait l'accroissement des fortunes jusqu'à une certaine limite, qui ne pouvait dépasser pour personne le quintuple d'un minimum déterminé.
§ 3. Il ne faut pas oublier, quand on porte des lois semblables, un point négligé par Phaléas et Platon : c'est qu'en fixant ainsi la quotité des fortunes, il faut aussi fixer la quantité des enfants. Si le nombre des enfants n'est plus en rapport avec la propriété, il faudra bientôt enfreindre la loi ; et même, sans en venir là, il est dangereux que tant de citoyens passent de l'aisance à la misère, parce que ce sera chose difficile, dans ce cas, qu'ils n'aient point le désir des révolutions.
§ 4. Cette influence de l'égalité des biens sur l'association politique a été comprise par quelques-uns des anciens législateurs ; témoin Solon dans ses lois, témoin le décret qui interdit l'acquisition illimitée des terres. C'est d'après le même principe que certaines législations, comme celle de Locres, interdisent de vendre son bien, à moins de malheur parfaitement constaté ; ou qu'elles prescrivent encore de maintenir les lots primitifs. L'abrogation d'une loi de ce genre, à Leucade, rendit la constitution complètement démocratique, parce que dès lors on parvint aux magistratures sans les conditions de cens autrefois exigées.
§ 5. Mais cette égalité même, si on la suppose établie, n'empêche pas que la limite légale des fortunes ne puisse être, ou trop large, ce qui amènerait dans la cité le luxe et la mollesse ; ou trop étroite, ce qui amènerait la gêne parmi les citoyens. Ainsi, il ne suffit pas au législateur d'avoir rendu les fortunes égales, il faut qu'il leur ait donné de justes proportions. Ce n'est même avoir encore rien fait que d'avoir trouvé cette mesure parfaite pour tous les citoyens ; le point important, c'est de niveler les passions bien plutôt que les propriétés ; et cette égalité-là ne résulte que de l'éducation réglée par de bonnes lois.
§ 6. Phaléas pourrait ici répondre que c'est là précisément ce qu'il a dit lui-même ; car, à ses yeux, les basés de tout État sont l'égalité de fortune et l'égalité d'éducation. Mais cette éducation que sera-t-elle ? C'est là ce qu'il faut dire. Ce n'est rien que de l'avoir faite une et la même pour tous. Elle peut être parfaitement une et la même pour tous les citoyens, et être telle cependant qu'ils n'en sortent qu'avec une insatiable avidité de richesses ou d'honneurs, ou même avec ces deux passions à la fois.
§ 7. De plus, les révolutions naissent tout aussi bien de l'inégalité des honneurs que de l’inégalité des fortunes. Les prétendants seuls seraient ici différents. La foule se révolte de l'inégalité des fortunes, et les hommes supérieurs s'indignent de l'égale répartition des honneurs ; c'est le mot du poète :
Quoi ! le lâche et le brave être égaux en estime !
C'est que les hommes sont poussés au crime non pas seulement par le besoin du nécessaire, que Phaléas compte apaiser avec l'égalité des biens, excellent moyen, selon lui, d'empêcher qu'un homme n'en détrousse un autre pour ne pas mourir de froid ou de faim ; ils y sont poussés encore par le besoin d'éteindre leurs désirs dans la jouissance. Si ces désirs sont désordonnés, les hommes auront recours au crime pour guérir le mal qui les tourmente ; j'ajoute même qu'ils s'y livreront non seulement par cette raison, mais aussi par le simple motif, si leur caprice les y porte, de n'être point troublés dans leurs plaisirs.
§ 8. A ces trois maux, quel sera le remède ? D'abord la propriété, quelque mince qu'elle soit, et l'habitude du travail, puis la tempérance ; et enfin, pour celui qui veut trouver le bonheur en lui-même, le remède ne sera point à chercher ailleurs que dans la philosophie ; car les plaisirs autres que les siens ne peuvent se passer de l'intermédiaire des hommes. C'est le superflu et non le besoin qui fait commettre les grands crimes. On n'usurpe pas la tyrannie pour se garantir de l'intempérie de l'air; et par le même motif, les grandes distinctions sont réservées non pas au meurtrier d'un voleur, mais au meurtrier d'un tyran. Ainsi l'expédient politique proposé par Phaléas n'offre de garantie que contre les crimes de peu d'importance.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 9. D'autre part, les institutions de Phaléas ne concernent guère que l'ordre et le bonheur intérieurs de l'État ; il fallait donner aussi un système de relations avec les peuples voisins et les étrangers. L'État a donc nécessairement besoin d'une organisation militaire, et Phaléas n'en dit mot. Il a commis un oubli analogue à l'égard des finances publiques : elles doivent suffire non pas seulement à satisfaire les besoins intérieurs, mais de plus à écarter les dangers du dehors. Ainsi, il ne faudrait pas que leur abondance tentât la cupidité de voisins plus puissants que les possesseurs, trop faibles pour repousser une attaque, ni que leur exiguïté empêchât de soutenir la guerre même contre un ennemi égal en force et en nombre.
§ 10. Phaléas a passé ce sujet sous silence ; mais il faut bien se persuader que l'étendue des ressources est en politique un point important. La véritable limite, c'est peut-être que le vainqueur ne trouve jamais un dédommagement de la guerre dans la richesse de sa conquête, et qu'elle ne puisse rendre même à des ennemis plus pauvres ce qu'elle leur a coûté. Lorsqu'Autophradate vint mettre le siège devant Atarnée, Eubule lui conseilla de calculer le temps et l'argent qu'il allait dépenser à la conquête du pays, promettant d'évacuer Atarnée sur-le-champ pour une indemnité bien moins considérable. Cet avertissement fit réfléchir Autophradate, qui leva bientôt le siège.
§ 11. L'égalité de fortune entre les citoyens sert bien certainement, je l'avoue, à prévenir les dissensions civiles. Mais, à vrai dire, le moyen n'est pas infaillible les hommes supérieurs s'irriteront de n'avoir que la portion commune, et ce sera souvent une cause de trouble et de révolution. De plus, l'avidité des hommes est insatiable : d'abord ils se contentent de deux oboles ; une fois qu'ils s'en sont fait un patrimoine, leurs besoins s'accroissent sans cesse, jusqu'à ce que leurs voeux ne connaissent plus de bornes; et quoique la nature de la cupidité soit précisément de n'avoir point de limites, la plupart des hommes ne vivent que pour l'assouvir.
§ 12. Il vaut donc mieux remonter au principe de ces dérèglements ; au lieu de niveler les fortunes, il faut si bien faire que les hommes modérés par tempérament ne veuillent pas s'enrichir, et que les méchants ne le puissent point ; et le vrai moyen, c'est de mettre ceux-ci par leur minorité hors d'état d'être nuisibles, et de ne point les opprimer.
Phaléas a eu tort aussi d'appeler d'une manière générale, égalité des fortunes, l'égale répartition des terres, à laquelle il se borne ; car la fortune comprend encore les esclaves, les troupeaux, l'argent, et toutes ces propriétés qu'on nomme mobilières. La loi d'égalité doit être étendue à tous ces objets ; ou du moins, il faut les soumettre à certaines limites régulières, ou bien ne statuer absolument rien à l'égard de la propriété.
§ 13. La législation de Phaléas paraît au reste n'avoir en vue qu'un État peu étendu, puisque tous les artisans doivent y être la propriété de l'État, sans y former une classe accessoire de citoyens. Si les ouvriers chargés de tous les travaux appartiennent à l'État, il faut que ce soit aux conditions établies pour ceux d'Épidamne, ou pour ceux d'Athènes par Diophante.
§ 14. Ce que nous avons dit de la constitution de Phaléas suffit pour qu'on en juge les mérites et les défauts.
§ 10. Phaléas a passé ce sujet sous silence ; mais il faut bien se persuader que l'étendue des ressources est en politique un point important. La véritable limite, c'est peut-être que le vainqueur ne trouve jamais un dédommagement de la guerre dans la richesse de sa conquête, et qu'elle ne puisse rendre même à des ennemis plus pauvres ce qu'elle leur a coûté. Lorsqu'Autophradate vint mettre le siège devant Atarnée, Eubule lui conseilla de calculer le temps et l'argent qu'il allait dépenser à la conquête du pays, promettant d'évacuer Atarnée sur-le-champ pour une indemnité bien moins considérable. Cet avertissement fit réfléchir Autophradate, qui leva bientôt le siège.
§ 11. L'égalité de fortune entre les citoyens sert bien certainement, je l'avoue, à prévenir les dissensions civiles. Mais, à vrai dire, le moyen n'est pas infaillible les hommes supérieurs s'irriteront de n'avoir que la portion commune, et ce sera souvent une cause de trouble et de révolution. De plus, l'avidité des hommes est insatiable : d'abord ils se contentent de deux oboles ; une fois qu'ils s'en sont fait un patrimoine, leurs besoins s'accroissent sans cesse, jusqu'à ce que leurs voeux ne connaissent plus de bornes; et quoique la nature de la cupidité soit précisément de n'avoir point de limites, la plupart des hommes ne vivent que pour l'assouvir.
§ 12. Il vaut donc mieux remonter au principe de ces dérèglements ; au lieu de niveler les fortunes, il faut si bien faire que les hommes modérés par tempérament ne veuillent pas s'enrichir, et que les méchants ne le puissent point ; et le vrai moyen, c'est de mettre ceux-ci par leur minorité hors d'état d'être nuisibles, et de ne point les opprimer.
Phaléas a eu tort aussi d'appeler d'une manière générale, égalité des fortunes, l'égale répartition des terres, à laquelle il se borne ; car la fortune comprend encore les esclaves, les troupeaux, l'argent, et toutes ces propriétés qu'on nomme mobilières. La loi d'égalité doit être étendue à tous ces objets ; ou du moins, il faut les soumettre à certaines limites régulières, ou bien ne statuer absolument rien à l'égard de la propriété.
§ 13. La législation de Phaléas paraît au reste n'avoir en vue qu'un État peu étendu, puisque tous les artisans doivent y être la propriété de l'État, sans y former une classe accessoire de citoyens. Si les ouvriers chargés de tous les travaux appartiennent à l'État, il faut que ce soit aux conditions établies pour ceux d'Épidamne, ou pour ceux d'Athènes par Diophante.
§ 14. Ce que nous avons dit de la constitution de Phaléas suffit pour qu'on en juge les mérites et les défauts.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
CHAPITRE V.
Examen de la constitution imaginée par Hippodamus de Milet ; analyse de cette constitution ; division des propriétés ; tribunal suprême d'appel ; récompense aux inventeurs des découvertes politiques ; éducation des orphelins des guerriers. - Critique de la division des classes et de la propriété ; critique du système proposé par Hippodamus pour les votes du tribunal d'appel ; question de l'innovation en matière politique ; il ne faut pas provoquer les innovations, de peur d'affaiblir le respect dû à la loi.
§ 1. Hippodamus de Milet, fils d'Euryphon, le même qui, inventeur de la division des villes en rues, appliqua cette distribution nouvelle au Pirée, et qui montrait d'ailleurs dans toute sa façon de vivre une excessive vanité, se plaisant à braver le jugement public par le luxe de ses cheveux et l'élégance de sa parure, portant en outre, été comme hiver, des habits également simples et également chauds, homme qui avait la prétention de ne rien ignorer dans la nature entière, Hippodamus est aussi le premier qui, sans jamais avoir manié les affaires publiques, s'aventura à publier quelque chose sur la meilleure forme de gouvernement.
§ 2. Sa république se composait de dix mille citoyens séparés en trois classes : artisans, laboureurs, et défenseurs de la cité possédant les armes. Il faisait trois parts du territoire : l'une sacrée, l'autre publique, et la troisième possédée individuellement. Celle qui devait subvenir aux frais légaux du culte des dieux était la portion sacrée ; celle qui devait nourrir les guerriers, la portion publique ; celle qui appartenait aux laboureurs, la portion individuelle. Il pensait que les lois aussi ne peuvent être que de trois espèces, parce que les actions judiciaires selon lui ne peuvent naître que de trois objets : l'injure, le dommage et le meurtre.
§ 3. Il établissait un tribunal suprême et unique où seraient portées en appel toutes les causes qui sembleraient mal jugées. Ce tribunal se composait de vieillards qu'y faisait monter l'élection. Quant à la forme des jugements, Hippodamus repoussait le vote par boules. Chaque juge devait porter une tablette où il écrirait, s'il condamnait purement et simplement ; qu'il laisserait vide, s'il absolvait au même titre ; et où il déterminerait ses motifs, s'il absolvait ou condamnait seulement en partie. Le système actuel lui paraissait vicieux, en ce qu'il force souvent les juges à se parjurer, s'ils votent d'une manière absolue dans l'un ou l'autre sens.
§ 4. Il garantissait encore législativement les récompenses dues aux découvertes politiques d'utilité générale ; et il assurait l'éducation des enfants laissés par les guerriers morts dans les combats, en la mettant à la charge de l'État. Cette dernière institution lui appartient exclusivement ; mais aujourd'hui Athènes et plusieurs autres États jouissent d'une institution analogue. Tous les magistrats devaient être élus par le peuple ; et le peuple, pour Hippodamus, se compose des trois classes de l'État. Une fois nommés, les magistrats ont concurremment la surveillance des intérêts généraux, celle des affaires des étrangers, et la tutelle des orphelins.
Telles sont à peu près toutes les dispositions principales de la constitution d'Hippodamus.
Examen de la constitution imaginée par Hippodamus de Milet ; analyse de cette constitution ; division des propriétés ; tribunal suprême d'appel ; récompense aux inventeurs des découvertes politiques ; éducation des orphelins des guerriers. - Critique de la division des classes et de la propriété ; critique du système proposé par Hippodamus pour les votes du tribunal d'appel ; question de l'innovation en matière politique ; il ne faut pas provoquer les innovations, de peur d'affaiblir le respect dû à la loi.
§ 1. Hippodamus de Milet, fils d'Euryphon, le même qui, inventeur de la division des villes en rues, appliqua cette distribution nouvelle au Pirée, et qui montrait d'ailleurs dans toute sa façon de vivre une excessive vanité, se plaisant à braver le jugement public par le luxe de ses cheveux et l'élégance de sa parure, portant en outre, été comme hiver, des habits également simples et également chauds, homme qui avait la prétention de ne rien ignorer dans la nature entière, Hippodamus est aussi le premier qui, sans jamais avoir manié les affaires publiques, s'aventura à publier quelque chose sur la meilleure forme de gouvernement.
§ 2. Sa république se composait de dix mille citoyens séparés en trois classes : artisans, laboureurs, et défenseurs de la cité possédant les armes. Il faisait trois parts du territoire : l'une sacrée, l'autre publique, et la troisième possédée individuellement. Celle qui devait subvenir aux frais légaux du culte des dieux était la portion sacrée ; celle qui devait nourrir les guerriers, la portion publique ; celle qui appartenait aux laboureurs, la portion individuelle. Il pensait que les lois aussi ne peuvent être que de trois espèces, parce que les actions judiciaires selon lui ne peuvent naître que de trois objets : l'injure, le dommage et le meurtre.
§ 3. Il établissait un tribunal suprême et unique où seraient portées en appel toutes les causes qui sembleraient mal jugées. Ce tribunal se composait de vieillards qu'y faisait monter l'élection. Quant à la forme des jugements, Hippodamus repoussait le vote par boules. Chaque juge devait porter une tablette où il écrirait, s'il condamnait purement et simplement ; qu'il laisserait vide, s'il absolvait au même titre ; et où il déterminerait ses motifs, s'il absolvait ou condamnait seulement en partie. Le système actuel lui paraissait vicieux, en ce qu'il force souvent les juges à se parjurer, s'ils votent d'une manière absolue dans l'un ou l'autre sens.
§ 4. Il garantissait encore législativement les récompenses dues aux découvertes politiques d'utilité générale ; et il assurait l'éducation des enfants laissés par les guerriers morts dans les combats, en la mettant à la charge de l'État. Cette dernière institution lui appartient exclusivement ; mais aujourd'hui Athènes et plusieurs autres États jouissent d'une institution analogue. Tous les magistrats devaient être élus par le peuple ; et le peuple, pour Hippodamus, se compose des trois classes de l'État. Une fois nommés, les magistrats ont concurremment la surveillance des intérêts généraux, celle des affaires des étrangers, et la tutelle des orphelins.
Telles sont à peu près toutes les dispositions principales de la constitution d'Hippodamus.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 5. D'abord, on peut trouver quelque difficulté dans un classement de citoyens où laboureurs, artisans et guerriers prennent une part égale au gouvernement : les premiers sans armes, les seconds sans armes et sans terres, c'est-à-dire, à peu près esclaves des troisièmes, qui sont armés. Bien plus, il y a impossibilité à ce que tous puissent entrer en partage des fonctions publiques. Il faut nécessairement tirer de la classe des guerriers et les généraux, et les gardes de la cité, et l'on peut dire tous les principaux fonctionnaires. Mais si les artisans et les laboureurs sont exclus du gouvernement de la cité, comment pourront-ils avoir quelque attachement pour elle ?
§ 6. Si l'on objecte que la classe des guerriers sera plus puissante que les deux autres, remarquons d'abord que la chose n'est pas facile ; car ils ne seront pas nombreux. Mais s'ils sont les plus forts, à quoi bon dès lors donner au reste des citoyens des droits politiques et les rendre maîtres de la nomination des magistrats ? Que font en outre les laboureurs dans la république d'Hippodamus ? Les artisans, on le conçoit, y sont indispensables, comme partout ailleurs ; et ils y peuvent, aussi bien que dans les autres États, vivre de leur métier. Mais quant aux laboureurs, dans le cas où ils seraient chargés de pourvoir à la subsistance des guerriers, on pourrait avec raison en faire des membres de l'État ; ici, au contraire, ils sont maîtres de terres qui leur appartiennent en propre, et ils ne les cultiveront qu'à leur profit.
§ 7. Si les guerriers cultivent personnellement les terres publiques assignées à leur entretien, alors la classe des guerriers ne sera plus autre que celle des laboureurs ; et cependant le législateur prétend les distinguer. S'il existe des citoyens autres que les guerriers et les laboureurs qui possèdent en propre des biens-fonds, ces citoyens. formeront dans l'État une quatrième classe sans droits politiques et étrangère à la constitution. Si l'on remet aux mêmes citoyens la culture des propriétés publiques et celle des propriétés particulières, on ne saura plus précisément ce que chacun devra cultiver pour les besoins des deux familles; et, dans ce cas, pourquoi ne pas donner, dès l'origine, aux laboureurs un seul et même lot de terre, capable de suffire à leur propre nourriture et à celle qu'ils fournissent aux guerriers ?
Tous ces points sont fort embarrassants dans la constitution d'Hippodamus.
§ 8. Sa loi relative aux jugements n'est pas meilleure, en ce que, permettant aux juges de diviser leur sentence, plutôt que de la donner d'une manière absolue, elle les réduit au rôle de simples arbitres. Ce système peut être admissible, même quand les juges sont nombreux, dans les sentences arbitrales, discutées en commun par ceux qui les rendent ; il ne l'est plus pour les tribunaux ; et la plupart des législateurs ont eu grand soin d'y interdire toute communication entre les juges.
§ 9. Quelle ne sera point d'ailleurs la confusion, lorsque, dans une affaire d'intérêt, le juge accordera une somme qui ne sera point parfaitement égale à celle que réclame le demandeur ? Le demandeur exige vingt mines, un juge en accorde dix, un autre plus, un autre moins, celui-ci cinq, celui-là quatre, et ces dissentiments-là surviendront sans aucun doute; enfin les uns accordent la somme tout entière, les autres la refusent. Comment concilier tous ces votes ? Au moins, avec l'acquittement ou la condamnation absolue, le juge ne court jamais risque de se parjurer, puisque l'action a été toujours intentée d'une manière absolue; et l'acquittement veut dire non pas qu'il ne soit rien dû au demandeur, mais bien qu'il ne lui est pas dû vingt mines ; il y aurait seulement parjure à voter les vingt mines, lorsque l'on ne croit pas en conscience que le défendeur les doive.
§ 6. Si l'on objecte que la classe des guerriers sera plus puissante que les deux autres, remarquons d'abord que la chose n'est pas facile ; car ils ne seront pas nombreux. Mais s'ils sont les plus forts, à quoi bon dès lors donner au reste des citoyens des droits politiques et les rendre maîtres de la nomination des magistrats ? Que font en outre les laboureurs dans la république d'Hippodamus ? Les artisans, on le conçoit, y sont indispensables, comme partout ailleurs ; et ils y peuvent, aussi bien que dans les autres États, vivre de leur métier. Mais quant aux laboureurs, dans le cas où ils seraient chargés de pourvoir à la subsistance des guerriers, on pourrait avec raison en faire des membres de l'État ; ici, au contraire, ils sont maîtres de terres qui leur appartiennent en propre, et ils ne les cultiveront qu'à leur profit.
§ 7. Si les guerriers cultivent personnellement les terres publiques assignées à leur entretien, alors la classe des guerriers ne sera plus autre que celle des laboureurs ; et cependant le législateur prétend les distinguer. S'il existe des citoyens autres que les guerriers et les laboureurs qui possèdent en propre des biens-fonds, ces citoyens. formeront dans l'État une quatrième classe sans droits politiques et étrangère à la constitution. Si l'on remet aux mêmes citoyens la culture des propriétés publiques et celle des propriétés particulières, on ne saura plus précisément ce que chacun devra cultiver pour les besoins des deux familles; et, dans ce cas, pourquoi ne pas donner, dès l'origine, aux laboureurs un seul et même lot de terre, capable de suffire à leur propre nourriture et à celle qu'ils fournissent aux guerriers ?
Tous ces points sont fort embarrassants dans la constitution d'Hippodamus.
§ 8. Sa loi relative aux jugements n'est pas meilleure, en ce que, permettant aux juges de diviser leur sentence, plutôt que de la donner d'une manière absolue, elle les réduit au rôle de simples arbitres. Ce système peut être admissible, même quand les juges sont nombreux, dans les sentences arbitrales, discutées en commun par ceux qui les rendent ; il ne l'est plus pour les tribunaux ; et la plupart des législateurs ont eu grand soin d'y interdire toute communication entre les juges.
§ 9. Quelle ne sera point d'ailleurs la confusion, lorsque, dans une affaire d'intérêt, le juge accordera une somme qui ne sera point parfaitement égale à celle que réclame le demandeur ? Le demandeur exige vingt mines, un juge en accorde dix, un autre plus, un autre moins, celui-ci cinq, celui-là quatre, et ces dissentiments-là surviendront sans aucun doute; enfin les uns accordent la somme tout entière, les autres la refusent. Comment concilier tous ces votes ? Au moins, avec l'acquittement ou la condamnation absolue, le juge ne court jamais risque de se parjurer, puisque l'action a été toujours intentée d'une manière absolue; et l'acquittement veut dire non pas qu'il ne soit rien dû au demandeur, mais bien qu'il ne lui est pas dû vingt mines ; il y aurait seulement parjure à voter les vingt mines, lorsque l'on ne croit pas en conscience que le défendeur les doive.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 10. Quant aux récompenses assurées à ceux qui font quelques découvertes utiles pour la cité, c'est une loi qui peut être dangereuse et dont l'apparence seule est séduisante. Ce sera la source de bien des intrigues, peut-être même de révolutions. Hippodamus touche ici une tout autre question, un tout autre sujet : est-il de l'intérêt ou contre l'intérêt des États de changer leurs anciennes institutions, même quand ils peuvent les remplacer par de meilleures ? Si l'on décide qu'ils ont intérêt à ne les pas changer, on ne saurait admettre sans un mûr examen le projet d'Hippodamus ; car un citoyen pourrait proposer le renversement des lois et de la constitution comme un bienfait public.
§ 11. Puisque nous avons indiqué cette question, nous pensons devoir entrer dans quelques explications plus complètes ; car elle est, je le répète, très controversable, et l'on pourrait tout aussi bien donner la préférence au système de l'innovation. L'innovation a profité à toutes les sciences, à la médecine qui a secoué ses vieilles pratiques, à la gymnastique, et généralement à tous les arts où s'exercent les facultés humaines ; et comme la politique aussi doit prendre rang parmi les sciences, il est clair que le même principe lui est nécessairement applicable.
§ 12. On pourrait ajouter que les faits eux-mêmes témoignent à l'appui de cette assertion. Nos ancêtres étaient d'une barbarie et d'une simplicité choquantes ; les Grecs pendant longtemps n'ont marché qu'en armes et se vendaient leurs femmes. Le peu de lois antiques qui nous restent sont d'une incroyable naïveté. A Cume, par exemple, la loi sur le meurtre déclarait l'accusé coupable, dans le cas où l'accusateur produirait un certain nombre de témoins, qui pouvaient être pris parmi les propres parents de la victime. L'humanité doit en général chercher non ce qui est antique, mais ce qui est bon. Nos premiers pères, qu'ils soient sortis du sein de la terre, ou qu'ils aient survécu à quelque catastrophe, ressemblaient probablement au vulgaire et aux ignorants de nos jours ; c'est du moins l'idée que la tradition nous donne des géants, fils de la terre ; et il y aurait une évidente absurdité à s'en tenir à l'opinion de ces gens-là. En outre, la raison nous dit que les lois écrites ne doivent pas être immuablement conservées. La politique, non plus que les autre sciences, ne peut préciser tous les détails. La loi doit absolument disposer d'une manière générale, tandis que les actes humains portent tous sur des cas particuliers. La conséquence nécessaire de ceci, c'est qu'à certaines époques il faut changer certaines lois.
§ 13. Mais à considérer les choses sous un autre point de vue, on ne saurait exiger ici trop de circonspection. Si l'amélioration désirée est peu importante, il est clair que, pour éviter la funeste habitude d'un changement trop facile des lois, il faut tolérer quelques écarts de la législation et du gouvernement. L'innovation serait moins utile que ne serait dangereuse l'habitude de la désobéissance.
§ 14. On pourrait même rejeter comme inexacte la comparaison de la politique et des autres sciences. L'innovation dans les lois est tout autre chose que dans les arts ; la loi, pour se faire obéir, n'a d'autre puissance que celle de l'habitude, et l'habitude ne se forme qu'avec le temps et les années ; de telle sorte que changer légèrement les lois existantes pour de nouvelles, c'est affaiblir d'autant la force même de la loi. Bien plus, en admettant l'utilité de l'innovation, on peut encore demander si, dans tout État, l'initiative en doit être laissée à tous les citoyens sans distinction, ou réservée à quelques-uns ; car ce sont là des systèmes évidemment fort divers.
§ 15. Mais bornons ici ces considérations qui retrouveront une place ailleurs
§ 11. Puisque nous avons indiqué cette question, nous pensons devoir entrer dans quelques explications plus complètes ; car elle est, je le répète, très controversable, et l'on pourrait tout aussi bien donner la préférence au système de l'innovation. L'innovation a profité à toutes les sciences, à la médecine qui a secoué ses vieilles pratiques, à la gymnastique, et généralement à tous les arts où s'exercent les facultés humaines ; et comme la politique aussi doit prendre rang parmi les sciences, il est clair que le même principe lui est nécessairement applicable.
§ 12. On pourrait ajouter que les faits eux-mêmes témoignent à l'appui de cette assertion. Nos ancêtres étaient d'une barbarie et d'une simplicité choquantes ; les Grecs pendant longtemps n'ont marché qu'en armes et se vendaient leurs femmes. Le peu de lois antiques qui nous restent sont d'une incroyable naïveté. A Cume, par exemple, la loi sur le meurtre déclarait l'accusé coupable, dans le cas où l'accusateur produirait un certain nombre de témoins, qui pouvaient être pris parmi les propres parents de la victime. L'humanité doit en général chercher non ce qui est antique, mais ce qui est bon. Nos premiers pères, qu'ils soient sortis du sein de la terre, ou qu'ils aient survécu à quelque catastrophe, ressemblaient probablement au vulgaire et aux ignorants de nos jours ; c'est du moins l'idée que la tradition nous donne des géants, fils de la terre ; et il y aurait une évidente absurdité à s'en tenir à l'opinion de ces gens-là. En outre, la raison nous dit que les lois écrites ne doivent pas être immuablement conservées. La politique, non plus que les autre sciences, ne peut préciser tous les détails. La loi doit absolument disposer d'une manière générale, tandis que les actes humains portent tous sur des cas particuliers. La conséquence nécessaire de ceci, c'est qu'à certaines époques il faut changer certaines lois.
§ 13. Mais à considérer les choses sous un autre point de vue, on ne saurait exiger ici trop de circonspection. Si l'amélioration désirée est peu importante, il est clair que, pour éviter la funeste habitude d'un changement trop facile des lois, il faut tolérer quelques écarts de la législation et du gouvernement. L'innovation serait moins utile que ne serait dangereuse l'habitude de la désobéissance.
§ 14. On pourrait même rejeter comme inexacte la comparaison de la politique et des autres sciences. L'innovation dans les lois est tout autre chose que dans les arts ; la loi, pour se faire obéir, n'a d'autre puissance que celle de l'habitude, et l'habitude ne se forme qu'avec le temps et les années ; de telle sorte que changer légèrement les lois existantes pour de nouvelles, c'est affaiblir d'autant la force même de la loi. Bien plus, en admettant l'utilité de l'innovation, on peut encore demander si, dans tout État, l'initiative en doit être laissée à tous les citoyens sans distinction, ou réservée à quelques-uns ; car ce sont là des systèmes évidemment fort divers.
§ 15. Mais bornons ici ces considérations qui retrouveront une place ailleurs
Yocto- Chevalier
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
CHAPITRE VI.
Examen de la constitution de Lacédémone.
- Critique de l'organisation de l'esclavage à Sparte ; lacune de la législation lacédémonienne à l'égard des femmes.
- Disproportion énorme des propriétés territoriales causée par l'imprévoyance du législateur ; conséquences fatales ; disette d'hommes.
- Défauts de l'institution des éphores ; défauts de l'institution du sénat ; défauts de l'institution de la royauté.
- Organisation vicieuse des repas communs. Les amiraux ont trop de puissance.
- Sparte, selon la critique de Platon, n'a cultivé que la vertu guerrière.
- Organisation défectueuse des finances publiques.
§ 1. On peut, à l'égard des constitutions de Lacédémone et de Crète, se poser deux questions qui s'appliquent aussi bien à toutes les autres : la première, c'est de savoir quels sont les mérites et les défauts de ces États, comparés au type de la constitution parfaite ; la seconde, s'ils ne présentent rien de contradictoire avec le principe et la nature de leur propre constitution.
§ 2. Dans un État bien constitué, les citoyens ne doivent point avoir à s'occuper des premières nécessités de la vie ; c'est-un point que tout le monde accorde ; le mode seul d'exécution offre des difficultés. Plus d'une fois l'esclavage des Pénestes a été dangereux aux Thessaliens, comme celui des hilotes aux Spartiates. Ce sont d'éternels ennemis, épiant sans cesse l'occasion de mettre à profit quelque calamité.
§ 3. La Crète n'a jamais eu rien de pareil à redouter ; et probablement la cause en est que les divers États qui la composent, bien qu'ils se fissent la guerre, n'ont jamais prêté à la révolte un appui qui pouvait tourner contre eux-mêmes, puisqu'ils possédaient tous des serfs périoeciens. Lacédémone, au contraire, n'avait que des ennemis autour d'elle : la Messénie, l'Argolide, l'Arcadie. La première insurrection des esclaves chez les Thessaliens éclata précisément à l'occasion de leur guerre contre les Achéens, les Perrhèbes et les Magnésiens, peuples limitrophes.
§ 4. S'il est un point qui exige une laborieuse sollicitude, c'est bien certainement la conduite qu'on doit tenir envers les esclaves. Traités avec douceur, ils deviennent insolents et osent bientôt se croire les égaux de leurs maîtres ; traités avec sévérité, ils conspirent contre eux et les abhorrent. Évidemment on n'a pas très bien résolu le problème quand on ne sait provoquer que ces sentiments-là dans le coeur de ses hilotes.
§ 5. Le relâchement des lois lacédémoniennes à l'égard des femmes est à la fois contraire à l'esprit de la constitution et au bon ordre de l'État. L'homme et la femme, éléments tous deux de la famille, forment aussi, l'on peut dire, les deux parties de l'État : ici les hommes, là les femmes ; de sorte que, partout où la constitution a mal réglé la position des femmes, il faut dire que la moitié de l'État est sans lois. On peut le voir à Sparte : le législateur, en demandant à tous les membres de sa république tempérance et fermeté, a glorieusement réussi à l'égard des hommes ; mais il a complètement échoué pour les femmes, dont la vie se passe dans tous les dérèglements et les excès du luxe.
§ 6. La conséquence nécessaire, c'est que, sous un pareil régime, l'argent doit être en grand honneur, surtout quand les hommes sont portés à se laisser dominer par les femmes, disposition habituelle des races énergiques et guerrières. J'en excepte cependant les Celtes et quelques autres nations qui, dit-on, honorent ouvertement l'amour viril. C'est une idée bien vraie que celle du mythologiste qui, le premier, imagina l'union de Mars et de Vénus ; car tous les guerriers sont naturellement enclins à l'amour de l'un ou de l'autre sexe.
§ 7. Les Lacédémoniens n'ont pu échapper à cette condition générale ; et, tant que leur puissance a duré, leurs femmes ont décidé de bien des affaires. Or, qu'importe que les femmes gouvernent en personne, ou que ceux qui gouvernent soient menés par elles ? Le résultat est toujours le même. Avec une audace complètement inutile dans les circonstances ordinaires de la vie, et qui devient bonne seulement à la guerre, les Lacédémoniennes, dans les cas de danger, n'en ont pas moins été fort nuisibles à leurs maris. L'invasion thébaine l'a bien montré ; inutiles comme partout ailleurs, elles causèrent dans la cité plus de désordre que les ennemis eux-mêmes.
Examen de la constitution de Lacédémone.
- Critique de l'organisation de l'esclavage à Sparte ; lacune de la législation lacédémonienne à l'égard des femmes.
- Disproportion énorme des propriétés territoriales causée par l'imprévoyance du législateur ; conséquences fatales ; disette d'hommes.
- Défauts de l'institution des éphores ; défauts de l'institution du sénat ; défauts de l'institution de la royauté.
- Organisation vicieuse des repas communs. Les amiraux ont trop de puissance.
- Sparte, selon la critique de Platon, n'a cultivé que la vertu guerrière.
- Organisation défectueuse des finances publiques.
§ 1. On peut, à l'égard des constitutions de Lacédémone et de Crète, se poser deux questions qui s'appliquent aussi bien à toutes les autres : la première, c'est de savoir quels sont les mérites et les défauts de ces États, comparés au type de la constitution parfaite ; la seconde, s'ils ne présentent rien de contradictoire avec le principe et la nature de leur propre constitution.
§ 2. Dans un État bien constitué, les citoyens ne doivent point avoir à s'occuper des premières nécessités de la vie ; c'est-un point que tout le monde accorde ; le mode seul d'exécution offre des difficultés. Plus d'une fois l'esclavage des Pénestes a été dangereux aux Thessaliens, comme celui des hilotes aux Spartiates. Ce sont d'éternels ennemis, épiant sans cesse l'occasion de mettre à profit quelque calamité.
§ 3. La Crète n'a jamais eu rien de pareil à redouter ; et probablement la cause en est que les divers États qui la composent, bien qu'ils se fissent la guerre, n'ont jamais prêté à la révolte un appui qui pouvait tourner contre eux-mêmes, puisqu'ils possédaient tous des serfs périoeciens. Lacédémone, au contraire, n'avait que des ennemis autour d'elle : la Messénie, l'Argolide, l'Arcadie. La première insurrection des esclaves chez les Thessaliens éclata précisément à l'occasion de leur guerre contre les Achéens, les Perrhèbes et les Magnésiens, peuples limitrophes.
§ 4. S'il est un point qui exige une laborieuse sollicitude, c'est bien certainement la conduite qu'on doit tenir envers les esclaves. Traités avec douceur, ils deviennent insolents et osent bientôt se croire les égaux de leurs maîtres ; traités avec sévérité, ils conspirent contre eux et les abhorrent. Évidemment on n'a pas très bien résolu le problème quand on ne sait provoquer que ces sentiments-là dans le coeur de ses hilotes.
§ 5. Le relâchement des lois lacédémoniennes à l'égard des femmes est à la fois contraire à l'esprit de la constitution et au bon ordre de l'État. L'homme et la femme, éléments tous deux de la famille, forment aussi, l'on peut dire, les deux parties de l'État : ici les hommes, là les femmes ; de sorte que, partout où la constitution a mal réglé la position des femmes, il faut dire que la moitié de l'État est sans lois. On peut le voir à Sparte : le législateur, en demandant à tous les membres de sa république tempérance et fermeté, a glorieusement réussi à l'égard des hommes ; mais il a complètement échoué pour les femmes, dont la vie se passe dans tous les dérèglements et les excès du luxe.
§ 6. La conséquence nécessaire, c'est que, sous un pareil régime, l'argent doit être en grand honneur, surtout quand les hommes sont portés à se laisser dominer par les femmes, disposition habituelle des races énergiques et guerrières. J'en excepte cependant les Celtes et quelques autres nations qui, dit-on, honorent ouvertement l'amour viril. C'est une idée bien vraie que celle du mythologiste qui, le premier, imagina l'union de Mars et de Vénus ; car tous les guerriers sont naturellement enclins à l'amour de l'un ou de l'autre sexe.
§ 7. Les Lacédémoniens n'ont pu échapper à cette condition générale ; et, tant que leur puissance a duré, leurs femmes ont décidé de bien des affaires. Or, qu'importe que les femmes gouvernent en personne, ou que ceux qui gouvernent soient menés par elles ? Le résultat est toujours le même. Avec une audace complètement inutile dans les circonstances ordinaires de la vie, et qui devient bonne seulement à la guerre, les Lacédémoniennes, dans les cas de danger, n'en ont pas moins été fort nuisibles à leurs maris. L'invasion thébaine l'a bien montré ; inutiles comme partout ailleurs, elles causèrent dans la cité plus de désordre que les ennemis eux-mêmes.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 8. Ce n'est pas au reste sans causes qu'à Lacédémone on négligea, dès l'origine, l'éducation des femmes. Retenus longtemps au dehors, durant les guerres contre l'Argolide, et plus tard contre l'Arcadie et la Messénie, les hommes, préparés par la vie des camps, école de tant de vertus, offrirent après la paix une matière facile à la réforme du législateur. Quant aux femmes, Lycurgue, après avoir tenté, dit-on, de les soumettre aux lois, dut céder à leur résistance et abandonner ses projets.
§ 9. Ainsi, quelle qu'ait été leur influence ultérieure, c'est à elles qu'il faut attribuer uniquement cette lacune de la constitution. Nos recherches ont, du reste, pour objet, non l'éloge ou la censure de qui que ce soit, mais l'examen des qualités et des défauts des gouvernements. Je répéterai pourtant que le dérèglement des femmes, outre que par lui-même il est une tache pour l'État, pousse les citoyens à l'amour effréné de la richesse.
§ 10. Un autre défaut qu'on peut ajouter à ceux qu'on vient de signaler dans la constitution de Lacédémone, c'est la disproportion des propriétés. Les uns possèdent des biens immenses, les autres n'ont presque rien ; et le sol est entre les mains de quelques individus. Ici la faute en est à la loi elle-même. La législation a bien attaché, et avec raison, une sorte de déshonneur à l'achat et à la vente d'un patrimoine ; mais elle a permis de disposer arbitrairement de son bien, soit par donation entre vifs, soit par testament. Cependant, de part et d'autre, la conséquence est la même.
§ 11. En outre, les deux cinquièmes des terres sont possédés par des femmes, parce que bon nombre d'entre elles restent uniques héritières, ou qu'on leur a constitué des dots considérables. Il eût été bien préférable, soit d'abolir entièrement l'usage des dots, soit de les fixer à un taux très-bas ou tout au moins modique. A Sparte au contraire, on peut donner à qui l'on veut son unique héritière ; et, si le père meurt sans laisser de dispositions, le tuteur peut à son choix marier sa pupille. Il en résulte qu'un pays qui est capable de fournir quinze cents cavaliers et trente mille hoplites, compte à peine un millier de combattants.
§ 12. Les faits eux-mêmes ont bien démontré le vice de la loi sous ce rapport ; l'État n'a pu supporter un revers unique, et c'est la disette d'hommes qui l'a tué. On assure que sous les premiers rois, pour éviter ce grave inconvénient, que de longues guerres devaient amener, on donna le droit de cité à des étrangers ; et les Spartiates, dit-on, étaient alors dix mille à peu près. Que ce fait soit vrai ou inexact, peu importe ; le mieux serait d'assurer la population guerrière de l'État, en rendant les fortunes égales.
§ 13. Mais la loi même relative au nombre des enfants est contraire à cette amélioration. Le législateur, en vue d'accroître le nombre des Spartiates, a tout fait pour pousser les citoyens à procréer autant qu'ils le pourraient. Par la loi, le père de trois fils est exempt de monter la garde ; le citoyen qui en a quatre est affranchi de tout impôt. On pouvait cependant prévoir sans peine que, le nombre des citoyens s'accroissant, tandis que la division du sol resterait la même, on ne ferait qu'augmenter le nombre des malheureux.
§ 14. L'institution des Éphores est tout aussi défectueuse. Bien qu'ils forment la première et la plus puissante des magistratures ; tous sont pris dans les rangs inférieurs des Spartiates. Aussi est-il arrivé que ces éminentes fonctions sont échues à des gens tout à fait pauvres, qui se sont vendus par misère. On en pourrait citer bien des exemples ; mais ce qui s'est passé de nos jours à l'occasion des Andries le prouve assez. Quelques hommes gagnés par argent ont, autant du moins qu'il fut en leur pouvoir, ruiné l'État. La puissance illimitée, et l'on peut dire tyrannique, des Éphores a contraint les rois eux-mêmes à se faire démagogues. La constitution reçut ainsi une double atteinte ; et l'aristocratie dut faire place à la démocratie.
§ 15. On doit avouer cependant que cette magistrature peut donner au gouvernement de la stabilité. Le peuple reste calme, quand il a part à la magistrature suprême ; et ce résultat, que ce soit le législateur qui l'établisse, ou le hasard qui l'amène, n'en est pas moins avantageux pour la cité. L'État ne peut trouver de salut que dans l'accord des citoyens à vouloir son existence et sa durée., Or, c'est ce qu'on rencontre à Sparte ; la royauté est satisfaite par les attributions qui lui sont accordées ; la classe élevée, par les places au sénat, dont l'entrée est le prix de la vertu ; enfin le reste des Spartiates, par l'Éphorie, qui repose sur l'élection générale.
§ 9. Ainsi, quelle qu'ait été leur influence ultérieure, c'est à elles qu'il faut attribuer uniquement cette lacune de la constitution. Nos recherches ont, du reste, pour objet, non l'éloge ou la censure de qui que ce soit, mais l'examen des qualités et des défauts des gouvernements. Je répéterai pourtant que le dérèglement des femmes, outre que par lui-même il est une tache pour l'État, pousse les citoyens à l'amour effréné de la richesse.
§ 10. Un autre défaut qu'on peut ajouter à ceux qu'on vient de signaler dans la constitution de Lacédémone, c'est la disproportion des propriétés. Les uns possèdent des biens immenses, les autres n'ont presque rien ; et le sol est entre les mains de quelques individus. Ici la faute en est à la loi elle-même. La législation a bien attaché, et avec raison, une sorte de déshonneur à l'achat et à la vente d'un patrimoine ; mais elle a permis de disposer arbitrairement de son bien, soit par donation entre vifs, soit par testament. Cependant, de part et d'autre, la conséquence est la même.
§ 11. En outre, les deux cinquièmes des terres sont possédés par des femmes, parce que bon nombre d'entre elles restent uniques héritières, ou qu'on leur a constitué des dots considérables. Il eût été bien préférable, soit d'abolir entièrement l'usage des dots, soit de les fixer à un taux très-bas ou tout au moins modique. A Sparte au contraire, on peut donner à qui l'on veut son unique héritière ; et, si le père meurt sans laisser de dispositions, le tuteur peut à son choix marier sa pupille. Il en résulte qu'un pays qui est capable de fournir quinze cents cavaliers et trente mille hoplites, compte à peine un millier de combattants.
§ 12. Les faits eux-mêmes ont bien démontré le vice de la loi sous ce rapport ; l'État n'a pu supporter un revers unique, et c'est la disette d'hommes qui l'a tué. On assure que sous les premiers rois, pour éviter ce grave inconvénient, que de longues guerres devaient amener, on donna le droit de cité à des étrangers ; et les Spartiates, dit-on, étaient alors dix mille à peu près. Que ce fait soit vrai ou inexact, peu importe ; le mieux serait d'assurer la population guerrière de l'État, en rendant les fortunes égales.
§ 13. Mais la loi même relative au nombre des enfants est contraire à cette amélioration. Le législateur, en vue d'accroître le nombre des Spartiates, a tout fait pour pousser les citoyens à procréer autant qu'ils le pourraient. Par la loi, le père de trois fils est exempt de monter la garde ; le citoyen qui en a quatre est affranchi de tout impôt. On pouvait cependant prévoir sans peine que, le nombre des citoyens s'accroissant, tandis que la division du sol resterait la même, on ne ferait qu'augmenter le nombre des malheureux.
§ 14. L'institution des Éphores est tout aussi défectueuse. Bien qu'ils forment la première et la plus puissante des magistratures ; tous sont pris dans les rangs inférieurs des Spartiates. Aussi est-il arrivé que ces éminentes fonctions sont échues à des gens tout à fait pauvres, qui se sont vendus par misère. On en pourrait citer bien des exemples ; mais ce qui s'est passé de nos jours à l'occasion des Andries le prouve assez. Quelques hommes gagnés par argent ont, autant du moins qu'il fut en leur pouvoir, ruiné l'État. La puissance illimitée, et l'on peut dire tyrannique, des Éphores a contraint les rois eux-mêmes à se faire démagogues. La constitution reçut ainsi une double atteinte ; et l'aristocratie dut faire place à la démocratie.
§ 15. On doit avouer cependant que cette magistrature peut donner au gouvernement de la stabilité. Le peuple reste calme, quand il a part à la magistrature suprême ; et ce résultat, que ce soit le législateur qui l'établisse, ou le hasard qui l'amène, n'en est pas moins avantageux pour la cité. L'État ne peut trouver de salut que dans l'accord des citoyens à vouloir son existence et sa durée., Or, c'est ce qu'on rencontre à Sparte ; la royauté est satisfaite par les attributions qui lui sont accordées ; la classe élevée, par les places au sénat, dont l'entrée est le prix de la vertu ; enfin le reste des Spartiates, par l'Éphorie, qui repose sur l'élection générale.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 16. Mais, s'il convenait de remettre au suffrage universel le choix des Éphores, il aurait fallu aussi trouver un mode d'élection moins puéril que le mode actuel. D'autre part, comme les Éphores, bien que sortis des rangs les plus obscurs, décident souverainement les procès importants, il eût été bon de ne point s'en remettre à leur arbitraire, et d'imposer à leurs jugements des règles écrites et des lois positives. Enfin, les moeurs mêmes des Éphores ne sont pas en harmonie avec l'esprit de la constitution, parce qu'elles sont fort relâchées, et que le reste de la cité est soumis à un régime qu'on pourrait taxer plutôt d'une excessive sévérité ; aussi les Éphores n'ont-ils pas le courage de s'y soumettre, et éludent-ils la loi en se livrant secrètement à tous les plaisirs.
§ 17. L'institution du sénat est fort loin aussi d'être parfaite. Composée d'hommes d'un âge mûr et dont l'éducation semble assurer le mérite et la vertu, on pourrait croire que cette assemblée offre toute garantie à l'État. Mais laisser à des hommes la décision de causes importantes, durant leur vie entière, est une institution dont l'utilité est contestable ; car l'intelligence, comme le corps, a sa vieillesse ; et le danger est d'autant plus grand que l'éducation des sénateurs n'a point empêché le législateur lui-même de se défier de leur vertu.
§ 18. On a vu des hommes investis de cette magistrature être accessibles à la corruption, et sacrifier à la faveur les intérêts de l'État. Aussi eût-il été plus sûr de ne pas les rendre irresponsables, comme ils le sont à Sparte. On aurait tort de penser que la surveillance des Éphores garantisse la responsabilité de tous les magistrats ; c'est accorder beaucoup trop de puissance aux Éphores, et ce n'est pas, d'ailleurs, en ce sens que nous recommandons la responsabilité. Il faut ajouter que l'élection des sénateurs est dans sa forme aussi puérile que celle des Éphores, et l'on ne saurait approuver que le citoyen qui est digne d'être appelé à une fonction publique, vienne la solliciter en personne. Les magistratures doivent être confiées au mérite, qu'il les accepte ou qu'il les refuse.
§ 19. Mais ici le législateur s'est guidé sur le principe qui éclate dans toute sa constitution. C'est en excitant l'ambition des citoyens qu'il procède au choix des sénateurs ; car on ne sollicite jamais une magistrature que par ambition ; et cependant la plupart des crimes volontaires parmi les hommes n'ont d'autre source que l'ambition et la cupidité.
§ 20. Quant à la royauté, j'examinerai ailleurs si elle est une institution funeste ou avantageuse aux États. Mais certainement l'organisation qu'elle a reçue et qu'elle conserve à Lacédémone, ne vaut pas l'élection à vie de chacun des deux rois. Le législateur lui-même a désespéré de leur vertu, et ses lois prouvent qu'il se défiait de leur probité. Aussi, les Lacédémoniens les ont souvent fait accompagner dans les expéditions militaires par des ennemis personnels, et la discorde des deux rois leur semblait la sauvegarde de l'État.
§ 17. L'institution du sénat est fort loin aussi d'être parfaite. Composée d'hommes d'un âge mûr et dont l'éducation semble assurer le mérite et la vertu, on pourrait croire que cette assemblée offre toute garantie à l'État. Mais laisser à des hommes la décision de causes importantes, durant leur vie entière, est une institution dont l'utilité est contestable ; car l'intelligence, comme le corps, a sa vieillesse ; et le danger est d'autant plus grand que l'éducation des sénateurs n'a point empêché le législateur lui-même de se défier de leur vertu.
§ 18. On a vu des hommes investis de cette magistrature être accessibles à la corruption, et sacrifier à la faveur les intérêts de l'État. Aussi eût-il été plus sûr de ne pas les rendre irresponsables, comme ils le sont à Sparte. On aurait tort de penser que la surveillance des Éphores garantisse la responsabilité de tous les magistrats ; c'est accorder beaucoup trop de puissance aux Éphores, et ce n'est pas, d'ailleurs, en ce sens que nous recommandons la responsabilité. Il faut ajouter que l'élection des sénateurs est dans sa forme aussi puérile que celle des Éphores, et l'on ne saurait approuver que le citoyen qui est digne d'être appelé à une fonction publique, vienne la solliciter en personne. Les magistratures doivent être confiées au mérite, qu'il les accepte ou qu'il les refuse.
§ 19. Mais ici le législateur s'est guidé sur le principe qui éclate dans toute sa constitution. C'est en excitant l'ambition des citoyens qu'il procède au choix des sénateurs ; car on ne sollicite jamais une magistrature que par ambition ; et cependant la plupart des crimes volontaires parmi les hommes n'ont d'autre source que l'ambition et la cupidité.
§ 20. Quant à la royauté, j'examinerai ailleurs si elle est une institution funeste ou avantageuse aux États. Mais certainement l'organisation qu'elle a reçue et qu'elle conserve à Lacédémone, ne vaut pas l'élection à vie de chacun des deux rois. Le législateur lui-même a désespéré de leur vertu, et ses lois prouvent qu'il se défiait de leur probité. Aussi, les Lacédémoniens les ont souvent fait accompagner dans les expéditions militaires par des ennemis personnels, et la discorde des deux rois leur semblait la sauvegarde de l'État.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 21. Les repas communs qu'ils nomment Phidities, ont également été mal organisés, et la faute en est à leur fondateur. Les frais en devraient être mis à la charge de l'État, comme en Crète. A Lacédémone, au contraire, chacun doit y porter la part prescrite par la loi, bien que l'extrême pauvreté de quelques citoyens ne leur permette pas même de faire cette dépense. L'intention du législateur est donc complètement manquée ; il voulait faire des repas communs une institution toute populaire, et, grâce à la loi, elle n'est rien moins que cela. Les pins pauvres ne peuvent prendre part à ces repas, et pourtant, de temps immémorial, le droit politique ne s'acquiert qu'à cette condition, il est perdu pour celui qui est hors d'état de supporter cette charge.
§ 22. C'est avec justice qu'on a blâmé la loi relative aux amiraux, elle est une source de dissensions ; car c'est créer, à côté des rois, qui sont pour leur vie généraux de l'armée de terre, une autre royauté presque aussi puissante que la leur.
§ 23. On peut adresser au système entier du législateur le reproche que Platon lui a déjà fait dans ses Lois ; il tend exclusivement à développer une seule vertu, la valeur guerrière. Je ne conteste pas l'utilité de la valeur pour arriver à la domination ; mais Lacédémone s'est maintenue tout le temps qu'elle a fait la guerre ; et le triomphe l'a perdue, parce qu'elle ne savait pas jouir de la paix, et qu'elle ne s'était point livrée à des exercices plus relevés que ceux des combats. Une faute non moins grave, c'est que, tout en reconnaissant que les conquêtes doivent être le prix de la vertu et non de la lâcheté, idée certainement fort juste, les Spartiates en sont venus à placer les conquêtes fort au-dessus de la vertu même ; ce qui est beaucoup moins louable.
§ 24. Tout ce qui concerne les finances publiques est très défectueux dans le gouvernement de Sparte. Quoique exposé à soutenir des guerres fort dispendieuses, l'État n'a pas de trésor ; et de plus, les contributions publiques sont à peu près nulles ; comme le sol presque entier appartient aux Spartiates, ils mettent entre eux peu d'empressement à faire rentrer les impôts. Le législateur s'est ici complètement mépris sur l'intérêt général ; il a rendu l'État fort pauvre, et les particuliers démesurément avides.
§ 25. Voilà les critiques principales qu'on pourrait adresser à la constitution de Lacédémone. Je termine ici mes observations.
§ 22. C'est avec justice qu'on a blâmé la loi relative aux amiraux, elle est une source de dissensions ; car c'est créer, à côté des rois, qui sont pour leur vie généraux de l'armée de terre, une autre royauté presque aussi puissante que la leur.
§ 23. On peut adresser au système entier du législateur le reproche que Platon lui a déjà fait dans ses Lois ; il tend exclusivement à développer une seule vertu, la valeur guerrière. Je ne conteste pas l'utilité de la valeur pour arriver à la domination ; mais Lacédémone s'est maintenue tout le temps qu'elle a fait la guerre ; et le triomphe l'a perdue, parce qu'elle ne savait pas jouir de la paix, et qu'elle ne s'était point livrée à des exercices plus relevés que ceux des combats. Une faute non moins grave, c'est que, tout en reconnaissant que les conquêtes doivent être le prix de la vertu et non de la lâcheté, idée certainement fort juste, les Spartiates en sont venus à placer les conquêtes fort au-dessus de la vertu même ; ce qui est beaucoup moins louable.
§ 24. Tout ce qui concerne les finances publiques est très défectueux dans le gouvernement de Sparte. Quoique exposé à soutenir des guerres fort dispendieuses, l'État n'a pas de trésor ; et de plus, les contributions publiques sont à peu près nulles ; comme le sol presque entier appartient aux Spartiates, ils mettent entre eux peu d'empressement à faire rentrer les impôts. Le législateur s'est ici complètement mépris sur l'intérêt général ; il a rendu l'État fort pauvre, et les particuliers démesurément avides.
§ 25. Voilà les critiques principales qu'on pourrait adresser à la constitution de Lacédémone. Je termine ici mes observations.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
CHAPITRE VII.
Examen de la constitution Crétoise. Ses rapports avec la constitution de Lacédémone, qui cependant est supérieure ; admirable position de la Crète; serfs, Cosmes, sénat ; l'organisation des repas communs vaut mieux en Crète qu'à Sparte.
- Moeurs vicieuses des Crétois autorisées par le législateur ; désordres monstrueux du gouvernement crétois.
§ 1. La constitution Crétoise a beaucoup de rapports avec la constitution de Sparte. Elle la vaut en quelques points peu importants ; mais elle est dans son ensemble beaucoup moins avancée. La raison en est simple : on assure, et le fait est très probable, que Lacédémone a emprunté de la Crète presque toutes ses lois ; et l'on sait que les choses anciennes sont ordinairement moins parfaites que celles qui les ont suivies. Lorsque Lycurgue, après la tutelle de Charilaüs, se mit à voyager, il résida, dit-on, fort longtemps en Crète, où il retrouvait un peuple de même race que le sien. Les Lydiens étaient une colonie de Lacédémone ; arrivés en Crète, ils avaient adopté les institutions des premiers occupants, et tous les serfs de l'île se régissent encore par les lois mêmes de Minos, qui passe pour leur premier législateur.
§ 2. Par sa position naturelle, la Crète semble appelée à dominer tous les peuples grecs, établis pour la plupart sur les rivages des mers où s'étend cette grande île. D'une part, elle touche presqu'au Péloponnèse ; de l'autre, à l'Asie, vers Triope et l'île de Rhodes. Aussi Minos posséda-t-il l'empire de la mer et de toutes les îles environnantes, qu'il conquit ou colonisa ; enfin il porta ses armes jusque clans la Sicile, où il mourut près de Camique.
§ 3. Voici quelques analogies de la constitution des Crétois avec celle des Lacédémoniens. Ceux-ci font cultiver leurs terres par des hilotes, ceux-là par les serfs périoeciens ; les repas communs sont établis chez les deux peuples ; et l'on doit ajouter que jadis, à Sparte, ils se nommaient non pas Phidities, mais Andries, comme en Crète, preuve évidente qu'ils en sont venus. Quant au gouvernement, les magistrats appelés Cosmes par les Crétois jouissent d'une autorité pareille à celle des Éphores, avec cette seule différence que les Éphores sont au nombre de cinq, et les Cosmes aux nombre de dix. Les Gérontes qui forment en Crète le sénat sont absolument les Gérontes de Sparte. Dans l'origine, les Crétois avaient aussi la royauté, qu'ils renversèrent plus tard ; et le commandement des armées est aujourd'hui remis aux Cosmes. Enfin, tous les citoyens sans exception ont voix à l'assemblée publique, dont la souveraineté consiste uniquement à sanctionner les décrets des sénateurs et des Cosmes, sans s'étendre à rien autre.
§ 4. L'organisation des repas communs vaut mieux en Crète qu'à Lacédémone. A Sparte, chacun doit fournir la quote-part fixée par la loi, sous peine d'être privé de ses droits politiques, comme je l'ai déjà dit. En Crète, l'institution se rapproche bien plus de la communauté. Sur les fruits qu'on récolte et sur les troupeaux qu'on élève, qu'ils soient à l'État ou qu'ils proviennent des redevances payées par les serfs, on fait deux parts, l'une pour le culte des dieux et pour les fonctionnaires publics, l'autre pour les repas communs, où sont ainsi nourris, aux frais de l'État, hommes, femmes et enfants.
Examen de la constitution Crétoise. Ses rapports avec la constitution de Lacédémone, qui cependant est supérieure ; admirable position de la Crète; serfs, Cosmes, sénat ; l'organisation des repas communs vaut mieux en Crète qu'à Sparte.
- Moeurs vicieuses des Crétois autorisées par le législateur ; désordres monstrueux du gouvernement crétois.
§ 1. La constitution Crétoise a beaucoup de rapports avec la constitution de Sparte. Elle la vaut en quelques points peu importants ; mais elle est dans son ensemble beaucoup moins avancée. La raison en est simple : on assure, et le fait est très probable, que Lacédémone a emprunté de la Crète presque toutes ses lois ; et l'on sait que les choses anciennes sont ordinairement moins parfaites que celles qui les ont suivies. Lorsque Lycurgue, après la tutelle de Charilaüs, se mit à voyager, il résida, dit-on, fort longtemps en Crète, où il retrouvait un peuple de même race que le sien. Les Lydiens étaient une colonie de Lacédémone ; arrivés en Crète, ils avaient adopté les institutions des premiers occupants, et tous les serfs de l'île se régissent encore par les lois mêmes de Minos, qui passe pour leur premier législateur.
§ 2. Par sa position naturelle, la Crète semble appelée à dominer tous les peuples grecs, établis pour la plupart sur les rivages des mers où s'étend cette grande île. D'une part, elle touche presqu'au Péloponnèse ; de l'autre, à l'Asie, vers Triope et l'île de Rhodes. Aussi Minos posséda-t-il l'empire de la mer et de toutes les îles environnantes, qu'il conquit ou colonisa ; enfin il porta ses armes jusque clans la Sicile, où il mourut près de Camique.
§ 3. Voici quelques analogies de la constitution des Crétois avec celle des Lacédémoniens. Ceux-ci font cultiver leurs terres par des hilotes, ceux-là par les serfs périoeciens ; les repas communs sont établis chez les deux peuples ; et l'on doit ajouter que jadis, à Sparte, ils se nommaient non pas Phidities, mais Andries, comme en Crète, preuve évidente qu'ils en sont venus. Quant au gouvernement, les magistrats appelés Cosmes par les Crétois jouissent d'une autorité pareille à celle des Éphores, avec cette seule différence que les Éphores sont au nombre de cinq, et les Cosmes aux nombre de dix. Les Gérontes qui forment en Crète le sénat sont absolument les Gérontes de Sparte. Dans l'origine, les Crétois avaient aussi la royauté, qu'ils renversèrent plus tard ; et le commandement des armées est aujourd'hui remis aux Cosmes. Enfin, tous les citoyens sans exception ont voix à l'assemblée publique, dont la souveraineté consiste uniquement à sanctionner les décrets des sénateurs et des Cosmes, sans s'étendre à rien autre.
§ 4. L'organisation des repas communs vaut mieux en Crète qu'à Lacédémone. A Sparte, chacun doit fournir la quote-part fixée par la loi, sous peine d'être privé de ses droits politiques, comme je l'ai déjà dit. En Crète, l'institution se rapproche bien plus de la communauté. Sur les fruits qu'on récolte et sur les troupeaux qu'on élève, qu'ils soient à l'État ou qu'ils proviennent des redevances payées par les serfs, on fait deux parts, l'une pour le culte des dieux et pour les fonctionnaires publics, l'autre pour les repas communs, où sont ainsi nourris, aux frais de l'État, hommes, femmes et enfants.
Yocto- Chevalier
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 5. Les vues du législateur sont excellentes sur les avantages de la sobriété, et sur l'isolement des femmes, dont il redoute la fécondité; mais il a établi le commerce des hommes entre eux, règlement dont nous examinerons plus tard la valeur, bonne on mauvaise. Je me borne à dire ici que l'organisation des repas communs en Crète vaut mieux évidemment qu'à Lacédémone.
§ 6. L'institution des Cosmes est encore inférieure, s'il est possible, à celle des Éphores ; elle en a tous les vices, puisque les Cosmes sont également des gens d'un mérite très vulgaire. Mais elle n'a pas en Crète les avantages que Sparte en a su tirer. A Lacédémone, la prérogative que donne au peuple cette suprême magistrature nommée par le suffrage universel, lui fait aimer la constitution ; en Crète, au contraire, les Cosmes sont pris dans quelques familles privilégiées, et non point dans l'universalité des citoyens; de plus, il faut avoir été Cosme pour entrer au sénat. Cette dernière institution présente les mêmes défauts qu'à Lacédémone ; l'irresponsabilité de places à vie y constitue de même un pouvoir exorbitant ; et ici se retrouve l'inconvénient d'abandonner les décisions judiciaires à l'arbitraire des sénateurs, sans les renfermer dans des lois écrites. La tranquillité du peuple, exclu de cette magistrature, ne prouve pas le mérite de la constitution. Les Cosmes n'ont pas comme les Éphores occasion de se laisser gagner ; personne ne vient les acheter dans leur île.
§ 7. Pour remédier aux vices de leur constitution, les Crétois ont imaginé un expédient qui contredit tous les principes de gouvernement, et qui n'est qu'absurdement violent. Les Cosmes sont souvent déposés par leurs propres collègues, ou par de simples citoyens insurgés contre eux. Les Cosmes ont du reste la faculté d'abdiquer quand bon leur semble. Mais, à cet égard, on doit s'en remettre à la loi, bien plutôt qu'au caprice individuel, qui n'est rien moins qu'une règle assurée. Mais, ce qui est encore plus funeste à l'État, c'est la suspension absolue de cette magistrature, quand des citoyens puissants, ligués entre eux, renversent les Cosmes, pour se soustraire aux jugements qui les menacent. Grâce à toutes ces perturbations, la Crète n'a point, à vrai dire, un gouvernement, elle n'en a que, l'ombre ; la violence seule y règne ; continuellement les factieux appellent aux armes le peuple et leurs amis ; ils se donnent un chef, et engagent la guerre civile pour amener des révolutions.
§ 8. En quoi un pareil désordre diffère-t-il de l'anéantissement provisoire de la constitution, et de la dissolution absolue du lien politique ? Un État ainsi troublé est la proie facile de qui veut ou peut l'attaquer. Je le répète, la situation seule de la Crète l'a jusqu'à présent sauvée. L'éloignement a tenu lieu des lois qui ailleurs proscrivent les étrangers. C'est aussi ce qui maintient les serfs dans le devoir, tandis que les hilotes se soulèvent si fréquemment. Les Crétois n'ont point étendu leur puissance au dehors ; et la guerre étrangère, récemment portée chez eux, a bien fait voir toute la faiblesse de leurs institutions.
§ 9. Je n'en dirai pas davantage sur le gouvernement de la Crète.
§ 6. L'institution des Cosmes est encore inférieure, s'il est possible, à celle des Éphores ; elle en a tous les vices, puisque les Cosmes sont également des gens d'un mérite très vulgaire. Mais elle n'a pas en Crète les avantages que Sparte en a su tirer. A Lacédémone, la prérogative que donne au peuple cette suprême magistrature nommée par le suffrage universel, lui fait aimer la constitution ; en Crète, au contraire, les Cosmes sont pris dans quelques familles privilégiées, et non point dans l'universalité des citoyens; de plus, il faut avoir été Cosme pour entrer au sénat. Cette dernière institution présente les mêmes défauts qu'à Lacédémone ; l'irresponsabilité de places à vie y constitue de même un pouvoir exorbitant ; et ici se retrouve l'inconvénient d'abandonner les décisions judiciaires à l'arbitraire des sénateurs, sans les renfermer dans des lois écrites. La tranquillité du peuple, exclu de cette magistrature, ne prouve pas le mérite de la constitution. Les Cosmes n'ont pas comme les Éphores occasion de se laisser gagner ; personne ne vient les acheter dans leur île.
§ 7. Pour remédier aux vices de leur constitution, les Crétois ont imaginé un expédient qui contredit tous les principes de gouvernement, et qui n'est qu'absurdement violent. Les Cosmes sont souvent déposés par leurs propres collègues, ou par de simples citoyens insurgés contre eux. Les Cosmes ont du reste la faculté d'abdiquer quand bon leur semble. Mais, à cet égard, on doit s'en remettre à la loi, bien plutôt qu'au caprice individuel, qui n'est rien moins qu'une règle assurée. Mais, ce qui est encore plus funeste à l'État, c'est la suspension absolue de cette magistrature, quand des citoyens puissants, ligués entre eux, renversent les Cosmes, pour se soustraire aux jugements qui les menacent. Grâce à toutes ces perturbations, la Crète n'a point, à vrai dire, un gouvernement, elle n'en a que, l'ombre ; la violence seule y règne ; continuellement les factieux appellent aux armes le peuple et leurs amis ; ils se donnent un chef, et engagent la guerre civile pour amener des révolutions.
§ 8. En quoi un pareil désordre diffère-t-il de l'anéantissement provisoire de la constitution, et de la dissolution absolue du lien politique ? Un État ainsi troublé est la proie facile de qui veut ou peut l'attaquer. Je le répète, la situation seule de la Crète l'a jusqu'à présent sauvée. L'éloignement a tenu lieu des lois qui ailleurs proscrivent les étrangers. C'est aussi ce qui maintient les serfs dans le devoir, tandis que les hilotes se soulèvent si fréquemment. Les Crétois n'ont point étendu leur puissance au dehors ; et la guerre étrangère, récemment portée chez eux, a bien fait voir toute la faiblesse de leurs institutions.
§ 9. Je n'en dirai pas davantage sur le gouvernement de la Crète.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
CHAPITRE VIII.
Examen de la constitution de Carthage ; ses mérites prouvés par la tranquillité intérieure et la stabilité de l'État ; analogies entre la constitution de Carthage et celle de Sparte.- Défauts de la Constitution Carthaginoise : magistratures trop puissantes ; estime exagérée qu'on y fait de la richesse ; cumul des emplois ; la constitution carthaginoise n'est pas assez forte pour que l'État puisse supporter un revers.
§ 1. Carthage paraît encore jouir d'une bonne constitution, plus complète que celle des autres États sur bien des points, et à quelques égards semblable à celle de Lacédémone. Ces trois gouvernements de Crète, de Sparte et de Carthage, ont de grands rapports entre eux ; et ils sont très supérieurs à tous les gouvernements connus. Les Carthaginois, en particulier, possèdent des institutions excellentes ; et ce qui prouve bien toute la sagesse de leur constitution, c'est que, malgré la part de pouvoir qu'elle accorde au peuple, on n'a jamais vu à Carthage de changement de gouvernement, et qu'elle n'a eu, chose remarquable, ni émeute, ni tyran.
§ 2. Je citerai quelques analogies entre Sparte et Carthage. Les repas communs des sociétés politiques ressemblent aux Phidities lacédémoniennes ; les Cent-Quatre remplacent les Éphores ; mais la magistrature carthaginoise est préférable, en ce que ses membres, au lieu d'être tirés des classes obscures, sont pris parmi les hommes les plus vertueux. Les rois et le sénat se rapprochent beaucoup dans les deux constitutions ; mais Carthage est plus prudente et ne demande pas ses rois à une famille unique ; elle ne les prend pas non plus dans toutes les familles indistinctement ; elle s'en remet à l'élection, et non pas à l'âge, pour amener le mérite au pouvoir. Les rois, maîtres d'une immense autorité, sont bien dangereux quand ils sont des hommes médiocres; et ils ont fait déjà bien du mal à Lacédémone.
§ 3. Les déviations de principes signalées et critiquées si souvent, sont communes à tous les gouvernements que nous avons jusqu'à présent étudiés. La constitution Carthaginoise, comme toutes celles dont la base est à la fois aristocratique et républicaine, penche tantôt vers la démagogie, tantôt vers l'oligarchie : par exemple, la royauté et le sénat, quand leur avis est unanime, peuvent porter certaines affaires et en soustraire certaines autres à la connaissance du peuple, qui n'a droit de les décider qu'en cas de dissentiment. Mais, une fois qu'il en est saisi, il peut non seulement se faire exposer les motifs des magistrats, mais aussi prononcer souverainement ; et chaque citoyen peut prendre la parole sur l'objet en discussion, prérogative qu'on chercherait vainement ailleurs.
§ 4. D'un autre côté, laisser aux Pentarchies, chargées d'une foule d'objets importants, la faculté de se recruter elles-mêmes ; leur permettre de nommer la première de toutes les magistratures, celle des Cent ; leur accorder un exercice plus long qu'à toutes les autres fonctions, puisque, sortis de charge, ou simples candidats, les Pentarques sont toujours aussi puissants, ce sont là des institutions oligarchiques. C'est, d'autre part, un établissement aristocratique que celui de fonctions gratuites non désignées par le sort ; et je retrouve la même tendance dans quelques autres institutions, comme celle de juges qui prononcent sur toute espèce de causes, sans avoir, comme à Lacédémone, des attributions spéciales.
Examen de la constitution de Carthage ; ses mérites prouvés par la tranquillité intérieure et la stabilité de l'État ; analogies entre la constitution de Carthage et celle de Sparte.- Défauts de la Constitution Carthaginoise : magistratures trop puissantes ; estime exagérée qu'on y fait de la richesse ; cumul des emplois ; la constitution carthaginoise n'est pas assez forte pour que l'État puisse supporter un revers.
§ 1. Carthage paraît encore jouir d'une bonne constitution, plus complète que celle des autres États sur bien des points, et à quelques égards semblable à celle de Lacédémone. Ces trois gouvernements de Crète, de Sparte et de Carthage, ont de grands rapports entre eux ; et ils sont très supérieurs à tous les gouvernements connus. Les Carthaginois, en particulier, possèdent des institutions excellentes ; et ce qui prouve bien toute la sagesse de leur constitution, c'est que, malgré la part de pouvoir qu'elle accorde au peuple, on n'a jamais vu à Carthage de changement de gouvernement, et qu'elle n'a eu, chose remarquable, ni émeute, ni tyran.
§ 2. Je citerai quelques analogies entre Sparte et Carthage. Les repas communs des sociétés politiques ressemblent aux Phidities lacédémoniennes ; les Cent-Quatre remplacent les Éphores ; mais la magistrature carthaginoise est préférable, en ce que ses membres, au lieu d'être tirés des classes obscures, sont pris parmi les hommes les plus vertueux. Les rois et le sénat se rapprochent beaucoup dans les deux constitutions ; mais Carthage est plus prudente et ne demande pas ses rois à une famille unique ; elle ne les prend pas non plus dans toutes les familles indistinctement ; elle s'en remet à l'élection, et non pas à l'âge, pour amener le mérite au pouvoir. Les rois, maîtres d'une immense autorité, sont bien dangereux quand ils sont des hommes médiocres; et ils ont fait déjà bien du mal à Lacédémone.
§ 3. Les déviations de principes signalées et critiquées si souvent, sont communes à tous les gouvernements que nous avons jusqu'à présent étudiés. La constitution Carthaginoise, comme toutes celles dont la base est à la fois aristocratique et républicaine, penche tantôt vers la démagogie, tantôt vers l'oligarchie : par exemple, la royauté et le sénat, quand leur avis est unanime, peuvent porter certaines affaires et en soustraire certaines autres à la connaissance du peuple, qui n'a droit de les décider qu'en cas de dissentiment. Mais, une fois qu'il en est saisi, il peut non seulement se faire exposer les motifs des magistrats, mais aussi prononcer souverainement ; et chaque citoyen peut prendre la parole sur l'objet en discussion, prérogative qu'on chercherait vainement ailleurs.
§ 4. D'un autre côté, laisser aux Pentarchies, chargées d'une foule d'objets importants, la faculté de se recruter elles-mêmes ; leur permettre de nommer la première de toutes les magistratures, celle des Cent ; leur accorder un exercice plus long qu'à toutes les autres fonctions, puisque, sortis de charge, ou simples candidats, les Pentarques sont toujours aussi puissants, ce sont là des institutions oligarchiques. C'est, d'autre part, un établissement aristocratique que celui de fonctions gratuites non désignées par le sort ; et je retrouve la même tendance dans quelques autres institutions, comme celle de juges qui prononcent sur toute espèce de causes, sans avoir, comme à Lacédémone, des attributions spéciales.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 5. Si le gouvernement de Carthage dégénère surtout de l'aristocratie à l'oligarchie, il faut en voir la cause dans une opinion qui paraît y être assez généralement reçue : on y est persuadé que les fonctions publiques doivent être confiées non pas seulement aux gens distingués, mais aussi à la richesse, et qu'un citoyen pauvre ne peut quitter ses affaires et gérer avec probité celles de l'État. Si donc choisir d'après la richesse est un principe oligarchique, et choisir d'après le mérite un principe aristocratique, le gouvernement de Carthage formerait une troisième combinaison, puisqu'on y tient compte à la fois de ces deux conditions, surtout dans l'élection des magistrats suprêmes, celle des rois et des généraux.
§ 6. Cette altération du principe aristocratique est un faute qu'on doit faire remonter jusqu'au législateur lui-même ; un de ses premiers soins doit être, dès l'origine, d'assurer du loisir aux citoyens les plus distingués, et de faire en sorte que la pauvreté ne puisse jamais porter atteinte à leur considération, soit comme magistrats, soit comme simples particuliers. Mais si l'on doit avouer que la fortune mérite attention, à cause du loisir qu'elle procure, il n'en est pas moins dangereux de rendre vénales les fonctions les plus élevées, comme celle de roi et de général. Une loi de ce genre rend l'argent plus honorable que le mérite, et inspire l'amour de l'or à la république entière.
§ 7. L'opinion des premiers de l'État fait règle pour les autres citoyens, toujours prêts à les suivre. Or, partout où le mérite n'est pas plus estimé que tout le reste, il ne peut exister de constitution aristocratique vraiment solide. Il est tout naturel que ceux qui ont acheté leurs charges s'habituent à s'indemniser par elles, quand, à force d'argent, ils ont atteint le pouvoir ; l'absurde est de supposer que, si un homme pauvre, mais honnête, peut vouloir s'enrichir, un homme dépravé, qui a chèrement payé son emploi, ne le voudra pas. Les fonctions publiques doivent être confiées aux plus capables ; mais le législateur, s'il a négligé d'assurer une fortune aux citoyens distingués, pourrait, au moins garantir l'aisance aux magistrats.
§ 8. On peut blâmer encore le cumul des emplois, qui passe à Carthage pour un grand honneur. Un homme ne peut bien accomplir qu'une seule chose à la fois. C'est le devoir du législateur d'établir cette division des emplois, et de ne pas exiger d'un même individu qu'il fasse de la musique et des souliers. Quand l'État n'est pas trop restreint, il est plus conforme au principe républicain et démocratique d'ouvrir au plus grand nombre possible de citoyens l'accès des magistratures ; car l'on obtient alors, ainsi que nous l'avons dit, ce double avantage que les affaires administrées plus en commun se font mieux et plus vite. On peut voir la vérité de ceci dans les opérations de la guerre et dans celles de la marine, où chaque homme a, pour ainsi dire, un emploi spécial d'obéissance ou de commandement.
§ 9. Carthage se sauve des dangers de son gouvernement oligarchique en enrichissant continuellement une partie du peuple, qu'on envoie dans les villes colonisées. C'est un moyen d'épurer et de maintenir l'État ; mais alors, il ne doit sa tranquillité qu'au hasard et c'était à la sagesse du législateur de la lui assurer. Aussi, en cas de revers, si la masse du peuple vient à se soulever contre l'autorité, les lois n'offriront pas une seule ressource pour rendre à l'État la paix intérieure.
§ 10. Je termine ici l'examen des constitutions justement célèbres de Sparte, de Crète et de Carthage.
§ 6. Cette altération du principe aristocratique est un faute qu'on doit faire remonter jusqu'au législateur lui-même ; un de ses premiers soins doit être, dès l'origine, d'assurer du loisir aux citoyens les plus distingués, et de faire en sorte que la pauvreté ne puisse jamais porter atteinte à leur considération, soit comme magistrats, soit comme simples particuliers. Mais si l'on doit avouer que la fortune mérite attention, à cause du loisir qu'elle procure, il n'en est pas moins dangereux de rendre vénales les fonctions les plus élevées, comme celle de roi et de général. Une loi de ce genre rend l'argent plus honorable que le mérite, et inspire l'amour de l'or à la république entière.
§ 7. L'opinion des premiers de l'État fait règle pour les autres citoyens, toujours prêts à les suivre. Or, partout où le mérite n'est pas plus estimé que tout le reste, il ne peut exister de constitution aristocratique vraiment solide. Il est tout naturel que ceux qui ont acheté leurs charges s'habituent à s'indemniser par elles, quand, à force d'argent, ils ont atteint le pouvoir ; l'absurde est de supposer que, si un homme pauvre, mais honnête, peut vouloir s'enrichir, un homme dépravé, qui a chèrement payé son emploi, ne le voudra pas. Les fonctions publiques doivent être confiées aux plus capables ; mais le législateur, s'il a négligé d'assurer une fortune aux citoyens distingués, pourrait, au moins garantir l'aisance aux magistrats.
§ 8. On peut blâmer encore le cumul des emplois, qui passe à Carthage pour un grand honneur. Un homme ne peut bien accomplir qu'une seule chose à la fois. C'est le devoir du législateur d'établir cette division des emplois, et de ne pas exiger d'un même individu qu'il fasse de la musique et des souliers. Quand l'État n'est pas trop restreint, il est plus conforme au principe républicain et démocratique d'ouvrir au plus grand nombre possible de citoyens l'accès des magistratures ; car l'on obtient alors, ainsi que nous l'avons dit, ce double avantage que les affaires administrées plus en commun se font mieux et plus vite. On peut voir la vérité de ceci dans les opérations de la guerre et dans celles de la marine, où chaque homme a, pour ainsi dire, un emploi spécial d'obéissance ou de commandement.
§ 9. Carthage se sauve des dangers de son gouvernement oligarchique en enrichissant continuellement une partie du peuple, qu'on envoie dans les villes colonisées. C'est un moyen d'épurer et de maintenir l'État ; mais alors, il ne doit sa tranquillité qu'au hasard et c'était à la sagesse du législateur de la lui assurer. Aussi, en cas de revers, si la masse du peuple vient à se soulever contre l'autorité, les lois n'offriront pas une seule ressource pour rendre à l'État la paix intérieure.
§ 10. Je termine ici l'examen des constitutions justement célèbres de Sparte, de Crète et de Carthage.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
CHAPITRE IX.
Considérations sur divers législateurs.
- Solon ; véritable esprit de ses réformes.
- Zaleucus, Charondas, Onomacrite ; Philolaüs, législateur de Thèbes ; loi de Charondas contre les faux témoins ; Dracon, Pittacus, Androdamas.
- Fin de l'examen des travaux antérieurs.
§ 1. Parmi les hommes qui ont publié leur système sur la meilleure constitution, les uns n'ont jamais d'aucune façon manié les affaires publiques, et n'ont été que de simples citoyens ; nous avons cité tout ce qui, dans leurs ouvrages, méritait quelque attention. D'autres ont été législateurs, soit de leur propre pays, soit de peuples étrangers, et ont personnellement gouverné. Parmi ceux-ci, les uns n'ont fait que des lois, les autres ont fondé aussi des États. Lycurgue et Solon, par exemple, ont tous deux porté des lois et fondé des gouvernements.
§ 2. J'ai précédemment examiné la constitution de Lacédémone. Quant à Solon, c'est un grand législateur, aux yeux de quelques personnes qui lui attribuent d'avoir détruit la toute puissance de l'oligarchie, mis fin à l'esclavage du peuple, et constitué la démocratie nationale par un juste équilibre d'institutions, oligarchiques par le sénat de l'aréopage, aristocratiques par l'élection des magistrats, et démocratiques par l'organisation des tribunaux. Mais il paraît certain que Solon conserva, tels qu'il les trouva établis, le sénat de l'aréopage et le principe d'élection pour les magistrats, et qu'il créa seulement le pouvoir du peuple, en ouvrant les fonctions judiciaires à tous les citoyens.
§ 3. C'est dans ce sens qu'on lui reproche d'avoir détruit la puissance du sénat et celle des magistrats élus, en rendant la judicature désignée par le sort souveraine maîtresse de l'État. Cette loi une fois établie, les flatteries dont le peuple fut l'objet, comme un véritable tyran, amenèrent à la tête des affaires la démocratie telle qu'elle règne de nos jours. Éphialte mutila les attributions de l'aréopage, comme le fit aussi Périclès, qui alla jusqu'à donner un salaire aux juges ; et, à leur exemple, chaque démagogue porta la démocratie, par degrés, au point où nous la voyons maintenant. Mais il ne paraît pas que telle ait été l'intention primitive de Solon ; et ces changements successifs ont été bien plutôt tous accidentels.
§ 4. Ainsi, le peuple, orgueilleux d'avoir remporté la victoire navale dans la guerre Médique, écarta des fonctions publiques les hommes honnêtes, pour remettre les affaires à des démagogues corrompus. Mais pour Solon, il n'avait accordé au peuple que la part indispensable de puissance, c'est-à-dire, le choix des magistrats, et le droit de leur faire rendre des comptes ; car, sans ces deux prérogatives, le peuple est ou esclave ou hostile. Mais toutes les magistratures avaient été données par Solon aux citoyens distingués et aux riches, à ceux qui possédaient cinq cents médimnes de revenu, Zeugites, et à la troisième classe, composée des Chevaliers ; la quatrième, celle des mercenaires, n'avait accès à aucune fonction publique.
Considérations sur divers législateurs.
- Solon ; véritable esprit de ses réformes.
- Zaleucus, Charondas, Onomacrite ; Philolaüs, législateur de Thèbes ; loi de Charondas contre les faux témoins ; Dracon, Pittacus, Androdamas.
- Fin de l'examen des travaux antérieurs.
§ 1. Parmi les hommes qui ont publié leur système sur la meilleure constitution, les uns n'ont jamais d'aucune façon manié les affaires publiques, et n'ont été que de simples citoyens ; nous avons cité tout ce qui, dans leurs ouvrages, méritait quelque attention. D'autres ont été législateurs, soit de leur propre pays, soit de peuples étrangers, et ont personnellement gouverné. Parmi ceux-ci, les uns n'ont fait que des lois, les autres ont fondé aussi des États. Lycurgue et Solon, par exemple, ont tous deux porté des lois et fondé des gouvernements.
§ 2. J'ai précédemment examiné la constitution de Lacédémone. Quant à Solon, c'est un grand législateur, aux yeux de quelques personnes qui lui attribuent d'avoir détruit la toute puissance de l'oligarchie, mis fin à l'esclavage du peuple, et constitué la démocratie nationale par un juste équilibre d'institutions, oligarchiques par le sénat de l'aréopage, aristocratiques par l'élection des magistrats, et démocratiques par l'organisation des tribunaux. Mais il paraît certain que Solon conserva, tels qu'il les trouva établis, le sénat de l'aréopage et le principe d'élection pour les magistrats, et qu'il créa seulement le pouvoir du peuple, en ouvrant les fonctions judiciaires à tous les citoyens.
§ 3. C'est dans ce sens qu'on lui reproche d'avoir détruit la puissance du sénat et celle des magistrats élus, en rendant la judicature désignée par le sort souveraine maîtresse de l'État. Cette loi une fois établie, les flatteries dont le peuple fut l'objet, comme un véritable tyran, amenèrent à la tête des affaires la démocratie telle qu'elle règne de nos jours. Éphialte mutila les attributions de l'aréopage, comme le fit aussi Périclès, qui alla jusqu'à donner un salaire aux juges ; et, à leur exemple, chaque démagogue porta la démocratie, par degrés, au point où nous la voyons maintenant. Mais il ne paraît pas que telle ait été l'intention primitive de Solon ; et ces changements successifs ont été bien plutôt tous accidentels.
§ 4. Ainsi, le peuple, orgueilleux d'avoir remporté la victoire navale dans la guerre Médique, écarta des fonctions publiques les hommes honnêtes, pour remettre les affaires à des démagogues corrompus. Mais pour Solon, il n'avait accordé au peuple que la part indispensable de puissance, c'est-à-dire, le choix des magistrats, et le droit de leur faire rendre des comptes ; car, sans ces deux prérogatives, le peuple est ou esclave ou hostile. Mais toutes les magistratures avaient été données par Solon aux citoyens distingués et aux riches, à ceux qui possédaient cinq cents médimnes de revenu, Zeugites, et à la troisième classe, composée des Chevaliers ; la quatrième, celle des mercenaires, n'avait accès à aucune fonction publique.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 5. Zaleucus a donné des lois aux Locriens Épizéphyriens, et Charondas de Catane, à sa ville natale et à toutes les colonies que fonda Chalcis en Italie et en Sicile. A ces deux noms, quelques auteurs ajoutent celui d'Onomacrite, le premier, selon eux, qui étudia la législation avec succès. Quoique Locrien, il s'était instruit en Crète, où il était allé pour apprendre l'art des devins. On ajoute qu'il fut l'ami de Thalès, dont Lycurgue et Zaleucus furent les disciples, comme Charondas fut celui de Zaleucus ; mais pour avancer toutes ces assertions, il faut faire une bien étrange contusion des temps.
§ 6. Philolaüs de Corinthe fut le législateur de Thèbes ; il était de la famille des Bacchiades, et lorsque Dioclès, le vainqueur des jeux Olympiques, dont il était l'amant, dut fuir sa patrie pour se soustraire à la passion incestueuse de sa mère Halcyone, Philolaüs se retira à Thèbes, où tous les deux finirent leurs jours. On montre encore à cette heure leurs deux tombeaux placés en regard ; de l'un, on aperçoit le territoire de Corinthe, qu'on ne peut découvrir de l'autre.
§ 7. Si l'on en croit la tradition, Dioclès et Philolaüs eux-mêmes l'avaient ainsi prescrit dans leurs dernières volontés. Le premier, par ressentiment de son exil, ne voulut pas que, de sa tombe, la vue dominât la plaine de Corinthe ; le second, au contraire, le désira. Tel est le récit de leur séjour à Thèbes. Parmi les lois que Philolaüs a données à cette ville, je citerai celles qui concernent les naissances, et qu'on y appelle encore les Lois fondamentales. Ce qui lui appartient en propre, c'est d'avoir statué que le nombre des héritages resterait toujours immuable.
§ 8. Charondas n'a rien de spécial que sa loi contre les faux témoignages, genre de délit dont il s'est occupé le premier ; mais parla précision et la clarté de ses lois, il l'emporte sur les législateurs mêmes de nos jours. L'égalité des fortunes est le principe qu'a particulièrement développé Phaléas. Les principes spéciaux de Platon sont la communauté des femmes et des enfants, celle des biens, et les repas communs des femmes. On distingue aussi dans ses ouvrages la loi contre l'ivresse, celle qui donne à des hommes sobres la présidence des banquets, celle qui prescrit dans l'éducation militaire l'exercice simultané des deux mains, pour que l'une des deux ne reste pas inutile et que toutes deux soient également adroites.
§ 9. Dracon a fait aussi des lois ; mais c'était pour un gouvernement déjà constitué ; elles n'ont rien de particulier ni de mémorable que la rigueur excessive et la gravité des peines. Pittacus a fait des lois, mais n'a pas fondé de gouvernement. Une disposition qui lui est spéciale est celle qui punit d'une peine double les fautes commises pendant l'ivresse. Comme les délits sont plus fréquents dans cet état qu'ils ne le sont à jeun, il a beaucoup plus consulté, en cela, l'utilité générale de la répression que l'indulgence méritée par un homme pris de vin. Androdamas de Rhégium, législateur de Chalcis, en Thrace, a laissé des lois sur le meurtre, et sur les filles, uniques héritières ; mais on ne pourrait cependant citer de lui aucune institution qui lui appartînt en propre.
§ 10. Telles sont les considérations que nous a suggérées l'examen des constitutions existantes et de celles qu'ont imaginées quelques écrivains.
§ 6. Philolaüs de Corinthe fut le législateur de Thèbes ; il était de la famille des Bacchiades, et lorsque Dioclès, le vainqueur des jeux Olympiques, dont il était l'amant, dut fuir sa patrie pour se soustraire à la passion incestueuse de sa mère Halcyone, Philolaüs se retira à Thèbes, où tous les deux finirent leurs jours. On montre encore à cette heure leurs deux tombeaux placés en regard ; de l'un, on aperçoit le territoire de Corinthe, qu'on ne peut découvrir de l'autre.
§ 7. Si l'on en croit la tradition, Dioclès et Philolaüs eux-mêmes l'avaient ainsi prescrit dans leurs dernières volontés. Le premier, par ressentiment de son exil, ne voulut pas que, de sa tombe, la vue dominât la plaine de Corinthe ; le second, au contraire, le désira. Tel est le récit de leur séjour à Thèbes. Parmi les lois que Philolaüs a données à cette ville, je citerai celles qui concernent les naissances, et qu'on y appelle encore les Lois fondamentales. Ce qui lui appartient en propre, c'est d'avoir statué que le nombre des héritages resterait toujours immuable.
§ 8. Charondas n'a rien de spécial que sa loi contre les faux témoignages, genre de délit dont il s'est occupé le premier ; mais parla précision et la clarté de ses lois, il l'emporte sur les législateurs mêmes de nos jours. L'égalité des fortunes est le principe qu'a particulièrement développé Phaléas. Les principes spéciaux de Platon sont la communauté des femmes et des enfants, celle des biens, et les repas communs des femmes. On distingue aussi dans ses ouvrages la loi contre l'ivresse, celle qui donne à des hommes sobres la présidence des banquets, celle qui prescrit dans l'éducation militaire l'exercice simultané des deux mains, pour que l'une des deux ne reste pas inutile et que toutes deux soient également adroites.
§ 9. Dracon a fait aussi des lois ; mais c'était pour un gouvernement déjà constitué ; elles n'ont rien de particulier ni de mémorable que la rigueur excessive et la gravité des peines. Pittacus a fait des lois, mais n'a pas fondé de gouvernement. Une disposition qui lui est spéciale est celle qui punit d'une peine double les fautes commises pendant l'ivresse. Comme les délits sont plus fréquents dans cet état qu'ils ne le sont à jeun, il a beaucoup plus consulté, en cela, l'utilité générale de la répression que l'indulgence méritée par un homme pris de vin. Androdamas de Rhégium, législateur de Chalcis, en Thrace, a laissé des lois sur le meurtre, et sur les filles, uniques héritières ; mais on ne pourrait cependant citer de lui aucune institution qui lui appartînt en propre.
§ 10. Telles sont les considérations que nous a suggérées l'examen des constitutions existantes et de celles qu'ont imaginées quelques écrivains.
Yocto- Chevalier
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
Livre III
DE L'ÉTAT ET DU CITOYEN.
— THÉORIE DES GOUVERNEMENTS ET DE LA SOUVERAINETÉ.
— DE LA ROYAUTÉ.
CHAPITRE I
De l'Etat et du citoyen; conditions nécessaires du citoyen; le domicile ne suffit pas; le caractère distinctif du citoyen, c'est la participation aux fonctions de juge et do magistrat; cette définition générale varie suivant les gouvernements, et s'applique surtout au citoyen de la démocratie; insuffisance des définitions ordinaires. — De l'identité ou du changement de l'État dans ses rapports avec les citoyens; l'identité du sol ne constitue pas l'identité de l'Etat; l'Etat varie avec la constitution elle-même.
§ 1. Quand on étudie la nature et l'espèce particulière des gouvernements divers, la première des questions, c'est de savoir ce qu'on entend par l'État. Dans le langage vulgaire, ce mot est fort équivoque; et tel acte pour les uns émane de l'Etat, qui pour les autres n'est que l'acte d'une minorité oligarchique ou d'un tyran. Pourtant l'homme politique et le législateur ont uniquement l'Etat en vue dans tous leurs travaux; et le gouvernement n'est qu'une certaine organisation imposée à tous les membres de l'Etat.
§ 2. Mais l'État n'étant, comme tout autre système complet et formé de parties nombreuses, qu'une agrégation d'éléments, il faut évidemment se demander tout d'abord ce que c'est que le citoyen, puisque les citoyens, en certain nombre, sont les éléments mêmes de l'Etat. Ainsi, recherchons en premier lieu à qui appartient le nom de citoyen et ce qu'il veut dire, question souvent controversée et sur laquelle les avis sont loin d'être unanimes, tel étant citoyen pour la démocratie, qui cesse souvent de l'être pour un Etat oligarchique.
§ 3. Nous écarterons de la discussion les citoyens qui ne le sont qu'en vertu d'un titre accidentel, comme ceux qu'on fait par un décret. On n'est pas citoyen par le fait seul du domicile; car le domicile appartient encore aux étrangers domiciliés et aux esclaves. On ne l'est pas non plus par le seul droit d'ester en justice comme demandeur et comme défendeur; car ce droit peut être conféré par un simple traité de commerce. Le domicile et l'action juridique peuvent donc appartenir à des gens qui ne sont pas citoyens. Tout au plus, dans quelques États, limite-t-on la jouissance pour les domiciliés: on leur impose, par exemple, de se choisir une caution; et c'est une restriction au droit qu'on leur accorde.
§ 4. Les enfants qui n'ont pas encore atteint l'âge de l'inscription civique, et les vieillards qui en ont été rayés sont dans une position presque analogue: les uns et les autres sont bien certainement citoyens; mais on ne peut leur donner ce titre d'une manière absolue, et l'on doit ajouter pour ceux-là qu'ils sont des citoyens incomplets; pour ceux-ci, qu'ils sont des citoyens émérites. Qu'on adopte, si l'on veut, toute autre expression, les mots importent peu; on comprend sans peine quelle est ma pensée. Ce que je cherche, c'est l'idée absolue du citoyen, dégagée de toutes les imperfections que nous venons de signaler. A l'égard des citoyens notés d'infamie et des exilés, mêmes difficultés et même solution.
Le trait éminemment distinctif du vrai citoyen, c'est la jouissance des fonctions de juge et de magistrat. D'ailleurs les magistratures peuvent être tantôt temporaires, de façon à n'être jamais remplies deux fois par le même individu, ou bien limitées, suivant toute autre combinaison; tantôt générales et sans limites, comme celles déjuge et de membre de l'assemblée publique.
DE L'ÉTAT ET DU CITOYEN.
— THÉORIE DES GOUVERNEMENTS ET DE LA SOUVERAINETÉ.
— DE LA ROYAUTÉ.
CHAPITRE I
De l'Etat et du citoyen; conditions nécessaires du citoyen; le domicile ne suffit pas; le caractère distinctif du citoyen, c'est la participation aux fonctions de juge et do magistrat; cette définition générale varie suivant les gouvernements, et s'applique surtout au citoyen de la démocratie; insuffisance des définitions ordinaires. — De l'identité ou du changement de l'État dans ses rapports avec les citoyens; l'identité du sol ne constitue pas l'identité de l'Etat; l'Etat varie avec la constitution elle-même.
§ 1. Quand on étudie la nature et l'espèce particulière des gouvernements divers, la première des questions, c'est de savoir ce qu'on entend par l'État. Dans le langage vulgaire, ce mot est fort équivoque; et tel acte pour les uns émane de l'Etat, qui pour les autres n'est que l'acte d'une minorité oligarchique ou d'un tyran. Pourtant l'homme politique et le législateur ont uniquement l'Etat en vue dans tous leurs travaux; et le gouvernement n'est qu'une certaine organisation imposée à tous les membres de l'Etat.
§ 2. Mais l'État n'étant, comme tout autre système complet et formé de parties nombreuses, qu'une agrégation d'éléments, il faut évidemment se demander tout d'abord ce que c'est que le citoyen, puisque les citoyens, en certain nombre, sont les éléments mêmes de l'Etat. Ainsi, recherchons en premier lieu à qui appartient le nom de citoyen et ce qu'il veut dire, question souvent controversée et sur laquelle les avis sont loin d'être unanimes, tel étant citoyen pour la démocratie, qui cesse souvent de l'être pour un Etat oligarchique.
§ 3. Nous écarterons de la discussion les citoyens qui ne le sont qu'en vertu d'un titre accidentel, comme ceux qu'on fait par un décret. On n'est pas citoyen par le fait seul du domicile; car le domicile appartient encore aux étrangers domiciliés et aux esclaves. On ne l'est pas non plus par le seul droit d'ester en justice comme demandeur et comme défendeur; car ce droit peut être conféré par un simple traité de commerce. Le domicile et l'action juridique peuvent donc appartenir à des gens qui ne sont pas citoyens. Tout au plus, dans quelques États, limite-t-on la jouissance pour les domiciliés: on leur impose, par exemple, de se choisir une caution; et c'est une restriction au droit qu'on leur accorde.
§ 4. Les enfants qui n'ont pas encore atteint l'âge de l'inscription civique, et les vieillards qui en ont été rayés sont dans une position presque analogue: les uns et les autres sont bien certainement citoyens; mais on ne peut leur donner ce titre d'une manière absolue, et l'on doit ajouter pour ceux-là qu'ils sont des citoyens incomplets; pour ceux-ci, qu'ils sont des citoyens émérites. Qu'on adopte, si l'on veut, toute autre expression, les mots importent peu; on comprend sans peine quelle est ma pensée. Ce que je cherche, c'est l'idée absolue du citoyen, dégagée de toutes les imperfections que nous venons de signaler. A l'égard des citoyens notés d'infamie et des exilés, mêmes difficultés et même solution.
Le trait éminemment distinctif du vrai citoyen, c'est la jouissance des fonctions de juge et de magistrat. D'ailleurs les magistratures peuvent être tantôt temporaires, de façon à n'être jamais remplies deux fois par le même individu, ou bien limitées, suivant toute autre combinaison; tantôt générales et sans limites, comme celles déjuge et de membre de l'assemblée publique.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 5. On niera peut-être que ce soient là de véritables magistratures et qu'elles confèrent quelque pouvoir aux individus qui en jouissent; mais il nous paraîtrait assez plaisant de n'accorder aucun pouvoir à ceux-là même qui possèdent la souveraineté. Du reste, j'attache à ceci peu d'importance; c'est encore une question de mots. La langue n'a point de terme unique pour rendre l'idée de juge et de membre de l'assemblée publique; j'adopte, afin de préciser cette idée, les mots de magistrature générale, et j'appelle citoyens tous ceux qui en jouissent. Cette définition du citoyen s'applique mieux que toute autre à ceux que l'on qualifie ordinairement de ce nom.
§ 6. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que, dans toute série de choses où les sujets sont spécifiquement dissemblables., il peut se faire que l'un soit premier, l'autre second,, et ainsi de suite, et qu'il n'existe pourtant entre eux aucun rapport de communauté, dans la nature essentielle de ces choses, ou bien que ce rapport ne soit qu'indirect. De même, les constitutions se montrent à nous diverses dans leurs espèces, celles-ci au dernier rang, celles-là au premier, puisqu'il faut bien placer les constitutions faussées et corrompues après celles qui ont conservé toute leur pureté: je dirai plus tard ce que j'entends par constitution corrompue. Dès lors, le citoyen varie nécessairement d'une constitution à Vautre, et le citoyen tel que nous l'avons défini est surtout le citoyen de la démocratie.
§ 7. Ceci ne veut pas dire qu'il ne puisse l'être encore ailleurs; mais il ne l'y est pas nécessairement. Quelques constitutions ne reconnaissent pas de peuple; au lieu d'assemblée publique, c'est un sénat; et les fonctions de juge sont attribuées à des corps spéciaux, comme à Lacédémone, où les Ephores se partagent toutes les affaires civiles, où les Gérontes connaissent les affaires de meurtre, et où les autres causes peuvent ressortir encore à différents tribunaux; et comme à Carthage, où quelques magistratures ont le privilège exclusif de tous les jugements.
§ 8. Notre définition du citoyen doit donc être modifiée en ce sens. Nulle part ailleurs que dans la démocratie, il n'existe de droit commun et illimité d'être membre de l'assemblée publique et d'être juge. Ce sont au contraire des pouvoirs tout spéciaux; car on peut étendre à toutes les classes de citoyens, ou limiter à quelques-unes, la faculté de délibérer sur les affaires de l'État et celle de juger; cette faculté môme peut s'appliquer à tous les objets, ou bien être restreinte à quelques-uns. Donc évidemment, le citoyen, c'est l'individu qui peut avoir à l'assemblée publique et au tribunal voix délibérante, quel que soit d'ailleurs l'Etat dont il est membre; et j'entends positivement par l'Etat une masse d'hommes de ce genre, qui possède tout ce qu'il lui faut pour fournir aux nécessités de l'existence.
§ 9. Dans le langage usuel, le citoyen est l'individu né d'un père citoyen et d'une mère citoyenne; une seule des deux conditions ne suffirait pas. Quelques personnes poussent plus loin l'exigence et demandent deux ou trois ascendants, ou même davantage. Mais de cette définition, qu'on croit aussi simple que républicaine, naît une autre difficulté, c'est de savoir si ce troisième ou quatrième ancêtre est citoyen. Aussi, Gorgias de Léontium, moitié par embarras, moitié par moquerie, prétendait-il que les citoyens de Larisse étaient fabriqués par des ouvriers qui n'avaient que ce métier-là et qui fabriquaient des Larissiens comme un potier fabrique un pot. Pour nous, la question serait fort simple: ils étaient citoyens, s'ils jouissaient des droits énoncés dans notre définition; car être né d'un père citoyen et d'une mère citoyenne, est une condition qu'on ne peut raisonnablement exiger des premiers habitants, des fondateurs de la cité.
§ 10. On révoquerait en doute avec plus de justice le droit de ceux qui n'ont été faits citoyens que par suite d'une révolution, comme Clisthène en fit tant après l'expulsion des tyrans à Athènes, en introduisant en foule dans les tribus les étrangers et les esclaves domiciliés. Pour ceux-là, la vraie question est de savoir, non pas s'ils sont citoyens, mais s'ils le sont justement ou injustement. Il est vrai que, même à cet égard, on pourrait se demander encore si l'on est citoyen, quand on l'est injustement; l'injustice équivalant ici à une véritable erreur. Mais on peut répondre que nous voyons tous les jours des citoyens injustement promus aux fonctions publiques, n'en être pas moins magistrats à nos yeux, bien qu'ils ne le soient pas justement. Le citoyen est pour nous un individu investi d'un certain pouvoir; il suffit donc de jouir de ce pouvoir pour être citoyen, comme nous l'avons dit; et même les citoyens faits par Clisthène l'étaient bien positivement. Quant à la question de justice ou d'injustice, elle se rattache à celle que nous avions posée en premier lieu: tel acte est-il émané de l'État, ou n'en est-il pas émané? C'est ce qui peut faire doute dans bien des cas. Ainsi, quand la démocratie succède à l'oligarchie ou à la tyrannie, bien des gens pensent qu'on doit décliner l'accomplissement des traités existants, contractés,, disent-ils, non par l'Etat, mais par le tyran. Il n'est pas besoin de citer tant d'autres raisonnements du même genre, qui se fondent tous sur ce principe que le gouvernement n'a été qu'un fait de violence, sans aucun rapport à l'utilité générale.
§ 6. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que, dans toute série de choses où les sujets sont spécifiquement dissemblables., il peut se faire que l'un soit premier, l'autre second,, et ainsi de suite, et qu'il n'existe pourtant entre eux aucun rapport de communauté, dans la nature essentielle de ces choses, ou bien que ce rapport ne soit qu'indirect. De même, les constitutions se montrent à nous diverses dans leurs espèces, celles-ci au dernier rang, celles-là au premier, puisqu'il faut bien placer les constitutions faussées et corrompues après celles qui ont conservé toute leur pureté: je dirai plus tard ce que j'entends par constitution corrompue. Dès lors, le citoyen varie nécessairement d'une constitution à Vautre, et le citoyen tel que nous l'avons défini est surtout le citoyen de la démocratie.
§ 7. Ceci ne veut pas dire qu'il ne puisse l'être encore ailleurs; mais il ne l'y est pas nécessairement. Quelques constitutions ne reconnaissent pas de peuple; au lieu d'assemblée publique, c'est un sénat; et les fonctions de juge sont attribuées à des corps spéciaux, comme à Lacédémone, où les Ephores se partagent toutes les affaires civiles, où les Gérontes connaissent les affaires de meurtre, et où les autres causes peuvent ressortir encore à différents tribunaux; et comme à Carthage, où quelques magistratures ont le privilège exclusif de tous les jugements.
§ 8. Notre définition du citoyen doit donc être modifiée en ce sens. Nulle part ailleurs que dans la démocratie, il n'existe de droit commun et illimité d'être membre de l'assemblée publique et d'être juge. Ce sont au contraire des pouvoirs tout spéciaux; car on peut étendre à toutes les classes de citoyens, ou limiter à quelques-unes, la faculté de délibérer sur les affaires de l'État et celle de juger; cette faculté môme peut s'appliquer à tous les objets, ou bien être restreinte à quelques-uns. Donc évidemment, le citoyen, c'est l'individu qui peut avoir à l'assemblée publique et au tribunal voix délibérante, quel que soit d'ailleurs l'Etat dont il est membre; et j'entends positivement par l'Etat une masse d'hommes de ce genre, qui possède tout ce qu'il lui faut pour fournir aux nécessités de l'existence.
§ 9. Dans le langage usuel, le citoyen est l'individu né d'un père citoyen et d'une mère citoyenne; une seule des deux conditions ne suffirait pas. Quelques personnes poussent plus loin l'exigence et demandent deux ou trois ascendants, ou même davantage. Mais de cette définition, qu'on croit aussi simple que républicaine, naît une autre difficulté, c'est de savoir si ce troisième ou quatrième ancêtre est citoyen. Aussi, Gorgias de Léontium, moitié par embarras, moitié par moquerie, prétendait-il que les citoyens de Larisse étaient fabriqués par des ouvriers qui n'avaient que ce métier-là et qui fabriquaient des Larissiens comme un potier fabrique un pot. Pour nous, la question serait fort simple: ils étaient citoyens, s'ils jouissaient des droits énoncés dans notre définition; car être né d'un père citoyen et d'une mère citoyenne, est une condition qu'on ne peut raisonnablement exiger des premiers habitants, des fondateurs de la cité.
§ 10. On révoquerait en doute avec plus de justice le droit de ceux qui n'ont été faits citoyens que par suite d'une révolution, comme Clisthène en fit tant après l'expulsion des tyrans à Athènes, en introduisant en foule dans les tribus les étrangers et les esclaves domiciliés. Pour ceux-là, la vraie question est de savoir, non pas s'ils sont citoyens, mais s'ils le sont justement ou injustement. Il est vrai que, même à cet égard, on pourrait se demander encore si l'on est citoyen, quand on l'est injustement; l'injustice équivalant ici à une véritable erreur. Mais on peut répondre que nous voyons tous les jours des citoyens injustement promus aux fonctions publiques, n'en être pas moins magistrats à nos yeux, bien qu'ils ne le soient pas justement. Le citoyen est pour nous un individu investi d'un certain pouvoir; il suffit donc de jouir de ce pouvoir pour être citoyen, comme nous l'avons dit; et même les citoyens faits par Clisthène l'étaient bien positivement. Quant à la question de justice ou d'injustice, elle se rattache à celle que nous avions posée en premier lieu: tel acte est-il émané de l'État, ou n'en est-il pas émané? C'est ce qui peut faire doute dans bien des cas. Ainsi, quand la démocratie succède à l'oligarchie ou à la tyrannie, bien des gens pensent qu'on doit décliner l'accomplissement des traités existants, contractés,, disent-ils, non par l'Etat, mais par le tyran. Il n'est pas besoin de citer tant d'autres raisonnements du même genre, qui se fondent tous sur ce principe que le gouvernement n'a été qu'un fait de violence, sans aucun rapport à l'utilité générale.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 11. Si la démocratie, de son côté, a contracté des engagements, ses actes sont tout aussi bien actes de l'État que ceux de l'oligarchie et de la tyrannie. Ici, la vraie difficulté consiste à reconnaître dans quel cas on doit soutenir, ou que l'État est resté le même, ou qu'il n'est pas resté le même, mais qu'il est complètement changé. C'est un examen bien superficiel de la question que de considérer seulement le lieu et les individus; car il peut arriver que l'Etat ait son chef-lieu isolé, et ses membres disséminés, ceux-ci résidant dans tel endroit, et ceux-là dans tel autre. La question ainsi envisagée deviendrait extrêmement simple; et les acceptions diverses du mot cité suffisent sans peine à la résoudre.
§ 12. Mais à quoi reconnaîtra-t-on l'identité de la cité, quand le même lieu reste constamment occupé par des habitants? Ce ne sont certainement pas les murailles qui constitueront cette unité; car il serait possible en effet d'enclore d'un rempart continu le Péloponnèse entier; On a vu des cités avoir des dimensions presque aussi vastes, et représenter dans leur circonscription plutôt une nation qu'une ville: témoin Babylone prise par l'ennemi depuis trois jours, qu'un de ses quartiers l'ignorait encore. Du reste, nous trouverons ailleurs l'occasion de traiter utilement cette question; l'étendue de la cité est un objet que l'homme politique ne doit pas négliger, de même qu'il doit s'enquérir des avantages d'une seule cité, ou de plusieurs, dans l'Etat.
§ 13. Mais admettons que le même lieu reste habité par les mêmes individus. Dès lors est-il possible, tant que la race des habitants reste la même, de soutenir que l'Etat est identique, malgré l'alternative continuelle des décès et des naissances, de même qu'on admet l'identité des fleuves et des sources, bien que les ondes s'en renouvellent et s'écoulent perpétuellement? Ou bien doit-on prétendre que seulement les hommes restent les mêmes, mais que l'État change? L'État, en effet, est une sorte d'association; s'il est une association de citoyens obéissant à une constitution, cette constitution venant à changer et à se modifier dans sa forme, il s'ensuit nécessairement, ce semble, que l'Etat ne reste pas identique; c'est comme le chœur, qui, figurant tour à tour dans la comédie et dans la tragédie, est changé pour nous, bien que souvent il se compose des mêmes acteurs.
§ 14. Cette remarque s'applique également à toute autre association, à tout autre système, qu'on déclare changé quand l'espèce de la combinaison vient à l'être; c'est comme l'harmonie, où les mêmes sons peuvent donner tantôt le mode dorien, tantôt le mode phrygien. Si donc ceci est vrai, c'est à la constitution surtout qu'il faut regarder pour prononcer sur l'identité de l'Etat. Il se peut, d'ailleurs, qu'il reçoive une dénomination différente, les individus qui le composent demeurant les mêmes; ou qu'il garde sa première dénomination, malgré le changement radical des individus.
§ 15. C'est d'ailleurs une autre question de savoir s'il convient, après une révolution, de remplir les engagements contractés ou de les rompre.
§ 12. Mais à quoi reconnaîtra-t-on l'identité de la cité, quand le même lieu reste constamment occupé par des habitants? Ce ne sont certainement pas les murailles qui constitueront cette unité; car il serait possible en effet d'enclore d'un rempart continu le Péloponnèse entier; On a vu des cités avoir des dimensions presque aussi vastes, et représenter dans leur circonscription plutôt une nation qu'une ville: témoin Babylone prise par l'ennemi depuis trois jours, qu'un de ses quartiers l'ignorait encore. Du reste, nous trouverons ailleurs l'occasion de traiter utilement cette question; l'étendue de la cité est un objet que l'homme politique ne doit pas négliger, de même qu'il doit s'enquérir des avantages d'une seule cité, ou de plusieurs, dans l'Etat.
§ 13. Mais admettons que le même lieu reste habité par les mêmes individus. Dès lors est-il possible, tant que la race des habitants reste la même, de soutenir que l'Etat est identique, malgré l'alternative continuelle des décès et des naissances, de même qu'on admet l'identité des fleuves et des sources, bien que les ondes s'en renouvellent et s'écoulent perpétuellement? Ou bien doit-on prétendre que seulement les hommes restent les mêmes, mais que l'État change? L'État, en effet, est une sorte d'association; s'il est une association de citoyens obéissant à une constitution, cette constitution venant à changer et à se modifier dans sa forme, il s'ensuit nécessairement, ce semble, que l'Etat ne reste pas identique; c'est comme le chœur, qui, figurant tour à tour dans la comédie et dans la tragédie, est changé pour nous, bien que souvent il se compose des mêmes acteurs.
§ 14. Cette remarque s'applique également à toute autre association, à tout autre système, qu'on déclare changé quand l'espèce de la combinaison vient à l'être; c'est comme l'harmonie, où les mêmes sons peuvent donner tantôt le mode dorien, tantôt le mode phrygien. Si donc ceci est vrai, c'est à la constitution surtout qu'il faut regarder pour prononcer sur l'identité de l'Etat. Il se peut, d'ailleurs, qu'il reçoive une dénomination différente, les individus qui le composent demeurant les mêmes; ou qu'il garde sa première dénomination, malgré le changement radical des individus.
§ 15. C'est d'ailleurs une autre question de savoir s'il convient, après une révolution, de remplir les engagements contractés ou de les rompre.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
CHAPITRE II
Suite: la vertu du citoyen ne se confond pas tout à fait avec celle de l'homme privé; le citoyen a toujours rapport à l'État. La vertu de l'individu est absolue et sans rapports extérieurs qui la limitent. Ces deux vertus ne se confondent môme pas dans la république parfaite; elles ne sont réunies que dans le magistrat digne du commandement; qualités fort diverses qu'exigent le commandement et l'obéissance, bien que le bon citoyen doive savoir également obéir et commander: la vertu spéciale du commandement, c'est la prudence.
§ 1. Une question qui fait suite à celle-ci, c'est de savoir s'il existe identité entre la vertu de l'individu privé et la vertu du citoyen; ou bien, si elles diffèrent l'une de l'autre. Pour procéder régulièrement à cette recherche, il faut d'abord nous faire une idée de la vertu du citoyen. Le citoyen, comme le matelot, est membre d'une association. A bord du navire, quoique chacun ait un emploi différent, que l'un soit rameur, l'autre pilote, celui-ci second, celui-là chargé de telle autre fonction, il est clair que, malgré les appellations et les fonctions qui constituent à proprement parler une vertu spéciale pour chacun d'eux, tous concourent néanmoins à un but commun, c'est-à-dire au salut de l'équipage, que tous assurent pour leur part, et que chacun d'entre eux recherche également.
§ 2. Les membres de la cité ressemblent exactement aux matelots: malgré la différence de leurs emplois, le salut de l'association est leur œuvre commune; et l'association ici, c'est l'Etat. La vertu du citoyen se rapporte donc exclusivement à l'État. Mais comme l'État revêt bien des formes diverses, il est clair que la vertu du citoyen dans sa perfection ne peut être une; la vertu qui fait l'homme de bien, au contraire, est une et absolue. De là, cette conclusion évidente, que la vertu du citoyen peut être une tout autre vertu que celle de l'homme privé.
§ 3. On peut encore traiter cette question d'un point de vue différent, qui tient à la recherche de la république parfaite. S'il est impossible en effet que l'État ne compte parmi ses membres que des hommes de bien; et si chacun cependant doit y remplir scrupuleusement les fonctions qui lui sont confiées, ce qui suppose toujours quelque vertu; comme il n'est pas moins impossible que tous les citoyens agissent tous identiquement, il faut dès lors avouer qu'il ne peut exister d'identité entre la vertu politique et la vertu privée. Dans la république parfaite, la vertu civique doit appartenir à tous, puisqu'elle est la condition indispensable de la perfection de la cité; mais il n'est pas possible que tous y possèdent la vertu de l'homme privé, à moins d'admettre que, dans cette cité modèle, tous les citoyens doivent nécessairement être gens de bien.
§ 4. Bien plus: l'Etat se forme d'éléments dissemblables; et de même que l'être vivant se compose essentiellement d'une âme et d'un corps; l'âme, de la raison et de l'instinct; la famille, du mari et de la femme; la propriété, du maître et de l'esclave; de même tous ces éléments-là se trouvent dans l'État, accompagnés encore de bien d'autres non moins hétérogènes; ce qui empêche nécessairement qu'il n'y ait unité de vertu pour tous les citoyens, de même qu'il rie peut y avoir unité d'emploi dans les chœurs, où l'un est coryphée et l'autre figurant.
Suite: la vertu du citoyen ne se confond pas tout à fait avec celle de l'homme privé; le citoyen a toujours rapport à l'État. La vertu de l'individu est absolue et sans rapports extérieurs qui la limitent. Ces deux vertus ne se confondent môme pas dans la république parfaite; elles ne sont réunies que dans le magistrat digne du commandement; qualités fort diverses qu'exigent le commandement et l'obéissance, bien que le bon citoyen doive savoir également obéir et commander: la vertu spéciale du commandement, c'est la prudence.
§ 1. Une question qui fait suite à celle-ci, c'est de savoir s'il existe identité entre la vertu de l'individu privé et la vertu du citoyen; ou bien, si elles diffèrent l'une de l'autre. Pour procéder régulièrement à cette recherche, il faut d'abord nous faire une idée de la vertu du citoyen. Le citoyen, comme le matelot, est membre d'une association. A bord du navire, quoique chacun ait un emploi différent, que l'un soit rameur, l'autre pilote, celui-ci second, celui-là chargé de telle autre fonction, il est clair que, malgré les appellations et les fonctions qui constituent à proprement parler une vertu spéciale pour chacun d'eux, tous concourent néanmoins à un but commun, c'est-à-dire au salut de l'équipage, que tous assurent pour leur part, et que chacun d'entre eux recherche également.
§ 2. Les membres de la cité ressemblent exactement aux matelots: malgré la différence de leurs emplois, le salut de l'association est leur œuvre commune; et l'association ici, c'est l'Etat. La vertu du citoyen se rapporte donc exclusivement à l'État. Mais comme l'État revêt bien des formes diverses, il est clair que la vertu du citoyen dans sa perfection ne peut être une; la vertu qui fait l'homme de bien, au contraire, est une et absolue. De là, cette conclusion évidente, que la vertu du citoyen peut être une tout autre vertu que celle de l'homme privé.
§ 3. On peut encore traiter cette question d'un point de vue différent, qui tient à la recherche de la république parfaite. S'il est impossible en effet que l'État ne compte parmi ses membres que des hommes de bien; et si chacun cependant doit y remplir scrupuleusement les fonctions qui lui sont confiées, ce qui suppose toujours quelque vertu; comme il n'est pas moins impossible que tous les citoyens agissent tous identiquement, il faut dès lors avouer qu'il ne peut exister d'identité entre la vertu politique et la vertu privée. Dans la république parfaite, la vertu civique doit appartenir à tous, puisqu'elle est la condition indispensable de la perfection de la cité; mais il n'est pas possible que tous y possèdent la vertu de l'homme privé, à moins d'admettre que, dans cette cité modèle, tous les citoyens doivent nécessairement être gens de bien.
§ 4. Bien plus: l'Etat se forme d'éléments dissemblables; et de même que l'être vivant se compose essentiellement d'une âme et d'un corps; l'âme, de la raison et de l'instinct; la famille, du mari et de la femme; la propriété, du maître et de l'esclave; de même tous ces éléments-là se trouvent dans l'État, accompagnés encore de bien d'autres non moins hétérogènes; ce qui empêche nécessairement qu'il n'y ait unité de vertu pour tous les citoyens, de même qu'il rie peut y avoir unité d'emploi dans les chœurs, où l'un est coryphée et l'autre figurant.
Yocto- Chevalier
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 5. Il est donc certain que la vertu du citoyen et la vertu prise en général, ne sont point absolument identiques. Mais qui donc pourra réunir cette double vertu du bon citoyen et de l'honnête homme? Je l'ai dit: c'est le magistrat digne du commandement qu'il exerce et qui est à la fois vertueux et habile; car l'habileté n'est pas moins nécessaire que la vertu à l'homme d'État. Aussi a-t-on dit qu'il fallait donner aux hommes destinés au pouvoir une éducation spéciale; et de fait, nous voyons les enfants des rois apprendre tout particulièrement l'équitation et la politique. Euripide lui-même, quand il dit: « Point de ces vains talents à l'État inutiles, » semble croire qu'on peut apprendre à commander.
§ 6. Si donc la vertu du bon magistrat est identique à celle de l'homme de bien, et si l'on reste citoyen même en obéissant à un supérieur, la vertu du citoyen en général ne peut être dès lors absolument identique à celle de l'homme honnête. Ce sera seulement la vertu d'un certain citoyen, puisque la vertu des citoyens n'est point identique à celle du magistrat qui les gouverne. C'était là sans doute la pensée de Jason, quand il disait: « qu'il mourrait de misère s'il cessait de régner, n'ayant point appris à vivre en simple particulier. »
§ 7. On n'en estime pas moins fort haut le talent de savoir également obéir et commander; et c'est dans cette double perfection de commandement et d'obéissance, qu'on place ordinairement la suprême vertu du citoyen. Mais si le commandement doit être le partage de l'homme de bien, et que savoir obéir et savoir commander soient les talents indispensables du citoyen, on ne peut certainement pas dire qu'ils soient dignes de louanges absolument égales. On doit accorder ces deux points: d'abord, que l'être qui obéit et celui qui commande ne doivent pas apprendre tous deux les mêmes choses; et en second lieu, que le citoyen doit posséder l'un et l'autre talent de savoir tantôt jouir de l'autorité, et tantôt se résigner à l'obéissance. Voici comment on prouverait ces deux assertions.
§ 8. Il y a un pouvoir du maître; et ainsi que nous l'avons reconnu, il n'est relatif qu'aux besoins indispensables de la vie; il n'exige pas que l'être qui commande soit capable de travailler lui-même; il exige bien plutôt qu'il sache employer ceux qui lui obéissent. Le reste appartient à l'esclave; et j'entends par le reste, la force nécessaire pour 'accomplir tout le service domestique. Les espèces d'esclaves sont aussi nombreuses que le sont leurs métiers divers; on pourrait bien ranger encore parmi eux les manœuvres, qui, comme leur nom l'indique, vivent du travail de leurs mains. Parmi les manœuvres, on doit comprendre aussi tous les ouvriers des professions mécaniques; et voilà pourquoi, dans quelques Etats, on a exclu les ouvriers des fonctions publiques, auxquelles ils n'ont pu atteindre qu'au milieu des excès de la démagogie.
§ 9. Mais ni l'homme vertueux, ni l'homme d'État, ni le bon citoyen n'ont besoin, si ce n'est quand ils peuvent y trouver leur utilité personnelle, de savoir tous ces travaux-là, comme les savent les hommes destinés à l'obéissance. Dans l'État, il ne s'agit plus ni de maître ni d'esclave: il n'y a qu'une autorité qui s'exerce à l'égard d'êtres libres et égaux par la naissance. C'est donc là l'autorité politique à laquelle le futur magistrat doit se former en obéissant d'abord lui-même, de même qu'on apprend à commander un corps de cavalerie, en étant simple cavalier; à être général, en exécutant les ordres d'un général; à conduire une phalange, un bataillon, en servant comme soldat dans l'une et dans l'autre. C'est donc dans ce sens qu'il est juste de soutenir que la seule et véritable école du commandement, c'est l'obéissance.
§ 10. Il n'en est pas moins certain que le mérite de l'autorité et celui de la soumission sont fort divers, bien que le bon citoyen doive réunir en lui la science et la force de l'obéissance et du commandement, et que sa vertu consiste précisément à connaître ces deux faces opposées du pouvoir qui s'applique aux êtres libres. Elles doivent être connues aussi de l'homme de bien; et si la sagesse et l'équité du commandement sont tout autres que la sagesse et l'équité de l'obéis-' sance, puisque le citoyen reste libre même lorsqu'il obéit, les vertus du citoyen, et, par exemple, sa sagesse, ne sauraient être constamment les mêmes; elles doivent varier d'espèce selon qu'il obéit ou qu'il commande. C'est ainsi que le courage et la sagesse diffèrent complètement pour la femme et pour l'homme. Un homme paraîtrait lâche, s'il n'était brave que comme l'est une femme brave; une femme semblerait bavarde, si elle n'était réservée qu'autant que doit l'être l'homme qui sait se conduire. C'est ainsi que dans la famille les fonctions de l'homme et celles de la femme sont fort opposées, le devoir de l'un étant d'acquérir, et celui de l'autre de conserver.
§ 11. La seule vertu spéciale du commandement, c'est la prudence; quant à toutes les autres, elles sont nécessairement l'apanage commun de ceux qui obéissent et de ceux qui commandent. La prudence n'est point une vertu de sujet; la vertu propre du sujet, c'est une juste confiance en son chef; le citoyen qui obéit est comme le fabricant de flûtes; le citoyen qui commande est comme l'artiste qui doit se servir de l'instrument.
§ 12. Cette discussion a donc eu pour objet de faire voir jusqu'à quel point la vertu politique et la vertu privée sont identiques ou différentes, en quoi elles se confondent, et en quoi elles s'éloignent l'une de l'autre.
§ 6. Si donc la vertu du bon magistrat est identique à celle de l'homme de bien, et si l'on reste citoyen même en obéissant à un supérieur, la vertu du citoyen en général ne peut être dès lors absolument identique à celle de l'homme honnête. Ce sera seulement la vertu d'un certain citoyen, puisque la vertu des citoyens n'est point identique à celle du magistrat qui les gouverne. C'était là sans doute la pensée de Jason, quand il disait: « qu'il mourrait de misère s'il cessait de régner, n'ayant point appris à vivre en simple particulier. »
§ 7. On n'en estime pas moins fort haut le talent de savoir également obéir et commander; et c'est dans cette double perfection de commandement et d'obéissance, qu'on place ordinairement la suprême vertu du citoyen. Mais si le commandement doit être le partage de l'homme de bien, et que savoir obéir et savoir commander soient les talents indispensables du citoyen, on ne peut certainement pas dire qu'ils soient dignes de louanges absolument égales. On doit accorder ces deux points: d'abord, que l'être qui obéit et celui qui commande ne doivent pas apprendre tous deux les mêmes choses; et en second lieu, que le citoyen doit posséder l'un et l'autre talent de savoir tantôt jouir de l'autorité, et tantôt se résigner à l'obéissance. Voici comment on prouverait ces deux assertions.
§ 8. Il y a un pouvoir du maître; et ainsi que nous l'avons reconnu, il n'est relatif qu'aux besoins indispensables de la vie; il n'exige pas que l'être qui commande soit capable de travailler lui-même; il exige bien plutôt qu'il sache employer ceux qui lui obéissent. Le reste appartient à l'esclave; et j'entends par le reste, la force nécessaire pour 'accomplir tout le service domestique. Les espèces d'esclaves sont aussi nombreuses que le sont leurs métiers divers; on pourrait bien ranger encore parmi eux les manœuvres, qui, comme leur nom l'indique, vivent du travail de leurs mains. Parmi les manœuvres, on doit comprendre aussi tous les ouvriers des professions mécaniques; et voilà pourquoi, dans quelques Etats, on a exclu les ouvriers des fonctions publiques, auxquelles ils n'ont pu atteindre qu'au milieu des excès de la démagogie.
§ 9. Mais ni l'homme vertueux, ni l'homme d'État, ni le bon citoyen n'ont besoin, si ce n'est quand ils peuvent y trouver leur utilité personnelle, de savoir tous ces travaux-là, comme les savent les hommes destinés à l'obéissance. Dans l'État, il ne s'agit plus ni de maître ni d'esclave: il n'y a qu'une autorité qui s'exerce à l'égard d'êtres libres et égaux par la naissance. C'est donc là l'autorité politique à laquelle le futur magistrat doit se former en obéissant d'abord lui-même, de même qu'on apprend à commander un corps de cavalerie, en étant simple cavalier; à être général, en exécutant les ordres d'un général; à conduire une phalange, un bataillon, en servant comme soldat dans l'une et dans l'autre. C'est donc dans ce sens qu'il est juste de soutenir que la seule et véritable école du commandement, c'est l'obéissance.
§ 10. Il n'en est pas moins certain que le mérite de l'autorité et celui de la soumission sont fort divers, bien que le bon citoyen doive réunir en lui la science et la force de l'obéissance et du commandement, et que sa vertu consiste précisément à connaître ces deux faces opposées du pouvoir qui s'applique aux êtres libres. Elles doivent être connues aussi de l'homme de bien; et si la sagesse et l'équité du commandement sont tout autres que la sagesse et l'équité de l'obéis-' sance, puisque le citoyen reste libre même lorsqu'il obéit, les vertus du citoyen, et, par exemple, sa sagesse, ne sauraient être constamment les mêmes; elles doivent varier d'espèce selon qu'il obéit ou qu'il commande. C'est ainsi que le courage et la sagesse diffèrent complètement pour la femme et pour l'homme. Un homme paraîtrait lâche, s'il n'était brave que comme l'est une femme brave; une femme semblerait bavarde, si elle n'était réservée qu'autant que doit l'être l'homme qui sait se conduire. C'est ainsi que dans la famille les fonctions de l'homme et celles de la femme sont fort opposées, le devoir de l'un étant d'acquérir, et celui de l'autre de conserver.
§ 11. La seule vertu spéciale du commandement, c'est la prudence; quant à toutes les autres, elles sont nécessairement l'apanage commun de ceux qui obéissent et de ceux qui commandent. La prudence n'est point une vertu de sujet; la vertu propre du sujet, c'est une juste confiance en son chef; le citoyen qui obéit est comme le fabricant de flûtes; le citoyen qui commande est comme l'artiste qui doit se servir de l'instrument.
§ 12. Cette discussion a donc eu pour objet de faire voir jusqu'à quel point la vertu politique et la vertu privée sont identiques ou différentes, en quoi elles se confondent, et en quoi elles s'éloignent l'une de l'autre.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
CHAPITRE III
Suite et fin de la discussion sur le citoyen; les ouvriers ne peuvent être citoyens dans un État bien constitué. Exceptions à ce principe; position des ouvriers dans les aristocraties et les oligarchies; nécessités auxquelles les États doivent parfois se soumettre. — Définition dernière du citoyen.
§ 1. Il reste encore une question à résoudre à l'égard du citoyen..N'est-on réellement citoyen qu'autant que l'on peut entrer en participation du pouvoir, ou ne doit-on pas mettre aussi les artisans au rang des citoyens? Si l'on donne ce titre même à des individus exclus du pouvoir public, dès lors le citoyen n'a plus en général la vertu et le caractère que nous lui avons assignés, puisque de l'artisan on fait un citoyen. Mais si l'on refuse ce titre aux artisans, quelle sera leur place dans la cité? Ils n'appartiennent certainement ni à la classe des étrangers, ni à celle des domiciliés. On peut dire, il est vrai, qu'il n'y a rien là de fort singulier, puisque ni les esclaves ni les affranchis n'appartiennent davantage aux classes dont nous venons de parler.
§ . 2 Mais il est certain qu'on ne doit pas élever au rang de citoyens tous les individus dont l'Etat a cependant nécessairement besoin. Ainsi, les enfants ne sont pas citoyens comme les hommes: ceux-ci le sont d'une manière absolue; ceux-là le sont en espérance, citoyens sans doute, mais citoyens imparfaits. Jadis, dans quelques Etats, tous les ouvriers étaient ou des esclaves ou des étrangers; et dans la plupart, il en est encore de même aujourd'hui. Mais la constitution parfaite n'admettra jamais l'artisan parmi les citoyens. Si de l'artisan aussi l'on veut faire un citoyen, dès lors la vertu du citoyen, telle que nous l'avons définie, doit s'entendre, non pas de tous les hommes de la cité, non pas même de tous ceux qui ne sont que libres, elle doit s'entendre de ceux-là seulement qui n'ont point à travailler nécessairement pour vivre.
§ 3. Travailler aux choses indispensables de la vie pour la personne d'un individu, c'est être esclave; travailler pour le public, c'est être ouvrier et mercenaire. Il suffit de donner à ces faits la moindre attention pour que la question soit parfaitement claire, dès qu'on la pose ainsi. En effet, les constitutions étant diverses, les espèces de citoyens le seront nécessairement autant qu'elles; et ceci est vrai surtout du citoyen considéré en tant que sujet. Par conséquent, dans telle constitution, l'ouvrier et le mercenaire seront de toute nécessité des citoyens. Ailleurs, ils ne sauraient l'être en aucune façon, par exemple dans l'Etat que nous appelons aristocratique, où l'honneur des fonctions publiques se répartit à la vertu et à la considération; car l'apprentissage de la vertu est incompatible avec une vie d'artisan et de manœuvre.
§ 4. Dans les oligarchies, le mercenaire ne peut être citoyen, parce que l'accès des magistratures n'est ouvert qu'aux cens élevés; mais l'artisan peut l'être,, puisque la plupart des artisans parviennent à la fortune. A Thèbes, la loi écartait de toute fonction celui qui n'avait pas cessé le commerce depuis plus de dix ans. Presque tous les gouvernements ont appelé des étrangers au rang de citoyens; et dans quelques démocraties, le droit politique peut s'acquérir du chef de la mère.
Suite et fin de la discussion sur le citoyen; les ouvriers ne peuvent être citoyens dans un État bien constitué. Exceptions à ce principe; position des ouvriers dans les aristocraties et les oligarchies; nécessités auxquelles les États doivent parfois se soumettre. — Définition dernière du citoyen.
§ 1. Il reste encore une question à résoudre à l'égard du citoyen..N'est-on réellement citoyen qu'autant que l'on peut entrer en participation du pouvoir, ou ne doit-on pas mettre aussi les artisans au rang des citoyens? Si l'on donne ce titre même à des individus exclus du pouvoir public, dès lors le citoyen n'a plus en général la vertu et le caractère que nous lui avons assignés, puisque de l'artisan on fait un citoyen. Mais si l'on refuse ce titre aux artisans, quelle sera leur place dans la cité? Ils n'appartiennent certainement ni à la classe des étrangers, ni à celle des domiciliés. On peut dire, il est vrai, qu'il n'y a rien là de fort singulier, puisque ni les esclaves ni les affranchis n'appartiennent davantage aux classes dont nous venons de parler.
§ . 2 Mais il est certain qu'on ne doit pas élever au rang de citoyens tous les individus dont l'Etat a cependant nécessairement besoin. Ainsi, les enfants ne sont pas citoyens comme les hommes: ceux-ci le sont d'une manière absolue; ceux-là le sont en espérance, citoyens sans doute, mais citoyens imparfaits. Jadis, dans quelques Etats, tous les ouvriers étaient ou des esclaves ou des étrangers; et dans la plupart, il en est encore de même aujourd'hui. Mais la constitution parfaite n'admettra jamais l'artisan parmi les citoyens. Si de l'artisan aussi l'on veut faire un citoyen, dès lors la vertu du citoyen, telle que nous l'avons définie, doit s'entendre, non pas de tous les hommes de la cité, non pas même de tous ceux qui ne sont que libres, elle doit s'entendre de ceux-là seulement qui n'ont point à travailler nécessairement pour vivre.
§ 3. Travailler aux choses indispensables de la vie pour la personne d'un individu, c'est être esclave; travailler pour le public, c'est être ouvrier et mercenaire. Il suffit de donner à ces faits la moindre attention pour que la question soit parfaitement claire, dès qu'on la pose ainsi. En effet, les constitutions étant diverses, les espèces de citoyens le seront nécessairement autant qu'elles; et ceci est vrai surtout du citoyen considéré en tant que sujet. Par conséquent, dans telle constitution, l'ouvrier et le mercenaire seront de toute nécessité des citoyens. Ailleurs, ils ne sauraient l'être en aucune façon, par exemple dans l'Etat que nous appelons aristocratique, où l'honneur des fonctions publiques se répartit à la vertu et à la considération; car l'apprentissage de la vertu est incompatible avec une vie d'artisan et de manœuvre.
§ 4. Dans les oligarchies, le mercenaire ne peut être citoyen, parce que l'accès des magistratures n'est ouvert qu'aux cens élevés; mais l'artisan peut l'être,, puisque la plupart des artisans parviennent à la fortune. A Thèbes, la loi écartait de toute fonction celui qui n'avait pas cessé le commerce depuis plus de dix ans. Presque tous les gouvernements ont appelé des étrangers au rang de citoyens; et dans quelques démocraties, le droit politique peut s'acquérir du chef de la mère.
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Re: Traité d'Aristote - La Politique
§ 5. C'est ainsi qu'on a fait encore assez généralement des lois pour l'admission des bâtards; mais c'est la pénurie seule de véritables' citoyens qui en fait faire de cette sorte, et toutes ces lois n'ont d'autre source que la disette d'hommes. Quand, au contraire, la population abonde, on élimine d'abord les citoyens nés d'un père ou d'une mère esclaves, puis ceux qui sont citoyens seulement du côté des femmes, et enfin l'on n'admet que ceux dont le père et la mère étaient citoyens.
§ 6. Il y a donc évidemment des espèces diverses de citoyens, et celui-là seul l'est pleinement qui a sa part des pouvoirs publics. Si Homère fait dire à son Achille: « Moi, traité comme un vil étranger! », c'est qu'à ses yeux on est un étranger dans la cité, quand on n'y participe pas aux fonctions publiques; et partout où l'on a soin de dissimuler ces différences politiques, c'est uniquement dans la vue de donner le change à ceux qui n'ont que le domicile dans la cité.
§ 7. Ainsi toute la discussion qui précède a montré comment la vertu de l'honnête homme et la vertu du bon citoyen sont identiques, et comment elles diffèrent; nous avons fait voir que dans tel Etat le citoyen et l'homme vertueux ne font qu'un, que dans tel autre ils se séparent; et enfin que tout le monde n'est pas citoyen, mais que ce titre appartient seulement à l'homme politique qui est maître ou qui peut être maître, soit personnellement, soit collectivement, de s'occuper des intérêts communs.
§ 6. Il y a donc évidemment des espèces diverses de citoyens, et celui-là seul l'est pleinement qui a sa part des pouvoirs publics. Si Homère fait dire à son Achille: « Moi, traité comme un vil étranger! », c'est qu'à ses yeux on est un étranger dans la cité, quand on n'y participe pas aux fonctions publiques; et partout où l'on a soin de dissimuler ces différences politiques, c'est uniquement dans la vue de donner le change à ceux qui n'ont que le domicile dans la cité.
§ 7. Ainsi toute la discussion qui précède a montré comment la vertu de l'honnête homme et la vertu du bon citoyen sont identiques, et comment elles diffèrent; nous avons fait voir que dans tel Etat le citoyen et l'homme vertueux ne font qu'un, que dans tel autre ils se séparent; et enfin que tout le monde n'est pas citoyen, mais que ce titre appartient seulement à l'homme politique qui est maître ou qui peut être maître, soit personnellement, soit collectivement, de s'occuper des intérêts communs.
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