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Histoire des Croisades, par Foulcher de Chartres 1

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Histoire des Croisades, par Foulcher de Chartres 1 Empty Histoire des Croisades, par Foulcher de Chartres 1

Message par Stephandra Lun 04 Avr 2011, 20:53

Histoire des Croisades, par Foulcher de Chartres 1

CHAPITRE PREMIER.

DANS l'année 1095 depuis l'Incarnation du Seigneur, lorsque Henri(1) régnait en Allemagne, sous le nom d'empereur, et que le roi Philippe(2) occupait le trône de France, des maux de tout genre, suites inévitables d'une foi chancelante, désolaient toutes les parties de l'Europe. A cette époque Rome avait pour souverain pontife Urbain II, homme distingué par la pureté de sa vie et de ses mœurs, qui constamment mit par dessus tout ses soins à gouverner avec sagesse et fermeté les affaires de la sainte Eglise, et à la porter au plus haut point de splendeur. Ce pontife reconnut bientôt que tous, tant clergé que peuple, foulaient outrageusement aux pieds la foi chrétienne; que les grands de la terre toujours en armes, et dont tantôt les uns, tantôt les autres se faisaient de cruelles guerres, bannissaient la paix de partout, et pillaient tour à tour les biens de la terre; qu'une foule de gens enfin, chargés injustement de fers, réduits en captivité, et barbarement précipités dans les plus noirs cachots, étaient contraints de se racheter à un prix exorbitant, ou que torturés triplement dans leur prison par la faim, la soif et le froid, ils y périssaient d'une mort lente et ignorée: il vit encore les lieux saints violés, les monastères et leurs métairies brûlées, nul mortel épargné, et les choses tant divines qu'humaines tournées en dérision: il apprit en outre que les Turcs s'étaient jetés avec une féroce impétuosité sur les provinces intérieures de la Remanie, les avaient conquises sur les Chrétiens, et soumises à leur joug funeste. Alors ému d'une pieuse compassion, excité par son amour pour Dieu et sa soumission à sa volonté, il passe les Alpes, descend dans les Gaules, envoie de tous côtés des députés indiquer, dans les formes compétentes, la tenue d'un concile en Auvergne, et ordonne qu'il se rassemble dans la cité qui porte le nom de Clermont. Il s'y trouva trois cent dix évêques ou abbés portant la crosse, et députés par les Eglises. Les ayant donc, au jour fixé d'avance, appelés tous auprès de lui, Urbain s'empressa de leur faire connaître dans une allocution(3) pleine de douceur le but de cette réunion. En effet, digne interprète de la voix plaintive de l'Eglise éplorée, il poussa de profonds gémissemens, fit aux Pères du concile une longue peinture des nombreux et divers orages qui, comme on l'a détaillé plus haut, agitaient le monde, depuis que toute foi y était détruite, et finit par les supplier instamment et les exhorter tous à reprendre le courage de la véritable foi, à déployer une vive sollicitude et une mâle ardeur, pour renverser les machinations de Satan, et à réunir leurs efforts, afin de relever et rétablir dans son ancienne gloire la puissance de la sainte Eglise, si cruellement affaiblie par les méchans. «Très-chers frères, leur dit-il, moi Urbain, revêtu par la permission de Dieu de la thiare apostolique, et suprême pontife de toute la terre, obéissant à l'urgente nécessité des circonstances, je suis descendu dans les Gaules, et venu vers vous, les serviteurs du Très-Haut, comme chargé de vous apporter les avertissemens du ciel. Ceux que j'ai cru les fidèles exécuteurs des ordres du Seigneur, je souhaite qu'ils se montrent tels franchement, et sans se laisser entraîner à aucune honteuse dissimulation. Que s'il se trouvait parmi vous quelque défectuosité ou difformité en opposition avec la loi de Dieu, j'écarterai, par esprit même de justice, toute modération (4), et, assisté du secours d'en haut, je mettrai mes soins les plus empressés à faire disparaître ces imperfections. Le Seigneur, en effet, vous a institués les dispensateurs de sa parole envers ses enfans, afin que vous leur distribuiez, suivant les temps, une nourriture relevée par un assaisonnement d'une douce saveur; vous serez heureux si celui qui à la fin vous demandera compte de votre gestion vous reconnaît de fidèles serviteurs. On vous donne aussi le nom de pasteurs; prenez donc garde de ne point vous conduire à la0«manière des vils mercenaires. Soyez de vrais pasteurs, ayez toujours la houlette à la main, ne vous endormez pas, et veillez de toutes parts sur le troupeau commis à vos soins. Si, par l'effet de votre incurie ou de votre paresse, le loup venait à enlever quelqu'une de vos brebis, vous perdriez certainement la récompense qui vous est préparée dans le sein de notre Seigneur, et d'abord durement torturés par les remords déchirans de vos fautes, vous seriez ensuite cruellement précipités dans les abîmes de la funeste et ténébreuse demeure. Vous êtes, suivant les paroles de l'Evangile, le sel de la terre (5); que si vous trahissiez votre devoir, on se demande comment la terre pourrait recevoir le sel dont elle a besoin. Oh combien est admirable la distribution de ce sel, dont parle l'Ecriture! Ce qu'il faut que vous fassiez, c'est de corriger, en répandant sur lui le sel de la sagesse, le peuple ignorant et grossier, qui soupire outre toute mesure après les vils plaisirs du monde; prenez garde que, faute de ce sel, ce peuple putréfié par ses péchés n'infecte le Seigneur, lorsqu'un jour le Très-Haut voudra lui adresser la parole. Si, en effet, par suite de votre négligence à vous acquitter de votre mission, Dieu trouve en ce peuple des vers, c'est-à-dire, des péchés, il jetera sur lui un œil de mépris, et ordonnera sur-le-champ qu'on le plonge dans le précipice infernal destiné à recevoir toutes les choses impures. Mais aussi, comme vous ne pourrez lui restituer en bon état ce bien perdu pour lui, il vous condamnera dans sa justice, et vous exilera complétement de l'intimité de son amour. Tout distributeur de ce sel divin doit être prudent, prévoyant, modeste, savant, ami de la paix, observateur éclairé, pieux, juste, équitable, et pur de toute souillure. Comment en effet un homme ignorant, immodeste, impur, pourrait-il rendre les autres savans, modestes et purs? Que si on hait la paix, comment la rétablirait-on parmi les autres? Celui qui aura les mains sales, comment nettoyerait-il les saletés de la corruption des autres? On lit encore dans l'Ecriture (6), «que si un «aveugle conduit un autre aveugle, ils tomberont «tous deux dans la fosse.» Ainsi donc, corrigez-vous d'abord vous-mêmes, et montrez-vous au dessus de tout reproche, afin de pouvoir corriger ceux qui vous sont soumis. Voulez-vous être les amis de Dieu, faites librement les choses que vous sentez lui être agréables; veillez principalement à ce que les règles de l'Eglise soient maintenues dans toute leur vigueur, et prenez garde que la simonie hérétique ne prenne en aucune manière racine parmi vous, de peur que vendeurs et acheteurs ne soient également frappés de la verge du Seigneur, chassés des rues, et précipités misérablement dans l'abîme de l'extermination et de la confusion. Conservez fermement l'Eglise, et ceux de tout rang qui lui sont attachés, dans une entière indépendance de toute puissance séculière; exigez que les dîmes de tous les fruits de la terre soient fidèlement payées, comme véritable propriété de Dieu même, et ne souffrez ni qu'on les vende, ni qu'on les retienne; que si quelqu'un ose s'emparer de la personne d'un évêque, qu'il soit mis à tout jamais hors de la loi de l'Eglise. Quant à celui qui ferait prisonniers ou dépouillerait des moines, des clercs, des religieux et leurs serviteurs, ou des pélerins et des marchands, qu'il soit excommunié. Les pillards et incendiaires de maisons, ainsi que leurs complices, qu'on les bannisse de l'Eglise, et qu'on les frappe d'anathème. Il importe en effet d'examiner avec le plus grand soin quelles peines doivent être infligées à ceux qui volent le bien d'autrui, puisque celui qui n'emploie pas en aumônes une partie de son bien propre encourt la damnation de l'enfer. C'est ce qui arrive au mauvais riche(7), comme le rapporte l'Evangile; il est puni non pour avoir ravi le bien d'autrui, mais pour s'être manqué à lui-même dans l'usage des biens qu'il avait reçus du Ciel. Très-chers frères, ajouta le pape, vous avez vu, assure-t-on, le monde cruellement bouleversé pendant long-temps par toutes ces iniquités; le mal est venu à tel point, ainsi que nous l'ont fait connaître divers rapports, que, par suite peut-être de votre faiblesse dans l'exercice de la justice, il est quelques-unes de vos paroisses où nul ne peut se hasarder sur les grandes routes qu'il ne coure risque d'être attaqué le jour par des pillards, la nuit par des voleurs, et où nul encore n'est sûr de n'être pas dépouillé, soit dans sa propre demeure, soit dehors, par la force ou les artifices de la méchanceté. Il faut donc faire revivre cette loi instituée autrefois par nos saints ancêtres, et qu'on nomme vulgairement trêve de Dieu; que chacun de vous tienne fortement la main à ce qu'on l'observe dans son diocèse, je vous le conseille et vous le demande fortement. Que si quelqu'un, entraîné par l'orgueil ou la cupidité, ose violer cette trêve, qu'il soit anathème en vertu de l'autorité de Dieu et des décrets de ce concile.» Ces choses et plusieurs autres furent réglées comme il convenait de le faire: alors tous les assistans, clercs aussi-bien que peuple, rendant au Seigneur de vives actions de grâces, applaudirent spontanément aux paroles du seigneur Urbain, souverain pontife, et firent serment de se conformer fidèlement aux décrets qui venaient d'être rendus. Cependant le pape ajouta sur-le-champ que d'autres tribulations, non moindres que celles qu'on a rappelées plus haut, mais plus grandes et les pires de toutes, et issues d'une autre partie du monde, assiégeaient la chrétienté. «Vous venez, dit-il, enfans du Seigneur, de lui jurer de veiller fidèlement, et avec plus de fermeté que vous ne l'avez fait jusqu'ici, au maintien de la paix parmi vous, et à la conservation des droits de l'Eglise. Ce n'est pas encore assez; une œuvre utile est encore à faire; maintenant que vous voilà fortifiés par la correction du Seigneur, vous devez consacrer tous les efforts de votre zèle à une autre affaire, qui n'est pas moins la vôtre que celle de Dieu. Il est urgent, en effet, que vous vous hâtiez de marcher au secours de vos frères qui habitent en Orient, et ont grand besoin de l'aide que vous leur avez, tant de fois déjà, promise hautement. Les Turcs et les Arabes se sont précipités sur eux, ainsi que plusieurs d'entre vous l'ont certainement entendu raconter, et ont envahi les frontières de la Romanie, jusqu'à cet endroit de la mer Méditerranée, qu'on appelle le Bras de Saint-George, étendant de plus en plus leurs conquêtes sur les terres des Chrétiens, sept fois déjà ils ont vaincu ceux-ci dans des batailles, en ont pris ou tué grand nombre, ont renversé de fond en comble les églises, et ravagé tout le pays soumis à la domination chrétienne. Que si vous souffrez qu'ils commettent quelque temps encore et impunément de pareils excès, ils porteront leurs ravages plus loin, et écraseront une foule de fidèles serviteurs de Dieu. C'est pourquoi je vous avertis et vous conjure, non en mon nom, mais au nom du Seigneur, vous les hérauts du Christ, d'engager par de fréquentes proclamations les Francs de tout rang, gens de pied et chevaliers, pauvres et riches, à s'empresser de secourir les adorateurs du Christ, pensant qu'il en est encore temps, et de chasser loin des régions soumises à notre foi la race impie des dévastateurs. Cela, je le dis à ceux de vous qui sont présens ici, je vais le mander aux absens; mais c'est le Christ qui l'ordonne. Quant à ceux qui partiront pour cette guerre sainte, s'ils perdent la vie, soit pendant la route sur terre, soit en traversant les mers, soit en combattant les Idolâtres, tous leurs péchés leur seront remis à l'heure même: cette faveur si précieuse, je la leur accorde en vertu de l'autorité dont je suis investi par Dieu même. Quelle honte ne serait-ce pas pour nous si cette race infidèle si justement méprisée, dégénérée de la dignité d'homme, et vile esclave du démon, l'emportait sur le peuple élu du Dieu tout-puissant, ce peuple qui a reçu la lumière de la vraie foi, et sur qui le nom du Christ répand une si grande splendeur! Combien de cruels reproches ne nous ferait pas le Seigneur, si vous ne secouriez pas ceux qui, comme nous, ont la gloire de professer la religion du Christ? Qu'ils marchent, dit encore le pape en finissant, contre les infidèles, et terminent par la victoire une lutte qui depuis long-temps déjà devrait être commencée, ces hommes qui jusqu'à présent ont eu la criminelle habitude de se livrer à des guerres intérieures contre les fidèles; qu'ils deviennent de véritables chevaliers, ceux qui si long-temps n'ont été que des pillards; qu'ils combattent maintenant, comme il est juste, contre les barbares, ceux qui autrefois tournaient leurs armes contre des frères d'un même sang qu'eux; qu'ils recherchent des récompenses éternelles, ces gens qui pendant tant d'années ont vendu leurs services comme des mercenaires pour une misérable paie; qu'ils travaillent à acquérir une double gloire ceux qui naguère bravaient tant de fatigues, au détriment de leur corps et de leur ame. Qu'ajouterai-je de plus? D'un côté seront des «misérables privés des vrais biens, de l'autre des hommes comblés des vraies richesses; d'une part combattront les ennemis du Seigneur, de l'autre ses amis. Que rien donc ne retarde le départ de ceux qui marcheront à cette expédition; qu'ils afferment leurs terres, rassemblent tout l'argent nécessaire à leurs dépenses, et qu'aussitôt que l'hiver aura cessé, pour faire place au printemps, ils se mettent en route sous la conduite du Seigneur.» Ainsi parla le pape: à l'instant même tous les auditeurs se sentant animés d'un saint zèle pour cette entreprise, tous pensent que rien ne saurait être plus glorieux; un grand nombre des assistans déclarent sur-le-champ qu'ils partiront, et promettent d'employer tous leurs soins pour déterminer à les suivre ceux qui ne sont pas présens à l'assemblée. L'un des premiers à prendre cet engagement fut l'évêque du Puy, nommé Adhémar, qui dans la suite, remplissant les fonctions de légat du siége apostolique, sut diriger avec prudence et sagesse toute l'armée de Dieu, et l'exciter à déployer une grande vigueur dans ses entreprises. Les choses exposées dans le discours que nous avons rapporté ayant donc été arrêtées dans le concile, et jurées par tous, le pape donna sa bénédiction en signe d'absolution; chacun se retira, et de retour chez lui publia ce qui s'était fait, et en instruisit clairement ceux qui l'ignoraient. Aussitôt que les actes du concile eurent été proclamés de toutes parts dans les provinces, on arrêta d'un commun accord de jurer sous le sceau du serment et de garder réciproquement la paix qu'on appelle trêve de Dieu. Ensuite des gens de tout état, et en grand nombre, s'acquittant de leur devoir envers le ciel, et voulant obtenir la rémission de leurs péchés, se dévouèrent avec les sentimens d'un cœur pur à se rendre partout où on leur ordonnerait d'aller. Quel admirable et doux spectacle c'était pour nous que toutes ces croix brillantes de soie, d'or ou de drap, de quelque espèce que ce fût, que, par l'ordre du susdit pape, les pélerins, une fois qu'ils avaient fait vœu de partir, cousaient sur l'épaule à leurs manteaux, à leurs casaques ou à leurs tuniques! Certes, c'était à bon droit que les soldats du Seigneur se distinguaient et se fortifiaient par ce signe de la victoire, eux qui se préparaient à combattre pour l'honneur de ce signe divin, eux qui, se décorant ainsi du signe qui attestait leur foi, obtinrent enfin en récompense la véritable croix; et s'ils se parèrent du symbole de la croix, ce fut pour acquérir réellement cette croix dont ils portaient l'image. Il est certes évident pour tout le monde que d'une méditation sagement dirigée sort une œuvre bonne à exécuter, et que par une bonne œuvre on acquiert le salut de l'ame. Que s'il est bon de méditer le bien, il vaut mieux encore accomplir une œuvre juste après l'avoir projetée: le plus grand avantage qu'on puisse obtenir pour son salut est donc de pourvoir à la vie de l'ame par une bonne action. Que chacun donc songe à former d'utiles desseins, et à les accomplir ensuite en se livrant aux bonnes œuvres, afin qu'une fois devenu soldat vétéran du Très-Haut, il mérite que le plus grand des biens ne lui manque pas dans l'éternité. C'est ainsi qu'Urbain, homme prudent et vénérable, médita un projet qui dans la suite assura la prospérité de l'univers. Il fit en effet renaître la paix, rétablit les droits de l'Eglise dans leur antique splendeur, et n'épargna aucun effort pour que les Païens fussent courageusement et vivement chassés des terres des Chrétiens. Aussi, comme il mettait exclusivement son étude à faire triompher toutes les choses qui regardent le Seigneur, presque tous se soumirent d'eux-mêmes à son affection paternelle et à son obéissance. Cependant le démon qui jamais ne se lasse de travailler à la perte des hommes, et, semblable au lion, va partout cherchant une proie à dévorer, suscita pour adversaire à ce pontife, à la grande confusion du peuple, un certain Guibert, homme qu'excitait l'aiguillon de l'orgueil. Autrefois ce Guibert, que soutenait la perversité de l'empereur des Bavarois (8), tenta d'usurper les fonctions apostoliques, lorsque!e prédécesseur d'Urbain (9), Hildebrand, qui prit le nom de Grégoire, occupait légitimement le siége pontifical; il osa fermer à Grégoire lui-même les portes de Saint-Pierre; mais le peuple qui valait mieux que lui, voyant combien il agissait méchamment, refusa de le reconnaître pour pape. Après la mort d'Hildebrand, Urbain régulièrement élu fut consacré par les cardinaux évêques, et la partie du peuple la plus nombreuse, ainsi que la plus saine, se rangea sous son obéissance; mais Guibert, fort de l'appui du susdit empereur, et excité par la haine de quelques citoyens Romains, tint, tant qu'il le put, Urbain éloigné du ministère de Saint-Pierre. Celui-ci, pendant qu'il était ainsi chassé de son église, parcourait les differens pays, ramenant à Dieu les peuples qui s'écartaient en quelque chose de la bonne voie. Cependant Guibert, bouffi d'orgueil de se voir le prince de l'Eglise, se montrait un pape entièrement favorable aux hommes dans l'erreur, exerçait, quoiqu'illégitimement, les fonctions de l'apostolat sur ceux de son parti, et décriait, comme vaines, les actions d'Urbain. Toutefois l'année où les Francs. qui pour la première fois se rendaient à Jérusalem, passèrent par Rome, ce même Urbain rentra dans l'entière jouissance de son 13pouvoir apostolique, avec l'aide d'une très-noble matrone nommée Mathilde, qui dans ce temps exerçait dans les Etats romains une grande influence. Guibert était alors en Allemagne; ainsi donc deux papes à la fois commandaient dans Rome; et la plupart des gens ignoraient auquel des deux il fallait obéir, duquel on devait prendre conseil, et lequel était proposé pour porter remède aux maux de la chrétienté. Ceux-ci favorisaient l'un, ceux-là tenaient pour l'autre. Il était néanmoins évident aux yeux des hommes qu'on avait plus de bien à attendre d'Urbain, comme du plus juste des deux; car celui-là doit, à juste titre, être le plus fort qui subjugue les mauvaises passions, comme autant d'ennemis du salut. Quant à Guibert, il occupait le siége de Ravenne, et, riche d'honneurs et de biens, brillait d'un grand éclat: on ne peut donc assez s'étonner qu'il ne se trouvât pas satisfait d'une si vaste opulence. Comment cet homme, qui eût dû souhaiter d'être regardé par tous comme un modèle de justice et d'humilité, se laissant aller témérairement à l'amour d'une vaine pompe, put-il porter l'audace au point d'usurper le sceptre de l'empire de Dieu? Ce sceptre, il faut certes, non s'en emparer par la violence, mais l'obtenir par la raison et la piété. Celui qui le reçoit, loin de s'en glorifier comme d'un excès d'honneur, doit le conserver fidèlement comme un dépôt qui lui est confié, et saisir toutes les occasions favorables de reconquérir tous ceux des droits appartenant à la haute dignité dont il est revêtu, qui peuvent en avoir été distraits. Peut-on être surpris que l'univers se vit alors en proie à l'inquiétude et à la confusion? Lorsqu'en effet l'Eglise romaine, de qui principalement toute la chrétienté doit obtenir le soulagement à ses maux, est elle-même troublée par quelque désordre, il arrive aussitôt que la douleur se répand des fibres de la tête dans tous les membres qui lui sont subordonnés, les accable d'une souffrance pareille, et les plonge dans l'affaiblissement. Or, dans ce temps-là cette Eglise, notre mère commune, qui nous nourrissait de son lait, nous instruisait par ses préceptes et nous fortifiait de ses conseils, était cruellement frappée des coups que lui portait ce superbe Guibert. Quand la tête est ainsi brisée, les membres sont promptement blessés (10). Si la tête est malade, les autres membres souffrent; mais par cela même que, la tête une fois malade, les membres participaient à ses douleurs et se flétrissaient, par cela même que, dans toutes les parties de l'Europe, au dedans des Eglises comme au dehors, la paix, la bonté, la foi, étaient audacieusement foulées aux pieds, tant par les petits que par les grands, il devenait urgent qu'on mît un terme à tant de désordres de tout genre, et que, conformément à l'avis ouvert par le pape Urbain, les Chrétiens dirigeassent contre les Païens ces guerres auxquelles ils avalent, depuis si long-temps, l'habitude de se livrer entre eux, et les uns contre les autres. Maintenant donc il convient de revenir au sujet que nous avons entamé. Il est bon en effet de raconter avec grand détail à ceux qui ignorent ces choses tout ce qui concerne ceux qui firent le voyage de Jérusalem, quels accidens leur arrivèrent pendant la route, et combien peu à peu, grâces aux secours de Dieu, leur entreprise et leurs travaux obtinrent de succès et d'éclat: tout cela, moi Foulcher de Chartres, qui suis parti avec les autres pélerins, je l'ai recueilli dans ma mémoire soigneusement et exactement, comme je l'ai vu de mes yeux, afin de le transmettre à la postérité.

(1) Henri IV.
(2) Philippe Ier.
(3) Le texte porte adlocutionem dulciflua diligenter innotuit; il faut lire adlocutione.
(4) Le texte porte modestia rationis justitiœ semota; ne faut-il pas plutôt, modestia, ratione justitiœ, semota? C'est dans ce sens qu'on a traduit.
(5) Saint Matthieu, chap. V, v. 13.
(6) Saint Matthieu, chap. XV, v. 14.
(7) Saint Luc, chap. VI, v. 19.
(8) C'est l'empereur Henri IV.
(9) Entre Grégoire VII et Urbain II, est encore Victor III que Foulcher ne compte pas.
(10) C'est un vers dans le texte.


Dernière édition par stephandra le Lun 04 Avr 2011, 20:59, édité 1 fois
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Message par Stephandra Lun 04 Avr 2011, 20:58

CHAPITRE II.

EN l'année 1096 depuis l'Incarnation du Seigneur, au mois de mars qui suivit le concile d'Auvergne, dont on a parlé plus haut, et que le seigneur Urbain tint dans le mois de novembre, ceux qui avaient été les plus prompts dans leurs préparatifs commencèrent à se mettre en route pour le voyage; les autres suivirent dans les mois d'avril, mai, juin ou juillet et même août, septembre, et enfin octobre, selon qu'ils trouvèrent des occasions favorables de réunir l'argent nécessaire pour cette expédition. Cette année toutes les contrées de la terre jouirent de la paix, et regorgèrent d'une immense abondance de froment et de vin. Dieu l'ordonna ainsi, afin que ceux qui avaient pris sa croix, conformément à ses ordres, et s'étaient décidés à suivre son étendard, ne périssent pas en chemin par le manque de pain: il est au surplus à propos de graver soigneusement dans sa mémoire les noms des chefs de ces pélerins. Je citerai donc d'abord le grand Hugues, frère de Philippe, roi des Français: le premier d'entre tous ces héros, il passa la mer et débarqua avec les siens près de Durazzo, ville de la Bulgarie; mais ayant eu l'imprudence de marcher vers cette place à la tête d'une troupe trop peu nombreuse, il fut pris par les habitaus et conduit à l'empereur de Constantinople, qui le retint quelque temps dans cette dernière ville sans l'y laisser jouir d'une entière liberté. Après lui Boémond de la Pouille, fils de Robert Guiscard, mais normand d'origine, prit la même route avec son armée. Godefroi, duc des Etats de Lorraine, alla par le pays des Hongrois, à la tête d'une troupe nombreuse. Raimond, comte de Provence, avec les Goths et les Gascons, ainsi que l'évêque du Puy, traversèrent la Sclavonie. Un certain Pierre ermite, suivi d'une foule de gens de pied, mais de peu de chevaliers, prit d'abord son chemin par la Hongrie; toute cette troupe eut après pour chef un certain Gauthier, surnommé Sans-Argent, excellent chevalier, qui par la suite fut tué par les Turcs, avec beaucoup de ses compagnons, entre les villes de Nicomédie et de Nicée, au mois de septembre. Robert, comte de Normandie et fils de Guillaume, roi des Anglais, se mit en route après avoir réuni une grande armée de Normands, d'Anglais et de Bretons; avec lui marchèrent encore Etienne, comte de Blois, fils de Thibaut, et Robert, comte de Flandre, auxquels s'étaient joints beaucoup d'autres nobles hommes. Tel fut donc l'immense rassemblement qui partit d'occident; peu à peu et de jour en jour cette armée s'accrut pendant la route d'autres armées accourues de toutes parts, et formées d'un peuple innombrable: aussi voyait-on s'agglomérer une multitude infinie parlant des langues différentes, et venue de pays divers. Ces armées ne furent cependant fondues en une seule que lorsque nous eûmes atteint la ville de Nicée. Que dirais-je de plus? toutes les îles de la mer, et tous les royaumes de la terre furent mis en mouvement par la main de Dieu, afin qu'on crût voir s'accomplir la prophétie de David, disant dans ses psaumes: «Toutes les nations que vous avez créées viendront se prosterner devant vous, Seigneur, et vous adorer (11);» et afin aussi que ceux qui arrivaient aux lieux saints pussent enfin s'écrier à juste titre: «Nous adorerons le Seigneur là où sont empreintes les traces de ses pas.» On lit, au reste, dans les prophéties beaucoup d'autres passages encore où est prédit ce saint pélerinage. O combien les cœurs qui s'unissaient firent éclater de douleur, exhalèrent de soupirs, versèrent de pleurs et poussèrent de gémissemens, lorsque l'époux abandonna son épouse bien aimée, ses enfans, tous ses domaines, son père, sa mère, ses frères, ou ses autres parens! Et cependant malgré ces flots de larmes, que ceux qui restaient laissèrent couler de leurs yeux pour leurs amis prêts à partir, et en leur présence même, ceux-ci ne permirent pas que leur courage en fût amolli, et n'hésitèrent nullement à quitter, par amour pour le Seigneur, tout ce qu'ils avaient de plus précieux, persuadés qu'ils gagneraient au centuple en recevant la récompense que Dieu a promise à ceux qui le suivent. Dans leurs derniers adieux, le mari annonçait à sa femme l'époque précise de son retour, lui assurait que, s'il vivait, il reverrait son pays et elle au bout de trois années, la recommandait au Très-Haut, lui donnait un tendre baiser, et lui promettait de revenir; mais celle-ci, qui craignait de ne plus le revoir, accablée par la douleur, ne pouvait se soutenir, tombait presque sans vie étendue sur la terre, et pleurait sur son ami qu'elle perdait vivant, comme s'il était déjà mort; lui alors, tel qu'un homme qui n'eût eu aucun sentiment de pitié, quoique la pitié remplît son cœur, semblait, tout ému qu'il en était dans le fond de son cœur, ne se laisser toucher par les larmes, ni de son épouse, ni de ses enfans, ni de ses amis quels qu'ils fussent; mais montrant une ame ferme et dure il partait. La tristesse était pour ceux qui demeuraient, et la joie pour ceux qui s'en allaient. Que pourrions-nous encore ajouter? «C'est le Seigneur qui a fait cela, et c'est ce qui paraît à nos yeux digne d'admiration (12).»

Nous autres Francs occidentaux, nous traversâmes donc toute la Gaule, et prîmes notre route par l'Italie. Quand nous fûmes parvenus à Lucques, nous rencontrâmes près de cette ville Urbain, le successeur des Apôtres, avec qui conférèrent le Normand Robert, le comte Etienne, et tous les autres d'entre nous qui le voulurent. Après avoir reçu sa bénédiction, nous nous acheminâmes pleins de joie vers Rome. A notre entrée dans la basilique du bienheureux Pierre, nous trouvâmes rangés devant l'autel des gens de Guibert, ce pape insensé, qui, tenant à la main leurs épées, enlevaient contre toute justice les offrandes déposées sur l'autel par les fidèles; d'autres courant sur les poutres qui formaient le toit du monastère, lançaient des pierres de là en bas, à l'endroit où nous priions humblement prosternés. Aussitôt en effet qu'ils apercevaient quelqu'un dévoué à Urbain, ils brûlaient du desir de l'égorger à l'heure même. Mais dans une tour de ce même monastère étaient des hommes d'Urbain, qui la gardaient avec vigilance, par fidélité pour ce pontife, et résistaient autant qu'ils pouvaient à ceux du parti opposé. Nous éprouvâmes un vif chagrin de voir de si grandes iniquités se commettre dans un tel lieu; mais nous ne pûmes faire autre chose que souhaiter que le Seigneur en tirât vengeance. De Rome, beaucoup de ceux qui étaient venus avec nous jusque-là s'en retournèrent lâchement chez eux sans attendre davantage; pour nous, traversant la Campanie et la Pouille, nous arrivâmes à Bari, ville considérable située sur le bord de la mer. Là, nous adressâmes nos prières à Dieu dans l'église de Saint-Nicolas, et nous nous rendîmes au port, dans l'espoir de nous embarquer sur-le-champ pour passer la mer; mais les matelots nous manquèrent, et la fortune nous fut contraire. On entrait alors en effet dans la saison de l'hiver, et l'on nous objecta qu'elle nous serait fort dangereuse sur mer: le comte de Normandie, Robert, se vit donc forcé de s'enfoncer dans la Calabre, et d'y séjourner tout le temps de l'hiver. Alors cependant Robert, comte de Flandre, s'embarqua avec toute ses troupes. Mais alors aussi beaucoup d'entre les plus pauvres et les moins courageux, craignant la misère pour l'avenir, vendirent leurs arcs, reprirent le bâton de voyage et regagnèrent leurs demeures. Cette désertion les avilit aux yeux de Dieu, comme à ceux des hommes, et répandit sur eux une honte ineffaçable.


(11) Psaume 85, v. 9.
(12) Psaume 117, v. 23.

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Histoire des Croisades, par Foulcher de Chartres 1 Empty Re: Histoire des Croisades, par Foulcher de Chartres 1

Message par Stephandra Lun 04 Avr 2011, 21:04

CHAPITRE III.

L'AN du Seigneur 1097, dès que le mois de mars eut ramené le printemps, le comte de Normandie et Etienne, comte de Blois, qui avaient attendu avec Robert le temps favorable pour s'embarquer, se rendirent de nouveau sur le bord de la mer. Dès que la flotte fut prête, et le jour des noues d'avril arrivé, auquel tomba cette année la sainte fête de Pâques, ces deux comtes montèrent sur les vaisseaux avec tous leurs hommes au port de Brindes. Combien les jugemens de Dieu sont inconnus et incompréhensibles! entre tous les vaisseaux, nous en vîmes un qui, sans qu'aucun péril extraordinaire le menaçât, fut, par un évévement subit, rejeté hors de la pleine mer et brisé près du rivage. Quatre cents individus environ de l'un et l'autre sexe périrent noyés; mais on eut promptement à faire retentir à leur occasion des louanges agréables au Seigneur: ceux en effet qui furent spectateurs de ce naufrage, ayant recueilli autant qu'ils le purent les cadavres de ces hommes, déjà privés de vie, trouvèrent, sur les omoplates de certains d'entre eux, des marques représentant une croix, imprimée dans les chairs. Ainsi donc le Seigneur voulut que ces gens, morts à l'avance pour son service, conservassent sur leur corps, comme un témoignage de leur foi, le signe victorieux qu'ils avaient pendant leur vie porté sur leurs habits, et que ce miracle fît connaître clairement à tous ceux qui le virent que ces gens avaient à bon droit joui, au moment de leur trépas, de la miséricorde divine, et mérité d'obtenir le repos éternel, afin qu'aux yeux de tous parût évidemment s'accomplir, dans toute sa vérité, ce qui est écrit: «La mort qui saisira le juste, le fera entrer dans un repos rafraîchissant.» Du reste de leurs compagnons, qui déjà luttaient avec la mort, il y en eut bien peu qui conservèrent la vie; leurs chevaux et leurs mulets furent en outre engloutis dans les ondes, et l'on perdit encore dans cette circonstance une grande quantité d'argent. A la vue de ce malheur nous fûmes tous tellement troublés par une frayeur sans bornes, que beaucoup de ceux qui n'étaient point encore montés sur les vaisseaux, se montrant faibles de cœur, renoncèrent à continuer leur pélerinage, et retournèrent chez eux, disant que jamais plus ils ne consentiraient à se confier à une onde si décevante. Quant à nous, mettant sans réserve toute notre espérance dans le Dieu tout-puissant, nous levâmes l'ancre sur-le-champ, louâmes le Seigneur au son des trompettes, et nous lançâmes en pleine mer, nous abandonnant à la conduite du Très-Haut, et au vent qui enflait légèrement les voiles. Pendant trois jours que le vent nous manqua tout-à-fait, nous, fûmes retenus au milieu des flots; le quatrième nous prîmes terre auprès de la cité de Durazzo, dont nous n'étions éloignés que d'environ dix milles, et deux ports reçurent toute notre flotte. Alors, pleins de joie, nous reprîmes la route de terre, passâmes devant la susdite ville, et traversâmes tout le pays des Bulgares, franchissant des contrées presque désertes et des montagnes escarpées. Nous nous réunîmes tous sur les bords d'un fleuve rapide, que les habitans appellent, et à juste titre, le fleuve du Démon; nous vîmes en effet dans ce fleuve diabolique plusieurs des nôtres, qui espéraient le passer à gué et à pied, emportés par la violence cruelle du torrent, et périr submergés tout à coup, sans qu'aucun des témoins de leur malheur pût leur porter secours. Emus de compassion, nous répandîmes sur leur sort des flots de larmes; et si les hommes d'armes avec leurs grands chevaux de bataille n'eussent prêté leur aide aux fantassins en se jetant dans le fleuve, beaucoup de ces derniers y auraient perdu la vie de la même manière. Posant alors notre camp sur le rivage, nous nous reposâmes une nuit dans ce lieu, où de toutes parts s'élevaient autour de nous de vastes montagnes, sur lesquelles ne se montrait aucun habitant. Le lendemain matin, dès que l'aurore brilla, les trompettes sonnèrent, et reprenant notre route, nous gravîmes la montagne appelée Bagular; ensuite, laissant derrière nous ces montagnes, nous arrivâmes au fleuve nommé le Vardar. Jamais jusque-là on ne l'avait traversé qu'à l'aide de barques; mais avec l'aide du Seigneur, qui toujours et partout est présent aux siens et leur prête son appui, nous le passâmes joyeusement à gué. Cet obstacle franchi, nous dressâmes le jour suivant nos tentes devant Thessalonique, ville abondante en richesses de tout genre.


CHAPITRE IV.

APRES nous être arrêtés quatre jours dans cet endroit, nous traversâmes la Macédoine; puis passant par la vallée de Philippe et les villes de Lucrèce, Chrysopolis et Christopolis, ainsi que d'autres cités qui sont dans la Grèce, nous parvînmes enfin à Constantinople. Elevant nos tentes devant cette ville, nous restâmes là quatorze jours à nous refaire de nos fatigues, mais sans pouvoir entrer dans cette cité. L'empereur, qui craignait que nous ne machinassions quelque entreprise contre lui, ne voulut pas y consentir; il nous fallut donc acheter hors des murs les provisions qui nous étaient nécessaires pour chaque jour, et que les citoyens nous apportaient par l'ordre de l'empereur. Ce prince ne souffrait pas non plus que beaucoup d'entre nous vinssent ensemble dans Constantinople; mais il permettait, pour nous faire honneur, que cinq ou six des chefs les plus considérables entrassent dans les églises à la même heure. Quelle noble et belle cité est Constantinople! Combien on y voit de monastères et de palais construits avec un art admirable! Que d'ouvrages étonnans à contempler sont étalés dans les places et les rues! Il serait trop long et trop fastidieux de dire en détail quelle abondance de richesses de tout genre, d'or, d'argent, d'étoffes de mille espèces et de saintes reliques on trouve dans cette ville, où en tout temps de nombreux vaisseaux apportent toutes les choses nécessaires aux besoins des hommes. On y entretient constamment en outre, et on y loge, comme je le crois, environ vingt mille eunuques. Après que nous nous fûmes suffisamment remis de nos longues fatigues par le repos, nos chefs principaux ayant pris conseil de tous, se reconnurent les hommes de l'empereur, et conclurent avec lui un traité d'alliance, comme lui-même le leur avait auparavant demandé. Ceux qui nous précédèrent dans la même route, savoir, Boémond et le duc Godefroi, avaient déjà fait et confirmé par serment un traité semblable: quant au comte Raimond il refusa d'y souscrire; mais le comte de Flandre prêta le serment comme tous les autres. Dans le fait il était indispensable à nos chefs de consolider ainsi leur amitié avec l'empereur, afin de pouvoir requérir et recevoir de lui, dans le moment présent comme à l'avenir, conseil et secours, tant pour eux que pour tous ceux qui devaient nous suivre par le même chemin. Ce traité fait, l'empereur leur offrit des pièces de monnaies frappées à son effigie tant qu'ils en voulurent, et leur donna des chevaux, des étoffes et de l'argent de son trésor, dont ils avaient grand besoin pour achever une si longue route. Cette affaire terminée, nous traversâmes la mer, qu'on appelle le bras de Saint-George, et hâtâmes notre marche vers la ville de Nicée. Déjà depuis le milieu de mai, Boémond, le duc Godefroi, le comte Raimond et le comte de Flandre tenaient assiégée cette ville, qu'occupaient les Turcs, Païens orientaux d'un grand courage et habiles à tirer de l'arc. Sortis de la Perse depuis cinquante ans, ces barbares après avoir passé le fleuve de l'Euphrate avaient subjugué toute la Romanie, jusqu'à la ville de Nicomédie. Que de têtes coupées, que d'ossemens d'hommes tués nous trouvâmes étendus dans les champs, au delà de cette dernière cité! C'étaient les nôtres, qui, novices, ou plutôt tout-à-fait ignorans dans l'art de se servir de l'arbalète, avaient été cette même année massacrés par les Turcs. Dès que ceux qui déjà formaient le siége de Nicée eurent appris l'arrivée de nos princes Robert, comte de Normandie, et Etienne, comte de Blois, ils accoururent pleins de joie au devant d'eux et de nous, et nous conduisirent en un lieu où nous dressâmes nos tentes, en face de la partie méridionale de cette ville. Une fois déjà les Turcs du dehors (13) s'étaient rassemblés en armes dans l'intention, ou de délivrer la ville du siége, s'ils le pouvaient, ou au moins d'y jeter un plus grand nombre de leurs soldats, afin de la mieux défendre; mais courageusement et durement repoussés par les nôtres, ils eurent environ deux cents des leurs tués dans cette affaire. Voyant donc les Français si animés et d'une vaillance si ferme, ils se retirèrent pour chercher un asile dans l'intérieur de la Romanie, jusqu'à ce qu'ils trouvassent le moment favorable de nous attaquer. Ce fut dans la première semaine de juin que les derniers de nous arrivèrent au siége; alors, de plusieurs armées differentes, jusque-là séparées, on n'en forma qu'une seule: on y comptait cent mille hommes armés de cuirasses et de casques, et ceux qui connaissaient le mieux sa force, l'évaluaient à six cent mille individus en état de faire la guerre, sans y comprendre ceux qui ne portaient pas les armes, comme les clercs, les moines, les femmes et les enfans. Qu'ajouterai-je encore? Certes, si tous ceux qui abandonnèrent leurs maisons, et entreprirent le pélerinage qu'ils avaient fait vœu d'accomplir, étaient venus jusqu'à Nicée, nul doute qu'il y eût eu six millions de combattans réunis. Mais beaucoup refusant de supporter plus long-temps la fatigue, retournèrent chez eux, les uns de Rome, les autres de la Pouille, ceux-ci de Hongrie, et ceux-là de la Sclavonie: il y eut aussi grand nombre d'hommes d'armes tués en divers lieux; beaucoup enfin qui continuèrent la route avec nous, tombèrent malades et perdirent la vie. Aussi voyait-on dans les chemins, dans les champs et dans les bois une foule de tombeaux où nos gens étaient enterrés. Il est bon de rappeler que, pendant tout le temps que nous campâmes autour de Nicée, on nous apporta par mer, du consentement de l'empereur, les vivres qu'il nous fallait acheter. Nos chefs firent alors construire des machines de guerre, telles que beliers, machines à saper les murs, tours en bois et pierriers. Les arcs tendus lançaient les flèches; on faisait pleuvoir les pierres; les ennemis nous rendaient de tout leur pouvoir, et nous leur rendions de notre côté, de tout le nôtre, combats pour combats. A l'aide des machines, et couverts de nos armes, nous livrions fréquemment des assauts à la ville; mais la forte résistance que nous opposait la muraille nous contraignait de les cesser. Souvent des Turcs, souvent des Francs périssaient percés par les flèches ou écrasés par les pierres. C'était une douleur à faire soupirer de compassion de voir les Turcs, lorsqu'ils réussissaient d'une manière quelconque à égorger quelqu'un des nôtres au pied des murs, jeter du haut en bas sur le malheureux tout vivant des crocs de fer, enlever en l'air et tirer à eux son corps privé de vie, et la plupart du temps recouvert d'une cuirasse, sans qu'aucun de nous osât ou pût leur arracher cette proie, puis dépouiller le cadavre et le rejeter hors de leur muraille. Cependant, comme déjà nous assiégions Nicée depuis cinq semaines, et que nous les avions effrayés par des assauts maintes fois répétés, ils tinrent conseil et adressèrent à l'empereur des députés qu'ils chargèrent adroitement de lui rendre leur ville, comme si elle eût été réduite par la force de ses troupes et sa propre habileté. Ils admirent donc dans leurs murs des turcopoles, ou soldats armés à la légère, envoyés par ce prince, qui s'emparèrent en son nom, et comme il le leur avait ordonné, de la place et de tout l'argent qu'elle renfermait. L'empereur retenant pour lui ces trésors, fit donner de son or et de son argent propre, ainsi que des manteaux à nos chefs, et distribuer aux gens de pied des monnaies d'airain frappées à son effigie, et qu'on nomme tartarons. La ville de Nicée fut ainsi prise ou plutôt rendue le jour même où tombait le solstice de juin; et, le vingt-neuvième jour de juin, nos barons ayant reçu le consentement de l'empereur à notre départ, nous nous éloignâmes de Nicée pour nous diriger vers les régions intérieures de la Romanie. A peine avion-snous fait deux journées de route, qu'on nous apprit que les Turcs, nous dressant des embûches, se préparaient à nous combattre dans les plaines qu'ils croyaient que nous devions traverser. Cette nouvelle ne nous fit rien perdre de notre audace; mais comme le soir du même jour nos éclaireurs virent de loin plusieurs de ces ennemis, ils nous prévinrent sur-le-champ, et nous plaçâmes pendant cette nuit des sentinelles de tous côtés, autour de nos tentes, pour les garder.

(13) Du dehors n'est pas dans le texte, mais a paru nécessaire pour la clarté.
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Message par Stephandra Lun 04 Avr 2011, 21:09

CHAPITRE V.

LE lendemain, jour des calendes de juillet, dès que le soleil paraît, nous prenons les armes; au premier son du cor, les tribuns et les centurions se placent à la tête de leurs cohortes et de leurs centuries; nous nous mettons en marche en bon ordre, enseignes déployées, et divisés en deux ailes nous allons droit à l'ennemi. A la seconde heure du jour, voilà que nos éclaireurs voient s'approcher l'avant-garde des Turcs; dès que nous l'apprenons nous faisons sur-le-champ dresser nos tentes près d'un certain lieu rempli de roseaux, afin que débarrassés promptement de nos bats, c'est-à-dire de nos bagages, nous soyons plus vite prêts à en venir aux mains. A peine ces dispositions sont-elles achevées que les Turcs paraissent, ayant à leur tête leur prince et émir Soliman, qui tenait sous sa puissance la ville de Nicée, ainsi que la Romanie. Autour de lui étaient rassemblés des Turcs des contrées les plus orientales, qui sur son ordre avaient marché trente jours, et même davantage, pour venir lui porter secours; avec lui se trouvaient encore plusieurs émirs, tels que Amurath, Miriath, Omar, Amiraï, Lachin, Caradig, Boldagis et d'autres; tous ces hommes réunis formaient une masse de trois cent soixante mille combattans, tous à cheval et armés d'arcs, comme c'est leur coutume. De notre côté étaient tout à la fois des fantassins et des cavaliers; mais le duc Godefroi, le comte Raimond et Hugues-le-Grand nous manquaient depuis deux jours; trompés par un chemin qui se partageait en deux, ils s'étaient, sans le savoir, séparés du gros de l'armée avec un très-grand corps de troupes: ce nous fut un malheur irréparable, et parce qu'il entraîna la mort de bon nombre de nos gens, et parce qu'il nous empêcha de prendre ou de tuer beaucoup de Turcs; mais ces chefs n'ayant reçu que tard les messagers que nous leur envoyâmes, ne purent non plus venir que tard à notre aide. Cependant les Turcs pleins d'audace, et poussant d'effroyables hurlemens, commencent à lancer violemment sur nous une pluie de flèches. Surpris de nous sentir frappés de coups si pressés, qui tuent ou blessent une foule des nôtres, nous prenons la fuite, et il faut d'autant moins s'en étonner que ce genre de combat nous était inconnu à tous. Déjà de l'autre côté du marais couvert de roseaux, d'épais escadrons de Turcs fondant à toute course sur nos tentes, pillent nos bagages et massacrent nos gens: mais tout à coup, et grâce à la volonté de Dieu, l'avant-garde de Hugues-le-Grand, du comte Raimond et du duc Godefroi arrive par les derrières, sur le lieu de cette scène désastreuse; et comme de notre côté nous reculons dans notre fuite jusqu'à nos tentes, ceux des ennemis qui ont pénétré au milieu même de nos bagages se retirent en hâte, persuadés que nous revenons sur nos pas pour les attaquer; mais ce qu'ils soupçonnaient être chez nous de l'audace et de la valeur, ils eussent été trop fondés à le croire l'effet de la peur. Qu'ajouterai-je encore? Serrés les uns contre les autres, comme des moutons enfermés dans une bergerie, tremblans et saisis d'effroi, nous sommes de toutes parts cernés par les Turcs, et n'osant le moins du monde avancer sur un point quelconque. Un tel malheur parut n'avoir pu arriver qu'en punition de nos péchés. La luxure en effet souillait plusieurs d'entre nous, et l'avarice ainsi que la superbe en corrompaient d'autres. L'air retentissait, frappé des cris perçans que poussaient d'un côté nos hommes, nos femmes et nos enfans, de l'autre les Païens qui s'élançaient sur nous. Déjà, perdant tout espoir de sauver notre vie, nous nous reconnaissons tous pécheurs et criminels, et nous implorons pieusement la commisération divine. Parmi les pélerins étaient l'évêque du Puy, notre seigneur (14), et quatre autres prélats, ainsi que beaucoup de prêtres, tous revêtus d'ornemens blancs, suppliant humblement le Seigneur d'abattre la force des ennemis, et de répandre sur nous les dons de sa miséricorde; tous chantent et prient avec larmes; et une foule de nos gens, craignant de mourir bientôt, se précipitent à leurs pieds et confessent leurs péchés. Cependant nos chefs, Robert, comte de Normandie, Etienne de Blois, et Boémond, comte de Flandre, s'efforcent de tout leur pouvoir de repousser, et souvent même d'attaquer les Turcs, qui de leur côté fondent audacieusement sur les nôtres. Mais heureusement, apaisé par nos supplications, le Seigneur qui accorde la victoire, non à la splendeur de la noblesse, non à l'éclat des armes, mais aux cœurs pieux que fortifient les vertus divines, nous secourt avec bonté dans nos pressantes infortunes, relève peu à peu notre courage et affaiblit de plus en plus celui des Turcs. Voyant en effet nos compagnons accourir par derrière à notre aide, nous louons Dieu, reprenons notre première audace, et nous reformant en troupes et en cohortes, nous tâchons de faire tête à l'ennemi. Hélas! combien des nôtres trop lents à venir nous rejoindre périrent en route dans cette journée! Comme je l'ai dit, les Turcs nous tinrent étroitement resserrés depuis la première heure du jour jusqu'à la sixième; mais peu à peu nous nous ranimons, nos rangs s'épaississent par l'arrivée de nos compagnons; la grâce d'en haut se manifeste miraculeusement en notre faveur; et nous voyons tous les infidèles tourner le dos et prendre la fuite, comme emportés par un mouvement subit. Nous alors, poussant de grands cris derrière eux, nous les poursuivons à travers les montagnes et les vallées, et ne cessons de les chasser devant nous, que quand notre avant-garde est parvenue jusqu'à leur camp; là, une portion des nôtres charge les bagages et les tentes même de l'ennemi sur une foule de chevaux et de chameaux qu'il avait abandonnés dans sa frayeur, et les autres pressent les Turcs l'épée dans les reins, jusqu'à la nuit. Mais nos chevaux étant épuisés de faim et de fatigue, nous ne pûmes faire que peu de prisonniers; ce qui fut au reste un grand miracle de Dieu, c'est que ces Païens ne s'arrêtèrent dans leur fuite, ni le lendemain, ni même le troisième jour, quoique le Seigneur seul les poursuivît. Enivrés de joie d'une si éclatante victoire, nous rendîmes au Très-Haut toutes les actions de grâces dues à sa bonté, qui loin de permettre qu'alors notre voyage échouât sans aucun succès, voulut que pour son honneur et celui de la chrétienté, il prospérât avec une gloire plus qu'ordinaire; aussi la renommée de notre triomphe se répandit-elle de l'orient au couchant, et y vivra-t-elle éternellement. Nous continuâmes ensuite doucement notre route en suivant toujours les Turcs: ceux-ci de leur côté, fuyant devant nous, regagnèrent par bandes leurs demeures à travers la Romanie. Nous allâmes alors à Antioche, que les gens du pays nomment la Petite (15), dans la province de Pisidie, et de là à Iconium; dans ces régions nous manquâmes très-souvent de pain et de toute espèce de nourriture. Nous trouvâmes en effet la Romanie, terre excellente et très-fertile en productions de tout genre, cruellement dévastée et ravagée par les Turcs; et cependant, quoique nous ne rencontrassions que par intervalle de chétives récoltes, on vit fréquemment notre immense multitude se refaire à merveille avec ce peu de vivres: grâce à ce qu'y ajoutait ce Dieu qui avec cinq pains et deux poissons rassasia cinq mille hommes. Tous nous étions donc dispos, et reconnaissions pleins de joie les dons que nous faisait la miséricorde divine. On aurait pu rire, ou peut-être aussi pleurer de pitié, en voyant beaucoup des nôtres, faute de bêtes de somme, dont ils avaient déjà perdu un grand nombre, charger leurs effets, leurs vêtemens, leur pain, et toute espèce de bagage nécessaire à l'usage des pélerins, sur des moutons, des chèvres, des cochons et des chiens, animaux trop faibles, et dont tout le dos était écorché par la pesanteur d'une charge trop lourde; quant aux bœufs, des chevaliers montaient quelquefois dessus avec leurs armes. Mais aussi qui jamais a entendu dire qu'autant de nations de langues différentes aient été réunies en une seule armée, telle que la nôtre, où se trouvaient rassemblés Francs, habitans de la Flandre, Frisons, Gaulois, Bretons, Allobroges, Lorrains, Allemands, Bavarois, Normands, Ecossais, Anglais, Aquitains, Italiens, gens de la Pouille, Espagnols, Daces, Grecs et Arméniens? Que si quelque Breton ou Teuton venait à me parler, je ne saurais en aucune manière lui répondre. Au surplus, quoique divisés par le langage, nous semblions tous autant de frères et de proches parens unis dans un même esprit, par l'amour du Seigneur. Si en effet l'un de nous perdait quelque chose de ce qui lui appartenait, celui qui l'avait trouvé le portait avec lui bien soigneusement et pendant plusieurs jours, jusqu'à ce qu'à force de recherches il eût découvert celui qui l'avait perdu, et le lui rendait de son plein gré, comme il convient à des hommes qui ont entrepris un saint pélerinage.


(14) Comme légat du pape.
(15) Le texte porte pervam, lisez parvam.


CHAPITRE VI.

QUAND nous eûmes atteint la ville d'Héraclée, nous vîmes un prodige dans le ciel; il y parut en effet une lueur brillante et d'une blancheur resplendissante, ayant la figure d'un glaive, dont la pointe était tournée vers l'Orient. Ce que ce signe annonçait pour l'avenir nous l'ignorions; mais le futur comme le présent nous le remettions entre les mains de Dieu.
Nous nous dirigeâmes alors vers une certaine cité très-florissante qu'on nomme Marésie, où nous nous reposâmes trois jours. Au sortir de cette ville, après avoir marché pendant une journée, et non loin d'Antioche de Syrie, dont nous n'étions guères qu'à trois jours de distance, notre corps se séparant du gros de l'armée, se jeta vers la gauche du pays, sous la conduite du seigneur comte Baudouin, frère du duc Godefroi, dont il a été parlé plus haut. C'était un excellent chevalier, très-fameux par une droiture et une audace éprouvées; quelque temps auparavant il s'était écarté de l'armée avec ceux qu'il commandait, et, par un prodige de hardiesse, avait pris la ville de Tarse en Cilicie; mais il l'enleva par violence à Tancrède qui, du consentement des Turcs, y avait fait entrer ses hommes. Baudouin y ayant donc laissé des gardes rejoignit l'armée. Se confiant ensuite dans le Seigneur et dans son propre courage, il rassembla un petit nombre de chevaliers, se dirigea vers l'Euphrate, et s'empara tant par force que par adresse de plusieurs châteaux situés sur ce fleuve. Dans le nombre en était un excellent qu'on appelle Turbessel; les Arméniens qui l'habitaient le rendirent au comte sans coup férir, ainsi que quelques autres forts qui en dépendaient. La renommée ayant répandu au loin dans tout le pays le bruit de ses exploits, une ambassade lui fut envoyée par le prince de Roha, c'està-dire Edesse, ville qu'il suffit de nommer, très-riche en biens de la terre, située dans la Mésopotamie de Syrie, au delà de l'Euphrate, à vingt milles environ du dit fleuve, et à cent ou un peu plus d'Antioche. Ce prince faisait donc inviter Baudouin à se rendre dans cette cité, pour que tous deux contractassent amitié, et s'engageassent réciproquement à être ensemble comme un père et un fils tant qu'ils vivraient; et si le chef Edesséen venait par hasard à mourir, Baudouin, comme s'il eût été son véritable fils, devait hériter de la ville, de son territoire et de tout ce que possédait le prince. Ce Grec, en effet, n'avait ni fils ni fille, et ne pouvant se défendre contre les Turcs, il desirait mettre sa terre et lui-même sous la protection de Baudouin et de ses chevaliers, qu'il avait entendu citer comme des guerriers intègres et à toute épreuve. Dès que le comte eut reçu ces propositions, et que les envoyés l'eurent persuadé de s'y fier en les confirmant par serment, il prit avec lui un très-petit corps de troupes de quatre-vingts chevaliers seulement, et se mit en route pour aller au delà de l'Euphrate; après avoir avoir traversé ce fleuve, nous marchâmes toute la nuit avec grande hâte, et fortement effrayés, passant au milieu des châteaux sarrasins, et les laissant tantôt sur notre droite, tantôt sur notre gauche. Les Turcs qui occupaient Samosate, place très forte, instruits de notre marche, nous dressèrent des embûches sur le chemin qu'ils pensaient que nous devions prendre; mais la nuit suivante un certain Armémien, qui nous reçut avec bienveillance dans son château, nous prévint d'avoir à nous garantir des piéges de l'ennemi; nous demeurâmes donc deux jours dans ce lieu. Les Turcs, ennuyés d'un si long retard, s'élancèrent tout à couple troisième jour hors de leur embuscade, accoururent enseignes déployées sous les murs du château où nous étions renfermés, et se saisirent à notre vue même de tous les troupeaux qu'ils trouvèrent dans les pâturages d'alentour: nous sortîmes pour marcher à eux, quoique nous fussions en trop petit nombre pour engager un combat; ils commencèrent à nous lancer leurs flèches, qui grâces à la bonté de Dieu ne blessèrent aucun des nôtres; eux au contraire laissèrent sur-le-champ de bataille un des leurs tué d'un coup de lance, et celui qui l'avait renversé s'empara de son coursier; les Païens alors se retirèrent, nous rentrâmes dans le château, et le lendemain nous reprîmes notre route. Lorsque nous passâmes devant les châteaux des Arméniens, ce fut un spectacle digne d'admiration de voir comment, sur le bruit que nous venions les défendre contre les Turcs, sous le joug desquels ils gémissaient opprimés depuis si long-temps, tous s'avançaient humblement, et pour l'amour du Christ, au devant de nous avec des croix et les drapeaux déployés, et baisaient nos vêtemens et nos pieds. Nous arrivâmes enfin à Roha, où le susdit prince de cette cité, sa femme et tous les citoyens nous accueillirent avec grande joie. Ce qui avait été promis à Baudouin fut accompli sans aucun retard; mais à peine étions-nous restés quinze jours dans cette ville, que les habitans formèrent le criminel projet de tuer leur prince qu'ils haïssaient, et de mettre à sa place dans le palais Baudouin pour les gouverner. Il fut fait ainsi qu'il avait été résolu. Baudouin et les siens éprouvèrent un vif chagrin de n'avoir pu obtenir qu'on usât de pitié envers ce pauvre prince. Aussitôt cependant que Baudouin eut été revêtu de cette principauté que lui déférèrent les citoyens, il entreprit sans plus de délai la guerre contre les Turcs qui se trouvaient dans le pays; maintes fois il les vainquit, et en tua grand nombre; mais il arriva aussi que plusieurs des nôtres tombèrent sous les coups des infidèles. Quant à moi, Foulcher de Chartres, j'étais alors le chapelain de ce même comte Baudouin. Je veux au surplus reprendre, où je l'ai quitté, mon récit sur l'armée de Dieu.
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Message par Stephandra Lun 04 Avr 2011, 21:15

CHAPITRE VII.

Au mois d'octobre, les Francs arrivèrent à Antioche de Syrie, après avoir traversé le fleuve qu'on nomme Fer ou Oronte. On donna l'ordre de dresser les tentes en face de la ville, dans l'espace compris entre ses murs et la première pierre milliaire. Là se livrèrent souvent, dans la suite, de funestes combats pour les deux partis; car, lorsque les Turcs sortaient de la place, ils massacraient beaucoup des nôtres; puis nous prenions notre revanche, et les Païens avaient à pleurer sur leurs défaites. Antioche a en effet une enceinte immense, une situation forte et de solides murailles, et jamais des ennemis du dehors n'auraient pu s'emparer de cette cité, si seulement elle avait été bien approvisionnée de pain, et que les habitans eussent voulu la défendre. On y voit une basilique respectable, bâtie en l'honneur de l'apôtre Pierre, et dédiée à ce saint, qui en fut évêque, et dans la chaire de laquelle il s'assit après que le Seigneur lui eut donné la souveraineté de l'Eglise, et confié les clefs du royaume céleste; il se trouve en outre dans cette ville un temple élevé en l'honneur de la bienheureuse Marie et plusieurs autres églises construites avec magnificence; quoiqu'au pouvoir des Turcs, elles subsistèrent long-temps, et Dieu, dont la puissance embrasse tout, nous les conserva intactes pour que nous pussions un jour l'y honorer. Antioche est environ à treize milles du point de la mer où se jette le Fer, et c'est par le lit même de ce fleuve que les vaisseaux, chargés de toutes espèces de marchandises, arrivent des régions les plus éloignées jusque près de cette ville; aussi est-elle abondamment fournie tant par mer que par terre de richesses de tout genre. Nos chefs, reconnaissant combien la prise de cette place était difficile, s'engagèrent mutuellement sous la foi du serment à la tenir étroitement assiégée jusqu'à ce que Dieu permît qu'ils parvinssent à s'en rendre maîtres, soit par force, soit par adresse. Dans le fleuve se trouvèrent plusieurs vaisseaux qui le remontaient; on s'en saisit et on en forma un pont, à l'aide duquel il fut facile d'exécuter diverses entreprises, en traversant le fleuve qu'on ne pouvait auparavant passer à pied et à gué. Les Turcs, se voyant cernés par une si grande multitude de Chrétiens, craignirent de ne pouvoir réussir en aucune manière à leur échapper; ils tinrent donc conseil entre eux, et Gratien émir d'Antioche envoya son propre fils, nommé Samsadol, vers le Soudan, c'est-à-dire l'empereur de Perse, pour le prier de venir en toute hâte à leur secours et lui dire qu'ils n'avaient d'espoir de salut qu'en lui et en Mahomet leur patron. Samsadol remplit avec grande célérité la mission qui lui était confiée. Quant à ceux qui demeurèrent dans la ville, ils la gardèrent avec soin en attendant le secours qu'ils sollicitaient, et machinèrent fréquemment toutes sortes de projets funestes contre les Francs. Ceux-ci de leur côté résistaient de leur mieux aux ruses de l'ennemi: un jour, entre autres, il arriva que sept cents Turcs tombèrent à la fois sous les coups des nôtres. Ces infidèles avaient tendu un piége aux Francs, qui de leur côté s'étaient placés en embuscade: les premiers furent vaincus. Dans cette rencontre la puissance de Dieu se manifesta bien clairement; car tous nos gens revinrent sains et saufs, à l'exception d'un seul que blessa l'ennemi. Mais, hélas! les Turcs, transportés de rage, égorgeaient une foule de Chrétiens, Grecs, Syriens, Arméniens établis dans la ville, et puis, après les avoir tués, ils lancaient leurs têtes avec des pierriers et des frondes hors des murs, et jusque sous les yeux des nôtres, vraiment contristés d'un tel spectacle. Ces barbares, en effet, craignant que quelque jour ces Chrétiens ne nous secondassent d'une manière ou d'une autre, les avaient en grande haine. Les Francs étaient cependant campés depuis long-temps déjà autour d'Antioche; déjà aussi, pour se procurer les vivres nécessaires, ils avaient épuisé et ravagé tout le pays d'alentour; déjà enfin ils ne trouvaient plus nulle part de pain à acheter, et souffraient de la famine; tous alors s'abandonnèrent au désespoir, et beaucoup formèrent secrètement le projet de quitter le siége et de fuir soit par terre soit par mer. Ils ne touchaient en effet aucune paie qui pût les aider à vivre; il leur fallait donc aller au loin chercher des provisions, et, malgré la crainte de grands dangers, s'écarter du camp à des distances de quarante et soixante milles; aussi arrivait-il souvent que, dans les montagnes surtout, ils périssaient surpris par les Turcs embusqués. Nous pensons, quant à nous, que les Francs ne souffraient tous ces maux et ne pouvaient, après un si long temps, réussir à prendre la ville, qu'en punition des péchés dans les liens desquels vivaient beaucoup d'entre eux: grand nombre en effet se livraient lâchement et sans pudeur à l'orgueil, à la luxure et au brigandage. On tint donc un conseil, et l'on renvoya de l'armée toutes les femmes, tant les épouses légitimes que les concubines, afin d'éviter que nos gens, corrompus par les souillures de la débauche, n'attirassent sur eux la colère du Seigneur. Ces femmes cherchèrent alors un asyle dans les châteaux d'alentour, et s'y établirent. Dans le fait tous les nôtres, pauvres et riches, étaient désolés, et succombaient journellement tant sous la faim que sous les coups de l'ennemi; tous aussi auraient, sans aucun doute, abandonné le siége, malgré leur serment d'y rester avec constance, si Dieu ne les eût tenus étroitement rassemblés sous sa main, comme un bon pasteur ses brebis. Il y en avait toutefois beaucoup qui, manquant de pain, s'absentaient pendant plusieurs jours pour chercher dans des châteaux voisins les choses nécessaires à la vie, ne revenaient point ensuite à l'armée, et quittaient le siége pour toujours. A cette époque nous vîmes une rougeur étonnante dans le ciel, et nous sentîmes de plus un violent tremblement de terre, qui nous glaça tous de frayeur. Plusieurs même aperçurent en outre un certain signe d'une couleur blanche, représentant une espèce de croix et se dirigeant en droite ligne vers l'Orient.


CHAPITRE VIII.

L'ANNEE du Seigneur 1098, après que toute la province d'Antioche eut été complétement ravagée sur tous les points par l'immense multitude des nôtres, petits et grands souffrirent de plus en plus d'une extrême disette. Poussés par la faim, nos gens mangeaient les tiges des fèves qui commençaient à peine à croître dans les champs, des herbes de toute espèce, qui n'étaient pas même assaisonnées avec du sel, des chardons que, faute de bois, on ne pouvait faire assez cuire pour qu'ils ne piquassent pas la langue de ceux qui s'en nourrissaient, des chevaux, des ânes, des chameaux, des chiens même et des rats; les plus misérables dévoraient les peaux de ces animaux, et, ce qui est affreux à dire, les souris et les graines qu'ils trouvaient dans les ordures. Il leur fallut supporter encore, pour l'amour de Dieu, des froids âpres, des vents impétueux, des chaleurs brûlantes et des pluies battantes. Déjà les tentes, pouries et déchirées par les torrens de pluie qui les inondaient, étaient tellement hors de service, que beaucoup des nôtres n'avaient plus d'autre abri que le ciel. Ce fut ainsi que, semblables à l'or essayé trois fois par le feu et purifié sept fois, ces hommes élus d'avance et depuis longtemps, je pense, par le Seigneur, et éprouvés par cet excès de calamités, furent purgés de tous leurs péchés. Et en effet, quoiqu'il ne manquât pas de glaive pour les frapper, beaucoup d'entre eux, épuisés par une longue agonie, auraient fourni volontairement toute la carrière du martyre, éclairés et purifiés sans doute par le grand exemple du juste Job, qui, purifiant son ame au milieu des tourmens qui consumaient son corps, avait sans cesse le Seigneur présent à l'esprit. Voilà comment les Chrétiens savent tout à la fois combattre les Païens, et souffrir pour Dieu. Quoique ce Dieu, qui crée toutes choses, donne des lois à tout ce qu'il a créé, et soutient et gouverne, par sa puissance, tout ce qu'il tient sous sa loi, puisse détruire en un instant, et par sa seule volonté, ce qu'il lui plaît de renverser, je comprends qu'il permette que les Chrétiens écrasent sous leurs coups les Païens, qui si long-temps, et parce qu'il a bien voulu le souffrir, foulèrent outrageusement sous leurs pieds tous ses commandemens. Mais quand il consent que les Chrétiens soient tués par des Turcs, c'est pour leur salut, tandis que les Turcs, il les immole pour la perte de leurs ames. Il plut cependant au Seigneur que quelques-uns de ces derniers, prédestinés par lui à être sauvés, reçussent alors le baptême des mains de nos prêtres; «car ceux qu'il a prédestinés, il les a aussi «appelés et glorifiés (16).» Que dirai-je de plus? Il y en eut plusieurs des nôtres qui, comme on l'a vu plus haut, abandonnèrent ce siége si pénible, les uns à cause de leur pauvreté, les autres par manque de fermeté, d'autres enfin par crainte de la mort; les indigens désertèrent les premiers; ensuite les riches en firent de même. Ce fut alors qu'Etienne, comte de Blois, quitta l'armée et retourna par mer dans la sa patrie; nous en eûmes tous un grand chagrin, car c'était un véritable noble homme et d'une haute vertu. Au moment même où il s'éloignait, et le lendemain de son départ, la ville d'Antioche nous fut livrée; si donc il avait eu plus de persévérance, il se serait réjoui vivement avec les autres de ce succès: aussi sa retraite lui tourna-t-elle à opprobre. Il ne sert en effet à personne de bien commencer, s'il ne finit pas également bien. Au surplus, outre que je ne voudrais pas mentir, il importe d'être exact dans le récit dès choses qui intéressent le Seigneur; de peur donc de me tromper quelque peu que soit, je serai bref. Le siége d'Antioche, commencé au mois d'octobre, se prolongea tout l'hiver suivant et le printemps jusqu'au moment où l'on entra dans le mois de juin. Souvent et tour à tour, tant qu'il dura, les Francs et les Turcs fondirent les uns sur les autres, engagèrent des combats, se dressèrent des embuscades, furent vainqueurs et vaincus, quoique les nôtres triomphassent plus fréquemment; dans une de ces rencontres, entre autres, il arriva que beaucoup de Païens tombèrent en fuyant dans le Fer, et s'y noyèrent misérablement. C'était en effet en decà ou au delà de ce fleuve que les deux nations se combattaient le plus ordinairement. Nos chefs, pour presser le siége, élevèrent devant la ville plusieurs châteaux; puis, faisant des sorties, ils assaillaient les Turcs et enlevaient leurs troupeaux des pâturages. Quant aux Arméniens du dehors, établis dans le pays, non seulement ils ne nous apportaient aucune provision, mais souvent eux-mêmes venaient piller nos gens. Cependant il plut à la fin au Seigneur de mettre un terme aux travaux de son peuple; apaisé peut-être par les prières de ceux qui, chaque jour, lui adressaient les supplications les plus humbles, il permit dans sa miséricorde que, grâce à une trahison de ces mêmes Turcs, Antioche fût secrètement rendue et livrée aux Chrétiens. Or voici quelle fut cette trahison, qui au fond n'était rien moins qu'une trahison.

(16) Épit. de saint Paul aux Rom., chap. VII, v. 30.


CHAPITRE IX.

LE Seigneur, notre Dieu, apparut à un certain Turc, que sa grâce avait mis d'avance au nombre de ses élus, et lui dit: «Toi qui dors, réveille-toi; je te commande de rendre Antioche aux Chrétiens.» Cet homme, frappé d'admiration, garda le plus profond silence sur cette vision. Le Seigneur lui apparut une seconde fois, et lui dit: «Rends donc la ville aux Francs; car je suis le Christ, et c'est moi qui te donne cet ordre.» Ce Turc, ayant médité en lui-même sur ce qu'il devait faire, va trouver son maître, le prince d'Antioche, et lui raconte sa vision. «Veux-tu donc, brute que tu es, obéir à un fantome?» lui répond son maître. De retour chez lui, le Turc se tait encore sur ce prodige. Une troisième fois le Seigneur lui apparaît encore et lui dit: «Pourquoi n'as-tu pas accompli ce que je t'ai prescrit? Tu ne dois pas hésiter; car moi, qui t'enjoins de «rendre la ville, je suis le maître de toutes choses.» Cet homme alors ne balance plus un instant, se concerte prudemment avec les nôtres, et promet que, grâces à ses machinations, ils entreront dans Antioche. Cette convention faite, il livre son propre fils en otage aux Francs, ou plutôt au seigneur Boémond; et une certaine nuit, à l'aide d'échelles faites de cordes, il introduit vingt des nôtres dans la ville par dessus la muraille. L'une des portes est ouverte sur-le-champ et sans aucun délai; aussitôt les Francs, qui se tenaient prêts, entrent dans la place. Cependant quarante chevaliers, qui déjà avaient grimpé le long des cordes, trouvent quarante Turcs préposés à la garde de trois tours, et les égorgent; alors tous les Francs poussent en même temps, et à haute voix, le cri, Dieu le veut, Dieu le veut, ce qui était notre cri et notre signal lorsque nous voulions mettre à fin quelque entreprise. Dès que les Turcs entendent ce cri, tous sont frappés d'un profond effroi. Au moment, en effet, où l'aurore blanchissait le ciel, les Francs commencent à se répandre dans toute la ville; alors, et aussitôt que les Turcs voient se déployer en l'air la bannière rouge de Boémond, et un tumulte effroyable régner partout, dès qu'ils entendent les Francs faire retentir le sommet des murs du son de tous leurs cors, et aperçoivent les nôtres courant de tous côtés dans les rues et sur les remparts, le glaive nu et massacrant tout ce qu'ils rencontrent d'ennemis, les malheureux, saisis de stupeur, se mettent à fuir çà et là; bientôt beaucoup d'entre eux sont tués; mais quelques autres, en fuyant, parviennent à entrer dans le château, bâti sur une roche élevée. Dans cette circonstance, la tourbe de notre armée pilla, sans aucune retenue, tout ce qu'elle trouva dans les carrefours et les maisons; mais les chevaliers, fidèles aux devoirs du vrai guerrier, ne cessèrent de poursuivre les Turcs et d'en faire un grand carnage. Enfin au moment où l'émir d'Antioche, Gratien, cherchait son salut dans la fuite, un certain paysan arménien lui coupa la tête et se hâta de l'apporter aux Francs.


CHAPITRE X.

APRES la prise de la cité d'Antioche, il arriva qu'un certain homme trouva une lance qu'il assurait avoir tirée d'une fosse où elle était enfouie dans l'église du bienheureux Pierre, et être celle dont Longin perça le côté de Notre-Seigneur. Il disait que l'existence de ce saint trésor lui avait été révélée par l'apôtre André, que cet apôtre lui était apparu par trois fois, et que, d'après ses instructions, il avait creusé le pavé de l'église à l'endroit même désigné par sa vision, et trouvé cette lance, que peut-être on y avait adroitement cachée. Cet homme découvrit d'abord sa vision à l'évêque du Puy et au comte Raimond. L'évêque croyait toute cette histoire fausse; le comte Raimond, au contraire, se flattait qu'elle était vraie. Cependant tout le peuple, plein de joie, glorifiait le Seigneur de ce que cette lance avait été ainsi découverte; depuis cent jours environ, tous la tenaient en grande vénération; le comte Raimond lui prodiguait les plus signalés honneurs, et, s'en étant rendu lui-même le gardien, distribuait aux indigens les offrandes que le peuple, dans sa piété, apportait aux pieds de cette lance. Toutefois l'évêque de Bari et plusieurs autres, tant clercs que laïcs, doutaient que cette lance fût celle du Seigneur, comme on se plaisait à le croire, et pensaient que c'en était une autre que cet homme grossier disait faussement avoir trouvée. On tint donc une grande assemblée; puis, après trois jours de prières et de jeûne, le huitième mois depuis la prise d'Antioche, on mit le feu à un tas de bois au milieu même du camp placé sous les murs du château d'Archas qu'on assiégeait alors; les évêques donnèrent leur bénédiction à ce feu, dont l'épreuve devait servir de jugement; et l'homme qui avait trouvé la lance passa vite et résolument au milieu du brasier enflammé. On reconnut aussitôt qu'en le traversant. cet homme, comme il arrivait à tout vrai coupable, avait eu la peau brûlée par la flamme, et l'on présuma promptement que quelque partie intérieure de son corps devait être mortellement endommagée; cela fut bientôt clairement confirmé par la fin de ce criminel imposteur, qui mourut le douzième jour des douleurs de sa brûlure. Cédant à la force de cette preuve, tous les nôtres qui, pour l'amour et la gloire de Dien, avaient vénéré cette lance, cessèrent de croire à sa sainteté, mais furent cruellement contristés. Quant au comte Raimond, il conserva très-longtemps cette lance, et la perdit par je ne sais quel accident. Revenons, au surplus, maintenant au récit que nous avons suspendu.

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Histoire des Croisades, par Foulcher de Chartres 1 Empty Re: Histoire des Croisades, par Foulcher de Chartres 1

Message par Stephandra Lun 04 Avr 2011, 21:43

CHAPITRE XI.

QUAND la ville d'Antioche eut été prise ainsi qu'on l'a dit, et dès le lendemain même, une innombrable multitude de Turcs vint mettre le siége devant cette cité. En effet, aussitôt que le Soudan, ou roi des Perses, dont il a été parlé un peu plus haut, eut appris, du messager qu'on lui avait envoyé, que les Francs cernaient Antioche, il rassembla de nombreuses troupes, en forma une armée qu'il fit marcher contre les Francs, et lui donna pour émir et pour chef Corbogath. Ces Turcs s'arrêtèrent pendant trois semaines entières devant Edesse, où était alors le comte Baudouin; mais ne faisant aucun progrès contre cette place, ils se hâtèrent d'accourir vers Antioche au secours de Gratien. A leur vue les Francs se désespérèrent de nouveau et non moins que de coutume. Leur châtiment en effet fut double comme l'étaient leurs péchés; car, à peine étaient-ils entrés dans Antioche, que beaucoup d'entre eux s'étaient empressés de rechercher le commerce de femmes hors de la loi de Dieu. Environ soixante mille Turcs pénétrèrent alors dans la ville par le château qui la dominait, du côté de la roche élevée sur laquelle il était bâti, et pressèrent vivement les nôtres par de subites et fréquentes attaques; mais leur séjour dans Antioche ne fut pas long; ils la quittèrent frappés d'une grande terreur, et l'assiégèrent du dehors. Quant aux Francs, ils restèrent enfermés dans l'intérieur des murs et livrés à une anxiété plus cruelle qu'on ne pourrait le croire. Cependant le Seigneur qui ne les accablait pas, se montra souvent à plusieurs d'entre eux, comme ceux-ci l'affirmaient, et, relevant leur courage, promit que son peuple allait jouir d'une prompte victoire.


CHAPITRE XII.

DANS ce temps-là, Dieu apparut à un certain clerc qui, par crainte de la mort, s'enfuyait de la ville. «Où tournes-tu tes pas, frère? lui dit le Seigneur. — Je «fuis, répond le clerc, de peur de périr malheureusement; beaucoup en font de même pour éviter une fin misérable. — Ne fuis point, réplique le Seigneur; retourne en arrière et dis à tes compagnons que je les assisterai dans le combat. Apaisé par les prières de ma mère, je serai favorable aux Francs; mais parce qu'ils ont péché, ils se verront sur le point de périr. Que cependant ils conservent en moi une espérance ferme, et je les ferai triompher des Turcs; qu'ils se repentent, et ils seront sauvés. C'est moi qui suis le Seigneur et qui te parle.» Ce clerc donc retournant sur ses pas, raconta ce qu'il venait d'entendre, au moment même où plusieurs, profitant des ombres de la nuit, voulaient à l'aide de cordes descendre du haut des murs et fuir, comme avaient fait beaucoup d'autres, qui redoutaient de périr aussi par la faim ou par le glaive.


CHAPITRE XIII.

UNE autre fois, comme un certain homme descendait ainsi de la muraille, son frère, déjà mort depuis quelque temps; lui apparut et lui dit: «Où fuis-tu, «mon frère? demeure, n'aie aucune crainte; le Sei«gneur sera avec vous au jour de la bataille; et ceux «de vos compagnons, dans ce pélerinage, qui vous «ont précédés au tombeau, combattront avec vous «contre les Turcs.» L'autre, étonné des paroles que lui adressait le défunt, cessa de fuir, et rapporta à ses compagnons les paroles qu'il avait entendues.


CHAPITRE XIV.

CEPENDANT il plut au Seigneur de mettre un terme aux souffrances de ses serviteurs, qui déjà ne pouvaient plus supporter les maux de tout genre qui les accablaient, et n'ayant pas la moindre chose à manger tombaient, ainsi que leurs chevaux, dans une extrême faiblesse. Ils établirent trois jours de jeûne, des prières et des aumônes, afin de se rendre Dieu favorable par leur pénitence et leurs supplications. Ensuite, ayant tenu conseil, ils firent savoir aux Turcs, par un certain hermite nommé Pierre: «Que s'ils ne laissaient aux Chrétiens la paisible possession de la terre qui leur appartenait de temps immémorial, ils iraient certainement leur livrer bataille le jour suivant. Que si les Turcs le préféraient, le combat aurait lieu entre cinq, dix, vingt ou même cent hommes d'armes choisis de part et d'autre; qu'ainsi tous ne se battant pas en même temps les uns contre les autres, la masse des deux peuples ne serait pas exposée à périr; et que le parti dont les champions vaincraient ceux de l'autre, posséderait de droit la ville et son empire.» Voilà ce qui fut proposé; les Turcs ne l'acceptèrent pas: comme ils étaient nombreux et bien pourvus de chevaux, ils espéraient triompher; et en effet on évaluait leurs forces à six cent soixante mille hommes, tant cavaliers que gens de pied: ils savaient d'ailleurs que tous nos hommes d'armes étaient pauvres, réduits à combattre à pied, et affaiblis par la faim. L'envoyé Pierre revint donc et rendit la réponse de l'ennemi; dès qu'ils l'eurent entendue, les Francs mettant tout leur espoir dans le Seigueur, se préparèrent au combat sans hésiter. Les Turcs avaient des chefs nombreux qu'on nomme émirs. C'étaient, Corbogath, Meleducac, l'émir Soliman, l'émir Soland, l'émir Maroan, l'émir Mahomet, Carajath, Coteloseniar, Mergascotelon, Balduk, Boellach, l'émir Boach, Axian, Samsadol, Amigian, Guinahadole, l'émir Todigon, l'émir Natha, Soquenari, Boldagis, l'émir Rillias, Gersaslan, Gigremis, l'émir Gog, Artubech, l'émir Dalis, l'émir Moxe, l'émir Churaor et beaucoup d'autres. Du côté des Francs, les principaux chefs étaient Hugues-le-Grand, Robert comte de Normandie, Robert comte de Flandre, le duc Godefroi, le comte Raimond, Boémond et plusieurs autres nobles. Que Dieu répande sa bénédiction sur l'ame d'Adhémar évêque du Puy, qui, en homme vraiment apostolique, soutenait toujours avec bonté le courage du peuple et le fortifiait dans le Seigneur. O pieuse précaution! Ce prélat avait, le soir précédent, ordonné par une proclamation que chaque homme d'armes à cheval de l'armée du Très-Haut tâchât de donner, selon son pouvoir, et sur sa propre provision de grain, une ration à son cheval, de peur que le lendemain, et à l'heure du combat, ces animaux affaiblis par la faim ne manquassent sous ceux qui les monteraient. Il fut fait comme il l'avait commandé. Tous les nôtres étant donc ainsi préparés pour la bataille, sortent d'Antioche au point du jour, le quatrième jour des calendes de juillet; les escadrons et les lignes d'infanterie, divisés régulièrement, les uns en petits corps et les autres en phalanges, marchent précédés de leurs enseignes; au milieu des rangs sont les prêtres, qui, revêtus d'ornemens blancs, chantent en pleurant des psaumes à la louange du Seigneur, et d'un cœur pieux lui adressent de nombreuses prières au nom de tout le peuple. Alors un certain Turc, nommé l'émir Dalis, d'une habileté consommée dans la guerre, voyant les nôtres sortir de la ville, et s'avancer contre ses gens enseignes déployées, est frappé d'étonnement; apercevant les bannières de nos grands, qu'il connaissait toutes particulièrement, comme habitant d'ordinaire Antioche, il ne doute pas que la bataille ne s'engage promptement, et court l'annoncer à Corbogath, émir en chef. «A quoi songes-tu, lui dit-il, de jouer aux échecs? Voici les Francs qui viennent. — Viennent-ils donc pour combattre? répond Corbogath.—Je ne le sais pas encore, réplique l'émir Dalis; mais attends un peu, et je te le dirai.» Examinant de nouveau et remarquant que les bannières de nos princes sont portées devant eux de droite et de gauche, et que les corps d'armée, divisés régulièrement en troupes, suivent en bon ordre, il retourne vers Corbogath, et lui dit: «Voilà certainement les Francs. —Que penses-tu de leurs projets? répond le chef.—Je crois qu'ils veulent combattre, réplique l'autre; mais cela est encore un peu incertain. Je sais quels sont ceux à qui appartiennent les bannières que j'aperçois.» Considérant alors de nouveau et avec plus d'attention, il reconnaît l'étendard de l'évêque du Puy en tête du troisième escadron de cavaliers; sans s'arrêter plus long-temps, il dit alors à Corbogath: «Ce sont bien les Francs qui viennent; ou fuis sur-le-champ, ou songe à bien combattre. C'est la bannière du grand pape que je vois en tête de l'ennemi; tremble donc d'être aujourd'hui vaincu par ceux que tu te flattais de pouvoir écraser complétement. — Je vais, répond Corbogath, envoyer dire à ces Francs que je souscris aux propositions qu'ils m'ont fait faire hier. — Tu tiens ce langage trop tard, réplique l'émir Dalis.» Corbogath envoie cependant vers nous; mais ce qu'il demande lui est refusé. Cependant l'émir Dalis le quitte sans perdre un moment, et presse son coursier des éperons. On croirait qu'il fuit; mais il court au contraire exciter les siens à combattre tous vaillamment, et à faire pleuvoir une grêle de flèches. Hugues-le-Grand, Robert le Normand et le comte de Flandre sont placés en tête de la première ligne et chargés de l'attaque; à la seconde suit le duc Godefroi avec les Allemands et les Lorrains; après eux marchent l'évêque du Puy, ainsi que les Gascons et les Provençaux, tous gens du comte Raimond, qui de sa personne est resté dans Antioche pour la garder; la dernière est conduite par l'habile Boémond. Les Turcs voyant l'armée entière des Francs prête à fondre sur eux avec fureur, commencent à courir çà et là en lançant leurs traits. Mais bientôt le Seigneur envoie sur eux sa terreur, et tous fuient en désordre comme si le monde entier allait les écraser dans sa chute; les Francs les poursuivent et les pressent autant qu'ils le peuvent; mais n'ayant que peu de chevaux, auxquels même la faim ôte toute vigueur, ils ne font pas autant de prisonniers qu'il l'aurait fallu: cependant ils se rendent maîtres de toutes les tentes des Païens, ainsi que des richesses diverses qui s'y trouvent, or, argent, manteaux, vêtemens, ustensiles, et une foule d'autres choses précieuses, que les Turcs, saisis d'effroi, et fuyant épars à travers les champs, ont abandonnées ou jettent derrière eux: tout devient notre proie, et nous nous emparons encore d'une grande quantité de chevaux, mulets, chameaux, ânes, casques excellens, arcs, flèches et carquois. Ce Corbogath lui-même, qui, dans ses propos féroces, s'était vanté si souvent de massacrer les Francs, il fuit plus léger que le cerf. Pourquoi donc fuit-il ainsi cet homme qui commandait à une armée si nombreuse et si bien fournie de chevaux? C'est qu'il voulait dans son audace combattre contre Dieu; mais le Seigneur, voyant sa pompe orgueilleuse et ses projets, les a pulvérisés entièrement. Le Très-Haut, qui ne se venge pas chaque jour de ses ennemis, ne permit pas toute fois que ce chef et ses soldats tombassent entre nos mains; grâces à leurs coursiers pleins de vitesse, ils nous échappèrent, et les traînards seuls furent pris par les Francs. Cependant beaucoup d'entre ces infidèles, et particulièrement des Sarrasins qui combattaient à pied, périrent par le glaive; les nôtres au contraire perdirent fort peu de monde, et ils passèrent au fil de l'épée toutes les femmes qu'ils trouvèrent dans les tentes des Turcs. Tous alors d'une voix triomphante bénirent et glorifièrent le Seigneur, dont la droite miséricordieuse avait délivré d'ennemis si cruels les siens réduits à la dernière extrémité, dévorés d'inquiétudes, et n'espérant qu'en lui seul; tous se félicitèrent de la victoire obtenue sur les Païens vaincus, et enrichis de leurs dépouilles ils rentrèrent pleins de joie dans la ville. De onze cents retranchez deux, et vous aurez le nombre des années, à dater du jour où le Seigneur naquit du sein d'une vierge: c'est alors que fut prise la noble cité d'Antioche, quand le soleil, dans le signe des Gémeaux, se fut levé neuf fois avec eux. Dans ce temps et le jour des calendes d'août, mourut l'évêque Adhémar. Puisse son ame jouir du repos éternel! A cette époque aussi, Hugues-le-Grand partit pour Constantinople, et de là retourna en France, du consentement de tous les héros chrétiens.


CHAPITRE XV.

APRES qu'on eut remporté ces avantages, l'illustre troupe des princes de toute l'armée adressa au pontife romain la lettre suivante:
«Au saint et vénérable seigneur pape Urbain, Boémond, Raimond, comte de Saint-Gilles, Godefroi, duc de Lorraine, et Robert, comte de Normandie, Robert, comte de Flandre, et Eustache, comte de Boulogne;
«Salut, fidèles services, et véritable soumission en Jésus-Christ, comme des enfans la doivent à leur père spirituel.
«Nous voulons et desirons te faire connaître que, grâces à l'excessive miséricorde du Seigneur et à son appui manifeste, Antioche est tombée en notre pouvoir; que les Turcs, qui avaient fait beaucoup d'affronts à notre Seigneur Jésus-Christ, ont été pris ou tués; et que nous, pélerins de Jérusalem, nous avons vengé sur eux les injures de Jésus-Christ, le Dieu tout-puissant. Nous souhaitons aussi t'apprendre comment, après les avoir d'abord assiégés dans cette ville, nous nous sommes vus ensuite assiégés par ceux de cette nation venus du Khorazan, de Jérusalem, du pays de Damas et de beaucoup d'autres régions, et comment nous avons enfin été délivrés par la miséricorde de Jésus-Christ. Après donc que nous eûmes, ainsi que tu l'as sans doute entendu dire, pris la ville de Nicée, vaincu dans un champ couvert de fleurs, vers les calendes de juillet, une multitude innombrable de Turcs accourus à notre rencontre, mis en fuite et dépouillé de toutes ses terres et de tous ses biens le grand Soliman, conquis et pacifié toute la Romanie, nous marchâmes vers Antioche pour l'assiéger. Dans ce siége nous eûmes beaucoup à souffrir des combats que nous livraient sans cesse les Turcs et les Païens des provinces voisines, qui nous attaquaient si souvent et en si grand nombre qu'on pouvait dire avec vérité qu'ils nous assiégeaient plus que nous n'assiégions ceux d'Antioche. Nous triomphâmes enfin dans tous ces combats, et leur heureuse issue releva la gloire de la foi chrétienne, comme nous allons le raconter. Moi Boémond, je conclus une convention avec un certain Turc, qui me livra la ville d'Antioche; un peu avant le jour, j'appliquai les échelles à la muraille, et nous nous rendîmes ainsi maîtres, le 3 des nones de juillet, de cette cité, qui auparavant résistait à la puissance du Christ. Nous tuâmes Gratien, le tyran de cette même ville, et beaucoup de ses soldats; quant aux femmes, enfans, et parens de ces infidèles, nous nous en sommes emparés, ainsi que de leur or, leur argent et tous leurs biens. Nous ne pûmes cependant emporter le château d'Antioche, fortifié de longue main par les Turcs. Mais le lendemain, lorsque nous nous disposions à l'attaquer, nous vîmes tout à coup se répandre dans la Campagne une multitude infinie de Païens, que nous savions en marche pour nous combattre, et que nous avions attendus long-temps hors des murs de la ville. Ils nous assiégèrent le troisième jour, introduisirent dans ledit château plus de cent de ci leurs hommes d'armes, et essayèrent de pénétrer, par la porte du château, dans la portion de la ville qui, placée au pied de ce fort, nous était commune avec eux, et de l'occuper. Mais campés sur une autre hauteur opposée à ce château, et craignant que les Turcs en grand nombre ne s'ouvrissent de force un passage jusqu'à nous, nous gardâmes avec vigilance le chemin qui séparait les deux armées, et descendait vers la cité; nous combattîmes nuit et jour au dedans et au dehors des murs, et nous contraignîmes enfin l'ennemi de rentrer par les portes du château qui conduisaient à l'intérieur de la ville, et de regagner son camp. Les Turcs reconnaissant alors que du côté du fort ils étaient sans moyen de nous nuire en rien, nous bloquèrent si étroitement de toutes parts dans Antioche, qu'aucun des nôtres ne pouvait ni en sortir, ni arriver du dehors jusqu'à nous. Nous fûmes tous d'autant plus chagrins et désespérés de notre position, que beaucoup de nos gens, succombant sous la faim et une foule d'autres maux, se trouvaient réduits à tuer et à manger les chevaux et les ânes, épuisés eux-mêmes par le défaut de nourriture. Cependant la clémente miséricorde du Dieu tout-puissant veillait sur nous, et vint à notre aide; grâces à elle, l'apôtre André, dans une vision trois fois renouvelée, révéla à un certain serviteur de Dieu l'existence de la lance consacrée au Seigneur, avec laquelle la main de Longin perça le côté de notre Sauveur, et lui montra en songe l'endroit même où elle gisait cachée; nous la trouvâmes en effet dans l'église du bienheureux Pierre, prince des Apôtres; aussitôt consolés et fortifiés par cette heureuse découverte, et beaucoup d'autres révélations d'en haut, nous, qui peu auparavant étions en proie à l'affliction et à l'effroi, maintenant pleins d'ardeur et d'audace, nous nous excitons les uns les autres à combattre. Après donc avoir été ainsi assiégés trois semaines et quatre jours, nous nous confessons de toutes nos iniquités, et mettant notre confiance en Dieu, la veille même de la fête des apôtres Pierre et Paul, nous sortons des portes de la ville dans tout l'appareil du combat. Nous étions si peu, que les Turcs disaient hautement que, loin de venir leur livrer bataille, nous prenions la fuite. Mais nous, préparés tous à bien faire, et ayant rangé en bon ordre nos gens de pied et nos hommes d'armes, nous marchons audacieusement et précédés de la lance teinte du sang du Seigneur, vers le lieu où les ennemis avaient réuni leurs troupes les plus fortes et les plus vaillantes, et nous les contraignons de fuir de ce premier champ de bataille. Eux alors, suivant leur usage, commencent à se disperser de toutes parts, occupent les collines, se jettent autant qu'ils le peuvent dans tous les chemins, et s'efforcent de nous cerner, se flattant de nous massacrer ainsi tous à la fois: mais d'une part, une foule de combats nous avaient instruits à nous garantir de leurs ruses et de leurs projets; de l'autre, la grâce miséricordieuse de Dieu nous secourt si efficacement que, quoique très-peu en comparaison d'eux, nous les resserrons tous sur Un seul point; et ainsi resserrés, nous les forçons par l'aide de la droite du Seigneur, qui combat avec nous, de fuir et de nous abandonner leur camp et toutes les richesses qu'il contient. Après les avoir ainsi vaincus et poursuivis pendant tout le jour, et leur avoir tué bon nombre de soldats, nous rentrons heureux et pleins de joie dans Antioche. Un certain émir, renfermé dans le château dont on a parlé ci-dessus, avec mille des siens se rend alors à Boémond, et tous, d'un consentement unanime, reçoivent de ses mains le sceau de leur soumission au joug de la foi chrétienne. Ainsi donc notre Seigneur Jésus-Christ tient maintenant Antioche tout entière asservie à la foi et à la religion romaine. Mais comme d'ordinaire quelque affliction se mêle toujours aux choses les plus heureuses, l'évêque du Puy, que tu nous avais donné pour ton vicaire, cette guerre, où il s'est conduit avec honneur, une fois terminée, et la paix rendue à la ville, est mort le jour des calendes d'août. Nous, tes enfans, orphelins maintenant du père auquel tu nous avais confiés, nous te supplions, toi, notre père spirituel, qui nous ouvris la route, nous entraînas par tes discours à abandonner nos terres et toutes leurs richesses, nous ordonnas de suivre le Christ en portant sa croix, et nous recommandas de glorifier son saint nom, nous te supplions, disons-nous, de venir vers nous pour achever ce que, tu nous fis entreprendre, et d'engager à t'accompagner tous ceux que tu pourras réunir. C'est ici, en effet, que le nom chrétien a pris naissance; car après que le bienheureux Pierre eut été intronisé dans la chaire que nous contemplons ici chaque jour, ceux qu'on nommait, dans le principe, Galiléens, furent d'abord, et surtout à cause de Pierre, appelés Chrétiens. L'univers ne trouvera-t-il donc pas très-convenable que toi, le chef et le père de la religion chrétienne, tu viennes dans la ville principale et capitale du nom chrétien, et que tu concoures pour ta part à une guerre qui est la tienne? Nous avons bien, quant à nous, dompté les Turcs et les Païens; mais il n'est pas en notre pouvoir de triompher des hérétiques Grecs, Arméniens, Syriens et Jacobites. Nous le mandons et le répétons par conséquent à toi, notre père très-cher; viens donc toi, père et chef des Chrétiens, dans le berceau de ta paternité, toi le vicaire du bienheureux Pierre, accours t'asseoir dans sa chaire; visite-nous comme des enfans toujours prêts à t'obéir dans les choses bonnes à faire; avec le secours de notre courage détruis et déracine par ta présence et ton autorité toutes les hérésies de quelque genre qu'elles soient; que ton voyage ainsi achève de nous conduire dans la route où nous sommes entrés d'après tes ordres, nous ouvre les portes de l'une et l'autre Jérusalem, rende libre le sépulcre du Seigneur, et élève le nom chrétien au dessus de tout autre nom. Si tu viens vers nous, et termines avec nous le pélerinage que toi seul nous as fait entreprendre, tout l'univers te sera obéissant. Puisse te déterminer à céder à notre prière, le Dieu qui vit et règne dans les siècles des siècles! Amen!»


CHAPITRE XVI.

APRES que nos hommes et leurs chevaux, épuisés par de si longues et pénibles fatigues, se furent, grâces à un séjour de quatre mois dans Antioche, refaits par le repos et une bonne nourriture, et eurent repris leurs anciennes forces, on tint conseil, et une partie de l'armée se mit en marche pour l'intérieur de la Syrie, dans le dessein d'ouvrir complétement au reste des nôtres le chemin de Jérusalem. Les deux principaux chefs de ce corps étaient Boémond et le comte Raimond. Quant aux autres princes, ils restèrent encore dans la contrée d'Antioche. Ces deux chefs et leur monde s'emparèrent, par des attaques pleines d'audace, de deux villes, Alber et Marrah. La première, ils la prirent très-promptement, en massacrèrent tous les citoyens, et enlevèrent tout ce qui s'y trouva de richesses. Joyeux et triomphans ils marchèrent sur l'autre; mais le siége se prolongea pendant vingt jours, et nos hommes eurent à supporter tous les maux de la faim. Je ne puis redire sans horreur comment plusieurs des nôtres, transportés de rage par l'excès du besoin, coupèrent un ou deux morceaux des fesses d'un Sarrasin déjà mort, et, se donnant à peine le temps de les rôtir, les déchirèrent de leurs dents cruelles. Ainsi donc les assiégeans souffraient plus que les assiégés. Cependant des machines furent construites, et on les approcha des murailles; les Francs alors montèrent à l'assaut avec une merveilleuse audace, et, secondés par la bonté de Dieu, franchirent le sommet du mur, s'introduisirent dans la ville, égorgèrent, ce jour-là et le suivant, tous les Sarrasins, depuis le plus grand jusqu'au plus petit, et s'emparèrent de toutes les provisions des habitans. Quand cette cité fut détruite, Boémond retourna à Antioche, en chassa les gens que le comte Raimond avait préposés à la garde de la portion de cette cité dont il s'était rendu maître, et se mit en possession de la ville et de tout son territoire, disant qu'elle n'avait été prise que grâces à ses négociations et machinations. Au surplus, le comte Raimond, s'étant joint avec Tancrède, suivit le chemin qu'on avait pris; et Robert le Normand se réunit en outre à cette même armée le lendemain du jour où elle quitta la ville de Marrah après l'avoir saccagée.
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Histoire des Croisades, par Foulcher de Chartres 1 Empty Re: Histoire des Croisades, par Foulcher de Chartres 1

Message par Stephandra Lun 04 Avr 2011, 21:44

CHAPITRE XVII.

L'ANNEE 1099 depuis l'Incarnation du Seigneur, ils marchèrent ensemble vers le château qu'on appelle Archas, bâti au pied du mont Liban: il est, par sa position et la nature des lieux, très-fort et très-difficile à prendre pour des ennemis qui l'attaquent du dehors; aussi nos gens demeurèrent-ils cinq semaines environ sous leurs tentes, devant ce château très-ancien, et fondé, comme on le lit dans l'Histoire, par Aracée, fils de Chanaan. Cependant le duc Godefroi et Robert, comte de Flandre, ne tardèrent pas à suivre ce corps d'armée. Avant de la joindre, ils formèrent le siége de Gibel, certain château d'un grand renom; mais, ayant reçu une députation de l'armée, qui les pressait de venir en toute hâte la secourir contre les Turcs par qui elle s'attendait à être attaquée, ils laissèrent là Gibel, et partirent sur-le-champ pour l'expédition à laquelle on les appelait. Quand ils furent arrivés au lieu où étaient leurs compagnons, ils campèrent avec eux, mais n'eurent pas à faire la guerre dont ils se croyaient menacés. Au siège d'Archas, Anselme de Ribeaumont, vaillant chevalier, périt frappé d'un éclat de pierre. Les chefs tinrent alors conseil, et furent d'avis que, si l'on demeurait encore long-temps sous les murs de ce château sans réussir à le prendre, il en résulterait pour tous des inconvéniens irréparables; ils ajoutèrent que l'important était, abandonnant ce siége, où ils savaient que le commerce ne leur offrirait nulle ressource, de continuer leur route pendant qu'ils pouvaient encore arriver à Jérusalem pour le temps de la moisson, vivre dans le chemin des récoltes sur pied que la bonté du Seigneur faisait croître de toutes parts, et, à l'aide de ce secours, arriver, sons la conduite de Dieu, aux lieux après lesquels ils soupiraient. Tous approuvent ce plan et l'exécutent sur-le-champ. Ils enlèvent donc leurs tentes, se mettent en route, se dirigent vers la cité de Tripoli, et, après l'avoir dépassée, marchent vers le château de Gibel. On était dans le mois d'avril, et déjà les nôtres subsistaient des récoltes qui couvraient la terre. Poursuivant leur chemin, ils passent non loin de la cité de Béryte, et, après cette ville, en trouvent une autre appelée Sidon, bâtie, comme nous le voyons dans l'histoire, sur la terre de Phénicie, et fondée par Sidon, fils de Chanaan, de qui les Sidoniens ont pris leur nom. Ils rencontrent ensuite Sarepta de Sidon et Tyr, cité très-riche, d'où était cet Apollonius dont parle l'histoire. L'évangéliste dit de ces deux villes: «Josué se retira du côté de Tyr et de Sidon (17).» Aujourd'hui les habitans du pays appellent la première Sagitte, et la seconde Sur, dont le nom hébreu est Sor, et qui se trouvait comprise dans le partage de la tribu de Nephtali. Après ces villes, l'armée traverse Ptolémaïs, autrefois Accon, que quelques-uns écrivaient et lisaient, par erreur, Accaron, ainsi que je le faisais moi-même lorsque j'entrai pour la première fois dans le pays de la Palestine. Accaron est une cité de la contrée des Philistins, entre Azot et Jamnia, près d'Ascalon; mais Accon ou Ptolémaïs a au sud le mont Carmel. Les nôtres, longeant le pied de cette montagne, laissèrent à droite la place appelée Cayphe; de là nous suivîmes le chemin qui avoisine Dor près Césarée en Palestine, qui portait encore le nom de Tour de Straton. C'est là qu'Hérode, surnommé Agrippa, et petit-fils de cet Hérode dans le temps de qui est né le Christ, frappé par l'ange exterminateur et rongé des vers, expira misérablement. Laissant alors à notre droite le rivage de la mer, nous prîmes notre route parla ville appelée Ramla, d'où les habitans, tous Sarrasins, s'étaient enfuis la veille de l'arrivée des Francs, et où ceux-ci trouvèrent une immense provision de froment, dont ils chargèrent toutes leurs bêtes de somme, et qu'ensuite ils transportèrent jusqu'à Jérusalem.

(17) Évang. selon saint Matthieu, chap. XV, v. 21.

CHAPITRE XVIII.

LES nôtres, après avoir séjourné quatre jours dans cette ville, établi un évêque dans la basilique de Saint-George, et mis quelques hommes dans les forts pour garder la place, continuèrent leur marche vers Jérusalem. Le jour même de leur départ, ils allèrent jusqu'à un petit château qu'on nomme Emmaüs. La nuit, cent de nos chevaliers, cédant à l'idée d'un projet hardi, et poussés par leur propre courage, s'élancent sur leurs coursiers, passèrent près de Jérusalem au moment où l'aurore commençait à blanchir le ciel, et coururent en toute hâte jusqu'à Bethléem. Parmi eux étaient Tancrède et Baudouin du Bourg. Lorsque les Chrétiens, c'est-à-dire les Grecs et les Syriens qui habitaient ce lieu, reconnurent que c'étaient des Francs qui arrivaient, une grande joie les transporta; dans le premier moment, toutefois, ignorant quels gens venaient vers eux, ils les prirent pour des Turcs ou des Arabes; mais aussitôt qu'ils les voient distinctement et de plus près, et ne peuvent plus douter que ce sont des Francs, ils prennent, tout joyeux, leurs croix et leurs bannières, et viennent au devant des nôtres en pleurant et en chantant des hymnes pieux. Ils pleurent parce qu'ils craignent qu'une si petite poignée d'hommes ne soient facilement égorgés par la multitude innombrable de Païens qu'ils savent être dans le pays; ils chantent parce qu'ils se félicitent de l'arrivée de ceux dont ils souhaitent depuis si long-temps la venue, et qu'ils sentent destinés à rétablir, dans son antique gloire, la foi chrétienne indignement écrasée pendant tant de siècles par les méchans. Les nôtres, après avoir adressé sur-le-champ de pieuses supplications au Seigneur dans la basilique de la bienheureuse Marie, et visité le lieu où naquit le Christ, donnent gaîment le baiser de paix aux Syriens, et reprennent précipitamment le chemin de la ville sainte. Cependant, voilà qu'alors même le reste de notre armée s'approche de la grande cité, laissant sur la gauche Gabaon, distant de cinquante stades de Jérusalem. Au moment où notre avant-garde élève ses drapeaux et les montre aux habitans, les ennemis sortent tout à coup de l'intérieur de la ville; mais ces hommes, si prompts à se montrer hors de leurs murs, sont repoussés au dedans plus promptement encore, et contraints de se retirer. Le septième jour des ides de juin, selon le calcul annuel en usage, et lorsque juin était déjà, depuis sept jours, brûlé de tous les feux du soleil, les Francs cernent Jérusalem et en forment le siége. Cette cité sainte est située sur un lieu élevé, manque de ruisseaux, de bois et de fontaines, sauf cependant celle de Siloë, qui quelquefois fournit assez d'eau, et quelquefois, mais rarement, est à sec; cette petite source est placée dans le fond d'une vallée, au pied de la montagne de Sion, et au dessous du lit du torrent de Cédron, qui, dans la saison de l'hiver, coule habituellement à travers la vallée de Josaphat. Dans la ville, au surplus, sont beaucoup de citernes assez bien remplies d'eau, et qui, lorsqu'elles en sont bien approvisionnées, au moyen des pluies d'hiver qu'on peut y recueillir, donnent abondamment en tout temps, à tout ce qui est dans l'intérieur des murs, tant hommes que bêtes de somme, de quoi satisfaire leur soif. Il est reconnu généralement que Jérusalem présente l'aspect d'un cercle d'une étendue si bien proportionnée, que personne ne trouve à redire ni à sa grandeur ni à sa petitesse. Au couchant est la tour de David qui, au dedans comme au dehors, remplace, à l'endroit qu'elle occupe, le mur de la ville. Cette tour forme, de sa partie inférieure jusqu'au milieu de sa hauteur, une masse compacte revêtue de pierres carrées et scellées avec du plomb fondu; si donc elle était bien approvisionnée de vivres, et défendue seulement par quinze ou vingt hommes de cœur, jamais une armée, quelle qu'elle fût, ne parviendrait à s'en emparer de vive force. Dans cette ville est encore le temple du Seigneur, de forme ronde, et bâti dans le même endroit où Salomon construisit autrefois le sien, si célèbre par sa magnificence. Quoique le nouveau ne puisse, en aucune manière, être comparé à l'ancien, qui lui a servi de modèle, il est cependant d'un travail admirable et d'une très-belle architecture à l'extérieur; au milieu est une roche naturelle et immense qui défigure et obstrue beaucoup l'intérieur; je ne sais, en vérité, pourquoi l'on souffre de toute éternité que cette roche reste dans cet endroit, au lieu de la couper à rase terre; on dit que c'est le lieu où s'arrêta l'ange exterminateur, auquel David, tout tremblant, adressa ces paroles: «C'est moi qui ai péché, c'est moi qui suis le coupable; qu'ont fait ceux-ci, qui ne sont que des brebis (18)?» On prétend de plus que sur cette roche était scellée fortement l'arche d'alliance du Seigneur, avec la verge et les tables de l'ancienne loi, et que Josias, roi de Juda, prévoyant la future captivité, ordonna que la roche fût renfermée dans l'enceinte même du sanctuaire, disant: «Jamais on ne pourra l'arracher de ce lieu.» Mais ce récit est contredit par ce que nous lisons dans les écrits de Jérémie, que lui-même avait caché l'arche sainte en Arabie, disant: «Qu'elle devait rester inconnue jusqu'à ce que Dieu eût rassemblé son peuple dispersé (19).» Or Jérémie était contemporain de ce roi Josias, qui cependant cessa de vivre avant que le prophète mourût. Je ne saurais donc croire que l'arche ait été alors placée dans le temple. Dans la crainte de tromper sur quelque point mes lecteurs, je ne puis ni n'ose rapporter en détail toutes les choses saintes qui se trouvent dans ce temple. Cependant ces choses, quelque peu importantes qu'elles puissent paraître, je les ai, par amour pour Dieu, et en son honneur, recueillies dans ma mémoire d'après le récit de certains individus. Ce temple, au surplus, est certainement la maison du Seigneur, dont il est écrit: «Elle est fondée solidement sur la pierre la plus dure.» C'est là que Salomon ayant offert pieusement ses supplications à Dieu pour qu'il eût nuit et jour les yeux ouverts sur cette sainte demeure, et daignât exaucer celui qui viendrait prier avec un cœur droit dans ce sanctuaire, le Seigneur répondit à ce prince et lui accorda ce qu'il avait sollicité de sa bonté. Cet édifice, c'est-à-dire, ce temple du Seigneur, tous les Sarrasins l'eurent en grande vénération jusqu'au moment où nous les en chassâmes; ils y faisaient habituellement, plus volontiers qu'ailleurs, les prières qu'ils prodiguaient, sans fruit pour eux, à une idole fabriquée de leurs mains, et portant le nom de Mahomet, et ils ne permettaient à aucun Chrétien d'y entrer. Ce temple, qu'on appelle le temple de Salomon, quoique grand et admirable, n'est pas celui qu'éleva Salomon. Ce dont nous ne saurions maintenant assez nous affliger, c'est que, faute d'argent, nous ne pûmes réparer la toiture de ce monument, lorsqu'il fut enfin tombé dans nos mains et dans celles du roi Baudouin, qui lui-même vendait à des marchands le plomb qui en tombait de temps à autre, ou qu'il ordonnait d'en arracher. Il existe en outre sur le sépulcre de Notre-Seigneur une basilique assez belle et de forme ronde; on a laissé sans couverture le sommet de sa voûte arrondie; mais c'est exprès, et par un artifice tellement ingénieux que la lumière du soleil entre par cette ouverture assez abondamment, pour que l'intérieur de l'édifice soit toujours bien éclairé. Dans tous les quartiers de la ville se trouvent des égouts, par lesquels les immondices sont emportées dans les temps de pluie. L'empereur Ælius Adrien embellit cette cité avec magnificence, et fit paver richement ses rues et ses places: aussi Jérusalem prit du nom de ce prince celui d'Ælia. Ces choses et beaucoup d'autres rendent cette cité vénérable et célèbre. Les Francs ayant examiné les dehors de la ville, et reconnu que la prendre serait difficile, nos chefs prescrivirent de construire des échelles en bois, qu'on appliquerait aux murs pour donner un vigoureux assaut, monter jusqu'au faîte des murailles, et, s'il se pouvait, pénétrer dans la place avec l'aide du Seigneur. Cet ordre ayant été exécuté, le septième jour après, les grands commandent de sonner les trompettes dès l'aurore, et les nôtres donnent de tous côtés l'assaut à la ville avec une admirable impétuosité. L'attaque avait déjà duré jusqu'à la sixième heure du jour; mais les échelles fixées au mur étaient en trop petit nombre pour que nos gens pussent s'introduire dans la place; il fallut donc abandonner l'assaut. On tint alors conseil, et l'on enjoignit aux ouvriers de construire des machines de guerre, à l'aide desquelles on pût approcher des murailles, et atteindre, si Dieu nous secondait, le but de nos efforts. Cela fut fait ainsi. Nous ne manquions ni de pain ni de viande; mais comme ces lieux sont, ainsi qu'on l'a dit plus haut, sans eau et sans rivières, nos hommes et leurs bêtes de somme souffraient beaucoup de la soif: contraints par le besoin, ils allaient donc chercher au loin de l'eau, et l'apportaient péniblement dans des outres, de quatre ou cinq milles jusqu'au camp du siége. Les machines, c'est-à-dire, des béliers et autres engins à battre les murs, étant disposées, tous se préparent pour l'attaque. Dans le nombre de ces machines était une tour faite de bois courts assemblés, faute de matériaux d'une plus grande longueur; pendant la nuit, et conformément à l'ordre donné, les ouvriers la portent secrètement vers le côté de la ville le moins bien fortifié; et comme, dès le matin, ils l'avaient garnie de pierriers et d'autres instrumens de guerre, ils la dressent rapidement et tout d'une pièce non loin du rempart. A peine est-elle élevée, qu'au premier signal du cor, des chevaliers, en petit nombre il est vrai, mais pleins d'audace, y montent, et en font jaillir sur-le-champ des pierres et des dards. De leur côté, les Sarrasins se défendent avec ardeur, allument des torches de bois enduites d'huile et de graisse, de manière à se conserver bien enflammées, et les lancent, avec leurs frondes, contre la tour et les chevaliers qui l'occupent. Ainsi donc la mort, prête à dévorer sa proie, menace à chaque instant beaucoup de ceux qui, de part et d'autre, combattent de si près. De ce côté, en effet, où sont postés le comte Raimond et ses gens, c'est-à-dire, vers le mont Sion, se livre, à l'aide des machines, un violent assaut; du côté opposé sont le duc Godefroi, Robert, comte de Normandie, et Robert comte de Flandre; là, l'attaque contre le rempart est encore plus vive. Voilà ce qui se passa ce-jour-là. Le lendemain, aussitôt que les clairons se font entendre, les nôtres renouvellent les mêmes efforts avec une vigueur plus mâle encore, et frappent si bien la muraille de leurs béliers, qu'ils font brèche dans un endroit. En avant du mur étaient suspendues deux poutres armées de crocs, et fortement retenues par des cordes, que les Sarrasins avaient disposées en toute hâte pour les opposer à l'ennemi qui les attaquait avec tant de violence et les accablait de pierres; mais la sagesse de Dieu fait tourner à leur perte ce qu'ils ont préparé pour leur salut. Aussitôt, en effet, que la tour de bois, dont on a parlé plus haut, s'est approchée des murs, les Francs, à l'aide de fagots en feu, brûlent par le milieu les câbles auxquels sont attachées ces poutres, et se font de celles-ci un pont qu'ils jettent de la tour sur le mur. Déjà s'enflamme une tour en pierre construite sur le rempart, et contre laquelle ceux qui font jouer nos machines ne cessent de lancer des tisons embrasés; bientôt le feu, qu'alimente peu à peu la charpente intérieure de cette tour, éclate de toutes parts, et jette une telle abondance de flamme et de fumée, qu'aucun des citoyens préposés à la garde de ce fort ne peut y rester plus long-temps. Bientôt encore, et le vendredi à l'heure de midi, les Francs pénètrent dans la ville, sonnent leurs trompettes, remplissent tout de tumulte, marchent, avec un courage d'homme, aux cris de Dieu aide, et plantent une de leurs bannières sur le faîte du mur. Les Païens confus perdent complétement leur audace, et se mettent tous à fuir en hâte par les ruelles qui aboutissent aux carrefours de la ville. Mais s'ils fuient rapidement, ils sont poursuivis plus rapidement encore. Le comte Raimond et les siens, qui donnaient l'assaut de l'autre côté de la place, ne surent rien de ce qui se passait qu'au moment où ils virent les Sarrasins sauter, à leurs yeux même, du haut du mur en bas. A ce spectacle, ils accourent au plus vite et pleins de joie dans la ville, se réunissent à leurs compagnons, et, comme eux, poussent vivement et massacrent les infâmes ennemis du nom chrétien. Quelques-uns de ces Sarrasins, tant Arabes qu'Ethiopiens, parviennent, il est vrai, à s'introduire en fuyant dans la forteresse de David; mais beaucoup d'autres sont réduits à s'enfermer dans le temple du Seigneur et dans celui de Salomon. Les nôtres les attaquent dans les cours intérieures de ces temples, avec la plus violente ardeur; nulle part ces infidèles ne trouvent d'issue pour échapper au glaive des Chrétiens; de ceux qui, en fuyant, étaient montés jusque sur le faîte du temple de Salomon, la plupart périssent percés à coups de flèches, et tombent misérablement précipités du haut du toit en bas; environ dix mille Sarrasins sont ainsi massacrés dans ce temple. Qui se fût trouvé là aurait eu les pieds teints jusqu'à la cheville du sang des hommes égorgés. Que dirai-je encore? aucun des infidèles n'eut la vie sauve; on n'épargna ni les femmes ni les petits enfans. Une chose étonnante à voir, c'était comment nos écuyers et nos plus pauvres hommes de pied, ayant découvert l'artifice des Sarrasins pour conserver leurs richesses (20), fendaient le ventre de ceux d'entre eux qui déjà étaient tués, pour arracher de leurs entrailles les byzantins d'or qu'ils avaient avalés lorsqu'ils étaient encore vivans. Dans le même but, nos gens, quelques jours après la prise de la ville (21), entassèrent tous les cadavres et les brûlèrent, espérant retrouver plus aisément cet argent dans les cendres. Cependant Tancrède, précipitant sa course, était entré de vive force dans le temple du Seigneur; il en enleva, action vraiment criminelle et défendue, une grande quantité d'or et d'argent, et même les pierres précieuses; mais, dans la suite, réparant cette faute, il rétablit toutes ces richesses ou leur valeur dans ce saint lieu. Les nôtres donc, parcourant Jérusalem l'épée nue, ne firent quartier à aucun, même de ceux qui imploraient leur pitié, et le peuple des infidèles tomba sous leurs coups comme tombent, d'une branche qu'on secoue, les fruits pouris du chêne, les glands agités par le vent. Après s'être ainsi rassasiés de carnage, nos gens commencèrent à se répandre dans les maisons, et y prirent tout ce qui leur tomba sous la main. Le premier, quel qu'il fût, pauvre ou riche, qui entrait dans une habitation, s'en emparait, que ce fût une simple chaumière ou un palais, ainsi que de tout ce qui s'y trouvait, et en restait paisible possesseur comme de son bien propre, sans qu'aucun autre le troublât dans cette jouissance et lui fît le moindre tort. La chose avait été ainsi établie entre eux comme une loi qui devait s'observer strictement; et c'est ce qui explique comment beaucoup de gens dans la misère nagèrent tout à coup dans l'opulence. Ensuite, clercs et laïcs, tous ensemble se rendent au tombeau de Notre-Seigneur et à son temple célèbre, élèvent jusqu'au ciel des cris de triomphe, et chantent un cantique nouveau en l'honneur du Très-Haut; tous portent de riches offrandes, prodiguent les plus humbles prières, et visitent, ivres de joie, ces lieux saints, après lesquels ils soupirent depuis si longtemps. O temps si ardemment souhaité! ô temps mémorable entre tous les temps! ô événement préférable à tous les événemens! Ce temps était vraiment le temps desiré dans la sincérité du cœur. Et, en effet, tous les sectateurs de la foi catholique aspiraient, de tous leurs vœux et du fond de leur ame, à voir les lieux où Dieu, le créateur de toutes les créatures, s'est fait homme, est né, est mort, est ressuscité pour apporter au genre humain, multiplié par sa bonté, le don de la rédemption et du salut; à voir ces lieux, dis-je, purgés enfin de la présence empestée des Païens qui les habitaient et les souillaient depuis si long-temps de leurs superstitions, et rétablis dans tout l'éclat de leur ancienne gloire par des hommes croyans et se confiant au Seigneur. Ce temps était le temps réellement mémorable, et digne, à bon droit, de demeurer gravé dans le souvenir des hommes: dans ce lieu, en effet, toutes les choses que notre Seigneur Jésus-Christ a faites et enseignées, pendant qu'homme il demeurait parmi les hommes, sont rappelées et reproduites à la mémoire dans leur plus grande splendeur. Ce grand événement, que ce même Seigneur Jésus-Christ a voulu accomplir par la main de son peuple, son nourrisson, selon moi, le plus cher et le plus intime, et choisi d'avance pour un si grand œuvre, cet événement sera fameux jusqu'à la fin des siècles, et retentira célébré dans les diverses langues de toutes les nations. Pour la quinzième fois, le soleil éclairait de sa lumière et brûlait de ses feux l'ardent juillet; et, en ôtant un du nombre de onze cents, on avait le compte des années écoulées depuis l'Incarnation du Sauveur, quand nous, peuples des Gaules, nous prîmes la ville de Jérusalem. Pour la quinzième fois, juillet resplendissait de la brillante lumière du soleil, lorsque les Francs, par leur valeur puissante, s'emparèrent de la Cité sainte, l'année onze cents moins un, à compter du moment où la Vierge enfanta celui qui règle toutes choses. Cette prise eut lieu en effet le jour des ides de juillet, deux cent quatre-vingt-cinq ans après la mort de Charlemagne, et douze ans depuis celle de Guillaume, premier roi d'Angleterre. Godefroi fut le premier prince de Jérusalem; l'excellence de sa noblesse, sa valeur comme chevalier, sa douceur et sa patience modestes, la pureté de ses mœurs enfin déterminèrent tout le peuple qui composait l'armée de Dieu à l'élire comme chef du royaume de la Cité sainte, pour qu'il eût à le conserver et à le gouverner. Alors aussi on établit des chanoines dans l'église du sépulcre du Seigneur, et dans le temple bâti en son honneur; mais on arrêta de différer à nommer un patriarche jusqu'à ce qu'on eût pris l'avis du pape de Rome, et su qui il desirait qu'on choisît. Cependant les Turcs, les Arabes et les noirs Ethiopiens qui, au nombre d'environ cinq cents, s'étaient, en fuyant, introduits dans la citadelle de David, demandèrent au comte Raimond, logé près de cette tour, qu'il leur permît de sortir la vie sauve, à la condition qu'ils laisseraient tout leur argent dans la citadelle; cette proposition fut acceptée sur-le-champ, et ils partirent de suite pour Ascalon. Il plut, à cette époque, au Seigneur que l'on trouvât dans Jérusalem une petite partie de la croix de Notre-Seigneur; ce trésor, enfoui depuis un temps reculé dans un lieu secret, nous fut alors découvert par un certain Syrien, qui, avec son père, l'avait autrefois caché et conservé. On redonna la forme d'une croix à cette parcelle de la croix du Seigneur; on la recouvrit d'ornemens d'or et d'argent; et ce don que le Très-Haut, dans sa clémence, nous avait réservé depuis si long-temps, tous les nôtres, l'élevant en l'air et chantant des psaumes en l'honneur de Dieu, le portèrent, en se félicitant, au sépulcre du Sauveur, et de là à son temple.

(18) Rois, liv. II, chap. XXIV, v. 17.
(19) Macch., liv. II, chap. II, v. 7.
(21) Pour conserver leurs richesses, n'est pas dans le texte, mais a paru indispensable pour la clarté.
(21) Même observation sur les mots, la prise de la ville, qui ne sont pas dans le texte, et ont paru nécessaires à la clarté.
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Message par Stephandra Lun 04 Avr 2011, 21:45

CHAPITRE XIX.

CEPENDANT le roi de Babylone et le chef de sa milice, nommé Lavendal, ayant appris que les Francs, subjuguant tout le pays, approchaient déjà de l'empire de Babylone, rendirent un édit impératif pour rassembler une immense multitude de Turcs, d'Arabes et d'Ethiopiens, et ordonnèrent que toutes ces troupes allassent combattre les Francs. Sur la nouvelle qu'ils recurent ensuite que ceux-ci s'étaient déjà emparés avec une si fière valeur de Jérusalem, le susdit chef de la milice, indigné, partit en toute hâte de Babylone pour en venir aux mains avec les Francs, ou les assiéger dans la Cité sainte, s'ils s'y tenaient renfermés. Dès que les nôtres en furent instruits, prenant une résolution pleine de la plus grande audace, et portant devant eux ce bois de la croix du salut dont on a parlé plus haut, ils marchèrent vers Ascalon, et menèrent leur armée contre ces tyrans, Un certain jour qu'ils parcouraient la campagne non loin d'Ascalon, en attendant le moment de la bataille, ils trouvèrent à faire un immense butin en bœufs, chameaux, brebis et chèvres; à la chute du soleil, ils rassemblèrent cette proie autour de leurs tentes; mais nos chefs défendirent, par un édit rigoureux, de chasser devant soi aucun de ces animaux le lendemain, jour où ils pensaient que se livrerait le combat, afin que les soldats, n'étant pas embarrassés par les bagages, se trouvassent plus dispos et plus libres pour l'action. Au lever du jour, en effet, les éclaireurs envoyés en avant viennent annoncer que les Païens approchent; à cette nouvelle, les tribuns et les centurions disposent leurs troupes en ailes et en coins, les rangent dans le meilleur ordre pour donner bataille, et marchent fièrement contre les Sarrasins, enseignes déployées. On voyait les animaux enlevés par nos gens, et dont il a été parlé ci-dessus, obéir pour ainsi dire à l'ordre des chefs, marcher sur la droite et la gauche de nos lignes, et suivre exactement leur route, quoique personne ne les y forçât. Aussi les Païens, apercevant de loin toutes ces bêtes qui cheminent avec nos soldats, se persuadent que le tout ensemble forme l'armée des Francs: au moment où ces infidèles s'approchent de notre centre, qui présente l'aspect du coin, leur immense multitude, semblable à un cerf qui présente son bois en avant, ouvre son premier rang disposé en forme de coin, le divise en deux branches qui s'étendent dans la direction donnée par les Arabes qui courent en avant, et projettent d'envelopper ainsi nos dernières lignes. Là le duc Godefroi, à la tête d'un épais escadron d'hommes d'armes, poussait devant lui et pressait la marche des soldats placés à la queue de l'armée; quant aux autres chefs, les uns marchaient en avant de la première ligne, les autres précédaient la seconde. Bientôt des deux côtés on s'approche de si près, que l'ennemi n'est plus séparé de son ennemi que par la distance du jet d'une pierre: aussitôt nos gens de pied bandent leurs arcs contre les Turcs, et lancent leurs flèches. Bientôt les lances suivent les flèches avec la rapidité nécessaire; tous nos chevaliers, comme s'ils en avaient fait entre eux le serment, s'élancent avec la plus violente ardeur et à l'envi au milieu des Païens; ceux de ces Infidèles dont les chevaux ne se montrent pas alors prompts à la course sont sur-le-champ précipités dans les ombres de la mort, et en peu d'heures une foule de cadavres pâles et privés de vie couvrent la terre. Dans la crainte du trépas, beaucoup d'ennemis grimpent jusqu'au faîte des arbres; mais atteints là par les traits, et mortellement blessés, ils tombent misérablement jusqu'à terre. Les Sarrasins enfoncés par la charge de nos cavaliers sont écrasés de toutes parts, et ceux qui échappent au carnage fuient abandonnant leurs tentes, et sont poursuivis jusque sous les murs d'Ascalon, ville éloignée de Jérusalem de sept cent vingt stades. Dès le commencement de l'action, Lavendal, le général des Turcs, qui auparavant parlait avec tant de mépris des Francs, s'enfuyant au plus vite, leur tourna le dos, et leur laissa, bien à regret, sa tente dressée au milieu de celles des siens, et remplie d'une immense quantité d'argent. Au retour de la poursuite de l'ennemi, les Francs, joyeux de leur triomphe, se réunissent de nouveau sous leurs bannières, et rendent au Seigneur des actions de grâces. Ensuite ils entrent dans les tentes des Turcs, y recueillent des trésors de toute espèce, en or, argent, manteaux, habits, et pierres précieuses connues sous les douze noms de jaspe, saphir, calcédoine, émeraude, sardoine, pierre de Sardes, chrysolite, béryl, topaze, chrysoprase, jacinthe et améthyste, et y trouvent encore des ustensiles de mille formes diverses, des casques dorés, des anneaux d'un grand prix, des épées admirables, des grains, de la farine et une foule d'autres choses. Nos gens passèrent cette nuit-là sous les tentes de l'ennemi, ayant toutefois soin de se bien garder, dans la persuasion que le jour suivant il faudrait recommencer le combat contre les Sarrasins; mais ceux-ci, frappés de terreur, s'enfuirent tous cette même nuit. Le matin, les nôtres l'apprirent de nos espions; aussitôt ils bénirent Dieu de ce qu'il avait permis qu'une si petite armée de Chrétiens dissipât tant de milliers d'Infidèles, et le glorifièrent en chantant sa louange. «Béni soit le Seigneur, qui ne nous a pas livrés comme une proie à la dent de ces médians! bénie soit aussi la nation dont Dieu est le Seigneur!» Les Babyloniens en effet n'avaient-ils pas menacé les nôtres en disant: «Allons, et prenons Jérusalem avec tous les Francs qui s'y sont renfermés; massacrons-les tous; détruisons de fond en comble ce sépulcre qui leur est si précieux, et dispersons hors de la ville les pierres qui le composent, afin qu'il n'en soit plus même parlé dans la suite.» Mais par la volonté de Dieu ces menaces n'aboutirent à rien; les Francs au contraire chargèrent leurs chevaux et leurs chameaux de tout l'argent des Infidèles, livrèrent, sur place, aux flammes une immense quantité de tentes, de dards répandus dans les champs, d'arcs et de flèches qu'ils ne pouvaient transporter à la Cité sainte, et revinrent pleins de joie, avec un riche butin, vers cette Jérusalem que les Païens se vantaient de ruiner. Quand on eut remporté ces avantages, il plut à quelques uns de retourner dans leur patrie. Après donc s'être plongés, sans plus différer, dans les eaux du Jourdain, et avoir, suivant la coutume des pélerins, cueilli des branches de palmier à Jéricho dans le jardin d'Abraham, Robert, comte de Normandie, et Robert, comte de Flandre, gagnèrent par mer Constantinople, et de là repassèrent en France pour s'établir dans leurs domaines. Quant au comte Raimond, il retourna jusqu'à Laodicée, et alla de là à Constantinople, laissant sa femme dans la première de ces deux villes, où il se proposait de revenir. Le duc Godefroi, retenant près de lui Tancrède et plusieurs autres chevaliers, gouverna le royaume de Jérusalem, qu'il avait reçu du consentement de tous.


CHAPITRE XX.

LORSQUE Boémond, homme courageux et avisé, qui possédait alors le pouvoir dans la cité d'Antioche, et Baudouin, frère du susdit duc Godefroi, qui de même dominait dans la ville d'Edesse et sur tout le pays voisin au delà du fleuve de l'Euphrate, apprirent que Jérusalem était prise par ceux de leurs compagnons qui les avaient devancés dans la route vers cette Cité sainte, pleins de joie ils payèrent au Seigneur un juste et humble tribut de louanges. Ceux qui hâtant leur marche précédèrent Boémond et Baudouin à Jérusalem, firent certainement une bonne et utile entreprise; mais ces deux chefs et leurs gens, quoique ne devant suivre les premiers que plus tard, ont sans doute droit à une grande part dans la gloire du succès. Il était indispensable, en effet, que les terres et les villes enlevées aux Turcs, avec tant de fatigues, fussent soigneusement gardées. Si, les abandonnant imprudemment, les nôtres s'en étaient tous éloignés, on pouvait craindre de les voir quelque jour reprises par les Infidèles, quoique déjà repoussés jusque dans la Perse, et cela au grand détriment de tous les Francs, tant de ceux qui allaient à Jérusalem, que de ceux qui en revenaient. Les premiers comme les derniers ont au contraire beaucoup profité à ce que le pays conquis fût gardé sévèrement; et peut-être même la divine providence a-t-elle différé le départ de Boémond et de Baudouin, parce qu'elle a jugé qu'ils seraient plus utiles à l'armée dans ce qui restait à faire que dans ce qui déjà était fait. Que de pénibles combats, en effet, Baudouin n'a-t-il pas eu à livrer aux Turcs sur les frontières de la Mésopotamie! Dire à combien d'entre ceux-ci son glaive a tranché la tête dans ces contrées, serait impossible. Souvent il lui arriva de se mesurer, n'ayant qu'une poignée des siens, contre une immense multitude de Païens, et de jouir de l'honneur de la victoire, grâces à l'aide du Seigneur. Cependant aussitôt que Boémond lui eut fait savoir par des envoyés qu'il serait bon que tous deux avec leurs hommes se rendissent à Jérusalem, et achevassent ainsi ce qui leur restait à faire de leur pélerinage, Baudouin disposant convenablement et sans délai toutes choses se tint prêt à partir. Toutefois apprenant alors que les Turcs menaçaient d'envahir un coin de son territoire, il suspend l'exécution de son premier projet, et sans se donner le temps de rassembler toute sa petite armée, il marche avec quelques hommes seulement contre les barbares. Ceux-ci, persuadés que déjà il avait commencé à se mettre en route pour Jérusalem, se reposaient un cerlain jour tranquillement sous leurs lentes; mais à peine ont-ils aperçu la bannière blanche que portait Baudouin, qu'ils se mettent à fuir en toute hâte; et lui, après les avoir poursuivis quelque peu avec douze chevaliers seulement, retourne terminer ce qu'il a commencé. Se mettant donc en chemin et laissant sur sa droite Antioche, il arrive à Laodicée, y achète des provisions pour sa route, y fait réparer les bâts de ses bêtes de somme, et en repart sur-le-champ: on était alors dans le mois de novembre; et après avoir passé Gibel, il rejoint Boémond, campé sous ses tentes devant une certaine place forte nommée Valenia. Là, et dans la compagnie de ce dernier, était un archevêque de Pise, appelé Dambert, qui, avec quelques Toscans et Italiens, avait débarqué au port de Laodicée, et nous attendait; un autre évêque de la Pouille se trouvait encore en ce lieu, et Baudouin en avait un troisième avec lui. Tous se réunirent amicalement, leur nombre s'élevant alors à environ vingt-cinq mille, tant hommes d'armes que gens de pied. Lorsqu'ils furent entrés dans l'intérieur du pays des Sarrasins, ils ne purent obtenir des odieux habitans de cette contrée ni pain ni alimens d'aucune espèce; personne ne se présentait pour leur en vendre ou leur en donner; aussi arriva-t-il qu'après avoir consommé de plus en plus tous leurs approvisionnemens, beaucoup d'entre eux furent cruellement tourmentés de la faim. Quant aux chevaux et aux bêtes de somme, faute de nourriture ils soutiraient doublement; car ils marchaient et ne mangeaient pas. Dans les terres en culture se trouvaient alors certaines plantes en maturité, semblables à des roseaux, et qu'on appelle canna mellis (cannes à sucre), nom composé des deux mots canna (canne) et mel (miel). C'est de là, je crois, qu'on qualifie de miel sauvage celui qu'on tire avec adresse de ces plantes. Nous les dévorions d'une dent affamée à cause de leur saveur sucrée; mais elles ne nous étaient qu'une bien faible ressource: la faim, le froid, des torrens de pluie, tous ces maux et beaucoup d'autres, nous avions à les supporter par amour pour Dieu. Grand nombre des nôtres, en effet, manquant de pain, mangeaient les chevaux, les ânes, les chameaux: pour comble de malheur nous étions très fréquemment fort incommodés d'un froid piquant et de pluies abondantes, sans pouvoir seulement nous sécher à la chaleur des rayons du soleil, après avoir été trempés par l'eau, qui pendant quatre ou cinq jours ne cessa de tomber du ciel. J'ai vu beaucoup de nos gens périr de ces averses froides, faute de tentes pour se mettre à l'abri. Oui, moi Foulcher, qui me trouvais dans cette armée, j'ai vu dans un même jour plusieurs individus de l'un et l'autre sexe, et un grand nombre d'animaux, mourir transis par ces pluies. Tous ces détails seraient au surplus trop longs à rapporter et peut-être ennuyeux à lire: les tourmens de tout genre et les fatigues excessives ne manquèrent pas en effet au peuple de Dieu. Souvent les Sarrasins embusqués massacraient nombre des nôtres, soit dans des chemins étroits, soit quand ils s'écartaient pour aller chercher et enlever quelques vivres. On voyait des chevaliers d'une illustre naissance réduits à cheminer comme de simples piétons, après avoir perdu, d'une manière ou d'une autre, tous leurs chevaux; on voyait aussi, faute de bêtes de somme, les chèvres enlevées aux Sarrasins, et les moutons plier, épuisés sous le faix du bagage dont on les chargeait, et qui, par son poids, leur écorchait tout le dos; deux fois seulement, et pas davantage, nous parvînmes pendant cette route à nous procurer, et encore à un prix exorbitant, du pain et du froment des Sarrasins de Tripoli et de Césarée. Tout ceci montre clairement que rarement, ou plutôt jamais, on ne peut acquérir un grand bien sans une grande fatigue. Ce fut certes, en effet, le plus grand des biens pour nous que d'avoir pu arriver jusqu'à Jérusalem; et quand nous l'eûmes visitée, toute notre fatigue fut miraculeusement mise en oubli. A peine aperçûmes-nous ces lieux, les plus saints de tous, après lesquels nous soupirions depuis si long-temps, que nous nous sentîmes pénétrés d'une joie indicible. O combien de fois revint alors à notre mémoire cette prophétie de David: «Nous adorons le Seigneur dans le lieu où il a posé ses pieds. (22)» Ces paroles, qui s'appliquent sans doute à beaucoup d'autres encore, nous les avons vues accomplies en nous, et véritables tribus du Seigneur, nous sommes montés jusqu'à ce saint lieu, pour confesser le nom du Très-Haut. Le jour même, au surplus, où nous entrâmes dans la Cité sainte, le soleil termina sa course descendante d'hiver, et rebroussant chemin reprit son cours ascendant. Après avoir visité le sépulcre et le temple du Sauveur, ainsi que les autres lieux saints, nous allâmes le quatrième jour à Bethléem, et nous y passâmes à veiller et à prier la nuit même de la nativité du Seigneur, pour mieux célébrer le retour annuel du jour où est né le Christ. Lorsqu'avec l'assistance naturelle des évèques et des clercs nous eûmes employé toute cette nuit à chanter, ainsi qu'il convenait, les louanges du Seigneur (23), on célébra la messe, et l'on dit tierce à la troisième heure du jour; puis nous retournâmes à Jérusalem. O quelle odeur fétide s'exhalait encore autour des murs de cette ville, et tant dehors que dedans, des cadavres des Sarrasins massacrés par nos compagnons après la prise de la place, et qu'on laissait pourir sur les lieux mêmes! l'infection était telle qu'il fallait nous boucher les narines et fermer la bouche. Après que nous eûmes, par un repos certes bien nécessaire, refait pendant quelque temps et nous et nos bêtes de somme, établi l'évêque Dambert, dont on a parlé plus haut, comme patriarche dans l'église du Sépulcre du Sauveur, nous renouvelâmes nos approvisionnemens, nous chargeâmes nos bagages, partîmes et visitâmes au retour le fleuve du Jourdain. Alors quelques gens de notre armée, la dernière arrivée, trouvèrent bon de rester à Jérusalem, tandis que d'autres appartenant à l'armée venue la première préférèrent s'en aller avec nous. Au reste, le duc Godefroi continua de gouverner, comme il l'avait fait jusqu'alors, le territoire de la sainte Cité.

(22) Psaume 101, v. 7.
(23)Le texte ne porte pas, les louanges du Seigneur; la clarté a paru l'exiger.


CHAPITRE XXI.

LE premier jour de l'année 1100 depuis l'Incarnation du Seigneur, nous coupâmes des branches de palmier dans Jéricho, et les arrangeâmes soigneusement pour les emporter avec nous. Le second jour de cette même année commença notre retour. Il plut alors à nos chefs de passer par la ville de Tibériade, près la mer de Galilée y qui, formée par la réunion des eaux douces sur un même point, a dix-huit mille pas de longueur et cinq mille de largeur. Nous traversâmes ensuite Césarée de Philippe, nommée Paneas en langue syriaque, et située au pied du mont Liban. Là jaillissent deux sources qui donnent naissance au fleuve du Jourdain, lequel coupe en deux la mer de Galilée, et va ensuite se jeter dans la mer Morte. Ce lac appelé Gennesar se déploie sur une étendue de quarante stades en largeur et cent en longueur, selon Josephe. Nous arrivâmes ensuite au château qu'on nomme Balbec, bâti dans une forte position; en cet endroit, des Turcs de Damas, au nombre d'environ trois cents hommes d'armes, vinrent à notre rencontre; comme on leur avait dit que nous étions sans armes et épuisés par la fatigue d'une longue route, ils espéraient pouvoir nous nuire de manière ou d'autre. De fait, si par hasard ce jour-là le seigneur Baudouin n'eût pas veillé avec sollicitude à la garde de nos derniers rangs, ces mécréans auraient certainement tué beaucoup de nos gens; ceux-ci, en effet, se trouvaient sans aucun moyen de se défendre, faute d'arcs et de flèches, qui, fabriqués à l'aide de la colle, avaient été détruits par les pluies. Quant à Boémond, il marchait en tête de la première ligne de notre armée. Mais ces Infidèles, Dieu aidant, n'obtinrent sur nous aucun avantage, et nous campâmes devant le château fort dont j'ai parlé ci-dessus. Le lendemain nous reprîmes notre chemin, et nous passâmes sous les murs de Tortose et de Laodicée. Là, c'est-à-dire à Laodicée, nous trouvâmes le comte Raimond, que nous regrettions tant de n'avoir pas eu avec nous lorsque nous allions à Jérusalem. Cette ville, au surplus, n'avait que peu de vivres; nous ne pûmes acheter aucun approvisionnement pour la route, et nous fûmes forcés de gagner en toute hâte la cité d'Edesse sans nous arrêter. Avant que nous y fussions, Boémond arriva à Antioche, où les siens le reçurent avec grande joie. Il en occupa le trône pendant six mois encore; mais dans le mois de juillet suivant, comme il se rendait avec une suite fort peu nombreuse à une ville nommée Mélitène, qu'avait promis de lui remettre un certain Arménien nommé Gabriel, qui en était le chef, et avec lequel il avait conclu, par députés, un traité d'amitié réciproque, un émir, appelé Danisman, vint à sa rencontre avec une immense multitude de Turcs. Celui-ci avait formé le projet d'intercepter tout passage à Boémond: au moment donc où ce dernier marchait si imprudemment, la gent scélérate des Infidèles, s'élançant de toutes parts, et non loin de la susdite ville, hors des embuscades où elle se tenait cachée, fondit tout à coup sur les Francs et les habitans de la Pouille; les nôtres, qui n'avaient pas cru aller à un combat, et étaient en petit nombre, furent bien vite mis en fuite et dispersés. Les Turcs en tuèrent cependant beaucoup, qu'ils dépouillèrent de tout leur argent. Pour Boémond, ils le prirent et l'emmenèrent en captivité. Ceux qui échappèrent répandirent promptement au loin la nouvelle de ce malheur; et la désolation fut grande parmi les nôtres. Alors Baudouin, duc de la ville d'Edesse, rassembla tout ce qu'il put de Francs ainsi que d'hommes d'Edesse et d'Antioche, et ne perdit pas un instant à aller chercher les ennemis dans le lieu où il apprenait qu'il les trouverait. Déjà Boémond, ayant coupé une boucle des cheveux de sa tête (24), avait envoyé à Baudouin ce signe convenu d'avance entre eux pour lui inspirer confiance dans son messager, et chargé celui-ci d'engager le prince d'Edesse à venir promptement à son secours; mais Danisman, instruit de cette démarche, et redoutant la valeur éprouvée de Baudouin, ainsi que la vengeance des Francs, n'osa demeurer plus long-temps sous les murs de Mélitène dont il avait formé le siége, se retira lentement devant nous, et retourna dans son propre pays. Vivement affligés de sa retraite, et brûlant du desir de le combattre, nous le poursuivîmes par delà cette cité pendant trois jours entiers; comme nous revenions sans avoir pu l'atteindre (25) le susdit Gabriel remit sa ville entre les mains de Baudouin, qui contracta amitié avec lui, et rentra dans Edesse.


(24) Le texte porte cicigno. Ce mot ne se trouve nulle part. Peut-être faut-il cygno ou cyono, cygne; alors le sens serait le cygne qui ombragerait un casque. Peut-être ne faut-il que signo, une marque, c'està-dire des cheveux de la tête; et dans ce cas il n'est pas impossible que l'auteur ait mis cygno, pour designer que Boémond, bomme d'une cinquantaine d'années, avait les cheveux blancs.
(25) Le texte porte seulement itaque, donc; on l'a rendu par, sans avoir pu l'atteindre, pour plus de clarté.
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Message par Stephandra Lun 04 Avr 2011, 21:48


CHAPITRE XXII.

AU moment où Baudouin jouissait ainsi des faveurs de la prospérité, arrive un messager qui lui annonce que son frère Godefroi a terminé ses jours à Jérusalem le 17 juillet, la seconde année depuis la prise de la Cité sainte, et que tout le peuple de cette ville l'attend pour le mettre à la tête du royaume comme successeur et héritier de son frère mort. Dès qu'il a reçu cette nouvelle, un peu triste de la perte de son frère, mais bien plus joyeux de l'héritage qu'il va recueillir, il prend conseil de ses amis, confie et afferme la terre qu'il possède à un certain Baudouin son parent, rassemble sa petite armée composée d'environ sept cents hommes d'armes et autant de fantassins, et se met en route pour Jérusalem le deuxième jour d'octobre. Quelques uns s'étonnaient qu'avec un corps si peu nombreux il osât parcourir tant de régions remplies d'ennemis; aussi plusieurs, tremblans et effrayés, quittèrent-ils notre armée secrètement, et sans que nous en sussions rien. Les Turcs et les Sarrasins, ayant appris que nous marchions en si petite troupe, se réunirent tous en aussi grand nombre qu'ils purent, et vinrent en armes pour nous couper la route à l'endroit ou ils espéraient nous attaquer avec plus d'avantage. Nous traversâmes Antioche, et continuâmes notre chemin en passant devant Laodicée, Gibel, Méraclée, Tortose, le fort d'Archas et la cité de Tripoli. Lorsque Baudouin fut établi sous sa tente, le roi de cette dernière ville lui envoya du pain, du vin, du miel sauvage, des moutons, et lui fit connaître, par un message écrit, que Ducac, roi de ceux de Damas, et un certain émir le Ginahaldole, prince d'Alep, nous attendaient avec des Turcs, des Sarrasins et des Arabes, sur la route par laquelle ils savaient que nous devions passer, et se disposaient à tomber sur nous. Nous n'ajoutâmes d'abord aucune foi à cette nouvelle, mais nous en reconnûmes ensuite l'exactitude.

Non loin de la ville de Béryte, et à environ cinq milles de distance, était en effet un chemin qui côtoyait la mer, inévitable pour nous comme pour tous ceux qui allaient de ce côté, et beaucoup trop resserré pour le passage d'une armée. Si des ennemis s'étaient fortifiés à l'avance dans ce défilé, cent mille hommes d'armes n'auraient pu le traverser en aucune manière, à moins d'en avoir fait occuper l'étroite entrée par cent ou soixante-dix soldats bien armés. C'est là que les Infidèles se flattaient de nous arrêter, et de nous égorger tous. Lorsque en effet les coureurs qui nous précédaient approchèrent dudit passage, ils aperçurent plusieurs de ces Turcs séparés de leurs compagnons, qui s'avançaient contre nous, et attendaient notre arrivée. A cette vue, nos éclaireurs, persuadés que derrière ces Païens se cachaient des troupes beaucoup plus nombreuses, envoient un courrier instruire le seigneur Baudouin de ce qu'ils ont découvert. A cette nouvelle, celui-ci range aussitôt en bataille, suivant les règles de l'art, son armée divisée en plusieurs lignes, et nous avançons contre l'ennemi, bannières déployées, mais à pas lents. Reconnaissant que le combat ne tarderait pas à s'engager, tout en marchant à l'ennemi, nous sollicitions pieusement, avec la componction de cœurs purs, le secours du Très-Haut. L'avant-garde des Infidèles en vient promptement aux mains avec notre première ligne; plusieurs des leurs sont tués dans cette escarmouche, et quatre des nôtres y perdent également la vie. Les deux partis ayant bientôt cessé ce combat, on tient conseil, et l'on ordonne de placer notre camp dans un endroit plus rapproché de l'ennemi, de peur que celui-ci ne nous croie frappés de terreur, ou prêts à fuir, si nous abandonnons la place. Nous affichions une chose, mais en pensions une autre; nous feignions l'audace, mais nous redoutions la mort. Retourner sur nos pas était difficile; aller en avant était plus difficile encore: de toutes parts l'ennemi nous tenait assiégés; d'un côté, ceux-là du haut de leurs vaisseaux; de l'autre, ceux-ci du sommet des montagnes nous pressaient sans relâche. Ce jour-là, nos hommes et nos bêtes de somme ne goûtèrent ni nourriture ni repos. Quant à moi, j'aurais mieux aimé être à Chartres ou à Orléans que dans ce lieu. Toute cette nuit nous la passâmes donc ainsi hors de nos tentes, accablés de tristesse et sans fermer l'œil. Au petit point du jour, et quand l'aurore commençait à chasser les ténèbres de dessus la terre, on tint de nouveau conseil pour décider si nous tâcherions de vivre encore, ou s'il nous fallait mourir: on s'arrêta au parti de lever les tentes et de rebrousser chemin, en faisant marcher devant les bêtes de somme chargées de nos bagages et chassées par les valets de l'armée; les hommes d'armes suivent, et les défendent avec vigilance contre les attaques des Sarrasins. Dès le grand matin, en effet, ces Infidèles, nous voyant retourner en arrière, descendent en toute hâte pour nous poursuivre comme des fugitifs: les uns nous attaquent de dessus la mer à l'aide de leurs vaisseaux; les autres nous talonnent en arrière par le chemin que nous suivons; d'autres encore, tant cavaliers qu'hommes de pied, nous poussent devant eux à travers les montagnes et les collines comme des moutons qu'on ramène dans la bergerie: ce qu'ils veulent, c'est, quand nous aurons traversé une petite plaine qui se trouve là, nous arrêter à la sortie qui se rétrécit extrêmement entre la montagne et la mer, et nous massacrer sans peine. Mais il n'en arriva pas comme ils l'espéraient. Nos chefs en effet avaient concerté leur plan, en disant: «Si nous parvenons à contenir dans cette plaine ouverte ces gens qui nous poursuivent, peut-être nous retournant contre eux et combattant avec courage, réussirons-nous, Dieu aidant, à nous arracher de leurs mains.» Déjà les Païens s'élancent hors de leurs vaisseaux, et, quittant leurs embuscades, coupent la tête à ceux des nôtres qui marchaient imprudemment trop près du rivage de la mer; déjà ils descendent sur nos derrières, dans la plaine dont il vient d'être parlé; déjà ils lancent contre nous une grêle de flèches, et criant après nous comme des chiens qui aboient ou des loups qui hurlent, nous accablent d'injures. Que dirai-je de plus? Nulle part ne s'offre un lieu où nous puissions trouver un asile; aucune voie ne nous est ouverte pour échapper à la mort; aucune issue ne nous permet de fuir; aucun espoir de salut ne nous reste si nous demeurons où nous sommes. Salomon ne saurait quel parti prendre et Samson ne pourrait vaincre. Mais le Dieu de toute clémence et de toute puissance, daignant jeter un regard du haut du ciel sur la terre, et voyant notre humilité, notre détresse et le péril où nous sommes ainsi tombés pour son service et par amour pour lui, se sent touché de cette pitié avec laquelle il secourt si justement les siens au moment du danger. Tout à coup il donne, dans sa miséricorde, à nos hommes d'armes une telle audace de courage, que faisant subitement volte-face, ils mettent en fuite, par un chemin qui se partage en trois branches, ceux qui les poursuivaient naguère, et ne leur laissent pas même reprendre l'envie de se défendre. D'entre ces Barbares, les uns se précipitent du haut des roches escarpées; les autres courent en toute hâte vers les lieux qui leur présentent quelques chances de salut; d'autres enfin sont atteints, et périssent par le tranchant du glaive. Vous auriez vu leurs vaisseaux nous fuir avec célérité à travers les ondes, comme si nous eussions pu les saisir de nos mains; et eux-mêmes dans leur effroi gravir, d'un pas rapide, les montagnes et les collines. Les nôtres, glorieux d'un si grand triomphe, reviennent alors, pleins de joie, rejoindre les valets qui, pendant, l'action, avaient soigneusement gardé dans le chemin les quadrupèdes chargés de nos bagages, et tous nous payons un juste tribut de louanges et de reconnaissance à ce Dieu qui s'est montré pour nous un si puissant auxiliaire, au milieu de la cruelle nécessité sous laquelle nous succombions. O combien furent alors admirables les actes de Dieu! Que ce miracle fut grand et digne de rester gravé dans la mémoire! nous étions vaincus, et de vaincus nous devînmes vainqueurs. Ce n'est pas nous qui avons vaincu; mais comment n'aurions-nous pas vaincu? Celui qui a vaincu, c'est celui qui seul est tout-puissant. «Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous (26)?» et vraiment il fut alors pour nous et avec nous, accomplissant en nous ce que le prophète a dit aux Israélites: «Si vous marchez selon mes préceptes, si vous gardez et pratiquez mes commandemens, je vous ferai ce don: cinq d'entre vous en poursuivront cent, et cent d'entre vous en poursuivront dix mille (27).» Parce que nous supportions, jour et nuit, des fatigues de tout genre pour le service du Seigneur, il a dans sa justice brisé l'orgueil de ces perfides. Parce que nous servions le Seigneur avec dévouement, et d'une ame accablée de tribulations, il a regardé en pitié notre humble faiblesse. On ordonna enfin de déployer les tentes et de réunir les dépouilles ainsi que les armes des morts. Ceux qui avaient pris des chevaux avec des selles et des mors dorés les amenèrent également. Dès que cette nuit-là fut passée, et de grand matin, conformément à ce qui fut sagement arrêté, nous retournâmes en arrière jusqu'à un certain château qui avait été ravagé; là on fit, avec équité, le partage entre les hommes d'armes, des chevaux et des autres choses prises sur les Turcs; puis, quand la nuit vint, nous nous reposâmes sous des oliviers et des arbrisseaux. Le lendemain au point du jour, Baudouin avec sa valeur accoutumée se fait suivre d'autant de ses hommes d'armes qu'il juge à propos, s'élance sur son coursier et s'avance rapidement jusqu'à cet étroit chemin, où nous avons été si odieusement maltraités; il veut s'assurer si les Sarrasins l'occupent encore. Arrivé à ce défilé, il n'y trouve aucun des Infidèles; tous, dispersés par nos armes, avaient fui désolés: il loue Dieu, et ordonne d'allumer sur-le-champ des feux, pour signal, sur le somme de la montagne, afin qu'à la vue de la fumée, ceux d'entre nous qui étaient demeurés dans le camp suivissent sans délai ceux qui avaient pris les devans. Dès que le feu fut allumé nous l'aperçûmes, et louâmes le Seigneur; puis suivant nos éclaireurs vers le point qu'indiquait le signal36, nous trouvâmes, grâces à Dieu, le chemin libre et ouvert, et suivîmes la route après laquelle nous soupirions. Ce même jour-là nous campâmes près de la ville de Béryte; l'émir de cette cité l'ayant appris, envoya sur des chaloupes à Baudouin, mais plus par crainte que par amour, des approvisionnemens pour plusieurs jours de route. Ceux qui habitaient les autres villes, devant lesquelles nous passions, telles que Sidon, Tyr et Accon ou Ptolémaïs, en firent de même; et tous, quoique ayant le cœur plein de malice, affectaient les dehors de l'amitié. Tancrède possédait alors le château de Cayphe, que l'on avait emporté de vive force l'année même de la prise de Jérusalem; mais, comme à cette époque Tancrède était mal disposé envers Baudouin, nous n'y entrâmes pas. Tancrède cependant n'y était pas dans ce moment; aussi les siens qui nous tenaient pour des frères et desiraient fort nous voir, nous vendirent du pain et du vin. Nous dépassâmes ensuite Césarée de Palestine et le fort d'Arzuth, que les ignorans croyaient être Azoth, l'une des cinq villes des Philistins, située entre Joppé et Ascalon, et réduite aujourd'hui à l'état d'un misérable bourg en ruines. Nous parvînmes enfin à Joppé, où nos Francs reçurent joyeusement le seigneur Baudouin comme leur roi. De là, sans nous arrêter, nous marchâmes en grande hâte vers Jérusalem. Comme nous approchions de la Cité sainte, tous, tant clercs que laïques, vinrent au devant de Baudouin; les Grecs et les Syriens accoururent aussi portant des croix et des cierges; tous louant à haute voix le Seigneur, accueillirent avec beaucoup d'honneur et de solennité leur nouveau roi et le conduisirent jusqu'à l'église du sépulcre du Sauveur. A cette entrée pompeuse ne se trouva point le patriarche Daimbert: certains individus l'avaient accusé auprès de Baudouin, auquel il en voulait; et de plus il s'était rendu odieux à la majeure partie du peuple. Aussi, dépouillé de son siége, il vivait alors sur le mont Sion, et y demeura jusqu'au moment où sa criminelle malveillance lui fut pardonnée.

(26) Épît. aux Rom., chap. VIII, v. 31.
(27) Lévit., chap. XXVI, v. 3 et 8.


CHAPITRE XXIII.

Après que nous nous fûmes rétablis à Jérusalem de nos fatigues par six jours d'un repos qui nous était si nécessaire, et que le roi eut un peu débrouillé ses affaires, nous nous remîmes en route pour une nouvelle expédition: «Tous ceux qui ont des ennemis, je dis ceci selon le langage humain, doivent en effet les harceler sans cesse et de tous leurs moyens, jusqu'à ce qu'ils les aient soit par l'ennui de la guerre, soit par la force, ou domptés ou contraints à une paix durable.»
Baudouin s'étant donc remis à la tête de son armée, partit, et traversant Azot, se rendit à Ascalon, située sur le bord de la mer entre cette dernière ville et Jamnia. En passant devant Accaron, ce prince repoussa vivement jusque dans leurs murs les Sarrasins qui avaient osé en sortir pour l'attaquer; mais ne trouvant pas l'occasion favorable pour tenter davantage, il laissa cette ville, et retourna sous ses tentes. Le jour suivant nous nous dirigeâmes vers une contrée plus étendue, où nous pussions faire vivre, dans des endroits riches, nous et nos bêtes de somme, et ravager les terres de l'ennemi. Sur notre route nous trouvâmes plusieurs hameaux; les Sarrasins qui habitaient ce pays s'étaient, à notre approche, cachés avec leurs troupeaux et leurs effets dans des cavernes. Ne pouvant réussir qu'à peine à en tuer quelqu'un d'entre eux, nous allumâmes de grands feux à l'orifice de ces antres; bientôt une chaleur et une fumée insupportables forcèrent ces gens à sortir et à se rendre à nous. Parmi eux se trouvèrent plusieurs brigands qui ne faisaient d'autre métier que de dresser des embûches à nos Chrétiens entre Ramla et Jérusalem, et de les égorger. Quelques Syriens, chrétiens comme nous, qui habitaient les mêmes hameaux, et s'étaient cachés avec eux dans les mêmes souterrains, nous dénoncèrent leurs crimes; comme ils en étaient vraiment coupables, on leur trancha la tête à mesure qu'ils mirent pied hors des cavernes. Quant aux Syriens et à leurs femmes, on les épargna; mais des Sarrasins nous en tuâmes là environ une centaine. Alors le roi Baudouin ordonna d'envoyer à Ascalon tous ces Syriens, de peur qu'un jour ou l'autre ils ne fussent massacrés dans le pays. Quand nous eûmes mangé et consommé tout ce qui se trouvait dans ces régions, tant grains que bestiaux, et que nous ne pûmes plus espérer de tirer rien d'utile de ces lieux déjà très-anciennement dévastés, on tint conseil avec certains Sarrasins, nés et nourris dans cette contrée, mais convertis récemment à la foi chrétienne, et qui connaissaient ce qu'il y avait au loin et de tous côtés de terres incultes ou cultivées; il fut résolu que l'armée irait en Arabie. Traversant donc les montagnes voisines des tombeaux des patriarches, où sont glorieusement ensevelis les corps d'Abraham, d'Isaac, de Jacob, de leur fils le juste Joseph, ainsi que de Sara et de Rebecca, et qui se trouvent à environ quarante milles de distance de Jérusalem, nous arrivâmes dans la vallée où les villes criminelles de Sodome et de Gomorrhe, détruites et englouties par le juste jugement de Dieu, ont fait place au grand lac Asphaltite, qu'on appelle mer Morte.
La longueur de ce lac, à partir des lieux voisins de Sodome jusqu'à Zoaras en Arabie, est de cinq cent quatre-vingts stades, et sa largeur s'étend jusqu'à cent cinquante; son eau est tellement salée que ni quadrupèdes ni oiseaux ne peuvent en boire; moi-même, Foulcher de Chartres, j'en ai fait l'expérience; car, descendant de ma mule sur le bord de ce lac, j'ai goûté de son eau, que j'ai trouvée plus amère que l'ellébore. Aussi est-ce parce que rien ne peut vivre dans ce lac, et qu'aucun poisson ne s'y conserve, qu'on l'appelle mer Morte. Du côté du nord il reçoit le fleuve du Jourdain; mais au sud il n'a aucune issue, ni fleuve ni lac. Près de ce lac ou mer Morte, est une montagne également salée, non pas en totalité, mais dans certains endroits, où elle est aussi solide que la pierre la plus dure, et aussi blanche que la neige; le sel qui la forme et qu'on désigne sous le nom de sel gemme, on le voit fréquemment tomber en éclats du haut de la montagne en bas. Je conjecture que ce lac se sale de deux manières, d'abord en engloutissant sans cesse une partie du sel de la montagne, dont les eaux de ses bords baignent constamment le pied; ensuite en recevant dans son sein toutes les pluies qui tombent sur la montagne et en découlent: il se peut aussi que le gouffre qui forme ce lac soit tellement profond que, par l'effet d'un reflux invisible, la grande mer, qui est salée, s'y infiltre par dessous la terre. Au surplus, enfoncer et se noyer dans ce lac, même à dessein, ne se pourrait pas facilement. Nous en fîmes le tour du côté du nord, et nous trouvâmes une petite ville, qu'on dit être Segor, située agréablement, et fort riche en ces fruits de palmier, qu'on appelle dattes, très-doux au goût, et dont nous fîmes notre nourriture; car, pour d'autres choses, nous ne pûmes guères nous en procurer. Au premier bruit, en effet, de notre marche, les Arabes, qui habitaient ce pays, avaient tous fui, à l'exception de quelques misérables plus noirs que la suie, et que nous laissâmes là comme la plus vile herbe des mers. Je vis dans ce lieu, sur plusieurs arbres, une espèce de fruit, dont je brisai l'enveloppe, mais dans l'intérieur duquel je ne trouvai qu'une poussière noire. De là nous commençâmes à entrer dans la partie montagneuse de l'Arabie et passâmes la nuit dans les cavernes dont elle est remplie. Le lendemain matin, quand nous eûmes gravi les monts, nous rencontrâmes plusieurs hameaux, mais où n'existait aucune espèce de provision, et dont les habitans, en apprenant notre arrivée, avaient fui et s'étaient cachés avec tous leurs effets dans les cavernes souterraines. N'ayant donc aucun avantage à demeurer dans ce lieu, nous dirigeâmes notre route d'un autre côté, toujours conduits par les guides qui nous précédaient. Nous trouvâmes alors une vallée très-abondante en fruits de tout genre, celle-là même où Moïse, éclairé de Dieu, frappa deux fois de sa verge un rocher et en fit jaillir aussitôt, comme on le lit dans l'Ecriture, une source d'eau vive qui suffit à abreuver tout le peuple d'Israël et ses bêtes de somme. Cette source coule encore aujourd'hui non moins abondamment qu'alors, et forme un petit ruisseau qui, par la rapidité de son cours, met en mouvement des machines à moudre le grain. Moi-même, Foulcher de Chartres, j'y fis boire mes chevaux. Sur le sommet d'une montagne se trouvait un monastère, connu sous le nom de monastère de Saint-Aaron, et bâti dans l'endroit où Moïse et Aaron lui-même s'entretenaient d'ordinaire avec Dieu; ce fut donc pour nous une grande joie de voir un lieu aussi saint, et qui nous était inconnu. Comme au delà de cette vallée tout le pays était inculte et désert, jusqu'auprès de Babylone, nous renonçâmes à aller plus loin. Cette vallée, il est vrai, abondait en productions de toute espèce; mais pendant le séjour que nous fîmes d'abord dans quelques hameaux, les habitans emportant leurs effets, et emmenant leurs troupeaux, s'enfuirent, et se cachèrent dans les endroits les plus secrets des montagnes, ainsi que dans les cavités des rochers, et se défendirent audacieusement toutes les fois que nous tentâmes de les approcher. Après donc nous être reposés là pendant trois jours, et avoir bien refait nous et nos bêtes de somme par une bonne nourriture, nous chargeâmes nos animaux de tous les approvisionnemens qui nous étaient nécessaires; puis, par une journée favorable, à la seconde heure du jour, et au signal donné par la trompette royale, nous jugeâmes à propos de nous remettre en route pour nous en retourner. Repassant donc près de la mer susdite et des tombeaux des patriarches, dont il a été parlé plus haut, nous traversâmes Bethléem ainsi que le lieu où est la sépulture de Rachel, et nous arrivâmes heureusement à Jérusalem le jour même du solstice d'hiver. On prépara ensuite les ornemens convenables pour le couronnement du roi. Dans ce temps le patriarche Daimbert se remit en paix avec Baudouin et quelques-uns des chanoines de son église.

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Histoire des Croisades, par Foulcher de Chartres 1 Empty Re: Histoire des Croisades, par Foulcher de Chartres 1

Message par Stephandra Lun 04 Avr 2011, 22:08

CHAPITRE XXIV.

L'AN 1101, le jour de la nativité du Seigneur, Baudouin fut pompeusement consacré par la sainte onction et couronné comme roi, dans la basilique de la bienheureuse Marie, à Bethleem, par les mains de ce même patriarche, en présence des évêques, du clergé et du peuple: cela on ne l'avait pas fait pour Godefroi, frère et prédécesseur de Baudouin, et parce que certains individus ne l'approuvaient pas, et parce que lui-même ne le voulut point; mais après avoir plus mûrement examiné la question, tous consentirent qu'on le fit pour Baudouin. On disait en effet: «Pourquoi veut-on objecter que le Christ notre Seigneur a été, comme un vil scélérat, couronné d'épines dans Jérusalem par les perfides Juifs, opprobre qu'avec plusieurs autres il a, dans sa bonté miséricordieuse, supporté pour notre salut? Cette couronne ne fut pas sans doute, dans l'opinion des Juifs, une distinction honorable, et le signe de la puissance royale, mais plutôt une marque de honte et d'ignominie; mais ce que ces bourreaux firent au Sauveur, comme une outrageante flétrissure, tourna cependant par la grâce de Dieu à notre gloire et à notre salut. Il en est de même d'un roi: il n'est point fait roi contre les ordres du Très-Haut; car une fois qu'il est régulièrement élu, on le sanctifie et on le consacre par une bénédiction authentique. Celui qui accepte les fonctions de roi, et la couronne d'or, se charge en même temps de l'honorable far deau de rendre la justice qu'on a droit d'obtenir de lui. Quand Dieu veut bien ainsi lui confier son peuple, c'est pour qu'il veille sur lui avec sollicitude et le garantisse de ses ennemis. On peut certes lui dire ce que l'on dit à tout évêque à l'égard de l'épiscopat: Si quelqu'un souhaite l'épiscopat, il desire une fonction et une œuvre sainte (28). Que, si un roi ne gouverne pas comme il le doit, il n'est pas roi.» Dans le commencement de son administration, Baudouin, qui n'était encore possesseur que de quelques villes et d'un peuple peu nombreux, protégea puissamment, et dans la saison même de l'hiver, son royaume contre les attaques des ennemis, qui l'environnaient de toutes parts. Aussi comme les Sarrasins le connaissaient pour un guerrier d'un courage éprouvé, ils n'osèrent pas l'attaquer, quoique son armée fût très-faible. S'il en eût eu une plus considérable, lui-même se serait certainement porté volontiers au devant de l'ennemi. A cette époque la route de terre était encore interdite à nos pélerins; mais par mer, tant les Francs que les Italiens ou les Vénitiens, faisant voile avec un, deux, ou même trois et quatre navires, parvenaient à passer au milieu des pirates ennemis et sous les murs des cités infidèles, et si Dieu daignait les conduire ils arrivaient ainsi, quoiqu'avec de mortelles frayeurs, jusqu'à Joppé, le seul port dont alors nous fussions maîtres. Aussitôt que nous apprenions leur arrivée des régions occidentales, sur-le-champ et le cœur plein de joie, nous allions à leur rencontre, nous félicitant mutuellement; nous les accueillions comme des frères sur le rivage de la mer, et chacun des nôtres s'enquérait soigneusement des nouvelles de son pays et de sa famille; eux de leur côté racontaient tout ce qu'ils en savaient; alors, selon ce qu'ils nous en apprenaient, ou nous nous réjouissions de la prospérité, ou nous nous attristions de l'infortune de tout ce qui nous était cher. Ces nouveaux venus se rendaient à Jérusalem, et visitaient les saints lieux; puis quelques-uns se fixaient dans la Terre-Sainte, tandis que les autres retournaient dans leur patrie et jusqu'en France. Il arrivait de là que la sainte terre de Jérusalem demeurait toujours sans population, et n'avait pas assez de monde pour la défendre des Sarrasins, si toutefois ils eussent osé nous attaquer. Pourquoi donc ne l'osaient-ils pas? comment tant de peuples, tant d'Etats puissans, craignaient-ils de tomber sur notre pauvre petit royaume et notre peuple si peu nombreux? pour quelle raison des centaines de cent mille combattans, tout au moins, ne se réunissaient-ils pas de l'Egypte, de la Perse, de la Mésopotamie et de la Syrie pour marcher courageusement contre nous, leurs ennemis? pourquoi ces gens, aussi nombreux que ces sauterelles innombrables qui ont coutume de dévorer la récolte d'un champ, ne venaient-ils pas nous dévorer et nous détruire entièrement, de telle sorte que par la suite il ne fût plus parlé des Chrétiens dans le pays même qui était autrefois le leur? Nous n'avions pas alors, en effet, plus de trois cents chevaliers et autant de gens de pied pour garder Jérusalem, Joppé, Ramla et le château de Cayphe. A peine même osions-nous rassembler quelquefois nos chevaliers, pour dresser des embûches à quelques-uns des ennemis, dans la crainte qu'il ne nous arrivât mal d'abandonner ainsi nos retranchemens. Certes, il est bien évident pour tout le monde qu'il n'y a qu'un miracle vraiment prodigieux qui pût faire qu'entourés de tant de milliers de mille ennemis, nous fussions assez forts pour les dominer tous, rendre les uns nos tributaires et ruiner les autres parle pillage et le massacre. D'où nous venait donc cette force, d'où tirions-nous cette puissance? elles nous étaient données par celui dont le nom est le Tout-Puissant. C'est lui qui n'oubliant pas son peuple, qui bravait les fatigues pour la gloire de son nom, et ne mettait en aucun autre qu'en lui-même toute sa confiance, lui prêtait son bienfaisant appui dans ses détresses; c'est ce Dieu, qui quelquefois réjouissait son peuple en lui accordant quelque petite récompense temporelle de ses travaux, et lui promettait pour l'avenir le don d'une gloire éternelle. O que ces temps sont bien dignes de vivre dans notre mémoire! Souvent nous nous désespérions en voyant que de nos régions occidentales, ni parens ni amis ne venaient à notre aide; nous tremblions que nos ennemis, instruits de l'exiguïté de nos forces, ne fondissent quelque jour sur nous à l'improviste, lorsque nul que Dieu seul ne pourrait nous secourir. Nous n'aurions cependant souffert en rien, si seulement les hommes et les chevaux ne nous eussent pas manqué; mais c'est pour cela même que nous n'osions nous engager dans aucune expédition; et si quelquefois nous faisions une course à cheval, c'était à peu de distance, vers Ascalon et Arsuth. Ceux qui se rendaient à Jérusalem par mer ne pouvaient en aucune manière amener des chevaux avec eux, et par terre personne ne venait à notre aide. Ceux d'Antioche étaient dans l'impossibilité de nous secourir, et de notre côté nous ne pouvions les assister.
Il arriva dans ce temps, vers le mois de mars, que Tancrède abandonna son château de Cayphe et Tibériade à Baudouin, et se mit en marche à la tête des siens pour les contrées d'Antioche. Ceux de cette ville lui avaient en effet envoyé des députés chargés de lui dire: «Ne perdez pas un instant, mais venez à nous pour régner sur la cité d'Antioche et toute la terre qui en dépend, jusqu'à ce que Boémond, notre seigneur et le vôtre, sorte de captivité. Vous êtes en effet son proche parent, brave chevalier et plus puissant que nous; vous avez donc plus de titres que nous pour occuper cette terre. Si quelque jour Dieu permet que Boémond revienne, il en sera alors ce que décidera le bon droit.» Tancrède alla donc à Antioche, et reçut, comme on l'a dit, cette principauté pour la gouverner.



Vers ce temps-là une flotte de navires à éperons, montée par des Italiens et des Génois, passa toute la saison d'hiver dans le port de Laodicée. Quand ces gens virent que le printemps leur promettait une navigation favorable et tranquille, ils mirent en mer, et, secondés par le vent, se rendirent à Joppé; lorsqu'ils furent entrés dans le port, le roi les accueillit avec joie. Comme le temps de Pâques était proche, ils ne séjournèrent pas dans cette ville, mais tirant leurs vaisseaux à terre, ils allèrent avec Baudouin à Jérusalem: tous nous y étions alors dans la plus grande consternation, parce que le feu, qui d'ordinaire descend du ciel sur le sépulcre du Seigneur le samedi saint, n'y avait pas paru cette fois. Il existe encore sur ce fait beaucoup de versions qu'il ne convient pas de rapporter témérairement.
Comme Dieu permet que chaque année, la veille de Pâques, le feu du ciel descende sur le sépulcre du Sauveur, et y allume d'ordinaire les lampes, il est d'usage que tous ceux qui peuvent se trouver ce jour-là dans l'intérieur de ce très-saint monastère, y passent cette journée de la veille de Pâques en prières et en oraisons, attendant avec une pieuse dévotion que ce feu céleste soit envoyé par le Très-Haut. La veille de Pâques de cette année (29), la très-sainte basilique étant remplie d'un peuple immense, le patriarche ordonna, vers la troisième heure environ, que les chanoines commençassent l'office du jour. Les leçons furent donc récitées alternativement, d'abord en latin par un Latin, ensuite en grec par un Grec, qui répétait sur le pupitre ce qu'avait lu le Latin. Tout à coup, pendant que les chanoines disaient ainsi l'office, et un peu avant la neuvième heure, un des Grecs se met, suivant l'ancienne coutume, à entonner à haute voix le Kyrie eleison d'un des coins du monastère; tous les assistans répètent sur-le-champ et à aussi haute voix le même chant; moi, Foulcher, qui jamais n'avais entendu de symphonie de cette espèce, et beaucoup d'autres, pour qui ce tumultueux concert de louanges était également nouveau, tournant nos yeux vers le ciel, nous nous relevons de terre avec des cœurs pleins de componction; et, dans l'espoir que le feu céleste était déjà allumé en quelque endroit de l'église, nous regardons çà et là, en haut et en bas, avec une grande humilité d'ame, mais n'apercevons pas ce feu qui n'avait point encore paru. Le susdit Grec chante alors, pour la troisième fois et à haute voix, Kyrie eleison; tous les autres lui répondent à grands cris, en répétant le même mot; puis lui et eux se taisent, et, sur-le-champ, les chanoines se remettent à réciter l'office qu'ils avaient commencé. Cependant nous attendions toujours dévotement l'apparition du feu saint, qui se faisait d'ordinaire vers la neuvième heure environ. Peu après, le Kyrie eleison est répété une seconde fois de la même manière qu'on l'avait chanté d'abord; tous alors, entraînés par le son qui nous frappe, nous répondons à haute voix au crieur qui entonnait le Kyrie eleison, et répétons cet hymne de louanges. Comme nous espérions pour la plupart que ce feu tant souhaité allait descendre du ciel, et que, ne le voyant pas venir, nous demeurions en silence, les clercs récitent les leçons et les traits de l'office du jour. La neuvième heure étant déjà passée, le Kyrie eleison est encore redit une troisième fois; alors notre patriarche prenant les clefs du tombeau du Sauveur, en ouvre la porte et y entre; mais n'y trouvant pas le feu après lequel nous soupirions, il se prosterne tout en larmes devant le saint sépulcre même, adressant au ciel les prières les plus humbles, et demandant au Tout-Puissant que la miséricorde de notre Seigneur Jésus-Christ daigne envoyer à son peuple suppliant le feu céleste qu'il desire si vivement, et qui autrefois lui était d'ordinaire accordé. Nous cependant, criant tous à haute voix Kyrie eleison, nous supplions le Seigneur, attendant que le patriarche sorte dudit tombeau, et nous fasse voir à tous la lumière envoyée de Dieu, et trouvée, comme nous nous en flattions, dans le saint sépulcre. Mais, après qu'il a long-temps prié et fondu en pleurs dans ce tombeau, sans obtenir ce qu'il sollicite, il sort, vient à nous de l'air le plus triste, et déclare qu'il n'a pas trouvé le feu céleste. A cette nouvelle, nous sommes tous saisis d'une terreur et d'une affliction extrême. Déjà j'étais moi-même monté avec un certain chapelain du patriarche en un lieu qu'on appelle le Calvaire, cherchant avec soin si le feu céleste était ou non descendu dans cet endroit, comme il le faisait quelquefois; mais alors il ne se manifesta ni ici ni là. Chantant de nouveau et alternativement le Kyrie eleison avec un redoublement d'ardeur, nous recommençons à pousser des acclamations vers le Seigneur à plus haute voix encore que d'ordinaire. Que de cris, que de soupirs, que de larmes s'élèvent alors vers Dieu! Tous nous chantons le Kyrie eleison en pleurant; tous nous implorons par ces chants la miséricorde du Très-Haut; mais ce que nous sollicitons par nos humbles supplications, nous ne pouvons l'obtenir. Déjà la nuit venait, déjà le jour tombait: dans la persuasion que cet événement, qu'on n'avait jamais vu les années précédentes, n'était arrivé qu'en punition de nos péchés, chacun résolut, dans le fond de son ame, de réformer tout ce en quoi il avait failli contre Dieu. Ainsi donc, quelques hommes qui vivaient en ennemis dans le monastère du saint sépulcre, redevinrent amis et se réconcilièrent par les soins du patriarche. Il fallait avant tout en effet que la paix, sans laquelle rien ne plaît à Dieu, fût au milieu de nous, afin que, voyant nos cœurs réunis et corrigés pour l'amour de lui, le Seigneur prêtât une oreille plus favorable à nos supplications. Comme cependant, même après tout cela, Dieu n'exauça point nos prières, nous pensâmes entre nous, et plusieurs des plus savans commencèrent à dire: «Que peut-être il était arrêté par la sagesse divine que ce miracle ne se reproduirait plus désormais, comme il avait coutume de faire; que dans les temps passés, où les Chrétiens, c'est-à-dire, les Grecs et les Syriens, se trouvaient en fort petit nombre à Jérusalem, il fallait nécessairement que le feu céleste apparût chaque année comme d'ordinaire, de peur que, s'il manquait une seule année de se montrer, les Païens, qui ne desiraient et ne cherchaient qu'un prétexte, ne massacrassent tous ces Chrétiens; mais qu'à présent, où, par le secours de Dieu, nous étions en pleine sécurité à Jérusalem, nous ne redoutions point de mourir si ce feu ne descendait pas du ciel. Il y a plus, ajoutait-on, c'est nous qui, comme les successeurs de cette flamme divine, s'il est permis de parler ainsi, c'est nous qui, Dieu aidant, protégeons maintenant et ces Chrétiens que nous avons trouvés dans la Cité sainte, et nous-mêmes avec eux, contre la nation Païenne; tandis qu'aucun d'eux ne fût demeuré vivant si le Seigneur n'eût auparavant soutenu leur courage par quelque signe visible. Actuellement donc quelle si grande détresse nous presse qu'il faille que ce feu céleste se fasse voir (30)» Ces discours, et d'autres équivalent, étaient ceux que les clercs les plus instruits, ignorant les desseins de Dieu, tenaient aux hommes moins éclairés; et c'était au moins une consolation que d'en donner un peu à des gens si profondément désolés. Lors cependant que la nuit vint, le patriarche, ayant pris conseil, ordonna que tous eussent à quitter le monastère, et à retourner dans leurs maisons ou leurs hôtelleries; il voulait que le très-saint lieu demeurât, toute la nuit, purgé de la présence de tous, de peur que la souillure criminelle et cachée de quelque homme on de quelque femme ne déplût à la majesté du Très-Haut, ou n'infectât son temple. Il fut fait ainsi qu'il était prescrit: cette nuit-là l'église resta donc entièrement vide, et l'on n'y vit aucune lampe ni aucun cierge allumé. Le lendemain matin, aussitôt que commença à briller le saint jour de Pâques, tous, espérant encore en la miséricorde du Seigneur, accoururent de toutes parts à l'église du saint sépulcre. Le patriarche entre de nouveau dans le tombeau du Sauveur, pour voir si le feu céleste s'y est manifesté; ne l'y trouvant pas, il revient rempli d'une profonde tristesse. Mais lui et tous les assistans, inspirés alors par ces paroles de l'Evangile, où le Seigneur dit: «Cherchez, et vous trouverez; frappez, et l'on vous ouvrira,» ne veulent point avoir à se reprocher de ne pas presser de nouveau, par toutes sortes de prières, ce Dieu qui, lui-même, leur suggère ce dessein, et jamais ne trompe; ils espèrent qu'enfin, réveillé pour ainsi dire par l'obstination de leurs cris, il ouvrira pour eux les oreilles de sa pitié. Le clergé, presque tout le peuple, le roi et ses grands, se rendent donc processionnellement et nu-pieds au temple du Seigneur; là, dans ce lieu même où le Seigneur Dieu promit à Salomon de lui octroyer sa demande, lorsque ce pieux roi le suppliait d'exaucer son peuple, quand, faisant pénitence de ses péchés, il viendrait le prier et implorer sa miséricorde dans cette maison (31), tous se répandent en oraisons pour que, dans sa bonté, le Dieu de miséricorde daigne enfin envoyer ce feu, après lequel soupirent tant d'hommes plongés dans une si douloureuse affliction et une si profonde désolation. Pendant que les nôtres prient ainsi dans le temple du Seigneur, les Grecs et les Syriens, restés dans le monastère du saint sépulcre, ne montrent pas moins de zèle, font processionnellement le tour du tombeau du Sauveur, se livrent à l'oraison, et, dans l'excès de leur chagrin, se meurtrissent les joues, et s'arrachent les cheveux en poussant des cris lamentables. Lorsque les nôtres, après avoir terminé leurs prières dans le temple du Seigneur, reviennent à l'église du saint sépulcre, et avant qu'ils en aient franchi les portes, on accourt annoncer au patriarche et à tous les autres que le feu tant souhaité est enfin descendu du ciel, que, grâces à Dieu, il s'est allumé dans une lampe devant le saint tombeau, et que ceux qui étaient plus près du sépulcre aperçoivent le feu briller à travers quelques fenêtres. A peine le patriarche a-t-il entendu cette nouvelle que, plein de joie, il précipite sa marche en toute hâte, ouvre, avec les clefs qu'il portait dans ses mains, la porte du divin tombeau, et voit tout aussitôt resplendir dans une lampe cette flamme après laquelle il soupirait. Tout réjoui par cette vue, et rendant grâces à Dieu, il se prosterne d'abord humblement au pied du saint sépulcre; ensuite, allumant un cierge à ce feu sacré, il ressort de l'église, et montre à tous cette divine lumière. A cette vue, nous qui étions tous présens, nous crions Kyrie eleison en fondant en larmes; et, pénétrés par ce miracle de la plus vive allégresse, nous nous abandonnons d'autant plus aux transports, que nous avions éprouvé plus de douleur. Sur-le-champ, un joyeux concert de louanges et des cris de triomphe éclatent dans toute la Cité sainte; les trompettes sonnent, le peuple bat des mains, le clergé, plein de joie, entonne des psaumes; et les doux sons de ces chants pieux se mêlent aux accens d'une symphonie qui se fait entendre après chaque verset. Chacun tient dans sa main un cierge qu'il s'est procuré tout exprès pour recevoir la lumière céleste; et dans l'espace d'un seul mille, on voit plusieurs milliers de cierges allumés dans l'église sainte, au feu divin même, qu'on s'empresse de se communiquer les uns aux autres. «C'est ici, disions-nous, le vrai jour qu'a fait le Seigneur; réjouissons-nous-y donc, et soyons pleins d'allégresse (32).» Aussi ce jour-là vîmes-nous briller, avec plus d'éclat que je ne saurais l'exprimer, la Pâque, cette solennité des solennités. La messe de ce saint dimanche se célébra en effet avec toute la pompe convenable; quand elle fut terminée, le roi Baudouin, qui, suivant l'usage royal, avait assisté à cette cérémonie la couronne sur la tête, s'assit à un splendide banquet dans le temple de Salomon. Ce repas était à peine fini, qu'on vint annoncer à Baudouin, et à nous tous qui nous trouvions avec lui, que le très-saint feu, apparaissant de nouveau, s'était miraculeusement allumé dans deux autres lampes suspendues à la voûte de l'église du saint sépulcre. A ce récit, nous offrons derechef un tribut de louanges au Dieu tout-puissant; et, n'écoutant que notre empressement, nous courons en grand nombre contempler ce nouveau prodige. Le roi, et tous les autres avec lui, nous suivent; nous entrons dans l'église, nous contemplons ce feu, dont on nous a parlé, qui brûle miraculeusement dans les lampes, et nous voyons le peuple se presser autour de chacune d'elles, avec des cierges allumés ou prêts à l'être, et louant le Seigneur avec les accens de la joie. L'un montrait à son voisin ce miracle, et disait: «Voilà «une lampe qui commence à s'allumer.» L'autre répondait: «J'en vois une autre dans laquelle la flamme brille déjà; certes, c'est à celle-ci que j'allumerai mon cierge; pour toi, allume le tien à celle-là.» Un troisième reprenait: «Restons près de cette lampe, et attendons un peu que la flamme s'en élève; ne voyez-vous pas que déjà les autres lampes sont allumées? Regardez, la fumée commence à former un nuage; et voilà maintenant que la flamme paraît.» C'est ainsi, je l'assure, que le Seigneur a comblé son peuple de joie; et le souvenir d'un miracle si glorieux, et qui s'est perpétué par un usage successif, rendra ce jour célèbre et mémorable de génération en génération.

(28) Ire Epît. de saint Paul a Thim., chap. III, v. 1.
(29) Le texte dit simplement die illo; mais comme l'auteur parle du jour de 1101, où le feu a manque, il a paru nécessaire pour la clarté de traduire par la veille de Pâques de cette année.
(30) Le texte ne porte pas de guillemets; mais la phrase suivante prouve que l'auteur rapporte les discours qu'on tenait pour consoler les simples.
(31)Rois, liv. III, chap. VIII, v. 29 et 33.
(32) Psaume 117, v. 24.


CHAPITRE XXV.

APRES les solennités de Pâques, le roi se rendit à Joppé, et conclut avec les chefs de la flotte génoise, dont on a parlé plus haut, une convention portant «que si, pendant le temps que par amour pour Dieu ils resteraient dans la Terre-Sainte, ils réussissaient, par l'aide et la volonté du Très-Haut, à prendre, de concert avec le roi, quelque ville des Sarrasins, les navigateurs génois auraient pour eux tous en commun la troisième partie de l'argent pris sur l'ennemi, sans qu'il leur fût fait à cet égard la moindre injustice; que le premier et le second tiers appartiendraient au roi; et que de plus eux posséderaient éternellement, et à titre d'héritage transmissible, un quartier de la ville prise.» Ce traité ayant été resserré des deux côtés par le lien du serment, on assiégea sans délai, tant par mer que par terre, la place nommée Arsuth. Les Sarrasins qui l'habitaient sentant bien qu'ils ne pouvaient en aucune manière se défendre contre les Chrétiens, capitulèrent prudemment avec Baudouin, et lui remirent la ville le troisième jour; mais en quittant leurs murs, ils emportèrent leur argent. Conformément à la capitulation, ils se retirèrent, quoiqu'avec grand chagrin, à Ascalon, et le roi les fit escorter. Pleins de joie, nous louâmes le Seigneur, par l'aide duquel, sans avoir à regretter la mort d'aucun de nos hommes, nous nous étions emparés d'une forteresse si nuisible pour nous. Cet odieux château, le duc Godefroi l'avait assiégé l'année précédente, mais sans pouvoir le prendre; et ses habitans nous avaient bien souvent affligés cruellement en tuant plusieurs des nôtres. Dans ce premier siége (33), déjà les Francs touchaient presque aux parapets des murs, quand par malheur une tour de bois, appliquée par dehors à la muraille, surchargée par la foule des nôtres qui s'empressaient d'y monter, s'écroula brisée en morceaux; cent des Francs qui en tombèrent furent misérablement blessés. Les Sarrasins en prirent plusieurs: les uns, ils les mirent en croix, et les percèrent de leurs flèches à la vue même des Francs; ils en massacrèrent d'autres; et ceux qui eurent la vie sauve, ils les retinrent dans un vil esclavage.




Quand le roi Baudouin eut, comme il importait de le faire, mis une garnison des siens dans Arsuth, il marcha sur-le-champ contre Césarée de Palestine, et en forma le siége. Ses murailles étaient fortes; notre armée ne put donc se rendre promptement maîtresse de cette place; le roi alors ordonna de construire des pierriers, et de fabriquer avec les mâts et les rames des vaisseaux une machine de bois très-élevée. Nos ouvriers la firent d'une telle hauteur qu'elle dépassait, je crois, le mur de vingt coudées, afin que, quand une fois elle serait finie et amenée contre les remparts, nos hommes d'armes pussent de dessus cette machine accabler de pierres et de flèches les ennemis du dedans, et après avoir ainsi forcé les Sarrasins d'évacuer la muraille, pénétrer librement dans la ville et s'en emparer. Mais comme le siége durait depuis quinze jours, que les plus hautes tours du rempart armées de pierriers nous avaient déjà fait quelque mal, et que les diverses parties de notre grande tour de bois n'étaient pas encore assemblées, nos Francs s'ennuyèrent de ce délai; leur valeur ne put le supporter plus long-temps; et un certain vendredi, sans attendre ni la tour ni les autres machines, armés seulement de lances et de boucliers, ils attaquèrent la ville avec une merveilleuse audace. Les Sarrasins, s'excitant les uns les autres, se défendirent de leur côté du mieux qu'ils purent; mais les nôtres, dont le seul Dieu est le Seigneur, dressèrent rapidement les échelles préparées pour l'assaut, montèrent avec une surprenante valeur jusque sur le sommet des murs, et tombèrent, le glaive en main, sur tout ce qu'ils rencontraient devant eux. Les Sarrasins se voyant si rudement traités par nos gens, se hâtèrent de fuir vers des endroits où ils espéraient vivre plus long-temps; mais ni dans un lieu ni un autre ils ne purent se cacher assez bien pour n'être pas égorgés comme ils le méritaient. On accorda la vie à très-peu d'individus du sexe masculin: quant aux femmes, on les épargna afin de les faire servir à tourner continuellement les meules des moulins à bras; et à mesure qu'on les prenait, on se les vendait réciproquement les uns aux autres, tant laides que belles. Le roi laissa vivre aussi deux hommes, l'émir de la ville, et l'évêque que l'on appelle Archade; mais ce fut plus à cause de la rançon qu'il en espérait que par compassion qu'il les épargna. Combien d'argent et d'ustensiles de mille formes diverses on trouva dans cette place, c'est ce qui ne saurait s'exprimer; aussi force gens pauvres devinrent-ils riches tout d'un coup. J'ai vu réunir en monceau et brûler une foule de Sarrasins tués, dont les cadavres nous empestaient par leur odeur fétide. On le faisait pour s'emparer des byzantins que ces scélérats avaient avalés, et que d'autres cachaient dans leur bouche, contre les gencives, afin que les Francs ne pussent les avoir. Aussi arrivait-il parfois que si l'un des nôtres frappait du poing un de ces Infidèles sur le col, il lui faisait rejeter par la bouche dix ou seize byzantins. Les femmes aussi en recélaient sans aucune pudeur au dedans d'elles-mêmes, et dans des endroits où il était criminel de les cacher, et qu'il serait honteux de nommer. On comptait l'an Onze cents plus un quand nous prîmes la ville appelée la Tour de Straton. On était dans l'année mil cent un du Seigneur lorsqu'à l'aide d'échelles nous nous emparâmes de Césarée.

(33) Dans ce premier siège, n'est pas dans le texte; mais la clarté a paru exiger cette addition. Il ne peut, en effet, être ici question que du premier siège, puisque plus haut il est dit que l'on se rendit maître du château sans perdre un seul homme.
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Message par Stephandra Lun 04 Avr 2011, 22:10

CHAPITRE XXVI.

APRES que, de concert avec les Génois, nous eûmes fait de Césarée et de toutes les richesses que nous y trouvâmes ce qui nous convenait, nous y établîmes un évêque que nous avions élu en commun, y laissâmes une faible garnison, et marchâmes tous en hâte vers la cité de Ramla près de Lydda. Là nous attendîmes pendant vingt-quatre jours que les Ascalonites et les Babyloniens, rassemblés en ce lieu dans un même dessein, vinssent nous livrer bataille. Comme nous étions très-peu nombreux, nous n'osions aller à eux, de peur que quand nous les attaquerions devant Ascalon, eux, en revenant rapidement sur nos derrières, ne nous enfermassent entre les murs et leur camp pour nous massacrer plus facilement. Espérant réussir dans ce projet, ils voulaient se porter eux-mêmes contre nous; mais connaissant leur ruse, nous la déjouâmes si bien, et nous montrâmes pendant si long-temps plus rusés qu'eux, qu'enfin, glacés par la frayeur, ils abandonnèrent entièrement l'idée de nous attaquer, et que beaucoup d'entre eux, pressés par la faim et fatigués de l'attente d'une action, quittèrent leur armée. Aussitôt que nous en fûmes instruits, nous retournâmes à Joppé, remerciant et louant Dieu de ce qu'il nous avait ainsi délivrés de l'attaque de cette multitude.

Nous prêtions cependant toujours une oreille attentive à tout ce qu'on nous rapportait d'eux. Après que nous nous fûmes reposés pendant soixante-dix jours, on vint annoncer au roi Baudouin que les ennemis, écoutant de nouveau leur haine, faisaient quelque mouvement, et que, déjà prêts à nous attaquer, ils pressaient leur marche. A cette nouvelle, ce prince rappelle toutes ses troupes de Jérusalem, de Tibériade, de Césarée et de Caïphe, et les réunit en un seul corps. Comme la nécessité était urgente, et que nous n'avions qu'un très-petit nombre d'hommes d'armes, tous ceux qui le purent, firent, par l'ordre du roi, des hommes d'armes de leurs écuyers: de cette manière nous eûmes en tout deux cent soixante hommes d'armes et neuf cents hommes de pied. Nos ennemis comptaient onze mille hommes d'armes et vingt-et-un mille gens de pied; nous le savions, mais ayant Dieu avec nous, nous ne redoutions nullement d'en venir aux mains avec eux. Nous ne mettions en effet notre confiance ni dans les armes ni dans des troupes nombreuses, mais nous placions tout notre espoir dans le Seigneur notre Dieu. Notre audace était grande; mais ce n'était pas de l'audace, c'était plutôt de la foi et de l'amour. Nous étions en effet prêts à mourir par dévouement pour celui qui, dans sa miséricorde, avait daigné mourir pour nous: aussi marchâmes-nous résolument à cette bataille, dans laquelle le roi fit porter devant lui ce bois de la croix du Sauveur qui nous fut un si salutaire secours. Un certain jour donc nous sortons de Joppé, et dès le jour suivant nous allons chercher les Sarrasins pour les combattre. Comme nous approchions d'eux, eux de leur côté s'approchaient également de nous sans que nous le sussions. Aussitôt que, de l'endroit où nous observions leurs mouvemens, nous apercevons les éclaireurs des Infidèles, nous comprenons sur-le-champ que tout le reste de leur armée suit; le roi alors pousse plus avant avec quelques-uns des siens, et voit de loin leurs tentes déployées blanchir la plaine. A ce spectacle, il presse son coursier de l'éperon, revient à toute bride jusque vers nos derniers rangs, et nous fait connaître à tous ce qu'il a vu. A cette nouvelle nous commençons à triompher, espérant que la bataille après laquelle nous soupirons ne tardera pas à s'engager; s'ils ne venaient point à nous, nous étions décidés à aller à eux. Il nous valait mieux en effet combattre dans de vastes plaines, où, quand nous les aurions vaincus, avec l'aide du Seigneur, nous pourrions les poursuivre plus long-temps, et leur faire plus de mal dans leur fuite, que d'en venir aux mains avec eux dans le voisinage de leurs murailles.
Le roi donne donc l'ordre de prendre les armes; tous le font, et l'armée est aussitôt rangée suivant les règles de l'art pour l'action qui se prépare. Remettant tous notre sort dans les mains du Seigneur, nous poussons nos coursiers contre l'ennemi. Un abbé, homme vénérable, porte et montre à tous le susdit bois de la croix du Sauveur; et le roi adresse alors à ses chevaliers ces paroles pleines de piété: «Courage, chevaliers de Jésus-Christ; ayez bonne confiance, et ne craignez rien; conduisez-vous en hommes; montrez-vous fermes dans cette action, et combattez pour le salut de vos ames; soyez attentifs à élever jusqu'aux cieux le nom du Seigneur Christ, que ceux-ci, comme des enfans dégénérés, ne cessent d'accabler d'injures et d'outrages, ne croyant ni à l'incarnation, ni à la résurrection du Sauveur. Que si vous périssez dans la bataille, vous serez placés au rang des bienheureux; car déjà la porte du royaume des cieux nous est ouverte; si au contraire vous vivez et obtenez la victoire, vous brillerez couverts de gloire entre tous les Chrétiens; mais si par hasard vous étiez tentés de fuir, souvenez-vous que la France est bien loin de nous.» A peine a-t-il fini de parler ainsi que tous applaudissent, et volent au combat; tout retard nous est insupportable; et chacun cherche quel ennemi il frappera, ou quel il renversera par terre. Voilà tout à coup que la gent détestée des Infidèles se présente au devant de nos pas, et fond impétueusement sur nous, à droite, à gauche et de tous côtes. De même que les oiseleurs ont coutume de se jeter tout au travers d'une foule d'oiseaux, de même notre troupe, divisée en six corps, quoique fort peu nombreuse, s'élance, aux cris de vive le Seigneur, au milieu de ces innombrables cohortes; leur multitude est en effet si grande qu'elle nous couvre entièrement, et qu'à peine pouvons-nous nous apercevoir les uns les autres. Déjà ils avaient repoussé et accablé deux de nos premières lignes; alors le roi Baudouin arrive en hâte des derniers rangs au secours des siens que presse un si grand péril. Aussitôt en effet que ce prince apprend et reconnaît que la force de l'ennemi l'emporte, il accourt à toute bride à la tête de son escadron, et s'oppose courageusement aux efforts de ces mécréans; il fait brandir, aux yeux des plus vaillans d'entre eux, sa lance à laquelle pend un drapeau blanc, et en frappe un Arabe qui ose se présenter devant lui; celui-ci tombe, précipité de son coursier; le drapeau demeure dans son cadavre; mais la lance, Baudouin la retire, et la met promptement en arrêt pour en percer d'autres Païens. D'une part ceux-ci, de l'autre ceux-là combattent vaillamment; dans le court espace d'une heure, vous eussiez vu de l'un comme de l'autre côté beaucoup de chevaux sans leurs cavaliers, ainsi qu'une grande étendue de terrain couverte tant de boucliers que de poignards et de Sarrasins et d'Ethiopiens ou morts ou blessés. Là est avec nous cette croix du Sauveur si redoutable aux ennemis du Christ; la foule superbe de ces Infidèles ne peut, grâces à Dieu, prévaloir contre elle; et sa présence les confond tellement, que non seulement ils cessent de fondre sur nous, mais que, frappés miraculeusement de terreur, ils ne songent qu'à fuir en toute hâte: heureux alors celui qui a un rapide coursier; il évite la mort en fuyant. Dans leur frayeur, les Païens jettent dans les champs tant de boucliers, d'arcs, de flèches et d'épées, de lances et de dards de toute espèce, que les ramasser était une véritable fatigue. Tant de cadavres gisent là étendus sans vie, que qui eût entrepris de les compter n'aurait pu en faire le dénombrement. On assure au surplus que les Sarrasins eurent quinze mille des leur tués, tant cavaliers que gens de pied; le gouverneur de Babylone, qui avait amené tous ceux de cette ville à cette bataille, fut massacré avec les siens. De nos chevaliers nous en perdîmes quatre-vingts, et des gens de pied encore davantage. En cette journée, le roi Baudouin se conduisit très-vaillamment, et se montra aussi excellent pour le conseil (34) que ferme dans l'action. Ses chevaliers, quoiqu'en très-petit nombre, déployèrent également une grande bravoure; aussi le combat ne fut-il pas longtemps douteux: les uns eu effet saisirent vite le moment de fuir, et les autres les mirent promptement en déroute.




O bataille odieuse aux cœurs qui détestent le mal, et horrible pour ceux qui en étaient spectateurs! ô bataille, tu n'avais rien de beau, et c'est par antiphrase qu'on t'appelle Bellum! Je contemplais ce combat, redoutant chaque coup qui se portait, et le suivant des mouvemens de ma tête. Tous se précipitaient sur le fer, comme s'ils ne craignaient pas que la mort pût jamais les atteindre. Cruelle calamité qui ne laissait aucune place à la pitié! les coups qu'on se portait des deux côtés retentissaient avec un effroyable bruit. L'un frappait, l'autre tombait; celui-là refusait toute miséricorde, celui-ci n'en demandait aucune; l'un perdait l'œil, l'autre le poing. Le cœur de l'homme répugne à voir de telles misères. Ce qu'il y eut d'étonnant, c'est que notre armée, victorieuse à sa tête, fut vaincue à sa queue. Aux derniers rangs, les Chrétiens cédaient, et aux premiers ils repoussaient les Sarrasins. Nous forcions les Infidèles à fuir jusque dans Ascalon, et eux, après avoir massacré plusieurs des nôtres, couraient jusqu'à Joppé. Aussi ni nous, ni eux, nous ne connûmes bien le jour même le véritable résultat du combat. Cependant lorsque le roi et les siens eurent contraint les Païens, soit en les tuant, soit en les dispersant, d'évacuer le champ de bataille, ce prince prescrivit de se reposer cette nuit-là dans les tentes abandonnées par l'ennemi fugitif. Il fut fait ainsi qu'il était ordonné. Quand le calendrier marquait le septième jour de septembre, se donna cette bataille, bien digne certes d'être racontée, et dans laquelle la grâce du Seigneur fut l'auxiliaire des Francs.


Ce combat eut en effet lieu le sept de septembre, la troisième année de la prise de Jérusalem. Le lendemain, aussitôt que le roi eut, avec les siens, entendu dans sa tente la messe de la Nativité de la puissante vierge Marie, nous chargeâmes nos bêtes de somme de toutes les provisions prises sur les Sarrasins, telles que pain, froment et farine; et la trompette royale donna le signal de reprendre le chemin de Joppé. Comme nous y retournions, et que déjà nous avions traversé Azot, ancienne ville des Philistins et alors déserte, nous vîmes de loin devant nous cinq cents Arabes environ, qui revenaient en troupe de Joppé, où ils s'étaient portés le jour même de l'action, et sous les murs de laquelle (35) ils avaient enlevé tout le butin tombé sous leurs mains. En effet, après avoir fait, comme il a été dit plus haut, un grand carnage des Francs à la queue de notre armée, ces Arabes, persuadés que nous étions tous pareillement vaincus, prirent les écus, les lances et les casques brillans des Chrétiens morts sous leurs coups, s'en parèrent pompeusement, et courant aussitôt à Joppé, montrèrent ces armes en disant que le roi Baudouin et les siens avaient tous été massacrés dans le combat. A cette vue ceux de Joppé, confondus d'étonnement, craignirent que ce que leur affirmaient les Sarrasins ne fût vrai: ceux-ci s'étaient flattés que peut-être les habitans, dans le premier moment de stupeur, leur rendraient la ville; mais, reconnaissant bientôt qu'il n'y avait là rien à gagner pour eux, ils se mirent en marche pour retourner à Ascalon. Lorsqu'en revenant de Joppé ils nous aperçurent de loin, ils nous crurent des leurs, et pensèrent qu'après avoir tué tous les Chrétiens dans la bataille, nous voulions aller chercher ce qui en restait jusque dans Joppé. Nous admirions comment, toujours sans nous reconnaître, ces gens nous approchaient de si près. Ils ne virent enfin qui nous étions que quand nos chevaliers fondirent sur eux et les attaquèrent: vous les eussiez vus alors se débander et fuir çà et là, sans qu'aucun d'eux attendît son compagnon; tous ceux d'entre ces Arabes qui n'avaient pas un agile coursier, tombèrent là sous le glaive; mais comme les Francs étaient écrasés de fatigue, et qu'eux ainsi que leurs chevaux avaient tous été blessés dans le combat, ils poursuivirent peu les Sarrasins; ceux-ci s'en allèrent donc, et nous arrivâmes pleins de joie à Joppé.

Pensez un peu quels cris de triomphe partirent de cette ville, et que de louanges on y prodigua au Seigneur, quand ceux qui y étaient restés nous virent, du haut de l'observatoire placé sur la muraille, revenir les bannières déployées! Ce ne serait pas une petite lâche de le dire. Deux fabricateurs de nouvelles étaient accourus en effet à Joppé, l'un après l'autre, et avaient trompé les habitans, en racontant que le roi Baudouin et les siens avaient été complétement défaits, et, ce qui est bien pis, massacrés probablement tous. Contristés plus qu'on ne saurait le penser de ce récit, et le croyant vrai, ceux de Joppé envoyèrent à Tancrède, qui alors gouvernait dans Antioche, un message écrit sur une petite feuille de parchemin, qu'un certain marin, montant sur sa barque, porta en toute hâte à Antioche, par l'ordre de l'épouse du roi. Cette dépêche sollicitait en ces termes un prompt secours: «Tancrède, homme illustre et excellent chevalier, reçois cette cédule, que la reine et les habitans de Joppé t'adressent en toute hâte par moi leur messager; et comme peut-être tu en croiras plutôt cet écrit dûment scellé que moi, lis-le. O douleur! le roi de Jérusalem, Baudouin, a donné une grande bataille contre les Babyloniens et ceux d'Ascalon; dans cette affaire, il a été vaincu, et peut-être même tué avec tous ceux qu'il avait conduits à cette guerre. C'est du moins ce que nous affirme un Chrétien qui, en fuyant jusqu'ici, a échappé aux malheurs de cette défaite. C'est pourquoi, moi messager, je viens vers toi, qui n'es pas un homme imprudent, afin de solliciter ton aide. Prends donc conseil des tiens, et hâte-toi de t'efforcer de secourir le peuple de Dieu, maintenant dans un grand trouble, réduit à un petit nombre et touchant, comme je le crois, à sa dernière heure dans la Palestine.» Telle était la dépêche que lut le messager. Tancrède après l'avoir entendue garda quelques instans le silence; puis, comme il croyait vrai ce qu'on lui mandait, lui et ceux des siens alors présens, transportés de douleur et de chagrin, fondirent tous en larmes. Ce prince chargea ensuite le messager de sa réponse, et ordonna que chacun se tînt prêt à marcher au secours des Chrétiens plongés dans une telle détresse. Déjà ceux d'Antioche étaient sur le point de se mettre en route; mais voilà que tout à coup un autre messager apporte à Tancrède une seconde cédule entièrement différente de la première: au lieu en effet des tristes nouvelles que contenait celle-ci, celle-là n'en renfermait que d'heureuses; on y lisait que le roi Baudouin était rentré sain et sauf dans Joppé, après avoir entièrement vaincu les Sarrasins dans la bataille: aussi Tancrède et les siens, qui s'étaient si fort affligés de nos revers, se réjouirent grandement de nos succès. O admirable clémence de Dieu! Ce n'est pas en effet le nombre de nos troupes qui nous rendit vainqueurs; l'appui seul de la force du Seigneur nous fit disperser les Infidèles; parce que nous mettions notre espérance en Dieu seul, loin de faire pour nous moins que ce que nous souhaitions, il nous accorda, dans sa bienveillante munificence, le don d'une victoire complète. Ainsi arrachés miraculeusement des mains de nos ennemis, le roi et nous nous retournâmes à Jérusalem; et après y avoir payé au Seigneur un juste tribut de louanges, nous y goûtâmes les douceurs d'un tranquille repos pendant huit mois, et jusqu'au moment où la révolution de l'année ramena la saison de l'été.

(34) Le texte porte consolator; mais il semble qu'il faut consultor.
(35) Le texte dit seulement où; on a traduit, sous les murs de laquelle, pour faire voir qu'ils n'entrèrent pas dans Joppe, ce qui est dit plus bas.
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Message par Stephandra Lun 04 Avr 2011, 22:10

CHAPITRE XXVII.

L'ANNEE suivante, l'an 1102, et vers le milieu du mois de mai, les Babyloniens se réunirent en corps d'armée à Ascalon. Leur roi les y avait envoyés avec ordre de n'épargner aucun effort pour nous détruire entièrement, nous autres Chrétiens. Ils étaient au nombre de vingt mille cavaliers et de dix mille hommes de pied, tant Sarrasins qu'Ethiopiens, sans compter les conducteurs des bêtes de somme, qui, tout en faisant marcher devant eux les chameaux et les ânes chargés de vivres, portaient chacun dans leurs mains des massues et des traits pour combattre au besoin. Ces Infidèles marchèrent donc un certain jour sur la ville de Ramla, plantèrent leurs tentes devant ses murs, et dévastèrent tout autour les récoltes déjà mûres. Quinze hommes d'armes à qui le roi avait confié la garde de cette cité, étaient dans une tour fortifiée, au pied de laquelle se trouvait une espèce de faubourg qu'habitaient quelques Syriens, laboureurs de leur métier. Les Sarrasins, qui souvent tourmentaient et troublaient ces pauvres Chrétiens, tâchaient de les écraser tout-à-fait, et de renverser de fond en comble la tour, dont la garnison les empêchait de parcourir la plaine librement; ils avaient même formé le projet d'enlever, avec toute sa suite, l'évêque de la ville, qui demeurait à quelque distance (36) dans le couvent de Saint-George. Un certain jour donc, ils se portèrent méchamment vers ce monastère, et le cernèrent; mais après avoir bien examiné la force de ce lieu, ils retournèrent sous les murs de ladite cité. Cependant l'évêque qui vit la flamme et la fumée s'élever des feux allumés par les Païens autour de Ramla, craignit de se voir bientôt assiégé par eux. Prenant donc ses précautions contre le péril futur, il dépêcha sur-le-champ un messager vers le roi Baudouin, alors à Joppé, et lui manda de venir en toute hâte secourir Ramla, devant laquelle étaient campés les Babyloniens, dont une bande avait déjà même fait une incursion autour du monastère que lui évêque habitait. A cette nouvelle, le roi prit ses armes, s'élança sur son cheval, et, au premier signal de son cor, fut promptement suivi de tous ses chevaliers. A Joppé se trouvaient alors plusieurs chevaliers qui voulaient passer la mer pour retourner en France, et attendaient un vent favorable. Ils manquaient de chevaux, ayant perdu les leurs, ainsi que tout ce qu'ils possédaient, l'année précédente, lorsqu'ils se rendaient à Jérusalem par la Romanie. Il ne sera donc pas hors de propos de faire ici mention de l'expédition à laquelle prirent part ces chevaliers (37).


Une grande armée de Francs s'était mise en marche pour Jérusalem: elle avait pour chefs Guillaume, comte de Poitiers; ce même Etienne, comte de Blois, qui laissant notre armée nous avait quittés dès Antioche, et s'efforçait maintenant de renouveler l'entreprise qu'il avait d'abord abandonnée; avec eux se trouvaient encore Hugues-le-Grand, qui après la prise d'Antioche retourna dans les Gaules; le comte Raimond, qui à son retour de Jérusalem séjourna longtemps à Constantinople; Etienne, comte de Bourgogne, et beaucoup d'autres nobles hommes, suivis d'une foule innombrable de chevaliers et de gens de pied. Cette armée s'était partagée en deux corps; à son entrée sur les frontières de la Romanie, le turc Soliman, à qui, comme on l'a dit plus haut, les Chrétiens avaient enlevé la ville de Nicée, vint s'opposer à son passage. Ce prince, que tourmentait le souvenir de son premier revers, tomba sur les Francs à la tête d'une immense multitude de Turcs, dispersa misérablement leur armée, et la fit même périr presque tout entière. Comme cependant la sagesse divine avait permis que beaucoup de ces Francs marchassent en troupes par des chemins divers, Soliman ne put les combattre ni les exterminer tous; mais sachant qu'ils étaient écrasés de fatigue, tourmentés de la soif ainsi que de la faim, et archers inhabiles au combat, il en moissonna par le glaive plus de cent mille, tant chevaliers que gens de pied; des femmes, il massacra les unes, et emmena les autres avec lui; beaucoup de ceux même qui parvinrent à fuir à travers les montagnes et par des chemins détournés, moururent de soif et de besoin; enfin, chevaux, mulets, bêtes de somme, bagage de toute espèce, tout devint la proie des Turcs. Dans cette défaite, le comte de Poitiers perdit tout ce qu'il avait avec lui, suite et argent, n'ayant même évité la mort qu'à grand'peine: ce fut à pied et dans le plus déplorable état de misère qu'il parvint à gagner enfin Antioche. Tancrède, touché de compassion pour ses malheurs, l'accueillit avec bienveillance dans cette ville, et l'aida de son bien propre; on pouvait dire de lui: «Le Seigneur l'a châtié pour le corriger; mais ne l'a point livré à la mort (38).» Il nous semblait, en effet, que tant de maux n'avaient pu tomber sur lui et ses compagnons, qu'en punition de leur superbe et de leurs péchés. Ceux qui échappèrent au massacre ne renoncèrent cependant point à aller jusqu'à Jérusalem, à l'exception d'Hugues-le-Grand, qui mourut à Tarse, où les autres l'ensevelirent. Quand tous ils se furent réunis à Antioche, ils se rendirent à Jérusalem, les uns par terre et les autres par mer; mais ceux d'entre eux qui purent se procurer un cheval, préférèrent la route de terre.




Lorsqu'ils arrivèrent à Tortose, cité qu'occupaient les Sarrasins nos ennemis, ils ne souffrirent point que cette place les arrêtât; mais l'attaquèrent par terre et par mer avec une merveilleuse valeur. Que tardé-je à le dire? Ils prirent cette ville, massacrèrent les Sarrasins, s'emparèrent de tout leur argent; et après avoir achevé de charger de provisions pour la route leurs bêtes de somme, résolurent de continuer leur chemin. Ce fut alors à tous un grand chagrin de voir le comte Raimond rester dans Tortose. Tous, en effet, s'étaient flattés de l'espoir de l'emmener avec eux à Jérusalem; mais il refusa, demeura et garda pour lui la ville: ce que ses compagnons lui reprochaient comme un manque de foi. Ceux-ci poussant donc plus avant dépassèrent Archas, place forte fameuse, la ville de Tripoli ainsi que Gibel, et arrivèrent aux défilés qui se trouvent non loin de la cité de Béryte. Là, le roi Baudouin les attendit pendant dix-huit jours, et garda ce passage difficile de peur que les Sarrasins ne l'occupassent et n'en fermassent l'entrée à nos pélerins. Ce prince, en effet, avait reçu de leur armée une députation qui sollicitait son appui; et lorsqu'ils le trouvèrent ainsi venu au devant d'eux, ils s'en félicitèrent vivement, s'embrassèrent avec joie, et se rendirent avec lui à Joppé, où avaient aussi abordé ceux qui avaient choisi la voie de la mer.


Comme le temps de Pâques approchait, tous allèrent à Jérusalem, qu'ils desiraient tant voir; puis, après avoir visité les lieux saints, et pris part au splendide banquet donné par le roi Baudouin dans le temple de Salomon pour la célébration de Pâques, ils revinrent à Joppé. A cette époque, le comte de Poitiers, manquant de tout et réduit au désespoir, monta sur un vaisseau pour retourner en France, et se sépara de nous. Alors aussi Etienne de Blois et plusieurs autres voulurent également repasser les mers; mais une fois en pleine mer, ils eurent le vent contraire, et ne purent prendre d'autre parti que celui de revenir. Etienne de Blois était donc à Joppé quand le roi Baudouin monta son coursier pour marcher contre les ennemis, qu'on lui annoncait, comme on l'a dit plus haut, être campés devant Ramla. A Joppé étaient aussi Geoffroi, comte de Vendôme, un certain Etienne, comte de Bourgogne, et Hugues de Lusignan, frère du comte Raimond. Ceux-ci ayant obtenu que leurs amis leur prêtassent des chevaux, s'élancèrent dessus, et suivirent le roi. Ce fut à ce prince une grande et orgueilleuse imprudence de ne vouloir pas attendre ses troupes, de ne pas marcher comme il convenait au combat dans un ordre savamment combiné, de n'entendre à aucun avertissement, de partir sans ses gens de pied, de donner à peine à ses chevaliers le temps de le joindre, et de ne s'arrêter dans sa course que quand il vit devant lui, et plus près qu'il n'aurait voulu, la multitude des ennemis. Trop confiant dans sa valeur, il se flattait d'ailleurs que le nombre des Sarrasins n'excédait pas sept cents ou mille hommes au plus, et se hâtait de marcher à leur rencontre pour les atteindre avant qu'ils se missent à fuir. Mais quand il aperçut quelle armée il avait contre lui, frappé de terreur, il sentit frémir son ame; toutefois, embrassant avec courage un dernier rayon d'espoir, il se retourne vers les siens, les regarde, et leur adresse ces paroles pleines de piété: «O soldats du Christ, ô mes amis! ne songez pas à refuser la bataille qui s'apprête; mais, armés de la force du Très-Haut, combattez vaillamment pour votre propre salut. Que nous vivions, que nous mourions, nous sommes les enfans du Seigneur: que si quelqu'un de vous pensait à fuir, il ne lui reste plus aucune espérance d'échapper à l'ennemi; en combattant, vous vaincrez; en fuyant, vous périrez.» Comme c'était alors plus que jamais le cas de montrer de la valeur, tous fondent subitement, et avec une violente impétuosité, sur les Arabes; mais ils étaient à peine deux cents chevaliers, et les vingt mille Sarrasins les eurent bientôt cernés de toutes parts. Il ne saurait être douteux pour personne que le roi et les siens n'aient bravement combattu; cependant lorsqu'ils se virent si cruellement accablés par la foule pressée des Gentils, et qu'en moins d'une heure la majeure partie des nôtres était tombée sous les coups de l'ennemi, supporter plus long-temps le poids d'une telle lutte devenait impossible, et force fut à ceux qui restaient encore debout de prendre la fuite. Au surplus, quoique ce combat eût tourné si malheureusement pour les nôtres, ils ne cédèrent pas sans s'être vaillamment vengés des Sarrasins. Ils en tuèrent en effet un grand nombre; une fois même ils les chassèrent de leur camp, et se rendirent maîtres de leurs tentes; mais le Seigneur n'ayant pas permis qu'il en fût autrement, ils succombèrent enfin, vaincus par ceux dont eux-mêmes avaient triomphé d'abord. Grâces à Dieu cependant, le roi et quelques-uns de ses plus nobles chevaliers échappèrent aux mains de l'ennemi, et, ne pouvant fuir plus loin, se jetèrent à toute bride dans Ramla.
Baudouin cependant ne voulait pas s'enfermer dans cette place, et aimait mieux courir le risque de mourir ailleurs que de se laisser prendre ignominieusement en ce lieu. Après s'être donc promptement consulté, il s'abandonne aussi indifféremment aux chances de la mort qu'à celles de la vie, et sort suivi seulement de cinq de ses compagnons: il ne peut pourtant les conserver long-temps avec lui; tous deviennent bientôt la proie de l'ennemi, et lui-même ne parvient à se sauver qu'en s'enfonçant d'une course rapide dans les montagnes. Dieu l'arracha donc ainsi une seconde fois aux mains des vainqueurs. Il se fût volontiers rendu alors à son château d'Arsuth, s'il l'eût pu; mais les ennemis fermant tous les passages, il lui fallut renoncer à ce projet. Quant à ceux qui étaient restés dans Ramla, ils ne trouvèrent dans la suite aucun moyen d'en sortir: assiégés de toutes parts, ils furent enfin, ô douleur! pris par la race impie des Sarrasins. Ceux-ci en laissèrent vivre quelques-uns, qu'ils emmenèrent avec eux, et firent périr les autres par le tranchant du glaive. Pour l'évêque, abandonnant son église de Saint-George, il saisit le moment favorable, et s'enfuit furtivement à Joppé. Hélas! que de vaillans chevaliers, que de braves soldats nous perdîmes vers ce temps-là, d'abord dans le combat sous les murs de Ramla, ensuite dans la prise de cette ville! Etienne, comte de Blois, homme noble et sage, y fut tué ainsi qu'Etienne, comte de Bourgogne; trois chevaliers, dont l'un était vicomte de Joppé, parvinrent toutefois à se soustraire aux mains des ennemis, et quoique couverts de graves blessures, se sauvèrent, la nuit suivante, de toute la vitesse de leurs chevaux, à Jérusalem. Dès qu'ils furent entrés dans la ville, ils racontèrent aux citoyens l'échec qu'avaient éprouvé les nôtres, et dirent que, quant au roi, ils ignoraient complétement s'il était vivant ou mort: ce qui causa aussitôt un deuil cruel et général.

Baudouin cependant après avoir passé la nuit suivante caché dans les montagnes, de peur de tomber aux mains de l'ennemi, sortit enfin de sa retraite, suivi d'un seul homme d'armes, son écuyer, et, prenant des routes détournées à travers des plaines désertes, arriva le troisième jour à Arsuth, mourant de faim et de soif. Ce qui alors sauva le roi, c'est que cinq cents cavaliers ennemis, qui peu auparavant avaient battu en furetant tous les alentours du château, venaient de s'éloigner; et certes ce prince n'eût pu leur échapper s'ils l'eussent aperçu. A son arrivée à Arsuth, les siens le recurent avec une grande joie; il mangea, but et dormit en sûreté: ce que la faiblesse de notre humanité lui rendait fort urgent.




Le même jour arriva de Tibériade Hugues, l'un des grands du roi; ayant appris notre défaite, il accourait porter quelque secours à ce qui pouvait rester de nos gens. Le roi fut d'autant plus aise de le voir, que Hugues amenait avec lui quatre-vingts hommes d'armes, dont ce prince avait un pressant besoin. Baudouin n'osa cependant les prendre avec lui pour retourner à Joppé par terre, de peur des embûches que les ennemis dressaient à ceux qui suivaient cette route; mais montant sur une barque, il gagna cette ville par mer. Aussitôt qu'il entra dans le port, on l'accueillit avec force transports de joie, parce que, conformément à ces paroles de l'Evangile, «mon fils était mort, et il est ressuscité; il était perdu, et il est retrouvé (39),» on revoyait vivant et bien portant ce prince qu'on avait déjà pleuré comme mort. Le lendemain, ledit Hugues, sortant d'Arsuth, vint en toute hâte à Joppé avec les siens. Le roi était allé au devant de lui pour protéger son arrivée, dans la crainte qu'il ne fût attaqué par l'ennemi. Quand tous furent entrés dans la place, Baudouin, sans perdre temps à délibérer, et obéissant à la nécessité, manda près de lui tous les hommes restés à Jérusalem, afin d'aller, lorsqu'il les aurait tous réunis, combattre de nouveau les Sarrasins. Tandis qu'il cherchait quel homme il pourrait envoyer porter cet ordre dans la Cité sainte, il aperçoit un Chrétien syrien, vieillard de basse condition, couvert d'un méchant habit, et lui fait les plus instantes prières pour qu'il se charge de ce message par crainte de Dieu et par amour pour son roi. Personne en effet n'osait se hasarder dans les chemins, à cause des embûches dressées par les Infidèles; mais ce vieillard se sentant rempli par Dieu même d'une sainte audace, part au plus noir de la nuit de peur d'être aperçu des Païens, marche à travers des lieux âpres que ne traverse aucune route, et arrive le troisième jour à Jérusalem, excédé de fatigue. A peine a-t-il annoncé que le roi est vivant, et confirmé à tous les citoyens cette nouvelle, après laquelle ils soupiraient tant, que tous paient au Seigneur un juste tribut de louanges; puis, sans un plus long délai, les chevaliers, au nombre, je crois, de quatre-vingt-dix, s'apprêtent en toute hâte, et s'élancent sur leurs coursiers. Ceux des autres habitans qui peuvent se procurer un cheval montent dessus, et partent également. Tous se mettent en route de grand cœur, il est vrai, mais non pourtant sans beaucoup de frayeur. Evitant donc autant qu'ils le peuvent la rencontre des Infidèles, ils se dirigent du côté du château d'Arsuth. Comme ils marchaient en hâte le long du rivage de la mer, tout à coup se présenta la race cruelle des Gentils, qui se flattaient de leur fermer le passage, et de les exterminer entièrement dans cet endroit; quelques-uns des nôtres, cédant à la nécessité, abandonnèrent leurs bêtes de somme, se jetèrent à la nage au milieu des flots de la mer, et trouvèrent ainsi dans un mal le remède à un autre mal; car en nageant ils perdirent leurs bêtes de somme, mais évitèrent les coups de l'ennemi. Quant aux hommes d'armes qui montaient d'agiles coursiers, ils se défendirent vaillamment, et se firent ainsi jour jusqu'à Joppé.


(36) A quelque distance n'est pas dans le texte; mais la phrase suivante, qui dit que les Sarrasins revinrent devant la ville, a paru nécessiter cette addition.
(37) Le texte dit simplement, il ne sera pas hors de propos d'en faire ici mention. La suite a paru exiger, pour la clarté, plus de développement dans la traduction.
(38) Psaume 117, v. 18,
(39) Evang. selon saint Luc, chap. XV, v. 24.

CHAPITRE XXVIII.

LE roi, comblé de joie, et bien reconforté par leur arrivée, ne voulut pas différer d'un instant l'exécution de son projet; dès le lendemain matin, il rangea en bon ordre ses hommes d'armes ainsi que les hommes de pied, et partit pour aller livrer bataille à ses ennemis. Ceux-ci, qui n'étaient pas alors éloignés de plus de trois milles environ de Joppé, préparaient déjà leurs machines pour former le siége de cette ville, et en abattre les murailles à l'aide de pierriers; mais à peine voient-ils les Chrétiens venir les combattre, qu'ils prennent leurs armes et nous reçoivent audacieusement. Comme leur multitude était immense, ils ont bientôt entouré les nôtres de toutes parts. Ceux-ci se trouvent alors cernés complétement, et rien que le secours d'en haut ne peut les sauver; mais mettant toute leur confiance dans la toute-puissance du Seigneur, ils ne cessent de s'élancer, et de frapper tour à tour partout où ils voient la foule des Sarrasins plus épaisse et plus acharnée. Lorsqu'à force de combattre vaillamment ils ont enfoncé l'ennemi sur un point, il leur faut sur-le-champ se porter sur un autre: dès que les Infidèles voient en effet nos gens de pied cesser d'être protégés par nos hommes d'armes, ils se hâtent de courir sur eux, et massacrent ceux des derniers rangs; mais de leur côté les gens de pied ne se conduisent pas en lâches et font pleuvoir sur ceux qui les attaquent une telle grêle de traits que vous en auriez vu beaucoup enfoncés dans le visage et les habits des Sarrasins. Ceux-ci donc repoussés fortement par les archers à pied, couverts de blessures par les lances des hommes d'armes, et déjà même chassés de leurs tentes, grâces à l'appui que nous prête le Seigneur, tournent le dos aux Francs, et prennent la fuite. Malheureusement on ne put les poursuivre long-temps, car ceux qui les contraignaient à fuir étaient en trop petit nombre: du moins abandonnèrent-ils aux mains des Francs leurs tentes et les approvisionnemens de tout genre qui se trouvaient dans leur camp; quant à leurs chevaux, ils les emmenèrent tous avec eux, à l'exception de ceux qui étaient blessés ou morts de faim; mais nous leur prîmes bon nombre de leurs chameaux et de leurs ânes. Enfin, grâces à Dieu, pendant que ces Infidèles fuyaient, beaucoup d'entre eux, blessés ou dévorés de la soif, périrent dans les chemins. Il était certes juste et convenable que le parti protégé par le bois de la croix du Sauveur, que le roi faisait porter devant lui dans cette bataille, triomphât des ennemis de la croix: si, dans l'action précédente, cette même croix eût été portée devant les Chrétiens, nul doute que le Seigneur se fût montré favorable à son peuple, pourvu que le roi eût eu la sagesse de n'aller à ce combat qu'accompagné de tous les siens. Mais il est des gens qui se confient plus dans leur force que dans le Seigneur, abondent trop dans leur sens, méprisent les conseils des sages, et conduisent leurs affaires avec légèreté, imprudence et présomption; aussi arrive-t-il souvent que l'événement tourne non seulement à leur grand préjudice, mais encore à la perte de beaucoup d'autres, fort innocens de la sottise de leurs œuvres. Ces gens alors sont dans l'usage de s'en prendre à Dieu même de leur mauvais succès, plutôt que de reconnaître leur faute. Ne pas considérer la fin d'une chose, c'est l'entreprendre follement; «on prépare un cheval pour le combat, mais c'est le Seigneur qui sauve (40).» Dieu n'écoute pas toujours la prière du juste, combien doit-il moins encore accueillir celle de l'impie? Et pourquoi serions-nous exaucés par le Seigneur quand nous ne l'avons pas mérité? Ou encore, pourquoi accuser le Très-Haut quand il ne satisfait pas nos desirs insensés? N'est-ce pas lui qui sait ce qu'il faut faire en toutes choses? Quoi que vous voyiez arriver de contraire à votre attente, croyez bien qu'un ordre juste et parfait préside aux événemens de ce monde, et qu'il n'y a désordre et confusion que dans votre opinion. Mais l'insensé considère non ce qu'il y a de vraiment bien dans les choses, mais seulement ce qu'en décide la fortune. Bien souvent l'homme regarde comme nuisible pour lui ce qui bientôt après, et grâces à la sagesse d'en haut, lui devient profitable; et il arrive que ce qui d'abord lui avait réussi tourne peu après à son grand désavantage. Le combat fini, et le roi étant, comme on l'a dit, demeuré victorieux, il fit plier les tentes, et revint à Joppé. Le pays ensuite délivré de toute guerre goûta un entier repos pendant l'automne et l'hiver suivant.

(40) Prov., chap. XXI, v. 31.


CHAPITRE XXIX.

Au printemps de l'année 1103, après que nous eûmes célébré, comme de coutume, à Jérusalem la sainte Pâques, le roi attaqua la ville d'Accon, et en forma le siége avec sa petite armée. Mais il ne put s'emparer, ni par force, ni par ruse, de cette place que protégeaient une bonne muraille et de forts boulevards extérieurs, et où d'ailleurs les Sarrasins se défendirent avec la plus remarquable valeur. Après donc avoir dévasté toutes les récoltes, les vignes et les jardins des habitans, le roi revint à Joppé.

Alors se répandit la nouvelle, tant souhaitée de tous, que Boémond était enfin, grâces à la faveur du ciel, délivré de sa captivité chez les Turcs. Ce prince fit en effet connaître au roi par un message comment il avait brisé ses fers moyennant rançon. Antioche reçut avec des transports de joie ce guerrier, qui d'abord l'avait gouvernée le premier, et continua dans la suite d'y commander et de l'illustrer; outre cette ville, Boémond posséda encore celle de Laodicée que Tancrède avait prise de vive force et enlevée aux gens de l'empereur de Constantinople. En échange de cette place, Boémond donna une portion convenable de ses propres terres à Tancrède, qui en fut satisfait, et dont il se concilia d'ailleurs l'amitié.

Le roi Baudouin cependant faisait comme de coutume la guerre aux Sarrasins: un jour qu'il était tombé à l'improviste sur quelques-uns d'entre eux, se regardait déjà comme certain de leur mort et s'en réjouissait dans son ame, un Ethiopien, qui s'était caché derrière une roche, et embusqué ainsi adroitement dans l'intention de le tuer, le frappa d'un trait fortement lancé; le coup atteignit le roi par derrière, dans un endroit voisin du cœur, et fit une plaie si profonde que ce prince fut blessé presque mortellement. Toutefois, comme il mit par la suite tous ses soins à se bien guérir, il revint entièrement à la santé après qu'on eut pratiqué l'incision de sa blessure, qui le faisait beaucoup souffrir.


CHAPITRE XXX.

L'ANNEE 1o4 depuis l'Incarnation de Notre-Seigneur, après que l'hiver fut passé, et que nous eûmes, au moment où fleurissait le printemps, célébré les solennités de Pâques dans Jérusalem, le roi réunit ses troupes, marcha sur Accon et en fit le siége. Les Génois, avec une flotte de soixante-dix navires à éperons, se rendirent également devant cette place. Pendant vingt jours on assaillit et l'on battit avec les machines la ville cernée de toutes parts; alors les Sarrasins, frappés de terreur, la rendirent bon gré mal gré au roi. Elle nous était d'autant plus nécessaire qu'elle a un port tellement commode qu'il peut recevoir et mettre en toute sûreté, dans l'intérieur même de ses murs, un grand nombre de vaisseaux. Déjà le soleil s'était levé neuf fois dans le signe des gémeaux, quand fut prise la ville d'Accon, autrement appelée Ptolémaïs. C'était dans l'année mil cent quatrième. Cette cité d'Accon n'est pas celle que quelques gens prennent pour Accaron: celle-ci est une ville des Philistins, et celle-là est connue sous le nom de Ptolémaïs. Lorsqu'on se fut emparé de cette place, on y massacra grand nombre de Sarrasins, et on permit à quelques-uns de vivre.


Quand ensuite l'été fut passé, Boémond, contraint par une dure nécessité, passa dans la Pouille avec un petit nombre de vaisseaux, commit la ville d'Antioche aux soins de Tancrède, et emmena Daimbert, qui avait été patriarche de Jérusalem. Boémond, homme prudent et d'une merveilleuse sagacité, faisait ce voyage pour recruter quelques troupes dans les contrées montagneuses de la Pouille. Quant à Daimbert, son but était de porter au pape de Rome ses plaintes de l'injure que lui avait faite le roi Baudouin. Il partit donc, obtint ce qu'il desirait, mais ne revint pas, parce qu'il mourut en chemin.

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Histoire des Croisades, par Foulcher de Chartres 1 Empty Re: Histoire des Croisades, par Foulcher de Chartres 1

Message par Stephandra Lun 04 Avr 2011, 23:08

CHAPITRE XXXI.

L'ANNEE 1105, et le vingt-huitième jour de février, Raimond, comte et vieux chevalier, mourut dans son château bâti en face de la ville de Tripoli, et eut pour successeur son neveu, Guillaume Jourdain. Vers ce temps, la méchanceté si ordinaire aux Turcs et aux Sarrasins ne les abandonna point: en effet, le roi d'Alep, nommé Rodoan, rassembla de tous les pays qui l'avoisinaient une armée considérable, et, tel qu'un taureau, dressa ses cornes aiguës pour combattre Tancrède, qui alors gouvernait Antioche; mais celui-ci, enfonçant l'ancre de son espoir dans le Seigneur et non dans des troupes nombreuses, rangea les siens en bon ordre, et, monté sur son coursier, marcha sans délai contre les ennemis. Pourquoi m'arrêterais-je à de plus longs détails? Tancrède fondit sur eux avec une admirable audace, et eux, Dieu aidant, tournèrent le dos, prirent la fuite, et furent vivement poursuivis. Quiconque d'entre eux ne put fuir n'évita point la mort. Le nombre de leurs tués ne fut pas considérable; mais Tancrède s'empara de plusieurs de leurs chevaux et de l'étendard de leur roi fugitif: c'est ainsi que ce taureau mutilé s'en alla les cornes brisées; et les vainqueurs louèrent le Seigneur, qui avait si bien secouru les siens. Nous ne dirons que ce peu de mots des gens d'Antioche; maintenant parlons de ceux de Jérusalem.



CHAPITRE XXXII.

Nous avons, en effet, à raconter comment, cette même année, le roi de Babylone rassembla une grande armée, et l'envoya, sous la conduite du général de sa milice, à Ascalon pour combattre la foi chrétienne, formant le projet et se flattant de nous exterminer de la Terre-Sainte jusqu'au dernier. On lui avait rapporté que nous étions réduits à un très-petit nombre, et ne recevions plus, comme de coutume, des recrues de pélerins. A Ascalon se réunirent donc des cavaliers Arabes, des fantassins éthiopiens, et environ mille Turcs de Damas, excellens archers. Quand le roi Baudouin en fut instruit, il appela tous les siens à Joppé, et s'y prépara à soutenir cette guerre. Comme la nécessité l'exigeait, on ne laissa dans nos villes aucun homme en état de porter les armes; tous partirent pour cette guerre, à l'exception des sentinelles indispensables à la garde des murailles pendant la nuit. Une vive frayeur s'empara de nous alors; nous tremblions, en effet, ou que les Infidèles ne surprissent quelqu'une de nos cités ainsi dénuées de toute garnison, ou qu'ils ne vinssent à bout d'accabler enfin notre roi et sa petite troupe. On était dans le mois d'août. Les deux partis usèrent d'abord de ruse, en différant de combattre; et des deux côtés on resta, nous sans marcher contre eux, et eux sans nous attaquer. A la fin cependant, et, je crois, au terme fixé par la Providence, la gent impie des Païens, quittant Ascalon, s'approcha de la contrée que nous occupions. Aussitôt que le roi l'apprend, il sort de Joppé, et, monté sur son coursier, s'avance jusqu'à la ville de Ramla. Comme il ne pouvait qu'être fort utile que les nôtres s'unissent au Seigneur de toutes les manières possibles, et plaçassent en lui seul leur ferme espérance, Baudouin, inspiré par Dieu même, envoie d'abord, en toute diligence, un messager recommander au patriarche, au clergé, ainsi qu'au bas peuple, d'implorer avec ferveur la miséricorde du Tout-Puissant, afin qu'il daigne, du haut des cieux, prêter son appui à ses Chrétiens, placés dans une si difficile position. Ce messager, quelque prière qu'on lui fasse, ne veut accepter aucune récompense, dans la crainte d'être surpris et tué en route par les ennemis; mieux inspiré, il préfère s'en remettre au Seigneur du soin de lui payer le prix de sa fatigue, et, recommandant son ame et son corps à Dieu, il monte à cheval et se rend en toute hâte à Jérusalem. A peine est-il entré dans la Cité sainte, qu'il fait connaître sa mission, et ce que requiert l'état actuel des choses: aussitôt qu'il a expliqué sa demande, le patriarche commande que l'on sonne la plus grosse cloche, et que tout le peuple se rassemble devant lui. «O mes frères, dit-il ensuite, vous mes amis et les serviteurs de Dieu, cette guerre qu'on vous disait devoir éclater bientôt, va avoir lieu; ce messager vient de nous l'annoncer, et, sans aucun doute, elle est près de fondre sur nous. Sans le secours de Dieu, nous serions certes hors d'état de résister en aucune manière à la foule d'ennemis qui nous menacent; implorez donc tous la clémence du Seigneur, afin que, dans le combat qui s'apprête, il daigne se montrer favorable et miséricordieux envers notre roi Baudouin et tous les siens. Notre prince n'a pas voulu donner aujourd'hui le combat, ainsi qu'il nous le fait savoir par ce messager, pour le livrer avec plus de sécurité demain dimanche, jour où le Christ est ressuscité d'entre les morts: il a attendu que les aumônes et les prières lui eussent assuré l'appui du Seigneur, en qui seul il se confie. Ainsi donc, conformément aux paroles de l'apôtre, veillez toute cette nuit, demeurez fermes dans la foi, et faites avec amour tout ce que vous faites (41). Demain allez nu-pieds aux lieux saints, affligez-vous, humiliez-vous, adressez au Seigneur votre Dieu d'ardentes supplications, afin qu'il nous délivre des mains de ses ennemis; pour moi, je vous quitterai pour aller à cette bataille qui va se donner; et si parmi vous il en reste encore quelqu'un qui veuille prendre les armes, qu'il vienne avec «moi, car les hommes manquent à notre roi.» Que dirai-je de plus? tous ceux qui le peuvent montent à cheval; ils sont au nombre de cent cinquante, tant cavaliers qu'hommes de pied; à la nuit tombante ils se mettent en route, marchent rapidement, et arrivent au petit jour à la ville de Ramla. Quant à ceux qui sont restés dans Jérusalem, ils se livrent avec ferveur à la prière, à l'aumône et aux larmes; jusqu'à l'heure de midi, ils ne cessent de visiter les églises; ils chantent en pleurant, ils pleurent en chantant; tout cela, ils le font processionnellement. Moi-même j'étais avec eux et nu-pieds. Les hommes les plus âgés s'abstiennent ce jour-là de toute nourriture jusqu'à la neuvième heure; les enfans mêmes sont privés de sucer le sein de leurs mères jusqu'à ce que le tourment de la faim leur arrache des larmes; d'abondantes aumônes se distribuent aussi aux indigens. Ces œuvres sont en effet celles qui apaisent le Seigneur, l'excitent à nous sauver, et le forcent à ne point laisser en arrière sa bénédiction, et à la tourner sur nous.




Lors donc que le patriarche fut arrivé, comme on l'a dit plus haut, à Ramla, et que l'aurore eut commencé à chasser les brillantes étoiles, tous les nôtres se réjouirent de la venue de leurs compagnons; tous, pleins d'un pieux zèle, courent aux prêtres pour confesser leurs fautes; tous se précipitent également aux pieds du patriarche, tous veulent entendre de sa bouche quelques paroles, et recevoir de sa main l'absolution de leurs péchés. Tout cela fait, le patriarche revêt ses habits pontificaux, et prend dans ses mains la croix du Sauveur, qu'on portait d'ordinaire dans de telles occasions. Une fois que les diverses troupes de chevaliers et de gens de pied sont rangées convenablement, on marche à l'ennemi. Nos chevaliers étaient, dit-on, au nombre de cinq cents, sans compter les gens qui, quoiqu'à cheval, ne jouissaient point du titre de chevaliers; quant à nos gens de pied, on ne croyait pas qu'ils excédassent deux mille. L'armée ennemie comptait quinze mille hommes, tant cavaliers que gens de pied, qui, cette même nuit, avaient campé à quatre milles tout au plus de la cité de Ramla. Dès que les Sarrasins voient le roi se porter contre eux avec les siens, aussitôt, et suivant leur coutume, ils se préparent à combattre. Cependant leurs médians projets sont alors un peu déjoués par notre marche; ils avaient résolu, en effet, d'envoyer une portion de leurs troupes, mais la plus petite, devant Ramla, afin de tromper quelque temps notre armée, et de diriger en même temps tout le reste, formant le corps le plus considérable, sur Joppé, pour l'attaquer et s'en emparer sans que nous pussions en avoir le moindre soupçon. Mais aussitôt qu'ils s'aperçoivent que le roi vient à eux et que leurs desseins sont confondus, ils se réunissent en une seule masse. Sans plus tarder, les combattans se précipitent les uns sur les autres; alors les boucliers résonnent, et le fer aiguisé fait retentir l'air de ses coups. Au moment où, des deux côtés, on s'élance pour en venir aux mains, tous les nôtres, ainsi qu'ils en ont reçu l'ordre, poussent contre les Païens ce cri terrible, le Christ vit, le Christ règne, le Christ seul commande. Quant à eux, nous entourant de toutes parts, ils se flattent d'enfoncer nos rangs et d'y jeter un désordre complet. Déjà, en effet, les Turcs tournant par derrière nos derniers escadrons, font pleuvoir sur eux une grêle de flèches; puis, cessant de se servir de leurs arcs, ils tirent leurs glaives du fourreau, et en frappent les nôtres de plus près. A cette vue, le roi, entraîné par son audace, arrache sa bannière blanche des mains d'un de ses chevaliers, et suivi seulement de quelques-uns des siens, court en toute hâte en cet endroit porter secours à ceux des nôtres qui sont si cruellement accablés. Bientôt, avec l'aide du Seigneur, il disperse les Turcs par la vigueur de son attaque, en tue un grand nombre, et retourne aux lieux où combat la foule la plus nombreuse des Sarrasins et des Ethiopiens. Je ne m'étendrai pas davantage au surplus sur les efforts des deux partis et les coups. qu'ils se portent; je veux resserrer mon récit dans les bornes les plus étroites.
Le Dieu tout-puissant, qui jamais n'oublie ses serviteurs, ne voulut pas que ces Infidèles détruisissent les Chrétiens, qui, par amour pour lui et pour accroître la gloire de son nom, étaient venus des contrées les plus éloignées visiter Jérusalem. Les Infidèles prirent donc subitement la fuite, et ne s'arrêtèrent qu'à Ascalon. O si l'on eût pu se saisir de Semelmuc, le chef de leur armée, que d'argent il eût payé pour sa rançon au roi Baudouin! Mais au moins Gemelmuch, émir d'Ascalon, homme renommé par ses richesses et sa prudence, n'évita point le trépas; et sa mort fat une désolation pour tous les Païens. On prit vivant un autre émir, autrefois émir d'Accon; et le roi exigea pour son rachat vingt mille pièces de monnaie, outre ses chevaux et tout le reste de son bagage. Quant aux Ethiopiens, ils ne purent fuir, et furent tous massacrés dans les champs. Il périt, dit-on, quatre mille hommes, tant cavaliers que gens de pied, du côté de l'ennemi, et soixante seulement du nôtre. Les tentes des mécréans demeurèrent en notre possession, et ils perdirent en outre grand nombre de bêtes de somme, d'ânes, de chameaux et de dromadaires. Alors nous louâmes et glorifiâmes tous le Seigneur, qui seul avait fait notre force et anéanti nos ennemis. O admirable profondeur des jugemens de Dieu! voilà que ces Infidèles disaient: «Allons, exter«minons les Chrétiens, et mettons-nous en possession «du sanctuaire de Dieu, comme de notre héritage (42) Il n'en est pas ainsi, impies, il n'en est pas ainsi (43); Dieu vous a rendus comme une roue qui tourne sans cesse, et comme la paille emportée par le vent (44) dans sa colère il vous a troublé l'esprit.» Ils avaient juré par leur loi de ne fuir jamais devant les Francs, et cependant ils ne trouvèrent de salut que dans la fuite. Le roi retourna joyeux à Joppé, et y distribua suivant les règles de l'équité, à ses chevaliers et à ses hommes de pied, le butin fait dans le combat. Devant cette ville était encore en mer une flotte des Sarrasins, qui attendaient là depuis quelque temps, pour s'assurer quand et comment ils pourraient détruire complétement, tant par mer que parterre, et nous et les villes maritimes dont nous étions maîtres. Mais aussitôt que le roi eut fait jeter par ses matelots dans un de leurs navires la tête de l'émir Gemelmuch, qu'on avait coupée dans la bataille, saisis de trouble et de frayeur à cette vue, les Païens n'osèrent demeurer plus long-temps où ils étaient; une fois certains de la honteuse défaite des leurs, ils profitèrent d'un léger vent du midi, et se retirèrent dans les ports de Tyr et de Sidon. Lorsqu'ensuite cette même flotte retourna à Babylone, grâce au Seigneur, l'esprit des tempêtes, travaillant pour nous, la dispersa par un horrible naufrage, et la jeta sur les côtes que nous occupions; vingt-cinq vaisseaux remplis de Sarrasins tombèrent en notre pouvoir, et le reste forçant de voiles ne s'échappa qu'à grand'peine. C'est ainsi que le Seigneur nous secourut avec bonté dans nos tribulations, et nous manifesta sa toute-puissance. Je veux maintenant faire connaître avec précision au lecteur le jour de cette mémorable bataille. Le soleil se levait pour la dixième fois dans le signe de la vierge; la lune dans son plein avait sa face entière tournée vers la terre; le calendrier marquait le sixième jour avant les calendes de septembre, quand le Tout-Puissant accorda aux Francs de jouir du triomphe. Alors fuirent tous ensemble les Arabes, les Turcs, les Ethiopiens; les uns gagnèrent les montagnes, et les autres restèrent morts sur le champ de bataille.




Dans la crainte que, par la négligence ou l'impéritie des hommes en état d'écrire, gens d'ailleurs fort rares peut-être, et tout entiers aux embarras de leurs propres affaires, tous ces faits ne fussent point écrits et tombassent en oubli, moi Foulcher, quoique d'une science grossière et d'une faible capacité, j'ai cru devoir courir le risque d'être taxé de témérité, plutôt que de ne pas publier ces œuvres merveilleuses du Seigneur; j'ai donc recueilli tout ce que j'ai vu de mes propres yeux, ou appris en questionnant avec soin des narrateurs véridiques; puis, afin que toutes ces choses ne fussent sensibles aux yeux et saisissables d'un coup d'œil uniquement pour moi seul, je les ai, dans les sentimens d'une pieuse affection, réunies en un ouvrage vrai, quoique d'un style peu correct, et transmises à ceux qui viendront après moi. Je prie donc le lecteur d'user d'indulgence et de charité pour mon ignorance; qu'il rectifie çà et là, s'il le veut, le style de cet écrit qu'aucun orateur n'a corrigé; mais que, dans le dessein de donner plus de pompe et de beauté à l'arrangement des parties de cette histoire, il n'aille pas en changer la marche, de peur d'altérer par quelque erreur la vérité des faits. Après les événemens que j'ai racontés plus haut et sur la fin de l'année, tous ceux d'entre nous qui étaient alors à Jérusalem sentirent, la veille de la naissance du Sauveur, un violent tremblement de terre, qui leur causa une vive frayeur.

(41) Ire Epît. de saint Paul aux Corinth., chap. XVI, v. 13 et 14.
(42) Psaume 82, v. 11.
(43) Psaume I, v. 4.
(44) Ibid. 82, v. 14.

CHAPITRE XXXIII.

DANS l'année 1106, nous vîmes une comète se montrer dans le ciel: ce qui frappa surtout ceux de nous qui l'observèrent, c'est qu'à l'endroit où le soleil a coutume de se coucher dans la saison d'hiver, elle produisit une longue et merveilleuse traînée de lumière blanchâtre semblable à une toile de lin. Ce signe ayant commencé à briller dans le mois de février, le jour même où la lune était nouvelle, présageait évidemment les événemens futurs: n'osant toutefois porter la présomption jusqu'à tirer quelque pronostic de ce phénomène, nous nous remîmes, sur tout ce qu'il pouvait amener, au jugement de Dieu. Chaque soir, pendant cinquante jours et plus, cette comète fut visible par tout l'univers. Il est à remarquer cependant qu'à dater du premier moment de son apparition, tant cette comète que sa splendeur blanchâtre allèrent de jour en jour diminuant peu à peu, jusqu'à ce que, dans les derniers jours, la lumière perdant toute force, la comète elle-même cessa complétement de paraître. Peu après, dans le même mois, et le vingtième jour de la lune, suivant notre calcul, nous aperçûmes dans le ciel, depuis la troisième heure jusqu'à celle de midi, à gauche, comme deux autres soleils, l'un à la droite et l'autre à la gauche du soleil véritable; moins resplendissans et moins grands que celui-ci, ils avaient une figure et une lumière peu éclatantes; l'espace circulaire occupé par ces trois soleils était enveloppé d'un cercle blanchâtre, dont le contour égalait en grandeur celui d'une ville; enfin, au dedans de ce cercle brillait un demi-cercle semblable à l'arc-en-ciel, où se remarquaient quatre couleurs bien distinctes, et qui, dans sa courbure, embrassait la partie supérieure du vrai soleil, et allait s'étendant jusques aux deux autres susdits soleils. Dans le mois suivant, et à l'heure qui marque la moitié de la nuit, il parut tomber du ciel une pluie d'étoiles.

Ensuite, et dans la saison de l'été, Hugues, qui alors possédait la cité de Tibérjade, combattit une armée ennemie composée de gens de Damas; deux fois il fut repoussé par eux dans le combat; mais revenant à la charge une troisième fois, il les défit, avec le secours du Très-Haut, demeura vainqueur, leur tua deux cents hommes, leur prit autant de chevaux, et força tout le reste à tourner le dos et à fuir: chose miraculeuse à raconter, dans cette affaire, cent vingt hommes en dispersèrent quatre mille. Mais bientôt après, ce même Hugues, ayant fait avec le roi Baudouin une expédition sur le territoire des susdites gens de Damas, y périt percé d'une flèche.


CHAPITRE XXXIV.

EN l'année 1107, le patriarche de Jérusalem, nommé Ebremar, passa la mer pour se rendre à Rome. Il y allait demander à l'évêque du siége apostolique s'il devait ou non rester patriarche; Daimbert, en effet, avait, comme on l'a dit plus haut, recouvré le patriarchat, dans un voyage qu'il fit à Rome (45), mais il était mort ensuite à son retour. Enfin, au mois de novembre de cette même année, les gens d'Ascalon, s'abandonnant aux fureurs de leur malice ordinaire, nous dressèrent des embûches entre Ramla et Jérusalem, au pied même des montagnes que nous occupions; leur dessein était de surprendre par une attaque subite, et d'écraser une troupe de nos gens qu'ils savaient devoir se rendre de Joppé à Jérusalem. Mais on en fut informé dans la première de ces villes, et sans perdre un instant les nôtres montèrent à cheval. Lorsqu'ils furent parvenus au lieu de l'embuscade, sous la conduite de celui qui en avait donné la première nouvelle, et comme ils doutaient encore que cet homme leur eût dit la vérité, ils aperçurent l'ennemi, et se sentirent frappés d'une grande terreur. Les Infidèles, en effet, avaient là cinq cents cavaliers et bien près de mille gens de pied; les nôtres au contraire n'étaient pas en tout plus de soixante et quinze chevaliers. Cependant, comme le temps leur manquait pour songer à ce qu'ils pouvaient faire, et quoiqu'ils ne vissent aucun espoir de salut à engager le combat, ils se déterminèrent bravement à mourir, s'il le fallait, avec honneur, plutôt que de se faire noter d'infamie en fuyant. Ils s'élancent donc tout à coup sur l'ennemi, comme gens qui ne craignent rien, excepté Dieu, enfoncent l'armée des Infidèles avec une merveilleuse vigueur, passent et repassent à travers leurs rangs, renversent et tuent tout ce qu'ils trouvent devant eux. Les Sarrasins, qui se voient écrasés dans cette lutte plus cruellement que jamais, perdent, par la volonté du Très-Haut, toute leur audace, et cessent de combattre. Les nôtres le remarquent, les pressent alors plus vivement encore, contraignent à fuir ces Païens devant qui eux-mêmes s'étaient crus réduits à fuir, en tuent un grand nombre et s'emparent de beaucoup de leurs chevaux. Dans cette action nous ne perdîmes que trois des nôtres; les valets de l'ennemi emmenèrent, il est vrai, quelques-unes de nos bêtes de somme; mais bien plus des leurs tombèrent aux mains de nos gens, qui prirent ainsi leur revanche au double.
Cette même année, Boémond, après être revenu des Gaules, et avoir réuni le plus de troupes qu'il put, prépara sa flotte dans le port de Brindes, sur les côtes de la Pouille, et attendit un temps favorable pour passer la mer. Le neuvième jour d'octobre, lui et les siens montèrent sur leurs vaisseaux, firent voile vers la Bulgarie, et débarquèrent au port d'Avalon; cette ville se rendit très-promptement, et le 3 des ides de novembre ils mirent le siége devant Durazzo. Mais cette cité défendue par une forte garnison, et bien approvisionnée, fatigua long-temps les assiégeans. Boémond avait cependant avec lui cinq mille hommes d'armes, et soixante mille fantassins; quant aux femmes, il ne souffrit pas qu'aucune passât la mer à sa suite, de peur qu'elles ne fussent une charge et un embarras pour les combattans. L'empereur de Constantinople se montrait alors très-contraire à nos gens, et, soit à l'aide de ruses cachées, soit avec une violence manifeste, gênait et tyrannisait les pélerins qui se rendaient à Jérusalem tant par terre que par mer: c'est ce qui décida Boémond, quand il eut rassemblé une armée, à entrer, comme on vient de le dire, sur les terres de ce prince, et à tâcher de lui prendre des villes et des places fortes.

(45) Dans un voyage qu'il fit à Rome, n'est pas dans le texte; mais a paru nécessaire pour rappeler ce qui est plus haut.
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Histoire des Croisades, par Foulcher de Chartres 1 Empty Re: Histoire des Croisades, par Foulcher de Chartres 1

Message par Stephandra Lun 04 Avr 2011, 23:09

CHAPITRE XXXV.

DANS l'année 1108, Boémond, après avoir passé plus d'un an devant Durazzo, ne réussit en rien contre cette place. Pendant ce temps-là, l'empereur et lui s'étaient tendu l'un à l'autre force piéges, et fait réciproquement du mal de mille manières. On traita enfin de la paix par l'entremise de députés, et lorsque l'empereur se fut rapproché de Boémond avec son armée, tous deux firent réciproquement amitié à certaines conditions convenues. Ce prince en effet jura sur les plus précieuses reliques à Boémond qu'à partir de ce jour il laisserait passer sains et saufs et traiterait honorablement, dans toute l'étendue de son empire, les pélerins qui, comme je l'ai dit souvent, arrivaient soit par terre soit par mer, et empêcherait qu'aucun d'eux ne fût pillé ou maltraité. Boémond, de son côté, promit sous serment à l'empereur de vivre en paix avec lui, et de lui garder fidélité en toutes choses. Peu après, et dès qu'il en trouva l'occasion, Boémond retourna dans la Pouille, ramenant avec lui la plus petite partie de son armée; le reste, beaucoup plus nombreux, se rendit par mer à Jérusalem, comme tous en avaient fait le vœu.
Cette même année mourut Philippe, roi de France.


CHAPITRE XXXVI.

L'ANNEE 1109 à dater de l'Incarnation du Sauveur, et la onzième depuis la prise de Jérusalem, Bertrand, fils du comte Raimond, partit de la province qu'on nomme de Saint-Gilles, et prit avec lui les Génois et leur flotte, composée de soixante-dix navires à éperons, sans compter vingt autres bâtimens. Tous ensuite abordèrent à la ville appelée Tripoli, à laquelle se rendait ce même Bertrand, dans l'intention de s'en emparer de vive force et de la posséder en propre et à titre d'héritage de son père. A peine en eut-il formé le siége, qu'une querelle s'éleva entre lui et Guillaume Jourdain son cousin, qui n'avait cessé de guerroyer contre cette cité depuis la mort du comte Raimond, et demeurait dans un château-fort tout voisin, appelé le Mont-des-Pélerins: les assiégeans avancèrent donc peu d'abord dans leur entreprise. Cette querelle naquit de ce que l'un, prétendait devoir posséder cette seigneurie comme un bien venant de son père, qui, dans l'origine, s'en était rendu maître, et de ce que l'autre soutenait qu'il y avait un plus juste droit, comme l'ayant défendue courageusement les armes à la main, et beaucoup augmentée. Mais il n'est que trop vrai que les plus grandes puissances déchoient justement par la discorde, tandis que les plus petites prospèrent par la concorde. Guillaume, par mécontentement, ne prit que peu de part à l'entreprise contre Tripoli; Bertrand, au contraire, pressa vivement cette ville avec les siens. Le premier ne voulait pas que celui-ci avançât en rien dans son projet; le second ne pouvait souffrir que celui-là vécût plus long-temps. Tous deux se disputaient des biens incertains, et rendaient incertaines des choses certaines; tous deux étaient en discord pour des jouissances d'un moment, et aucun d'eux ne songeait à travailler pour l'éternité; ils couraient pour ne rien attraper, et le prix de la course demeurait suspendu dans le chemin. «Cela ne dépend ni de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde (46).» Ils n'avaient pas encore pris la ville, et déjà ils contestaient sur la possession de cette proie. Mais le temps s'envole, et les vains projets des hommes s'écroulent suivant le bon plaisir du Seigneur.


On tarda peu à en avoir la preuve. Baudouin, roi de Jérusalem, vint en effet au siége de Tripoli pour solliciter les Génois de l'aider à prendre, cette même année, Ascalon, Béryte et Sidon; il travailla en même temps à rétablir la bonne harmonie entre les deux comtes dont il a été parlé; mais tout à coup, et je ne sais par quel malheureux accident, une certaine nuit que Guillaume Jourdain se promenait à cheval, il fut frappé d'une petite flèche furtivement lancée, et mourut sur-le-champ. Tous s'étonnent et ignorent qui a fait un tel coup; tous le demandent et ne peuvent l'apprendre; ceux-ci s'affligent, ceux-là se réjouissent; les uns pleurent un ami, les autres se félicitent du trépas d'un ennemi. Jamais, en effet, les deux comtes, qui ambitionnaient également la principauté de Tripoli, n'auraient pu s'aimer. Je n'ai, du reste, rien à dire de plus sur cette mort Quant à Bertrand, il se montra constamment par ses actions l'homme fidèle du roi Baudouin. De ce moment, on pressa vivement la ville de tous côtés; au dehors, les assiégeans ne s'épargnaient aucune fatigue; au dedans, les assiégés souffraient mille maux. Les Sarrasins se voyant resserrés fortement, et sans aucun espoir de pouvoir s'échapper, capitulèrent, à la condition, jurée sous la foi du serment et sanctionnée par le roi, qu'ils auraient la vie sauve, et pourraient se retirer où ils voudraient sans nulle lésion de leurs corps; une fois ce traité conclu et juré, ils permirent aux principaux d'entre les nôtres d'occuper une partie de la ville. Pendant que tout s'arrangeait ainsi, un tumulte soudain s'éleva, je ne sais par quel événement, parmi la soldatesque des Génois, qui montaient sur les murailles à l'aide de cordes et d'échelles, et s'introduisaient ainsi dans Tripoli. Tout Sarrasin qui tombait sous leur main n'éprouvait pas de pire malheur que de perdre sa tête; quoique tout cela se fît à l'insu de nos chefs, toutes ces têtes ainsi perdues ne purent être rendues dans la suite. Quant à ceux des Infidèles qui se trouvaient dans le quartier du roi, tous furent renvoyés libres, conformément à la capitulation. Déjà le soleil avait répandu trente fois sa lumière sur le Cancer, si pourtant on retranche trois de ce nombre, lorsque notre nation belliqueuse prit de vive force la cité de Tripoli.

(46) Épît. de saint Paul aux Rom., chap. IX, v. 16.


CHAPITRE XXXVII.

EN l'année 1110 depuis l'Incarnation du Sauveur, et lorsque le mois de février inondait encore la terre des pluies de l'hiver, le roi Baudouin partit pour faire le siége de la cité de Béryte; Bertrand, comte de Tripoli, aida ce prince dans cette entreprise; et leur armée vint camper à la première borne qui se trouve eu dehors de la ville. Après qu'on eut, pendant soixante-quinze jours, ce me semble, tenu cette ville resserrée de toutes parts, et que nos vaisseaux furent parvenus à enfermer dans le port les navires arrivés au secours des Infidèles, on approcha des murs les tours de bois; nos Francs, l'épée nue, s'élancent de ces machines sur le rempart avec grande audace, et descendent dans la ville; beaucoup d'autres aussi entrent en même temps par les portes; tous alors pressent vivement l'ennemi fuyant devant eux, l'exterminent, et, vainqueurs, s'emparent de toutes ses richesses. L'année onze cent dix, la valeur des nôtres, puissans par les armes, prit ainsi la cité de Béryte. Le soleil s'était déjà levé vingt fois sous le signe du Taureau, et l'on comptait le trois du quatrième mois de l'année quand arriva ce mémorable événement.



Cette expédition terminée, le roi revint à Jérusalem pour payer un juste tribut de louanges au Seigneur, qui lui avait accordé le glorieux succès dont on vient de parler. Ce devoir rempli, Baudouin se prépara sur-le-champ à marcher contre les Turcs qui assiégeaient Edesse, ville de la Mésopotamie, et emmena avec lui le seigneur Gibelin, patriarche. Dans ce temps-là nous vîmes, durant quelques nuits, une comète dont les rayons s'étendaient du nord au midi. Alors aussi Tancrède rassembla ce qu'il put tirer de troupes de sa ville d'Antioche et de toutes les terres qu'il possédait; il attendit le roi pendant quelques jours, et bientôt leurs armées se trouvèrent réunies sur les bords de l'Euphrate. Ils traversèrent ensuite ce fleuve, et rencontrèrent promptement les Turcs, qu'ils venaient chercher, et qui, courant par bandes dans tout le pays, attendaient l'arrivée des Francs. Les Infidèles, connaissant ces deux chevaliers pour des guerriers d'une valeur à toute épreuve, et d'une habileté merveilleuse à porter de grands coups de lance, n'osaient engager avec eux le combat; mais les évitant sans cesse par une fuite adroite, ils n'étaient pas si hardis que d'en venir aux mains, et en même temps ils ne voulaient point quitter la contrée ni se retirer sur leur propre territoire. Comme il y avait déjà plusieurs jours qu'ils refusaient ainsi la bataille, et mettaient tout leur art à fatiguer nos gens par de fastidieux artifices, le roi, prenant conseil de son propre avantage et de la nécessité, approvisionna Edesse de vivres, dont les habitans éprouvaient un besoin d'autant plus grand, que les Turcs avaient dévasté tout le pays d'alentour, pris tous les châteaux, et enlevé tous les laboureurs à l'aide desquels cette ville se nourrissait dans les temps ordinaires. Cela fait, les nôtres, sans s'arrêter davantage, revinrent vers le susdit fleuve de l'Euphrate. Les barques étaient peu nombreuses et fort petites; notre armée ne put donc traverser le fleuve que peu à peu. Les Turcs, toujours rapaces et rusés, profitèrent de cette circonstance pour accourir sur nos derrières, et prendre grand nombre de nos gens de pied, qu'ils emmenèrent en Perse: la plupart étaient de pauvres Arméniens, que ces Turcs avaient entièrement ruinés par leurs lois impies. Repasser l'Euphrate pour marcher contre ces mécréans était impossible; les nôtres poursuivirent donc leur chemin; ensuite Tancrède rentra dans Antioche, et le roi regagna Jérusalem.
Pendant ce temps-là, des hommes d'un certain pays qu'on nomme la Norwège, et que le Seigneur avait appelés à lui du fond de la mer d'occident, avaient débarqué à Joppé dans le dessein de visiter Jérusalem. Leur flotte se composait de soixante vaisseaux, et ils avaient pour chef un jeune homme d'une très grande beauté, frère du roi de cette contrée. A son retour à Jérusalem, le roi Baudouin, charmé de l'arrivée de ces gens, leur adressa force paroles affables, les pressant et les priant même de s'arrêter quelque peu dans cette terre sainte, où ils étaient venus, afin de l'aider à y étendre la gloire du nom chrétien, et de pouvoir, quand une fois ils auraient ainsi fait quelque chose pour le Christ, en rendre à Dieu de magnifiques actions de grâces à leur retour dans leur patrie. Eux accueillirent bien cette demande, répondirent qu'ils ne venaient pas pour autre motif dans la Terre-Sainte, et s'engagèrent volontiers à se rendre par mer partout où le roi voudrait aller avec son armée, à la seule condition qu'il leur fournirait les vivres nécessaires. La chose fut ainsi consentie d'une part, et acceptée de l'autre. On fit d'abord toutes les dispositions pour marcher sur Ascalon; mais ensuite, s'arrêtant à un projet plus glorieux, on se détermina à faire le siége de Sidon. Le roi fit donc partir son armée de Ptolémaïs, qu'on appelle plus fréquemment Accon, et les Norwégiens sortirent en bon ordre du port de Joppé. La flotte de l'émir de Babylone se tenait alors cachée dans le port de Tyr; souvent, en effet, les Sarrasins, à la manière des pirates, couraient sus à nos Chrétiens qui venaient en pélerinage, et munissaient de bonnes garnisons, ou fortifiaient de toutes manières les places maritimes que possédait encore le roi de Babylone. Ayant cependant ouï murmurer quelque chose de la marche des Norwégiens, ils n'eurent point alors tant de présomption que de sortir du port de Tyr, et de se hasarder à les combattre. Lors donc que le roi fut arrivé à Sidon, il l'assiégea par terre, et les Norwégiens la bloquèrent par mer. A la vue des machines que les nôtres construisirent, les ennemis, renfermés dans les murs, se sentirent frappés d'une telle terreur, que les soldats mercenaires de la garnison demandèrent au roi de leur permettre de sortir sains et saufs, et, si pourtant il le jugeait convenable, de retenir dans la ville les laboureurs, en raison de leur utilité pour la culture de la terre. Voilà ce qu'ils sollicitèrent et obtinrent. Les mercenaires s'en allèrent donc sans qu'on leur fit aucune largesse, et les laboureurs restèrent tranquillement sous la condition susdite. Déjà le soleil avait dix-neuf fois régné dans le signe du Sagittaire, quand, au mois de décembre, les Sidoniens rendirent leur cité.


CHAPITRE XXXVIII.

L'ANNEE 1111, une immense multitude de Turcs se précipita, comme un torrent bouillonnant, du fond de la Perse, traversa la Mésopotamie, passa le fleuve de l'Euphrate, forma le siége du château que nous nommons Turbessel. Après avoir demeuré près d'un mois devant cette place, et voyant que la force de sa situation ne leur permettait pas de l'emporter promptement, les Infidèles, fatigués et ennuyés de la longueur de ce siége, l'abandonnèrent, et se retirèrent du côté de la ville d'Alep. En cela ils agissaient avec leur artifice ordinaire, et n'avaient d'autre but que d'irriter Tancrède, et de l'engager à sortir d'Antioche pour le combattre. Ils espéraient qu'une fois qu'il serait un peu éloigné de cette ville, ils pourraient couper le chemin à lui ainsi qu'à sa petite troupe, et l'exterminer entièrement. Mais Tancrède, opposant la ruse à la ruse, se garda bien d'exposer, par une folle audace, sa valeur à un échec, et envoya vers Baudouin, roi de Jérusalem, des députés chargés de le prier humblement d'accourir en toute hâte au secours des Chrétiens. A peine ce prince eut-il entendu cette requête, qu'il promit l'appui qu'on lui demandait, laissa quelques garnisons dans ses propres terres et marcha rapidement à cette nouvelle guerre, emmenant avec lui Bertrand, comte de Tripoli. Lorsque tous deux furent parvenus au château ou domaine qu'on appelle Rugia, distant de quatre milles environ d'un autre bourg nommé Rusa, ils furent joints par Tancrède, qui avec les siens attendait l'arrivée du roi depuis déjà cinq jours, et l'accueillit avec grande joie. Le roi planta ses tentes sur le bord du fleuve Fer, et ceux de Jérusalem s'y logèrent avec ceux d'Antioche. Tous ensuite continuèrent leur route sans retard jusqu'à la ville d'Apamie, prise l'année précédente par Tancrède, et qui déjà reconnaissait loyalement ses lois. De là les nôtres s'avancèrent contre les Turcs campés alors devant la ville qu'ils appellent Silara: je ne sais comment désigner grammaticalement en latin cette cité, mais les habitans du pays la nomment vulgairement Chezat, et elle est à six milles d'Apamie. Les Infidèles, instruits déjà que les Francs marchaient contre eux, s'étaient postés dans les broussailles et les enclos dépendans de ladite ville, afin de pouvoir se défendre plus facilement si par hasard ils se sentaient trop vivement pressés par l'impétuosité des Chrétiens. Cependant, dès qu'ils virent approcher nos hommes d'armes, ils sortirent tout à coup de cette espèce de retranchement, et se montrèrent à nos gens, mais sans avoir l'audace de combattre, ni la volonté de fuir. De leur côté, nos hommes d'armes, rangés régulièrement en divers corps, reconnaissant que les Turcs se débandaient de tous côtés à travers les vastes plaines, et, dans la crainte d'une défaite, ne se disposaient pas à en venir aux mains, comme nous le souhaitions, s'abstinrent de courir sur eux. Ainsi donc les Païens, s'abandonnant tout à la fois à la frayeur et à leur esprit de ruse, demeurèrent dans cette contrée, et les nôtres s'en retournèrent en reprenant la roule qu'ils avaient déjà suivie. Les approvisionnemens commençaient à manquer tant pour eux que pour leurs bêtes de somme, et force était de ne pas rester plus longtemps dans ce lieu; le roi revint à Jérusalem, et Tancrède rentra dans Antioche.


Sans se donner le temps de prendre quelque repos, Baudouin hâta tous ses préparatifs, marcha sur la cité de Tyr, appelée Sor en hébreu, et en forma le siége. Après avoir, pendant plus de quatre mois, fait beaucoup de mal à cette ville, rebuté de la fatigue et de l'ennui de cette expédition, il se retira tristement avec les siens. Déjà il avait fait construire et pousser près des murs deux tours de bois fabriquées avec art et plus hautes que le rempart, à l'aide desquelles il s'efforçait de prendre la ville; mais Dieu ne permit pas qu'il y réussît. Les Sarrasins, en effet, sentant que la mort la plus prochaine les menaçait si, à force d'art, ils ne rendaient inutile l'art des assiégeans, opposèrent invention à invention, et par leur valeur trompèrent celle des nôtres. En effet, se voyant dominés par l'excessive élévation de nos tours, et pressés par le besoin d'un prompt remède à ce mal, ils profitèrent de la nuit pour exhausser si prodigieusement deux tours bâties sur leurs murs, que du haut de leurs plateformes ils se défendirent vaillamment, lancèrent des flammes sur nos tours (47) beaucoup plus basses et les brûlèrent. Le roi Baudouin, reconnaissant que ce malheur accablait les siens, les navrait de désespoir, et rompait le fil de toutes ses espérances, revint dans sa cité d'Accon. Rien, au reste, de plus vrai que ce proverbe populaire, «vous avez la bouche ouverte et la cuiller vous manque.» Déjà, en effet, nos gens se partageaient entre eux le butin qu'ils croyaient faire sur les habitans de Tyr; déjà ils s'enviaient les uns aux autres leur part dans cette proie si peu assurée; déjà ils calculaient comme certain le jour très-incertain de la prise de cette cité. Cependant, comme Salomon le dit, «on prépare un cheval pour le jour du combat, mais c'est le Seigneur qui sauve (48).» Les hommes se confient en leur force et en leurs richesses, et leur cœur s'éloigne du Seigneur. Ils l'invoquent souvent de bouche, et le renient par leurs actions; si même dans les occasions où ils en agissent ainsi, Dieu permettait que leurs souhaits fussent accomplis, c'est leur propre valeur qu'ils loueraient du succès bien plus qu'ils n'en glorifieraient la miséricorde divine.

(47) Le texte porte terras, il faut turres.
(48) Prov., chap. XXI, v. 31.



CHAPITRE XXXIX.

DANS l'année 1112 a dater de l'Incarnation du Sauveur, Tancrède, qui gouvernait la principauté d'Antioche, paya sa dette à la mort. Déjà le soleil avait visité vingt-six fois le signe du Sagittaire, quand ce héros quitta tout ce qui était, pour aller lui-même rejoindre ce qui avait été. Cette année se passa pour nous sans guerres. Tancrède eut Roger pour successeur.


CHAPITRE XL.

L'ANNEE 1113 à dater de l'Incarnation du Sauveur, dans le mois de mars, et lorsque nous étions dans le vingt-huitième jour de la lune, nous vîmes, depuis le matin jusqu'à la première heure et plus, le soleil diminuer, et perdre en quelque sorte une portion de lui-même. Bientôt cette portion, qui d'abord avait commencé à noircir vers la partie supérieure de cet astre, tournant pour ainsi dire sur elle-même, tendit à en gagner la partie inférieure. Le soleil toutefois ne fut pas privé de sa lumière; mais il diminua, suivant mon opinion, de la cinquième portion de sa grandeur ordinaire, et demeura ainsi un peu écorné. Ce qui faisait que le soleil nous manquait ainsi, c'était une éclipse.

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Message par Stephandra Lun 04 Avr 2011, 23:11

CHAPITRE XLI.

DANS l'êté suivant, les Turcs s'assemblèrent, et passèrent le fleuve de l'Euphrate, pour marcher sur Jérusalem, et, comme ils s'en flattaient, nous exterminer nous autres Chrétiens. Laissant donc sur leur droite le pays d'Antioche, traversant la Syrie, non loin de la ville d'Apamie, laissant Damas à gauche, et cheminant dans les régions Phéniciennes, entre Tyr et Césarée de Philippe, qu'on appelle Paneas, ils formaient le projet de venir surprendre le roi Baudouin. Instruit de leur arrivée, ce prince avait mis son armée en mouvement, et était sorti de Ptolémaïs, autrement Accon, pour aller à leur rencontre: les Infidèles alors virent en gens avisés ce qui leur était le plus avantageux. Tandis donc que les nôtres ignorent encore quel parti prendront les Païens, ceux-ci tournent la mer de Galilée à travers le territoire de Nephtali et de Zabulon, ne s'arrêtent qu'à l'extrémité méridionale de ladite mer, et s'enferment entre deux fleuves. L'île où ils se portent ainsi communique à la terre par deux ponts, et est tellement bien défendue par sa position, que les Turcs ne pouvaient y être attaqués, en raison de l'étroit passage que laissaient les deux ponts susdits. Après avoir tendu leurs tentes dans cette île, les Infidèles envoient deux mille de leurs gens au-delà d'un de ces ponts, pour dresser une embuscade aux nôtres, qu'ils ne doutaient pas de voir arriver bientôt de ce côté. Tandis donc que le roi se dirige vers ce lieu dans l'intention de dresser son camp près du pont dont il vient d'être parlé, et qui conduit à Tibériade, on voit tout à coup cinq cents Turcs environ sortir de la retraite où ils étaient embusqués, et faire mine de venir nous attaquer; quelques-uns des nôtres fondent imprudemment sur eux, en tuent plusieurs, et poursuivent le reste jusqu'à l'instant où les deux mille Infidèles s'élancent à la fois hors de leur retraite: ceux-ci alors se jettent vivement sur les nôtres, les repoussent, leur tuent trois fois plus de monde qu'ils n'en ont perdu, les mettent en fuite et les dispersent. O douleur! quelle grande honte nos grands péchés firent tomber sur nous en ce jour! Le roi lui-même s'enfuit, perdit sa bannière, sa tente magnifique, ainsi qu'une foule de richesses et de vases d'argent: il en arriva de même au patriarche qui se trouvait présent à cette affaire. Elle nous coûta environ trente de nos meilleurs chevaliers et douze cents hommes de pied. Le soleil s'était levé pour la douzième fois sous le signe du Cancer, quand la race perfide des Turcs dissipa cruellement les Francs imprudens. En effet, toute l'armée du roi ne se trouvait pas encore entièrement rassemblée dans cet endroit; le prince d'Antioche, Roger fils de Richard, qui, sur la demande de Baudouin, accourait prendre part à cette guerre par amour pour Dieu et affection pour le roi, n'était pas arrivé; et une partie seulement des gens de Tripoli avait pu se joindre à l'armée royale: aussi tous furent-ils vivement affligés, et blâmèrent-ils hautement l'orgueil du roi, qui, sans prendre conseil d'aucun d'eux, avait couru contre l'ennemi avec des troupes peu nombreuses et en désordre; et cependant ce prince avait défendu aux siens d'attaquer les Turcs imprudemment. Les nôtres ne pouvant donc pour le moment faire aucun mal aux Infidèles, campèrent si près d'eux, que des deux parts les deux armées purent s'observer pendant tout ce jour-là. Le chef des ennemis s'appelait Malduk, et avait sommé le roi de Damas, nommé Taldequin (49), de venir à son secours. Ce dernier amena donc avec lui de nombreuses troupes, et de son côté Malduk en tira beaucoup de la Syrie, où il commandait. Les Turcs occupaient une vallée, et les Francs campaient sur une hauteur; les premiers n'osaient sortir de leur île, et les seconds ne pouvaient aller les y attaquer; les uns rusaient, les autres craignaient; ceux-là étaient adroits, ceux-ci se montraient prudens. Les uns et les autres se sentaient brûlés de tous les feux de l'été, et ne pouvaient cependant mettre fin à de si cruelles souffrances. Ceux qui ne se trouvaient pas à cette expédition s'étonnaient que ceux qui en faisaient partie tardassent si long-temps à revenir. Les Sarrasins que nous avions soumis se séparèrent alors de nous comme s'ils nous étaient ennemis, et nous tinrent pour ainsi dire enfermés de toutes parts. Bien plus, les Turcs sortant par bandes de leur camp, se mirent à ravager toutes les terres dont nous nous étions rendus maîtres, et tous les vivres qu'ils en enlevaient, ils les faisaient passer à leur armée par les Sarrasins nos sujets. Ils prirent même et détruisirent, avec l'aide des Sarrasins, sur qui nous dominions dans les montagnes, la ville de Sichem ou Siccina, que nous appelons Neapoli. Dans ce temps-là, les Ascalonites, les Arabes, et les Sarrasins, mais toutefois en petit nombre, marchèrent un certain jour sur Jérusalem, s'avancèrent jusqu'à la partie de la ville qui se trouve en dehors des murs, brûlèrent les moissons déjà rentrées, et blessèrent même de leurs flèches, sur les remparts, quelques-uns des nôtres. Ceux-ci de leur côté portèrent également des coups mortels à plusieurs de ces Infidèles. Quelques-uns de nos gens de pied, mais en petit nombre, sortirent des murs pour attaquer l'ennemi. Il était en effet ordonné de tenir les portes fermées, de peur que, si les habitans s'éloignaient de la ville, il ne leur arrivât quelque malheur; car les hommes d'armes avaient tous marché contre les Turcs, et aucun n'était resté dans la Cité sainte. La nuit suivante, au lever de la lune, les ennemis se retirèrent à la grande joie des nôtres, qui dans le premier moment craignaient de se voir assiégés par eux durant tout ce temps.

Les embûches dressées par les Infidèles ne permettaient à aucun ou à presque aucun message de parvenir, soit de nos cités au roi, soit du roi à nos cités; ainsi donc on ignorait dans les villes ce qui se faisait au camp, et dans le camp ce qui arrivait aux villes. Dans une foule de champs, la moisson déjà mûre se flétrissait sur pied, et il n'y avait personne pour la recueillir. Cette année cependant la récolte était abondante en toute espèce de productions; mais quoi! quand les tempêtes troublent la mer, les hommes ne se hasardent pas à pêcher. Sur toutes choses tous les esprits étaient en suspens; on attendait généralement pour voir à qui Dieu accorderait le triomphe. Les Chrétiens cessaient toutes affaires et tous travaux, à l'exception de ceux qui étaient nécessaires pour réparer les brèches faites aux villes et aux fortifications.

Pendant que ces choses se passaient, nous ressentîmes le 18 juillet et le 9 août deux secousses de tremblement de terre, la première au milieu de la nuit, la seconde vers la troisième heure du jour. Cependant les Turcs après avoir attendu deux mois l'occasion d'exterminer, ou du moins de vaincre les nôtres, reconnurent qu'ils ne pourraient y réussir; d'une part, en effet, notre armée s'était journellement renforcée, dans cet intervalle, de pélerins qui arrivaient comme d'ordinaire en cette saison; de l'autre les gens d'Antioche ne montraient aucune intention de nous quitter. Les Infidèles prirent donc le parti de se retirer sur le territoire de Damas. Alors le roi Baudouin retourna sur-le-champ avec les siens à Ptolémaïs; il y trouva la comtesse de Sicile, qui en premières noces avait épousé le comte Roger, frère de Robert Guiscard, et venait maintenant se marier au roi Baudouin. Très-peu après, Malduk fut tué audacieusement dans Damas par un certain Sarrasin, qui cacha sous son habit un poignard, le lui plongea trois fois dans le ventre, et se rendit ainsi coupable de deux homicides à la fois; car à peine Malduk fut-il assassiné, que les assistans massacrèrent son meurtrier. Cruelle victoire que celle où le vainqueur est lui-même aussitôt vaincu! Il a parlé avec une véritable sagesse ce philosophe qui a dit: «La fortune est de verre; au moment même où elle brille, elle se brise.» Ce Malduk était certes fort riche, très-puissant, grandement renommé parmi les Turcs, et d'une extrême adresse; mais il ne put résister à la volonté du Seigneur: ce même Dieu en effet, qui, pendant quelque temps permit que cet Infidèle ne fût point puni, voulut ensuite le faire périr d'une mort vile, et tomber sous une main faible.

(49) Togteghin.


CHAPITRE XLII.

EN l'année 1114 depuis l'Incarnation du Sauveur, une multitude infinie de sauterelles sortit de l'Arabie, vint fondre dans son vol sur la terre de Jérusalem, et dévasta horriblement nos récoltes pendant plusieurs jours, dans les mois d'avril et de mai. De plus, le jour de la fête du saint martyr Laurent, se fit sentir un grand tremblement de terre. Quelque temps après, et le jour des ides de novembre, un autre tremblement de terre non moins violent eut lieu à Mamistra, et renversa une partie des fortifications de cette ville. Un tremblement de terre plus terrible encore, et tel qu'on n'en avait pas entendu citer de pareil, ébranla si fortement divers endroits de la contrée d'Antioche, qu'il détruisit de fond en comble, soit en totalité, soit à moitié, les maisons ainsi que les murailles de plusieurs places fortes, et qu'une partie même de la population mourut écrasée sous ces ruines. On cite, entre autres, Marésie, place excellente, située, je crois, à soixante milles environ d'Antioche, vers le nord; ce tremblement de terre l'anéantit si complétement que les édifices et les murs s'écroulèrent en entier, et que, ô douleur! tout le peuple qui l'habitait périt misérablement. Ce fléau ne ruina pas moins cruellement un autre château bâti sur le fleuve de l'Euphrate, et que l'on appelle Trialeth.


CHAPITRE XLIII.

L'ANNEE 1115 de l'Incarnation du Sauveur, les Turcs reprenant leur ardeur et leur audace accoutumées, se mirent en marche assez secrètement vers le mois de juin, traversèrent l'Euphrate, entrèrent en Syrie, et vinrent camper entre Damas et Antioche, devant la ville de Chezar, sous les murs de laquelle ils s'étaient de même portés quatre ans auparavant, comme on l'a rapporté plus haut. Mais le roi de Damas savait, à n'en pouvoir douter, que ces Turcs ne le haïssaient pas moins que nous autres Chrétiens, pour avoir traîtreusement consenti à ce que Malduk, satrape et chef de leur milice, fût assassiné, dans l'une des années précédentes, comme on l'a vu ci-dessus; il fit donc sa paix avec Baudouin et Roger, prince d'Antioche, dans l'espoir que, s'unissant lui troisième avec eux deux, ils formeraient ainsi un triple lien que les Turcs ne pourraient ensuite rompre facilement: il craignait, en effet, s'il demeurait seul et isolé, d'être promptement détruit avec tout son royaume. Le roi Baudouin, cédant à l'urgence de la nécessité et aux avis que lui adressaient les gens d'Antioche, partit donc pour prendre part à la bataille qu'on regardait comme inévitable. Cependant aussitôt que les Turcs eurent appris que ce prince, attendu depuis près de trois mois par ceux de Damas et d'Antioche, s'approchait d'eux, ils craignirent de s'exposer au péril d'une mort certaine, s'ils engageaient le combat contre des forces si considérables, quoiqu'eux-mêmes fussent plus nombreux encore; ils se retirèrent sans bruit, et se cachèrent dans certaines cavernes, mais sans trop s'éloigner. Quand ils eurent ainsi disparu, le roi et les autres se persuadèrent que ces Païens avaient entièrement quitté les régions que nous occupions, et le roi retourna sur ses pas jusqu'à Tripoli. Pendant que ces choses se passaient, les Ascalonites, sachant que le territoire de Jérusalem se trouvait dépourvu d'hommes d'armes, se portèrent en hâte sur Joppé, ville qui nous appartenait, et l'assiégèrent tant par mer que parterre. Là vint aussi la flotte de Babylone, forte d'environ soixante-dix navires, dont les uns, armés d'éperons, et à trois rangs de rames, étaient préparés pour le combat, et dont les autres servaient au transport des approvisionnemens fournis par le commerce. Ces Infidèles, les uns sortis de leurs vaisseaux, et les autres réunis en corps sur terre, donnèrent l'assaut à la ville, et s'efforcèrent, à l'aide d'échelles qu'ils avaient apportées avec eux, de monter sur les murailles; mais ils furent vivement repoussés par les habitans, quoique peu nombreux et affaiblis par les maladies. Les Païens voyant qu'ils ne pouvaient emporter cette place, comme ils s'en étaient flattés, et que tout leur succès se bornait à avoir brûlé les portes, craignirent que ceux de Jérusalem, à qui l'on avait porté la nouvelle de leur entreprise, n'accourussent au secours des gens de Joppé; ceux donc qui étaient venus par terre regagnèrent Ascalon, et ceux qui étaient arrivés par mer firent voile pour Tyr. Quelques jours après, cependant, les Ascalonites revinrent devant Joppé, croyant que, bien préparés, ils surprendraient les nôtres sans qu'ils fussent sur leurs gardes, et jeteraient le désordre parmi eux, en les assaillant à l'improviste. Mais le Dieu tout-puissant protégea et sauva les nôtres une seconde fois, comme il l'avait fait une première. Tout en se défendant, ils tuèrent quelques hommes à l'ennemi, et en firent prisonniers un plus grand nombre. Les Sarrasins se mirent alors à lancer sur la ville une grêle de pierres, après s'être efforcés d'abord de s'introduire au moyen d'échelles qu'ils avaient transportées sur six petits navires, et appliquées aux murs; mais quand ils se furent fatigués sans succès autour des remparts, pendant six heures du jour, ils se retirèrent tristement, et emportèrent leurs morts.

Quant aux Turcs dont il a été parlé plus haut, lorsqu'ils apprirent que notre armée était rentrée dans ses foyers, ils retournèrent à leur premier poste, coururent toute la Syrie, s'emparèrent d'autant de châteaux et de métairies qu'ils purent, ravagèrent tout le pays par le pillage, et emmenèrent avec eux une foule de captifs et de captives. Mais aussitôt que la nouvelle en fut portée aux gens d'Antioche, qui déjà s'étaient retirés, ils revinrent sur leurs pas, et marchèrent contre les Turcs. Déjà ils approchaient de l'ennemi, et apercevaient de loin ses tentes plus près qu'ils ne l'avaient cru d'abord; rangeant donc sur-le-champ leurs troupes en bataille, ils descendent dans la plaine, enseignes déployées, et vont droit aux Turcs, près du fort de Sarmith. Dès que ceux-ci virent ce mouvement, tous ceux des leurs qui étaient armés d'arcs tâchèrent de tenir ferme; mais les Francs, poussés par une violente colère, et aimant mieux vaincre si Dieu le permet, ou succomber si le Seigneur l'ordonne, que d'être ainsi, chaque année, tourmentés par ces mécréans, se précipitèrent avec une merveilleuse impétuosité sur le point où ils voyaient la foule des Infidèles plus épaisse; les Turcs résistèrent d'abord quelque temps, et bientôt après se hâtèrent de tourner le dos à un ennemi qui les frappait et les égorgeait sans pitié. On porte à trois mille le nombre des Païens tués dans ce combat; beaucoup furent faits prisonniers, et ceux qui voulurent éviter la mort n'y échappèrent que par la fuite. Les nôtres demeurèrent en possession des tentes de l'ennemi, et y trouvèrent une grande quantité d'ustensiles et d'argent, dont on évalue la somme à trois cent mille byzantins. Les Turcs abandonnèrent en outre, sur le champ de bataille, ceux des nôtres qu'ils avaient pris, tant Francs que Syriens, leurs propres femmes, leurs servantes, beaucoup de chameaux, et, suivant le recensement qu'on en fit, plusieurs milliers de mulets et de chevaux. Le Seigneur est véritablement admirable dans toutes les merveilles qu'il opère. Lorsque ceux de Jérusalem, d'Antioche et de Damas se réunirent pour le combat, tous ces grands préparatifs n'aboutirent à rien. Est-ce donc en effet la multitude des soldats qui assure la victoire dans la guerre? Rappelons-nous les Macchabées, Gédéon et plusieurs autres, qui, se confiant, non dans leur propre force, mais dans celle de Dieu, ont avec quelques hommes détruit plusieurs milliers de combattans. Les détails que je viens de rapporter feront connaître aux races futures cette mémorable bataille. Trois nuits étaient passées depuis que l'astre de la Vierge avait disparu du ciel, lorsque la trompeuse fortune trahit cruellement les Turcs. Leur défaite montra assez clairement à tous combien, avant l'événement, on doit se garder de croire assuré le succès de quelque entreprise que ce soit; car l'issue de ce combat fut tout autre que ne l'espéraient les deux partis. Cette année, un tremblement de terre renversa de nouveau la ville de Mamistra, dont la citadelle s'était, comme on l'a dit, écroulée en grande partie l'année précédente, par l'effet d'un semblable fléau; d'autres lieux du pays d'Antioche n'éprouvèrent pas de moindres malheurs.
Cette même année vint à Jérusalem un certain Béranger, évêque de la cité d'Orange: Pascal, qui alors commandait dans Rome en qualité de pape, envoyait ce prélat avec les pouvoirs de légat pour destituer Arnoul, patriarche de Jérusalem. La renommée, toujours prête à semer les troubles, avait peint celui-ci au pontife romain comme illégalement élu et entaché de plusieurs défauts, et indigne d'occuper le siége d'une si importante Eglise. Tels étaient les griefs contre ce patriarche, et de là les bruits répandus sur lui. Le légat convoqua donc un concile, dans lequel il le déposa. Celui-ci se rendit alors à Rome, fut remis en possession du patriarchat, et revint revêtu du pallium.
Cette année encore le roi alla en Arabie, et y éleva un château sur un certain monticule qu'il reconnut être placé, de toute antiquité, dans une forte situation, non loin de la mer Rouge, à trois jours environ de chemin de cette mer, et à quatre de Jérusalem. Baudouin mit dans ce château une bonne garnison, destinée à dominer sur toute la contrée d'alentour pour l'avantage des Chrétiens, et il ordonna qu'il s'appellerait Mont-Réal, par honneur pour lui-même qui avait construit ce fort, en peu de temps, à l'aide de peu de monde, mais avec grande audace.


CHAPITRE XLIV.

DANS l'année 1116, le roi partit de Jérusalem avec environ deux cents hommes d'armes pour aller visiter ce château, et poussa jusques à la mer Rouge pour reconnaître un pays qu'il n'avait pas encore vu, et chercher si par hasard il n'y trouverait pas quelques-unes des choses dont nous manquions. Sur le bord de cette mer il rencontra la ville d'Hélis, où, suivant ce que nous lisons dans l'Ecriture, s'arrêta le peuple d'Israël, après le passage de la mer Rouge. Cette cité est à sept jours de marche de Jérusalem pour des hommes à cheval. Les pêcheurs qui l'habitaient n'eurent pas plus tôt appris l'arrivée du roi, qu'ils quittèrent leurs demeures, se jetèrent dans leurs barques et se lancèrent, saisis d'effroi, sur cette mer. Cependant, lorsque le roi et ceux qui l'accompagnaient eurent examiné ces lieux aussi long-temps qu'il leur plut, ils retournèrent au Mont-Réal, d'où ils étaient venus jusqu'en cet endroit, et revinrent ensuite à Jérusalem. Quand ils nous racontèrent la course qu'ils venaient de faire, nous fûmes charmés tant de leur récit que des coquilles marines et de certaines pierres d'une espèce très-précieuse qu'ils avaient apportées, et nous montraient. Pour moi, je m'informais d'eux en détail, et avec avidité, de la nature de cette mer: jusqu'alors, en effet, j'ignorais si elle était douce ou salée, formait un étang ou un lac, avait une entrée et une sortie comme la mer de Galilée, ou si enfin elle était terminée et fermée à son extrémité ainsi que la mer Morte, qui reçoit le Jourdain, mais ne lui donne plus passage, et finit au midi à Ségor, la ville de Loth.


Cette mer Rouge est ainsi nommée parce que son lit est couvert de sable et de petites pierres rougeâtres, qui, quand on regarde au fond de ses eaux, les font paraître rouges; et cependant ces mêmes eaux, si l'on en puise dans un vase quelconque, on les trouve limpides et blanches comme celles de toute autre mer. Celle-ci vient de la grande mer appelée vulgairement Océan, qui, au sud, pénétrant par un détroit dans l'intérieur des terres, s'étend vers le nord jusqu'à la ville d'Hélis, dont il a été parlé plus haut, et finit non loin du mont Sinaï, dont elle est cependant distante de tout le chemin qu'un homme à cheval peut faire en un jour. De cette mer Rouge, ou de la ville d'Hélis, citée plus haut, jusqu'à la grande mer Méditerranée, par laquelle on va de Joppé, Ascalon, ou Gaza, à Damiette, on compte quatre ou cinq journées de marche à cheval. Entre les sinuosités que forment ces deux mers, sont comprises l'Egypte, toute la Numidie et l'Ethiopie, qu'entoure le Géon ou Nil, fleuve du Paradis, comme on le lit dans la Bibliothèque de Solin.

Je puis bien admirer, mais je ne saurais nullement m'expliquer comment et pourquoi ce fleuve, qui, comme on le voit dans les saintes Ecritures, sort du Paradis terrestre avec les trois autres, paraît cependant jaillir une seconde fois d'une source nouvelle, puisqu'il coule ainsi entre la mer Rouge, à l'orient, et la grande mer Méditerranée, où il va se perdre, au couchant. En effet, la mer Rouge, par sa position, le sépare de l'orient, où nous savons que se trouve le Paradis terrestre dont il sort. De quelle manière donc il reprend sa source en deçà de cette mer Rouge, soit qu'il la traverse ou ne la traverse pas, c'est ce qui me confond.

On nous apprend la même chose de l'Euphrate, qui prend sa source dans l'Arménie, traverse la Mésopotamie, et passe à vingt-quatre milles tout au plus, ce me semble, de la ville d'Edesse. Recherche qui voudra la cause de ces phénomènes, et l'explique qui pourra; quant à moi, je me suis bien souvent efforcé, en questionnant une foule de gens, d'obtenir à cet égard quelque éclaircissement; mais je n'ai jamais rencontré personne qui pût me rien dire de satisfaisant. J'abandonne donc toute explication sur ce point à celui qui a placé miraculeusement les eaux au dessus des cieux, les a fait ensuite pomper par les montagnes, les collines et les creuses vallées; puis, les dirigeant à travers des routes cachées, leur a ouvert des chemins souvent interrompus jusqu'aux flots de l'Océan, et les a enfin fait entrer et perdre miraculeusement dans la mer. Revenons donc maintenant à notre histoire.
Aux approches de la fin de l'année, le roi, attaqué d'une douloureuse maladie corporelle, craignit d'en mourir, et renvoya sa seconde femme, dont il a été parlé plus haut, la comtesse de Sicile, nommée Adélaïde. Son mariage avec elle était en effet d'autant plus coupable que la première femme qu'il avait épousée solennellement et loyalement à Edesse vivait encore. Dans cette même année, plusieurs parties de l'Italie souffrirent beaucoup de tremblemens de terre.

CHAPITRE XLV.

L'ANNEE suivante 1117, à dater de l'Incarnation du Sauveur, ladite reine sortit du port de la ville de Ptolémaïs le jour même où, conformément aux règles ecclésiastiques, se chantent les grandes litanies (50), et retourna par mer dans son comté de Sicile. Ensuite, et dans le mois de mai suivant, une multitude innombrable de sauterelles inonda le territoire de Jérusalem, et dévora plus complétement encore que d'ordinaire les vignes, les moissons et les arbres de tout genre; on les voyait, à la manière d'armées composées d'hommes, se concerter pour ainsi dire soigneusement et à l'avance dans une sorte de conseil, marcher ensuite en bon ordre par les chemins, exécuter, les unes en marchant, les autres en volant, l'expédition arrêtée pour chaque jour, et enfin se choisir pour la nuit un même asyle. Lorsqu'une fois elles eurent mangé les blés déjà verts, et rongé les écorces des arbres avec leur sève, ces sauterelles, tant les rongeuses que les ordinaires, quittèrent le pays. O méchanceté des mortels, qui sans cesse persistent flans leur malicieuse perversité! Notre Créateur et notre maître nous atteint, et nous avertit, par de grandes et nombreuses preuves, de sa colère, nous effraie par des prodiges, nous gourmande par ses menaces, nous instruit par ses leçons, nous frappe même de sa verge; et nous, persévérant toujours dans nos iniquités, nous méprisons ses avertissemens, et violons orgueilleusement ses préceptes. Faut-il donc s'étonner que des Sarrasins, ou d'autres maîtres iniques, nous prennent nos terres, lorsque nous-mêmes étendons une main rapace sur les champs de nos plus proches parens, lorsque nous y promenons frauduleusement le soc de la charrue, les enlevons, comme des filoux, par les chicanes d'une mauvaise foi cupide, et en accroissons méchamment nos propres domaines? Faut-il s'étonner si Dieu permet que les rats dévastent nos récoltes au moment où déjà elles commencent à germer et à prendre racine dans la terre, que les sauterelles les dévorent lorsque déjà dans leur force elles montent en épis, qu'enfin des insectes de toute espèce ou une brûlante chaleur les gâtent dans nos greniers, puisque nous-mêmes nous trompons en acquittant les dîmes dues au Seigneur, ou même poussons le sacrilége jusqu'à les retenir entièrement?

Le mois suivant, qui était celui de juin, et après l'heure du chant du coq, la lune apparut d'abord complétement rouge à ceux de nous qui la considéraient dans le ciel; puis, cette couleur rouge se changeant en un noir foncé, cet astre perdit toute la force de sa lumière pendant deux heures. Ce phénomène arriva dans la nuit qui, avec la journée suivante, formait, comme on le lisait dans les calculs du calendrier, le treizième jour de la lune. Si cet événement singulier avait eu lieu le quatorzième jour de la lune, nous aurions compris que c'était une éclipse de cet astre; mais à la manière dont ce fait se passa, nous le regardâmes comme un pronostic. Quelques-uns de nous, cherchant à l'interpréter, prétendaient que la rougeur de la lune annonçait le sang prêt à couler dans les combats, et expliquaient la couleur noire de cet astre comme le présage d'une famine future. Quant à nous, voyant toutes ces choses d'un œil plus sage, nous les abandonnions à la prudence et à la volonté de Dieu, qui a prédit avec vérité à ses disciples que peu de temps avant la fin du monde il y aurait des signes dans le soleil et dans la lune, et qui, quand il lui plaît, fait trembler la terre, et la rend ensuite immobile. Ce qui suit arriva dans le même mois, et pendant le silence de la nuit, le vingt-sixième jour de juin.

Le roi éleva près de la ville de Tyr, et au delà de la cinquième pierre milliaire placée en dehors de cette cité, un petit château nommé Scandaléon, mot qui peut s'exprimer par Champ du Lion, en fit mettre toutes les brèches en bon état, et y plaça une garnison pour resserrer ladite ville.

Cette même année, dans le mois de décembre, la cinquième nuit après l'éclipse de lune arrivée quand on comptait le treizième jour de la lune, et au commencement de cette même nuit, le ciel nous parut à tous briller, du côté du nord, d'une lueur de la couleur du feu, ou plutôt du sang. A l'aspect de ce prodige, qui renfermait en lui-même une foule de signes merveilleux, nous fûmes frappés d'une vive admiration. Dans le milieu de cette lueur rouge, qui d'abord avait commencé à s'étendre peu à peu, nous vîmes en effet des rayons de couleur blanche s'élever en grand nombre de bas en haut, tantôt en avant, tantôt en arrière, tantôt au centre même de la lueur rongeâtre; mais en même temps le ciel semblait, dans sa partie inférieure, totalement blanc, comme il est au moment où paraît l'aurore qui d'ordinaire brille un peu avant le jour, et quand le soleil va se lever: de plus enfin, sur le devant de ce même météore, et dans la même partie du ciel, nous apercevions une certaine lumière blanchâtre, semblable à celle qu'on voit quand la lune est sur le point de se lever, et qui donnait une teinte blanche parfaitement claire tant à la terre qui nous environnait de tous côtés, qu'aux autres objets placés près de nous. Si ce phénomène se fût manifesté le matin, nous aurions certes tous dit que c'était le jour qui paraissait. Nous conjecturâmes donc que ce signe annoncait que beaucoup de sang coulerait dans la guerre, ou présageait quelque autre événement non moins menaçant: au surplus, tout incertains sur ce que pourrait être cet événement, nous l'abandonnions unanimement, et en toute humilité, à la volonté du Seigneur notre Dieu. Quelques-uns, toutefois, expliquèrent ce prodige comme le pronostic du trépas de grands personnages qui décédèrent cette même année. On vit en effet mourir dans la suite le pape Pascal, au mois de janvier; Baudouin, roi de Jérusalem, en avril; sa seconde femme qu'il avait abandonnée, et renvoyée en Sicile; Arnoul, patriarche de Jérusalem; Alexis, empereur de Constantinople, et beaucoup d'autres grands de la terre.

(50) Le jour de saint Marc.
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Histoire des Croisades, par Foulcher de Chartres 1 Empty Re: Histoire des Croisades, par Foulcher de Chartres 1

Message par Stephandra Mar 05 Avr 2011, 12:57

CHAPITRE XLVI.

L'ANNEE 1118 depuis l'enfantement de la Vierge, et à la fin du mois de mars, le roi Baudouin attaqua de vive force, prit et ravagea la ville appelée Pharamie. Après cette expédition ce prince, se promenant un certain jour avec les siens, arriva, plein de gaîté, jusqu'au fleuve que les Grecs nomment Nil, et les Hébreux Géon, voisin de la place dont il vient d'être parlé. Là, des cavaliers percèrent adroitement de leurs lances quelques jeunes poissons, les portèrent à leur logement dans la susdite ville, et se mirent à les manger; tout à coup le roi sentit au dedans de soi qu'il se trouvait mal, par suite des douleurs d'une ancienne blessure, qui se renouvelèrent avec grande violence. Cette nouvelle fut aussitôt communiquée aux siens; ils eurent à peine appris sa maladie, que, saisis tous d'une pieuse compassion, ils se troublèrent et s'attristèrent grandement. On arrêta de revenir à Jérusalem; mais le roi ne pouvant monter à cheval, les siens lui préparèrent, avec les pieux des tentes, une litière, et l'y placèrent; puis, au premier signal que le héraut fit entendre avec son cor, on ordonna de se mettre en route pour retourner à la Cité sainte. Lorsqu'on fut parvenu à la ville qu'on nomme Laris, Baudouin, que son mal toujours croissant avait entièrement consumé, rendit le dernier soupir. Les siens lavèrent alors et salèrent ses entrailles, puis placèrent son corps dans une bière, et le rapportant avec eux, ils arrivèrent à Jérusalem. Par l'ordre exprès de Dieu, et un hasard inconcevable, le jour même où, selon les règles de l'Église, on a coutume de porter processionnellement des rameaux de palmier, cette troupe lugubre et chargée des tristes dépouilles du roi, se rencontra avec la procession, au moment où celle-ci descendait du mont des Oliviers vers la vallée de Josaphat. A cette vue, et dès que l'événement fut connu, tous les assistans, au lieu de chants de triomphe et de joie, poussèrent des gémissemens; les Francs pleuraient, les Syriens versaient des larmes, les Sarrasins même, témoins de ce spectacle, faisaient de même: qui aurait pu en effet se défendre de se livrer à une pieuse douleur? Peuple et cierge, tous rentrant alors dans la ville, firent ce que commandaient le chagrin et l'usage, et ensevelirent Baudouin dans Golgotha, près de son frère le duc Godefroi. Quand ce roi tomba, il fut pleuré de la pieuse nation des Francs, dont il était le bouclier, la force et l'appui. Semblable à Josué, ce vaillant chef du royaume fut en effet l'arme des siens, la terreur des ennemis et leur plus redoutable adversaire. Il enleva Césarée, Accon, Béryte et Sidon aux indignes et cruels ennemis. Ensuite il joignit au royaume, et soumit au joug les terres des Arabes, ou au moins celles qui touchent à la mer Rouge. Il prit Tripoli, et emporta Arsuth avec non moins de vigueur, fit en outre beaucoup d'autres choses honorables, et occupa le trône dix-huit ans et trois mois. Le soleil avait visité seize fois le signe du Belier, quand mourut le grand roi Baudouin. Comptez dix-huit fois douze mois, et vous aurez le nombre des années pendant lesquelles ce prince gouverna glorieusement la patrie.








On tint promptement un grand conseil; et pour que les ennemis ne nous crussent pas trop faibles, par cela seul que nous n'avions plus de monarque à notre tête, on créa roi Baudouin comte d'Edesse, cousin du prince défunt: ayant traversé le fleuve de l'Euphrate, il menait d'arriver par hasard à Jérusalem, pour conférer avec son prédécesseur (51). Elu à l'unanimité, on le sacra le jour de Pâques.


Cette même année, quand l'été fut venu, les Babyloniens se flattant de pouvoir détruire entièrement par la guerre les Chrétiens de Jérusalem, rassemblèrent une immense armée, qu'on évaluait à quinze mille cavaliers, et vingt mille hommes de pied. Lorsqu'ils furent arrivés à Ascalon, Toldequin, roi de Damas, traversa le Jourdain, et vint se joindre à eux avec les siens; de plus une flotte qui n'était pas peu nombreuse, et destinée à nous nuire par mer, arriva jusqu'à la même hauteur. De là les navires, tant ceux de guerre que ceux qui étaient chargés d'approvisionnemens, allèrent à Tyr; quant aux Grecs arrivés par terre, ils demeurèrent devant Ascalon à attendre le combat. Notre roi Baudouin partit alors avec ceux d'Antioche et de Tripoli, auxquels il avait mandé par des messagers de venir prendre part à cette guerre, et marcha en toute hâte pour livrer bataille à l'armée ennemie. Une fois qu'il eut passé Azot, ancienne cité des Philistins, il ordonna de décharger les tentes de dessus les bêtes de somme, et de les planter non loin des Babyloniens. Les deux armées se trouvaient ainsi tellement près, qu'elles pouvaient chaque jour se voir et s'observer mutuellement; mais les uns et les autres craignaient d'attaquer, et aimaient mieux vivre que mourir. Quand donc les deux partis eurent ainsi passé environ trois mois à ruser et à différer, par suite de cette crainte, d'en venir aux mains, les Sarrasins fatigués d'une si longue attente, refusèrent de continuer la guerre, et se retirèrent. De leur côté, ceux d'Antioche retournèrent alors chez eux, laissant au roi trois cents de leurs hommes d'armes pour l'aider, en cas de besoin, à combattre, si les Egyptiens tentaient de renouveler une seconde fois la querelle.

(51) Le texte porte cum de predecessore loquuturus. De semble de trop pour le sens.


CHAPITRE XLVII.

L'AN de l'Incarnation du Sauveur 1119, le pape Gélase, successeur de Pascal, mourut le vingt-neuvième jour de janvier, fut enterré à Cluni, et eut pour successeur Calixte qui avait été archevêque de Vienne. Nous ennuierions par la prolixité de cette histoire, si nous voulions raconter en détail tous les malheureux événemens qui arrivèrent cette année dans le pays d'Antioche; comment Roger, prince de cette cité, en sortit avec ses grands et son peuple pour combattre les Turcs, et tomba massacré près du fort d'Artasie, où périrent aussi sept mille de ceux d'Antioche, tandis que les Infidèles ne perdirent pas même vingt hommes. Il ne faut pas, au reste, s'étonner si Dieu permit que Roger et les siens fussent ainsi confondus; vivant en effet dans une grande abondance de richesses de tout genre, ils ne redoutaient pas le Seigneur, et ne craignaient pas davantage d'outrager les hommes par leurs péchés. Roger lui-même se livrait à l'adultère avec plusieurs femmes, jusque sous les yeux de sa propre épouse, et privait de son héritage son véritable seigneur, le fils de Boémond (52), qui demeurait avec sa mère dans la Pouille; lui et ses grands, s'abandonnant à la superbe et à la luxure, commettaient encore beaucoup d'autres crimes; aussi est-ce à eux que s'applique ce verset d'un psaume de David: «Leur iniquité est venue de trop d'embonpoint.» A peine, en effet, le monde pourra-t-il se conserver au milieu des délices qui y abondent de toutes parts.

(52) Le texte porte alium Banemondi; il faut filium: Roger, était neveu de Boémond, et n'avait comme Tancrède que la régence.


CHAPITRE XLVIII.

CE massacre des gens d'Antioche fut suivi d'une assez grande victoire, que le Seigneur dans sa bonté accorda miraculeusement à ceux de Jérusalem. Le susdit Roger avait, en effet, envoyé des députés presser le roi de Jérusalem de venir en toute hâte à son aide contre les Turcs qui l'attaquaient avec des forces nombreuses. Celui-ci, accompagné du patriarche qui portait la croix faite du bois de celle du Sauveur, était allé avec les siens, non loin du Jourdain, attaquer les gens de Damas. Se contentant de les avoir chassés courageusement des terres de ses Etats, il abandonna cette expédition, et courut au secours de ceux d'Antioche; il se fit suivre de l'évêque de Césarée, qui porta bravement contre l'ennemi, au milieu même de la bataille, la susdite sainte croix, et emmena avec lui le comte de Tripoli. Ses forces réunies montaient à deux cent cinquante chevaliers. Quand on fut parvenu à Antioche, le roi envoya des messagers ordonner en son nom à ceux d'Edesse de venir, à marches forcées, prendre part au combat qu'on se préparait à livrer contre les Turcs. Dès que ceux-ci se furent joints au roi, et à ceux des gens d'Antioche qui avaient fui de la précédente bataille, ou échappé à la mort par un hasard quelconque, on en vint aux mains avec les Païens, près du fort qu'on appelle Sardanium, distant d'Antioche de vingt-quatre milles. Cette bataille se donna le quatorzième jour d'août. Nos troupes se montaient en tout à sept cents hommes d'armes; les Turcs en comptaient vingt mille, et Ghazi était le nom de leur chef. Je ne crois pas devoir omettre de rapporter qu'un certain turc, s'apercevant que l'un des nôtres connaissait la langue persanne, lui parla en ces termes: «Je te le dis, Franc, pourquoi prendre plaisir à vous abuser? pourquoi vous fatiguer en vain? Vous n'êtes, certes, nullement de force à vous mesurer avec nous; vous êtes peu, et nous sommes beaucoup; de plus, votre Dieu vous abandonne, parce qu'il voit que vous ne vous montrez plus, ainsi que vous aviez coutume de le faire, exacts à garder votre loi, et à observer entre vous-mêmes les règles de la foi et de la vérité. Cela nous le savons; on nous l'a raconté; nous le voyons de nos propres yeux. Demain, sans aucun doute, nous vous vaincrons, nous vous écraserons, nous vous anéantirons.» O quelle honte pour des Chrétiens que des Infidèles nous reprennent sur notre manque de foi! Certes, nous devrions en rougir grandement, et songer à pleurer sur nos péchés, et à nous en corriger radicalement.



Le jour suivant s'engagea donc, comme on l'a dit plus haut, ce terrible combat. Longtemps la victoire flotta incertaine entre les deux partis; mais enfin le Tout-Puissant contraignit les Turcs à fuir, et prêta contre eux aux Chrétiens une force vraiment miraculeuse. Ceux-ci dispersèrent si bien en petits corps séparés les Infidèles, qui les avaient attaqués, et les poursuivirent si vivement jusque sous les murs d'Antioche, que les Turcs ne purent se réunir à leurs compagnons. Mais plutôt ce fut Dieu qui dissipa ainsi ces mécréans, dont les uns regagnèrent, en fuyant, la Perse leur patrie, et dont les autres se jetèrent dans la ville d'Alep pour sauver leur vie. Le roi de Jérusalem et le comte de Tripoli, qui, avec leurs gens, s'étaient montrés de vrais enfans de la croix, l'avaient apportée à cette guerre avec tout le respect de serviteurs pour leur maîtresse, et avaient toujours combattu autour d'elle en gens d'honneur, et sans jamais l'abandonner, demeurèrent courageusement sur le champ de bataille. Le Seigneur tout-puissant les arracha miraculeusement, par la vertu de cette même croix, des mains de la race criminelle des Turcs, et les réserva pour accomplir encore dans l'avenir d'autres travaux en l'honneur de son nom. Après donc que le roi Baudouin eut gardé deux jours entiers ce champ de bataille, sans voir aucun des Infidèles y revenir pour recommencer le combat, il prit avec lui la croix du Sauveur, dont il a été parlé ci-dessus, et se mit en route pour Antioche. Le patriarche de cette cité vint au devant de cette sainte croix, ainsi que du roi et de l'archevêque qui la portaient. Tous ensuite rendirent des actions de grâces, et payèrent un juste tribut de douces louanges au Dieu maître de toutes choses, qui par la puissance de sa glorieuse croix avait donné la victoire aux Chrétiens, et permis qu'ils retrouvassent intacte cette précieuse croix. Tous versaient de pieuses larmes, chantaient des hymnes de joie, s'inclinaient avec des génuflexions sans cesse répétées devant cette croix pour l'adorer; puis, se relevant la tête haute, et d'un air de triomphe, ils rendaient grâces au Seigneur. Deux fois le soleil avait éclairé de sa lumière le signe de la Vierge, lorsque se donna ce combat dans lequel les Turcs furent si complétement défaits; alors aussi brillait le croissant de la lune, dont on comptait le dixième jour.



Après qu'on eut goûté quelques instans de repos dans Antioche, il fut arrêté qu'on retournerait à Jérusalem, en remportant avec le respect convenable la sainte croix. Le roi la renvoya donc dans cette ville, en la faisant accompagner du nombre d'hommes d'armes nécessaires pour la protéger dans sa route. Le jour même où se célébrait la fête de son exaltation, ceux-ci entrèrent dans la Cité sainte, avec autant de joie qu'on en vit au victorieux empereur Héraclius, lorsqu'il reprit cette même croix sur la Perse; et tous ceux qui étaient dans la ville les accueillirent avec un plaisir ineffable.

Quant à Baudouin il prolongea son séjour à Antioche, comme l'exigeait la nécessité, jusqu'à ce qu'il eût placé utilement les terres de ceux des grands qui étaient morts, en les donnant à des vivans (53) moyennant un prix convenu, uni avec un soin pieux à de nouveaux maris les veuves qu'il trouva dans cette ville en grand nombre, et réformé beaucoup d'autres maux en rétablissant les choses comme elles devaient être. Jusqu'alors il avait été simplement roi de Jérusalem; mais le comte Roger étant mort, Baudouin fut également roi d'Antioche, et vit un nouveau royaume ajouté à celui qu'il possédait déjà. Je recommande à ce prince, et je le supplie d'aimer Dieu de tout son cœur, de toute son ame, de toutes ses forces, de lui être entièrement soumis, comme un serviteur fidèle, de lui rendre des actions de grâces, et de se reconnaître l'humble esclave de ce maître qu'il a trouvé si plein de bontés. Quel est, en effet, celui de ses prédécesseurs que le Seigneur ait élevé aussi haut que lui? Aux autres, il n'a donné qu'un royaume; lui, il l'a rendu possesseur de deux; et ces deux royaumes il les a obtenus paisiblement, sans fraude, sans effusion de sang, sans même avoir à éprouver le chagrin de la moindre contestation, par la seule volonté divine. Le Seigneur, en effet, lui a concédé toute la terre comprise, tant en longueur qu'en largeur, depuis l'Egypte jusqu'à la Mésopotamie. Dieu a eu pour lui la main largement ouverte; qu'il prenne donc garde de l'avoir trop serrée envers celui qui donne abondamment, et ne reproche jamais ses dons. S'il veut être vraiment roi, qu'il s'étudie à gouverner justement. Après que ce prince eut ainsi terminé une foule d'affaires, et fut revenu à Jérusalem, on le ceignit ainsi que son épouse du bandeau royal, dans Bethléem, le jour même de la nativité du Sauveur.

(53) Le texte porte vinis sub ratiocinio daturus; c'est vivis qu'il faut, ce semble, pour le sens. Guillaume de Tyr justifie cette correction.


CHAPITRE XLIX.

En l'année 1120, depuis l'Incarnation de Jésus(Christ, le roi Baudouin II exempta de toutes gênes ceux qui voudraient faire entrer par les portes de Jérusalem du froment, de l'orge ou des légumes; et ordonna que, Chrétiens ou Sarrasins, ils auraient la libre faculté d'entrer et de sortir, de vendre leurs denrées où et à qui il leur plairait, sans être molestés, et leur fit en outre remise du droit d'un boisseau qu'ils étaient d'ordinaire tenus de payer.

Après que nous eûmes passé dans Jérusalem les six premiers mois de cette année, des messagers arrivèrent d'Antioche, et annoncèrent, tant au roi qu'à tous ceux de nous qui se trouvaient présens, que les Turcs avaient passé l'Euphrate et étaient entrés en Syrie pour nuire aux Chrétiens, comme ils l'avaient déjà fait par le passé. Le roi ayant donc pris conseil, comme l'exigeait l'urgente nécessité des circonstances, demanda en toute humilité au patriarche et au clergé de lui confier, pour l'emporter avec lui, la croix du Sauveur; et il disait que les siens avaient d'autant plus besoin d'être fortifiés par ce signe du salut dans les combats qu'ils auraient à livrer, qu'il était persuadé qu'on ne pourrait pas, à moins de braver de graves dangers, chasser lesdits Turcs de notre territoire, que déjà ils dévastaient; qu'il ne se confiait ni dans sa valeur, ni dans le grand nombre de ses troupes, et préférait à beaucoup de milliers d'hommes cette croix, qui lui assurerait le puissant secours et la faveur de Dieu; qu'enfin sans cette croix, ni lui-même ni les autres n'oseraient partir pour cette guerre. Alors s'éleva entre ceux qui allaient partir pour cette expédition et ceux qui devaient rester dans Jérusalem une discussion, certes bien convenable dans cette occasion, pour savoir si, dans une crise si importante pour la Chrétienté, il fallait porter la sainte croix à Antioche, ou si l'église de Jérusalem devait ne pas se priver d'un si précieux trésor. «Hélas! malheureux, disions-nous, que deviendrions-nous si Dieu permettait que nous perdissions sa croix dans cette guerre, comme autrefois les Israélites ont perdu l'arche d'alliance!» Mais pourquoi m'étendrais-je davantage sur ces détails? Ce que nous ne voulions pas, nous finîmes par le vouloir malgré notre propre volonté; la nécessité commandait, la raison parlait, nous fîmes ce qui était demandé; le roi, le patriarche, tout le peuple accompagnèrent la sainte croix hors de la ville, nu-pieds, en versant sur cette relique un torrent de pieuses larmes, et en chantant en son honneur des cantiques de louanges; le monarque partit avec elle en pleurant, et le peuple rentra sans elle, en pleurant, dans la Cité sainte. On était alors dans le mois de juin. Les nôtres marchèrent droit à Antioche, que déjà les Turcs serraient de si près qu'à peine les habitans osaient-ils s'avancer à un mille hors de l'enceinte du mont. Mais les Infidèles ayant appris que le roi arrivait, se retirèrent sur-le-champ de devant cette ville, et se dirigèrent sur Alep, où ils croyaient pouvoir être plus en sûreté, et où trois mille soldats de Damas se réunirent à eux. Cependant Baudouin, par une marche pleine d'audace, approcha l'ennemi de plus près, dans le dessein de livrer bataille. Déjà les flèches volaient de part et d'autre, et quelques hommes étaient tombés ou blessés ou morts; mais les Turcs refusaient toujours le combat. Après trois jours passés à se harceler ainsi, sans que cette lutte se terminât d'une manière positive, les nôtres regagnèrent Antioche, et les Infidèles, pour la plus grande partie, retournèrent dans la Perse leur patrie. Au surplus, le roi renvoya honorablement escortée la sainte croix à Jérusalem, et resta dans la contrée d'Antioche, afin de pourvoir à la sûreté de ce pays. Le vingtième jour d'octobre, nous reçûmes avec grande joie dans la Cité sainte la très-glorieuse croix du Sauveur.


CHAPITRE L.


L'ANNEE 1121 de l'Incarnation du Seigneur, le roi réunit tout ce qu'il avait de troupes depuis Sidon jusqu'à Joppé; il traversa le Jourdain le 5 du mois de juillet, et marcha contre le roi de Damas. Ce prince avec les Arabes ses alliés, qui étaient venus le joindre en foule, ravageait, sans rencontrer la moindre résistance, la partie de notre territoire la plus voisine de Tibériade; mais aussitôt qu'il soupçonna que notre roi s'avançait avec son armée contre lui, rassemblant ses tentes, et évitant le combat, il se retira en fugitif dans son pays. Baudouin l'ayant poursuivi pendant deux jours, sans que cette race ennemie osât accepter la bataille, tourna ses pas vers un certain château, que Toldequin, roi de Damas, avait fait construire l'année précédente pour nous nuire, et que nous estimons être éloigné du Jourdain d'environ seize milles. Le roi y mit le siége, le pressa vivement à l'aide de machines, l'attaqua de vive force, le contraignit de se rendre, et le prit. Il permit à quarante Turcs qui en formaient la garnison, et le défendaient, de se retirer la vie sauve, puis détruisit, et rasa le château. Les habitans du pays nommaient Jarras cette forteresse construite de grandes pierres carrées, au centre même d'une glorieuse cité bâtie très-anciennement dans une situation aussi forte qu'admirable. Baudouin reconnaissant qu'on ne pourrait occuper ce fort sans une grande dépense, et qu'il serait difficile d'y maintenir constamment autant d'hommes et d'approvisionnemens qu'il le faudrait, il commanda qu'on le détruisît, et que tous (54) ensuite retournassent chez eux. La ville dont il s'agit ici, nommée Gérasa, qui touchait au mont Galaad, et faisait partie du territoire de la tribu de Manassé, était autrefois célèbre dans l'Arabie. Ici se termine ce que nous avions à dire de cette année prospère presqu'en toutes choses, heureuse par la paix et abondante en productions de tout genre.

(54) Le texte porte omnia ad sua regredi; il faut, ce semble, omnes. Ce qui est dit plus haut, que Baudouin rassembla tout ce qu'il avait d'hommes de Sidon à Joppé, explique et justifie cette correction.


CHAPITRE LI.

L'AN 1122, à dater de l'Incarnation du Sauveur, l'archevêque de l'église de Tyr, appelé Odon, fut élevé au siége de Jérusalem: ce fut le premier de race latine qui obtint ce patriarchat; mais il mourut dans la même année, et fut enterré à Ptolémaïs. Ensuite le roi se rendit dans cette dernière ville, et y rassembla toutes ses troupes, tant gens de pied que chevaliers; puis faisant connaître à son armée le but de son expédition, et portant avec lui la sainte croix du Seigneur, il marcha sur Tripoli, pour venger l'injure et l'acte de mépris dont s'était rendu coupable envers lui le comte de cette ville. Celui-ci, nommé Pons, refusait en effet d'obéir au roi comme l'avait fait Bertrand son père; mais par la volonté de Dieu, et à la louange des grands des deux partis, le comte entendit raison, et le roi et lui redevinrent mutuellement amis. La paix venait d'être rétablie entre eux, quand arriva dans ce lieu un certain archevêque, envoyé par les gens d'Antioche, avec mission de presser le roi de venir en toute hâte secourir cette ville contre les Turcs. Déjà ces Infidèles ravageaient le pays, sans qu'il se trouvât aucun chef pour leur résister. A cette nouvelle Baudouin marcha sur-le-champ contre eux, n'ayant avec lui que trois cents hommes d'armes bien choisis, et quatre cents hommes de pied d'un courage éprouvé, qu'il avait pris à sa solde; quant aux autres troupes elles retournèrent ou à Jérusalem ou chez elles. Lorsque le roi fut parvenu près de l'endroit où les Turcs étaient rassemblés, autour d'un certain château nommé Sardanium, qu'ils assiégeaient et serraient vivement, ceux-ci, n'osant pas l'attendre, s'éloignèrent de cette place. Baudouin l'ayant appris, se retira de son côté dans Antioche; les Turcs alors vinrent de nouveau reprendre le siége qu'ils avaient commencé. Dès que le roi en fut instruit, il monta à cheval, et courut à eux; mais cette race, vraiment Parthe par sa manière de se préparer à la guerre et de la faire, ne sait jamais demeurer un seul instant (55) dans la même position; plus prompte que la pensée, elle tourne tantôt le visage, tantôt le dos, à ceux qui l'attaquent, s'éloigne par une fuite simulée au moment où on l'espère le moins, et revient tout à coup fondre sur vous à toute course. Dans cette occasion, ces Infidèles refusèrent tout-à-fait d'en venir aux mains, et s'en allèrent comme gens complétement vaincus. C'est ainsi que l'étendard béni de la très-sainte croix du Seigneur, ce secours toujours et partout présent à tous les orthodoxes, qui protège, console et fortifie les fidèles, permit à nos Chrétiens de retourner chez eux sans avoir éprouvé le moindre échec. On estimait en effet la force des Turcs à dix mille hommes d'armes, tandis que nous n'en avions que douze cents, sans compter le corps des gens de pied. Le roi revint jusqu'à Tripoli avec la sainte croix du Sauveur; puis, accompagné seulement de quelques hommes, reprit la route d'Antioche. La croix du Seigneur fut alors rapportée avec grande joie à Jérusalem, et remise honorablement à sa place accoutumée, le 20 septembre.




Pendant que ces choses se passaient, Josselin, comte d'Edesse, tomba dans une embuscade que lui avait dressée un certain émir Balak, renommé par ses ruses; il y perdit non moins de cent des siens, qui y laissèrent la vie, et fut fait prisonnier avec son cousin Galeran. Cette année ne fut pas moins riche que la précédente en toutes sortes de fruits de la terre; on récolta dans les champs des productions de tout genre, et le boisseau de froment se vendait une pièce d'argent, ou quarante pièces de petite monnaie, si l'on veut calculer par le poids. Alors ni les Parthes, ni les Babyloniens ne songeaient à entreprendre de nouvelles guerres.

(55) Le texte porte moraliter: l'auteur paraît faire venir ce mot de mora, retard; autrement il n'aurait aucun sens.
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Message par Stephandra Mar 05 Avr 2011, 12:57

CHAPITRE LII.

L'ANNEE 1123, depuis la naissance du Sauveur, Henri, roi d'Allemagne, fit la paix avec le pape Calixte. Grâces en soient rendues au Seigneur, qui voulut ainsi réunir par les liens de l'amitié le trône et le sacerdoce.

Cette même année, les Vénitiens se déterminèrent à naviguer vers la Syrie avec une grande flotte, afin d'étendre, avec le secours de Dieu, pour l'avantage et la plus grande gloire de la foi chrétienne, l'empire et le territoire de Jérusalem. Partis de leur pays l'année précédente, ils passèrent l'hiver dans une île qu'on appelle Chypre, et y attendirent la saison favorable pour se remettre en mer. Leur flotte se composait de cent vingt navires, sans compter les canots et les barques; ces vaisseaux étaient les uns garnis d'éperons, les autres des hâtimens de transports, et d'autres enfin à trois rangs de rames. Ces derniers, construits à trois étages, renfermaient beaucoup de matériaux d'une grande longueur, dont d'habiles ouvriers construisaient des machines, à l'aide desquelles on pouvait prendre ou brûler les plus hautes murailles des places fortes.

Aussitôt donc que le printemps ouvrit aux vaisseaux le chemin des mers, les Vénitiens ne différèrent pas d'accomplir le vœu qu'ils avaient fait à Dieu depuis long-temps. Après avoir réuni en abondance les vivres nécessaires pour la traversée, ils mirent le feu aux baraques dans lesquelles ils s'étaient reposés pendant l'hiver, invoquèrent le secours du Seigneur, dressèrent et déployèrent leurs voiles au son d'un grand nombre de clairons. Les vaisseaux peints à l'avance de diverses couleurs réjouissaient, par leur doux éclat, les yeux de ceux qui les voyaient de loin. Ils étaient montés par quinze mille hommes armés, tant Vénitiens que pélerins d'autres pays, qui s'étaient joints à cette entreprise, et portaient en outre trois cents chevaux; un vent léger seconde leur marche; ils fendent en bon ordre le sein des ondes, et dirigent leur course d'abord vers Modon, ensuite sur Rhodes. Comme il importe que tous marchent ensemble et de conserve, et point séparément, même lorsque parfois les vents viennent à changer, les uns modèrent leur course pour ne pas se trouver souvent éloignés des autres; dans ce but encore, ils marchent à petites journées, ne font voile que le jour et point la nuit, entrent fréquemment dans les ports qu'ils trouvent sur leur route, et pourvoient chaque jour aux besoins indispensables, de peur que le manque d'eau fraîche ne fasse souffrir de la soif et les hommes et les chevaux.

Dans ce même temps, il arriva que Baudouin roi de Jérusalem fut fait prisonnier. Ce Balak, en effet, qui, quelque temps auparavant, avait pris Josselin comte d'Edesse et Galeran, réussit encore à s'emparer de Baudouin, qui dans cette occasion, faute d'assez de prévoyance, fut contraint de se rendre (56). Rien assurément ne pouvait être plus agréable aux Païens, et plus horrible pour les Chrétiens. Aussitôt que le bruit de ce malheur fut parvenu jusqu'à nous, et répandu dans Jérusalem, tous s'empressèrent de se réunir en assemblée générale dans la cité de Ptolémaïs, et de tenir conseil pour aviser à ce qu'il fallait faire. On élut et l'on établit gardien et gouverneur du royaume un certain Eustache, homme d'une grande vertu et de mœurs très pures, qui possédait alors les villes de Sidon et de Césarée. Le patriarche de Jérusalem, d'accord avec les grands du pays, le régla ainsi, et ordonna qu'on eût à s'y conformer jusqu'à ce qu'on apprît quelque chose de positif sur la fin de la captivité du roi. Vers le milieu du mois de mai, nous fûmes instruits que les Babyloniens étaient arrivés à Ascalon, après avoir partagé leur armée en deux parties, dont l'une suivait la route de terre, et l'autre allait par mer. Préparant donc sur-le-champ une felouque très-bonne voilière, nous envoyâmes des députés vers la flotte des Vénitiens, avec mission de les prier instamment d'accélérer leur marche, et de venir nous prêter secours dans la guerre qui commençait.



Cependant les Babyloniens fondant par mer sur Joppé, sautent hors de leurs vaisseaux avec grand appareil, et au bruit effrayant de trompettes d'airain, cernent cette ville, et en forment le siége. Sans perdre un moment ils dressent les machines et les engins qu'ils ont apportés dans leurs plus gros bâtimens, assaillent la place sur tous les points, et l'accablent de pierres qu'ils lancent de toutes leurs forces: c'étaient en effet de terribles machines que celles à l'aide desquelles ces pierres portaient plus fort et plus loin que la flèche décochée par l'arc des Parthes. Les gens de pied, tant Arabes qu'Ethiopiens, que ceux de Babylone ont amenés avec eux, livrent, conjointement avec un petit corps d'hommes d'armes, un terrible assaut aux habitans de la ville; et de part et d'autre on fait pleuvoir ceux-là des traits, ceux-ci des pierres, et d'autres des flèches: ceux du dedans, en effet, portent des coups pressés à ceux du dehors, en font tomber un grand nombre, et combattent avec un mâle courage pour leur propre salut. D'une part, les Ethiopiens, tenant dans leurs mains des boucliers, s'en couvrent et se garantissent; de l'autre, les femmes se montrent toujours empressées de prêter aux citoyens, accablés de fatigue, un secours qui leur est cher: les unes leur fournissent des pierres; les autres leur apportent de l'eau à boire. Cependant les Sarrasins, qui, depuis cinq jours, battaient les murs, les avaient un peu endommagés, et étaient parvenus à en faire sauter plusieurs créneaux à force d'y jeter des pierres; mais aussitôt qu'ils apprennent l'arrivée des nôtres qui approchaient, la trompette leur donna le signal de la retraite, ils abandonnèrent l'attaque de Joppé, démontèrent leurs machines, et en reportèrent en hâte les pièces dans leurs navires. S'ils eussent osé demeurer plus long-temps sous les murs de cette ville, nul doute qu'ils l'auraient prise: d'une part, ceux qui la défendaient étaient peu nombreux; de l'autre, les Infidèles avaient déjà creusé et miné tout autour des remparts de manière à pénétrer dans l'intérieur plus tôt qu'ils ne s'y attendaient, et de plus leur flotte se composait au moins de quatre-vingt-dix bâtimens.

Mais lorsque les nôtres furent informés par les colporteurs de nouvelles du péril imminent qu'ils couraient de perdre Joppé, ils se rassemblèrent de tous les points en un seul corps d'armée, accoururent de Tibériade, Ptolémaïs, Césarée, Jérusalem, devant un certain château que les habitans du pays appellent Chaco, portèrent avec eux, au rendez-vous général, la croix du Sauveur, et s'avancèrent en hâte jusqu'à Ramatha, près de Diospolis, pour chercher et combattre l'ennemi. Quant à nous, tant Latins que Grecs et Syriens, qui étions demeurés à Jérusalem, nous ne cessâmes, pendant le temps que dura cette expédition, de prier constamment pour nos frères exposés à de si cruelles tribulations, de répandre des aumônes sur les pauvres, et de visiter processionnellement, et nu-pieds, toutes les églises de la Cité sainte. Cependant nos grands se lèvent dès la petite pointe du jour, sortent de Ramatha, et ordonnent que notre armée, rangée en cohortes suivant les règles de l'art, se mette aussitôt en marche. Le patriarche donne à tous sa bénédiction et l'absolution de leurs péchés; et les nôtres ayant le Seigneur Dieu pour garde, pour étendard, et pour auxiliaire, engagent le combat. Cette bataille eut lieu près des ruines d'Azot ou d'Eldot, autrefois la cinquième cité des Philistins, mais depuis longtemps réduite à l'état d'un misérable bourg qu'on appelle maintenant Jabue. La lutte au surplus ne fut pas de longue durée; à peine, en effet, les Infidèles eurent-ils vu de loin nos guerriers s'avancer contre eux avec grand courage, que sur-le-champ leurs cavaliers, comme si leurs yeux étaient fascinés par quelque présage, se mirent à prendre la fuite. Quant à leurs gens de pied, tous furent massacrés; et leurs tentes, avec une foule de richesses de toute espèce, restèrent sur le champ de bataille. On y prit, entre autres choses, trois drapeaux, de ceux qu'on nomme vulgairement étendards; les nôtres emportèrent encore des ustensiles de mille formes diverses, des matelas, des coussins, et ils emmenèrent avec eux quatre cents chameaux, ainsi que cinq cents ânes chargés d'une immense quantité de bagage. Les Sarrasins venus de Babylone pour combattre étaient au nombre de trente mille; douze mille furent tués tant sur mer que sur terre. Les nôtres, au contraire, ne perdirent que peu des leurs, à savoir, dix hommes: on assure que leur nombre s'élevait seulement à huit mille combattans; mais tous étaient pleins d'audace, d'une valeur éprouvée, très-animés à bien faire, soutenus par leur amour, pour le Seigneur, et fortifiés par leur entière confiance en lui. Douze fois déjà le soleil s'était levé sous le signe des Gémeaux quand, la race criminelle des Babyloniens fut domptée par la force toute-puissante de Dieu. Alors les cadavres de ces étrangers couvrirent les champs, devinrent la proie des loups, et servirent de pâture aux hyènes.


Dès que, grâces à la puissance et à la volonté du Seigneur, cette guerre fut terminée, comme on vient de le raconter, à la gloire du saint nom de Dieu et au triomphe de la foi Chrétienne, le patriarche, revint à Jérusalem avec la croix du Sauveur. Nous allâmes processionnellement la recevoir hors des portes avec tous les honneurs qui lui étaient dus; et puis nous la reconduisîmes pompeusement jusqu'à la basilique du sépulcre du Sauveur, en chantant le Te Deum laudamus, et nous payâmes un juste tribut de louanges au Tout-Puissant, en reconnaissance de ses bienfaits. Le lendemain du jour où nous obtînmes cet heureux avantage contre les Infidèles, des nouvelles favorables nous arrivèrent encore.
Nous apprîmes, en effet, que la flotte vénitienne était entrée dans plusieurs ports de la Palestine, et nous en ressentîmes d'autant plus de joie, que depuis long-temps déjà la renommée nous promettait ce secours. Aussitôt donc que le duc des Vénitiens, qui commandait lui-même cette expédition maritime, eut touché Ptolémaïs, on lui fit connaître ce qui s'était passé, tant par terre que par mer, à Joppé; comment les Babyloniens, après avoir tenté tout ce qu'ils avaient pu contre cette place, s'en étaient éloignés; et comment enfin, s'il voulait les poursuivre avec célérité, Dieu aidant, il parviendrait certainement à les atteindre. Ce duc alors réunit sur-le-champ les chefs de sa flotte en conseil, la divisa en deux parties, se dirigea lui-même avec celle où il était sur Joppé, et prescrivit à l'autre de tenir la haute mer. Son but était que les Sarrasins, ignorant où se trouvaient les vaisseaux montés par les pélerins qui se rendaient à Jérusalem, les crussent, encore du côté de Chypre. Les Infidèles qui ne voient en effet s'approcher d'eux que seize navires de la flotte vénitienne, les regardent comme une proie déjà toute acquise; s'abandonnant donc à la joie, ils se préparent à courir sur les Vénitiens, et à accepter audacieusement le combat. Cependant nos alliés font mine de craindre d'engager la bataille, et attendant avec adresse l'arrivée de la partie la plus considérable de leur flotte, qu'ils avaient laissée en arrière, ils ne se disposent point à fuir. mais ne manifestent non plus aucune envie d'en venir aux mains avec les Sarrasins, jusqu'au moment où ceux-ci aperçoivent le reste de la flotte des Vénitiens, qui cinglait à toutes voiles et en forçant de rames. Les nôtres alors sentant croître leur audace, fondent avec une inexprimable rapidité sur les Infidèles, et les cernent de toutes parts si étroitement qu'il leur soit impossible de trouver aucun moyen de s'échapper. Bientôt les Sarrasins sont vivement et merveilleusement serrés de tous côtés; ni leurs navires, ni leurs matelots ne peuvent fuir en quelque endroit que ce soit. Les nôtres alors abordent les bâtimens de l'ennemi, s'y précipitent, et tuent tout ce qu'ils rencontrent. Chose inouie parmi les hommes et qui semble passer toute vraisemblance, les pieds des vainqueurs nagent dans des torrens de sang, et les cadavres, jetés hors des vaisseaux, rougissent tout à l'entour les flots amers jusqu'à quatre mille pas de distance. Tous les bâtimens ennemis, chargés de grandes richesses, deviennent la proie des Vénitiens. Ceux-ci poursuivent ensuite leur route au delà d'Ascalon, cherchant quelque autre prise à faire; bientôt ils rencontrent sur leur chemin dix autres bâtimens babyloniens remplis de vivres de toute espèce, et chargés de bois d'une grande longueur, parfaitement propres à construire des machines; ils s'en emparent ainsi que de tout ce qu'ils contiennent en munitions diverses, or et argent en lingots, espèces monnoyées en grande quantité, poivre, cumin et parfums de tout genre. Enfin ils brûlent sur le rivage même quelques bâtimens, qui, dans leur fuite, s'efforçaient de regagner la terre, et en ramènent à Ptolémaïs quelques autres en bon état. C'est ainsi que Dieu combla de joie ses serviteurs, et les enrichit de dons abondans et divers.





Qu'il est bon et glorieux aux hommes d'avoir toujours le Seigneur pour auxiliaire! Qu'heureux est le peuple qui a le Seigneur pour son Dieu (57)! Ces Infidèles disaient: «Allons, confondons entièrement la nation chrétienne, effaçons jusqu'au souvenir de leur nom de dessus la terre, car ils n'ont plus de roi pour le moment; ce sont des membres qui manquent de chef.» Ils disaient vrai quand, par ces paroles, ils entendaient Baudouin; mais ils disaient faux, ne croyant pas que nous eussions Dieu pour roi. Nous avions perdu Baudouin; mais nous avions pris pour chef Dieu, le roi de toutes choses; c'est lui que nous invoquions dans notre détresse, et c'est lui qui nous fit triompher. Peut-être n'était-il plus roi, celui qui nous avait été enlevé par un malheureux hasard; mais celui qui venait de vaincre les Païens est le roi non seulement de Jérusalem, mais encore de toute la terre. Véritablement il faut avouer que nous eûmes un roi dans ces combats, comme nous l'avons, et l'aurons toujours, lorsque, dans nos affaires, nous saurons le préférer à tout autre appui. Constamment en effet il accourt se ranger avec ceux qui l'invoquent dans la sincérité de leur cœur; il nous vit nous humilier profondément dans notre affliction; et regardant avec commisération du haut de son trône notre humilité, il nous délivra. Il combattit pour nous, et fit rentrer dans le néant nos ennemis. Celui qui a coutume de toujours vaincre, et n'est jamais vaincu, qui dompte, et n'est point dompté, qui ne trompe, ni n'est trompé, lui seul est certes vraiment roi; car il régit tout avec justice. Comment serait-il roi, celui qui se laisse vaincre sans cesse par ses vices? En quoi méritera-t-il d'être appelé roi, si constamment il est hors de la loi? Parce qu'il ne garde pas la loi du Seigneur, il n'y aura point de sûreté pour lui. Parce qu'il ne craint pas Dieu, il lui faudra redouter l'homme qui sera son ennemi. C'est un adultère, un parjure, un sacrilége; et certes un tel homme a perdu le titre de roi. Il est menteur et fourbe (58); qui donc pourrait se fier à lui? Il se montre favorable aux impies; comment donc Dieu l'exaucerait-il? S'il pille les églises, s'il opprime les pauvres; alors, certes, il ne gouverne rien, il détruit. Attachons-nous donc uniquement au roi du ciel; ne mettons qu'en lui seul toute notre espérance, et nous ne serons pas confondus dans l'éternité.

Dans ce temps-là Eustache, qu'on avait choisi pour régent de notre royaume, mourut de maladie le quinzième jour de juin, et l'on arrêta de lui donner pour successeur Guillaume de Bures, alors seigneur de Tibériade.

(56) Le texte porte: non bene providum, sed Imparatum. Les détails donnés par Guillaume de Tyr confirment le sens que nous avons adopté.
(57) Psaume 143, v. 15.
(58) Le texte porte fundulentus; il est évident qu'il faut fraudulentus.
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Message par Stephandra Mar 05 Avr 2011, 12:59

CHAPITRE LIII.

VERS le milieu du mois d'août, grâces à la bonté de la divine providence, le roi de Jérusalem, Baudouin, sortit de prison, et fut délivré des fers où Balak le retenait dans un certain château, très-fort par sa situation, inaccessible en raison de sa hauteur, difficile à prendre, et où était également enfermé Josselin, comte d'Edesse, avec quelques autres captifs. L'histoire de la délivrance de ce prince est assez longue, mais remarquable par l'intervention des faveurs du Ciel, et toute brillante de miracles. Après avoir langui long-temps, ensevelis dans ce château, privés de tout appui, et en proie à de cruelles douleurs, ces malheureux commencèrent à former mille projets, et à chercher si, par quelque moyen adroit, ils ne pourraient pas parvenir à s'échapper. Ils ne cessèrent donc d'employer l'intermédiaire de messagers fidèles pour solliciter des secours dans tous les lieux où ils avaient des amis. Quelques Arméniens habitaient autour de leur prison; ils s'efforcèrent de gagner ces gens, et de les amener à seconder loyalement leur évasion, dans le cas où eux-mêmes réussiraient à obtenir l'aide de leurs amis du dehors. Au moyen de quelques présens et de beaucoup de promesses, un traité fut conclu, et juré de part et d'autre sous la foi du serment. Alors on envoie de la ville d'Edesse vers le château environ cinquante soldats obscurs pour travailler à la délivrance des prisonniers. Ces soldats se déguisent en pauvres, chargent sur leur dos des marchandises, et, tout en les vendant, profitent d'une occasion favorable, et s'introduisent jusqu'aux portes intérieures du château. Dans un moment où le chef des gardiens des portes jouait imprudemment aux échecs avec un des hommes dévoués à nos prisonniers, les soldats s'approchent adroitement plus près, comme pour lui porter plainte de quelque insulte qu'ils disent leur avoir été faite; puis, déposant tout à coup toute crainte et toute hésitation, ils tirent leurs couteaux de leurs gaines, égorgent cet homme en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, s'emparent de lances qu'ils trouvent là sous leurs mains, et se hâtent de frapper et tuer tout ce qu'ils rencontrent. De grands cris s'élèvent; au dedans, au dehors, tous se troublent; ceux qui sont les plus prompts à courir au lieu du tumulte sont les plus promptement massacrés; et cent Turcs environ périssent dans ce désordre. Sur-le-champ les portes se ferment; le roi ainsi que les autres captifs sont tirés de prison; quelques-uns d'entre eux, ayant encore les fers aux pieds, montent, à l'aide d'échelles, sur le faîte de la muraille, arborent, sur le sommet de la citadelle, l'étendard des Chrétiens, et rendent ainsi manifeste à tous les yeux la vérité de ce qui vient d'arriver. Dans cette même citadelle se trouvait celle des femmes de Balak que celui-ci préférait à toutes les autres. Bientôt cependant les Turcs cernent de toutes parts le château, empêchent qu'on n'y entre, ou qu'on n'en sorte, soit du dehors, soit du dedans, et entassent des charrettes contre les portes pour intercepter tout passage.

Je ne crois pas au surplus devoir passer sous silence comment Balak eut alors, par un songe, révélation d'un certain malheur qui le menaçait. Il crut voir en effet Josselin lui arracher les yeux, ainsi que lui-même le raconta dans la suite aux siens. Ses prêtres, auxquels il fit sur-le-champ connaître ce songe, et en demanda l'interprétation, lui dirent «que ce malheur ou quelqu'autre équivalent lui arriverait certainement, si le hasard voulait qu'il tombât quelque jour entre les mains de ce Josselin.» Sur cette réponse, il envoya sans délai au château un exprès chargé d'égorger Josselin, afin d'éviter que celui-ci pût le faire périr lui-même, comme on le lui présageait. Mais, grâces à Dieu, avant que ce bourreau parvînt jusqu'à Josselin, celui-ci était sorti de captivité. Cependant le roi Baudouin et les siens avisèrent sagement et en commun aux moyens d'être secourus d'une manière quelconque; comme le moment leur parut opportun pour faire à cet égard quelque tentative, le seigneur Josselin ne craignit point de s'exposer aux dangers d'une mort presque certaine; se recommandant donc au Créateur de l'univers, il sortit du château, suivi de trois de ses serviteurs, et, avec non moins d'effroi que d'audace, réussit, à l'aide de la clarté de la lune, à passer au milieu des ennemis. Une fois hors de danger, il renvoya sur-le-champ au roi un de ses serviteurs, chargé de remettre son anneau à Baudouin pour lui faire connaître par là, ainsi que la chose était d'avance convenue entre eux, qu'il avait complétement échappé aux Turcs qui assiégeaient le château. Ensuite, fuyant ou se cachant tour à tour, et marchant plus de nuit que de jour, il arrive, sa chaussure toute déchirée et presque nu-pieds, au fleuve de l'Euphrate; n'y trouvant pas de navire, il n'hésite pas un instant à faire ce que lui commande la crainte d'être poursuivi. Quel parti prend-il donc? A force de souffler dans deux outres qu'il avait apportées avec lui, il parvient à les enfler, se place dessus, et se lance ainsi dans le fleuve. Comme il ne savait pas nager, ses compagnons l'aident habilement, et, Dieu les conduisant, l'amènent sain et sauf jusqu'au rivage. Ecrasé par la fatigue d'une marche extraordinaire, épuisé de faim et de soif, et en proie à de vives souffrances, il ne respirait plus qu'avec peine; personne cependant ne s'offre pour lui tendre une main secourable. Accablé de sommeil, il se décide à donner quelque repos à ses membres accablés de si rudes travaux, se couvre de branches et de broussailles pour n'être pas aperçu, et se couche sous un noyer qu'il trouve sur le rivage. Cependant il avait ordonné à l'un de ses serviteurs de chercher à découvrir quelque habitant du pays, et d'obtenir à force de prières qu'il lui donnât ou lui vendît, à quelque prix que ce fût, un morceau de pain, pour apaiser la faim dont il était dévoré. Ce serviteur rencontre bientôt dans les champs un certain paysan Arménien, chargé de figues sauvages et de grappes de raisin, lui parle, mais avec grande réserve, et le conduit vers son maître. C'était bien ce que pouvait desirer le comte affamé; mais à peine ce paysan s'est-il approché, que, reconnaissant Josselin, il tombe à ses pieds, et lui dit: «Salut, seigneur Josselin.» A ces mots, que le comte aurait fort voulu ne pas entendre, il répond, tout effrayé. mais pourtant avec douceur: «Je ne suis point celui que tu viens de nommer, mais que le Très-Haut le secoure en quelque lieu qu'il soit!» Le paysan reprend alors: «Ne cherche pas, je t'en conjure, à me celer qui tu es; très-certainementje te reconnais à merveille; révèle-moi bien plutôt quel malheur t'est survenu dans ces pays, et comment il est arrivé: ne crains rien, je t'en supplie.» Le comte réplique: «Qui que tu sois, aie pitié de moi; ne fais pas, je te le demande en grâce, connaître mon infortune à mes ennemis; conduis«moi dans un lieu où je puisse être en sûreté; tu mériteras alors de recevoir cette pièce de monnaie pour récompense; je viens, avec la faveur de Dieu, de m'échapper de la prison où me retenait Balak, dans un château qu'on appelle Kartapète, situé en Mésopotamie, au delà de l'Euphrate. Maintenant je suis errant et fugitif; si tu m'assistes en cette extrémité, tu feras une bonne œuvre, et empêcheras que je ne retombe de nouveau entre les mains de Balak, et ne périsse misérablement. Que si tu veux venir avec moi dans mon château de Turbessel, tu y passeras heureusement tous les jours qui te restent à vivre. Dis-moi quelle petite propriété tu possèdes en ces lieux, et quelle est sa valeur; et, si tu le desires, j'aurai soin de t'en rendre une plus considérable dans mes domaines. — Je n'exige rien de toi, seigneur, dit le paysan, et je te conduirai sain et sauf où tu voudras; autrefois, je m'en souviens, tu t'es, avec bonté, privé de pain pour m'en faire manger; c'est pourquoi je suis prêt à te rendre la pareille. J'ai, ajoute-t-il, une femme, une fille unique encore en bas âge, une ânesse, deux frères et deux bœufs; je me confie entièrement en toi, qui es homme prudent et de grande sagesse; je pars avec toi, et j'emmène tout ce qui m'appartient; j'ai de plus un cochon, je vais te l'apporter ici même de manière ou d'autre.—N'en fais rien, frère, répond le comte, tu n'as pas l'habitude de manger un porc en un seul repas, et il ne faut pas éveiller les soupçons de tes voisins par quoi que ce «soit d'extraordinaire.»
Ce paysan s'en va donc et revient bientôt, comme il était convenu, avec sa famille et ses animaux. Le comte, accoutumé à ne monter autrefois qu'une mule superbe, monte l'ânesse du paysan, et porte devant lui l'enfant, qui était une fille et non un garçon; celle qu'il ne lui a pas été donné d'engendrer, il lui est donné de la porter dans ses bras, comme s'il était son père; celle qui ne lui appartient pas comme fille née de son sang, il la porte avec autant de soin qu'il ferait l'espoir certain de sa race future. Cependant l'enfant se met bientôt à tourmenter le comte de ses pleurs et de ses cris; celui-ci ne savait comment le calmer; le sein de la nourrice manquait de lait, et Josselin n'avait pas appris l'art d'adoucir l'enfant par les caresses; il songe donc à quitter une compagne de voyage qui peut autant lui nuire, et à marcher seul et plus sûrement; mais s'apercevant que ce projet déplaît au paysan, il craint de l'affliger, et continue à supporter le nouvel ennui qu'il s'est imposé, lorsqu'enfin tous arrivent à Turbessel. C'est une joyeuse réception que celle d'un tel hôte; l'épouse se félicite de retrouver l'illustre compagnon de sa vie; les serviteurs triomphent du retour d'un maître si puissant: notre cœur ne met certes nullement en doute, ni le plaisir auquel tous s'honorent de se livrer, ni les torrens de larmes, ni les pieux soupirs qu'excite en eux leur joie. Quant au paysan, il reçoit sans délai la juste récompense de son humble dévouement, et au lieu d'un seul attelage de bœufs qu'il avait, on lui en donne deux. Cependant le comte, ne pouvant s'arrêter long-temps dans son château, se rend à Antioche, et de cette ville à Jérusalem. Là il paie au Seigneur un juste tribut de louanges et d'actions de grâces, lui offre deux chaînes, de celles qu'on attache aux pieds, l'une en fer, l'autre en argent, qu'il avait apportées avec lui, et les suspend pieusement sur la montagne du Calvaire, en mémoire de sa captivité, ainsi qu'en reconnaissance de sa glorieuse délivrance. Après trois jours passés dans la Cité sainte, il la quitte, et suit jusqu'à Tripoli la croix du Sauveur, qu'on avait déjà portée dans cette ville. L'armée de Jérusalem s'était en effet mise en marche avec cette croix sainte, pour aller à Kartapète, château de Balak, où le roi ainsi que plusieurs autres se trouvaient encore retenus, non plus en prison, mais dans l'enceinte des remparts. Que béni soit le Seigneur Dieu de l'univers, qui règle tellement sa toute-puissante volonté que, quand il lui plaît, il précipite le fort du haut de sa gloire, et élève le faible du sein de son humble poussière! Le roi Baudouin commandait le matin, et le soir il était esclave: il n'en arriva pas moins du comte Josselin. Il est donc certes bien évident que dans ce monde rien n'est certain, stable et long-temps prospère. Il est bon par conséquent de ne pas soupirer après les biens terrestres, et de tenir toujours son cœur tendu vers le Seigneur; ainsi ne nous confions pas aux jouissances périssables, de peur de perdre celles qui nous attendent dans l'éternité. Déjà je termine, selon mon calcul, mon treizième lustre, et jamais je n'ai vu de roi retenu dans les fers, comme le roi Baudouin. Si cela présage quelque malheur, je l'ignore, Dieu seul le sait.



Cependant ceux de Jérusalem, s'étant dirigés vers le lieu où ils avaient arrêté de se rendre, furent rejoints à Antioche par les gens de cette ville, et par ceux de Tripoli. Mais quand ils furent arrivés à Turbessel, on leur apprit que le roi et le château où il était enfermé venaient de tomber une seconde fois aux mains de l'ennemi. A cette nouvelle, les nôtres changèrent de projet, et l'ordre fut donné de songer sur-le-champ au retour. Desirant toutefois tirer quelque avantage de leur expédition, aussitôt que le cor eut donné le signal, ils marchèrent sur la cité d'Alep, ravagèrent et détruisirent tout ce qu'ils trouvèrent hors des murs, après avoir d'abord forcé durement d'y rentrer tous ceux qui en étaient sortis pour les combattre. Mais quand ils eurent demeuré quatre jours devant cette place, ils reconnurent qu'ils ne pourraient avancer à rien de plus, et résolurent de retourner chez eux, d'autant plus vite que déjà ils souffraient du manque de vivres. Pour le comte Josselin, il resta sur les terres d'Antioche. Les nôtres étant parvenus jusqu'à Ptolémaïs, avant que les Sarrasins d'alentour en fussent instruits, traversèrent le Jourdain, parcourant en tous sens la contrée qui confine au mont Galaad et à l'Arabie, enlevèrent de nombreuses troupes de Sarrasins des deux sexes, ainsi que de bestiaux de tout genre, rentrèrent à Tibériade, celle de nos villes qui se trouvait la plus proche, avec un immense convoi de chameaux, de brebis, de jeunes garçons et de petits enfans, partagèrent entre eux ces bêtes conformément à l'usage, puis se réunirent de toutes parts à Jérusalem, où ils remirent dans sa place ordinaire, et avec tous les bonneurs convenables, la croix du Sauveur qu'ils avaient emportée. Il sera bon de reprendre maintenant le récit que j'ai abandonné.


Lorsque Balak eut appris ce qui s'était passé à Kartapète, et comment le comte Josselin avait réussi à s'échapper de prison, plein de colère il marcha le plus vite qu'il put vers ce château; une fois là, il pressa le roi avec de douces paroles de lui restituer son château, afin d'éviter qu'il n'arrivât, soit à l'un d'eux, soit à tous deux à la fois, de pires malheurs; il promit à Baudouin de le laisser s'en aller tranquillement, de le faire même reconduire sain et sauf jusqu'à Edesse ou Antioche, et de lui donner les otages qu'il voudrait pour sûreté de cet engagement; mais il déclara qu'autrement les choses iraient de mal en pis, pour l'un d'eux, ou pour tous deux à la fois. Le roi ayant refusé d'accéder à ces propositions, Balak transporté de rage, jura de reprendre de vive force et le roi et le château, et de tirer, sans aucun doute, une éclatante vengeance de ses ennemis. Il ordonna donc incontinent de creuser la roche sur laquelle était bâti le château, de disposer çà et là des étais dans la mine, pour soutenir ainsi les bâtimens comme suspendus en l'air, puis d'apporter du bois et d'y mettre le feu. A peine les étais se furent-ils enflammés, que la mine s'affaissa, et que la tour la plus proche du point où avait éclaté l'incendie s'écroula avec un horrible fracas; des tourbillons de poussière et de fumée s'élevèrent d'abord, quand les décombres couvrirent le feu dans leur chute; mais bientôt la flamme consuma tous les matériaux qui l'étouffaient, et se remontra plus claire et plus vive. A la vue d'un accident si subit, la stupeur saisit le roi, qui ne soutenait qu'avec peine son entreprise; et le désespoir acheva de glacer l'esprit de ce prince, déjà grandement effrayé par le terrible écroulement de la tour. Ainsi donc, perdant tout courage et toute raison, le roi et ses compagnons s'en remirent, en supplians, à la clémence de Balak, sans en pouvoir attendre autre chose qu'un supplice tel qu'ils l'avaient mérité. Le Païen fit cependant grâce de la vie à Baudouin, et à un certain Galeran, neveu de ce prince. Quant aux Arméniens qui avaient aidé le roi contre lui, il fit pendre les uns, écorcher les autres, et éventrer le reste par le tranchant du glaive. Pour le roi, il le tira de ce château, avec trois des siens, et ordonna de les conduire dans la ville de Carrhes. Comme ces choses se passaient fort loin de nous, à peine pouvions-nous en avoir une connaissance certaine; j'ai toutefois consigné dans cet écrit, avec toute l'exactitude qui dépendait de moi, ce que j'ai recueilli sur ce sujet des récits qu'on m'en a faits. Alors finit cette année, pendant laquelle la rareté des pluies nous fit souffrir d'une soif qui excita de tristes plaintes et de fréquens murmures parmi les habitans de Jérusalem.



CHAPITRE LIV.

L'ANNEE 1124 depuis la naissance du Seigneur Jésus-Christ, nous célébrâmes avec toute la pompe convenable, tant à Bethléem qu'à Jérusalem, la fête de la nativité du Sauveur; le duc des Vénitiens assista avec les siens à ces pieuses cérémonies; puis on convint, d'un commun accord, sans aucune condition onéreuse, et sous la foi du serment, d'assiéger, après l'Epiphanie, Tyr ou Ascalon. Mais comme nous nous trouvions tous pressés par le manque d'argent, on en leva par tête autant qu'il fut possible, afin de le distribuer aux chevaliers et aux mercenaires soldés. Il ne fallait pas songer en effet à mettre à fin une si grande entreprise sans faire quelques largesses aux chevaliers. Nous fûmes donc contraints de ramasser les plus précieux ornemens de l'église de Jérusalem, d'en frapper des espèces, et de les donner en nantissement à ceux qui avançaient des fonds. Tous ensuite se réunirent de toutes parts dès qu'on l'ordonna, et au lieu qu'on désigna. Lorsque le Verseau eut été séché trois fois par les feux du soleil, le peuple partit en masse de Jérusalem pour aller combattre l'ennemi: ceci eut lieu le premier jour de la nouvelle lune.



Arrivés à Ascalon, les nôtres convinrent avec les Vénitiens qu'on se dirigerait sur Tyr pour en former le siége, le patriarche par terre avec tous ceux qu'il avait sous lui, et le duc par mer avec ses matelots et ses navires. C'est en effet ce qui s'exécuta le 16 février. Dès que les Ascalonites en furent instruits, ces Infidèles, qui, par l'effet d'une malice innée, n'apprirent jamais à s'adoucir, ne tardèrent pas à nous faire tout le mal qu'ils purent. Un certain jour donc, ayant partagé leur armée en trois corps, ils conduisirent la plus grande partie de leurs cohortes contre Jérusalem, et massacrèrent sur-le-champ, avec une barbare férocité, huit hommes occupés à tailler les vignes hors de la ville. Aussitôt qu'on s'aperçut de l'arrivée de ces Infidèles, la trompette sonna du haut du fort de David pour nous en avertir. Alors nos Francs et les Syriens, marchant contre eux, leur résistèrent vaillamment. Après que les deux partis eurent passé trois heures du jour en présence l'un de l'autre, les Païens, épuisés de fatigue et d'ennui, reconnurent que leurs efforts seraient vains, se retirèrent tout tristes, et emportèrent plusieurs des leurs qui avaient été blessés. Les nôtres les harcelèrent quelque peu; mais n'ayant pas d'hommes d'armes avec eux, ils craignirent quelque embuscade, et n'osèrent poursuivre ces Païens plus long-temps. En résultat, nos gens rapportèrent dix-huit têtes ennemies coupées, ramenèrent autant de chevaux, prirent vivans trois cavaliers, et en tuèrent quarante-cinq. Que si les hommes d'armes ne nous avaient pas manqué, peu de ces Infidèles nous fussent échappés; mais nos chevaliers se trouvaient tous à notre armée. Après ce succès, nous payâmes au Seigneur le tribut de louanges qui lui est dû en toutes circonstances.

Cependant les Tyriens, qui ne voulaient ni se rendre ou être pris, ni demander là paix, se voyaient chaque jour resserrés, et renfermés plus étroitement dans leur ville. Nageant dans l'abondance de toutes espèces de richesses, et trouvant d'ailleurs un puissant appui dans les secours qu'ils tirent de la mer, ils ont toujours eu coutume de se montrer insolens. Tyr est en effet la plus opulente et la plus illustre de toutes les villes de la Terre promise, si l'on en excepte Asor, que Jabin, roi des Chananéens, possédait plus anciennement encore, et que par la suite Josué détruisit ainsi que beaucoup d'autres cités. Asor, comme nous le lisons dans l'Ecriture, se glorifiait d'avoir neuf cents chars armés de faulx; et Josephe en porte même le nombre jusqu'à trois mille. Elle entretenait en outre trois cent mille fantassins armés et dix mille cavaliers, qui composaient une milice dont Sisara était le chef. Ces deux grandes cités faisaient partie du territoire des Phéniciens: la première regorgeait de courtiers, et tirait sa richesse de ses affaires de commerce; la seconde renfermait une immense population: celle-là était située sur le rivage de la mer; on avait bâti celle-ci dans l'intérieur des terres. Lorsque Gédéon commandait à Israël en qualité de juge, les Phéniciens fondèrent Tyr, un peu avant le temps où vivait Hercule. Tyr se trouve en effet sur les terres des Phéniciens; c'est cette cité à laquelle s'adresse Isaïe en lui reprochant son orgueil. Chez elle se teint la plus belle pourpre; et de là vient le nom de Tyrienne donné à la pourpre la plus recherchée. Le mot de Tyr signifie détroit, ce qui s'exprime en hébreu par le terme Soor. Quand le roi des Assyriens fit la guerre à la Syrie et à la Phénicie, il assiégea cette cité, où régnait alors Elysée, et dont les habitans refusaient de se reconnaître sujets de l'empire d'Assyrie. Ce siége, qui dura cinq ans, est rapporté par Ménandre, et décrit plus au long par Josephe. Vers ce temps-là, des Tyriens traversant la mer sous la conduite de Didon, fille de Bélus, fondèrent Carthage en Afrique. Suivant l'historien Orose, qui a donné le plan de cette ville, elle est entourée presque entièrement par la mer, et ceinte d'un mur de trente mille pas: dans ce calcul n'est pas compris le port dont l'ouverture est de trois raille pas, et qu'environne un mur de trente pieds de largeur, de quarante coudées de hauteur, et construit en pierres parfaitement carrées. Sa citadelle, qu'on appelle Byrsa, occupait un espace d'un peu plus de deux mille pas. Cette cité, bâtie par Elise soixante douze ans avant que Rome existât, fut complétement détruite et eut toutes les pierres de ses murailles brisées dans la sept centième année qui suivit l'époque de sa fondation. Publius Scipion, qui avait été consul l'année précédente, employa tous ses efforts à anéantir pour jamais cette puissante ville, qui brûla misérablement pendant dix-sept jours entiers.



Quant à Tyr, dont il a été parlé plus haut, elle languit, selon Isaïe, dans un véritable état de dévastation pendant soixante-dix ans. Lorsqu'ensuite les Scythes s'en furent retirés, le roi Elysée y ramena par mer les Tyriens, contre lesquels s'éleva de nouveau Salmanazar, roi des Assyriens. A cette époque Sidon, Arce, l'ancienne Tyr, et plusieurs autres cités se séparèrent de la nouvelle Tyr, et se donnèrent d'elles-mêmes au roi des Assyriens, qui voyant que les Tyriens persistaient à refuser de se soumettre, marcha contre eux. Dans cette guerre, les Phéniciens lui fournirent soixante navires et neuf cents rameurs; mais les Tyriens attaquant ceux-ci par mer, dispersèrent douze de leurs vaisseaux, et y firent cinq cents hommes prisonniers. Ce succès rehaussa grandement la glaire des Tyriens; mais le monarque d'Assyrie, revenant encore contre eux, plaça des postes de soldats sur le fleuve, et se rendit maître de l'aqueduc, afin d'ôter à ceux de Tyr tout moyen de satisfaire leur soif. Toutefois, pendant cinq ans que dura ce siége, les Tyriens supportèrent ce mal, creusèrent des puits et en burent les eaux. Tous ces faits touchant le roi Salmanazar furent consignés dans les archives de Tyr; c'est ce même prince qui assiégea Samarie, s'en empara la sixième année du règne d'Ezéchias, et transporta le peuple d'Israël en Assyrie. Avant lui, avait paru Phul, roi des Assyriens, et après lui régna sur ces peuples Teglatphalassar, qui prit Cèdes et Asor dans le territoire de la tribu de Nephtali, Janoe, Galaad, toute la Galilée, et transféra les habitans en Assyrie; vint ensuite Sargon, autre roi des Assyriens, qui envoya Tarchan attaquer Azot, dont celui-ci se rendit maître. Ainsi donc, en punition des péchés du peuple, toute la Terre promise fut dévastée et réduite en captivité, d'abord par les Assyriens, ensuite par les Chaldéens. Cependant Nabuchodonosor, roi de Babylone et de Chaldée, assiégea et prit Jérusalem. Comme le roi Sédécias fuyait de cette cité, il fut arrêté près de Jéricho, et conduit dans la contrée qu'on nomme Reblata, sur le territoire d'Emath. Selon Jérôme, la grande Emath est Antioche, et la petite est Epifaa. Là Nabuchodonosor fit arracher les yeux au roi Sédécias, et égorger en sa présence les fils de ce prince. Alors survint le général des troupes de Nabuchodonosor, Nabuzzadan, qui brûla le temple du Seigneur et le palais des rois, puis détruisit toute l'enceinte des murs de Jérusalem. Après un certain intervalle de temps, parut le roi Alexandre, qui ayant subjugué d'abord Damas, puis Sidon et Gaza, dans l'espace de deux mois, mit le siége devant Tyr, et s'en empara, après avoir passé sept mois sous ses murs. Ce prince se rendit ensuite en toute hâte à Jérusalem. Accueilli dans cette ville avec de grands honneurs, lui-même combla d'une foule de distinctions le grand-prêtre nommé Jaddus, qui avait sur sa tête la tiare, portait la robe couleur de jacinthe, brodée d'or, et par dessus, la lame d'or sur laquelle était gravé le nom de Dieu; puis Alexandre allant seul le trouver, l'adora, régla tout ce qui regardait Jérusalem, et dirigea son armée vers d'autres cités.
Après un espace de beaucoup d'années, Antiochus Epiphane envoyé pour punir les péchés des Juifs attaqua leur loi, et accabla durement les Macchabées. Ensuite arriva Pompée, qui dévasta misérablement Jérusalem. Enfin parurent Vespasien et Titus son fils, qui détruisirent de fond en comble cette ville puissante. C'est ainsi que, par une succession d'événemens divers, la Cité sainte et le pays qui lui était soumis furent, jusqu'à nos jours, précipités dans une foule de cruels malheurs. La dévastation désola fréquemment la Palestine, et quelquefois la Phénicie, qui tire son nom de Phénix, frère de Cadmus. Il en fut de même tantôt du pays de Samarie, et tantôt de la Galilée, qui se distingue en deux parties connues sous des désignations différentes: l'une est la Galilée supérieure, et l'autre la Galilée inférieure; toutes deux sont environnées par la Phënicie et la Syrie. La première, qui est au delà du Jourdain, s'étend en longueur de Macheron à Pella, et en largeur de Philadelphie au Jourdain. Son point septentrional est Pella; le Jourdain la borne au couchant; au midi elle a pour limite la contrée des Moabites; enfin l'Arabie, Philadelphie et Gérasa la terminent à l'orient. Entre la Judée et la Galilée se trouve le pays de Samarie. La Judée s'étend en largeur depuis le Jourdain jusqu'à Joppé, et a pour point central Jérusalem, qui forme, pour ainsi dire, le nombril de cette contrée. Quant à la Galilée inférieure, qui va de Tibériade à Zabulon, et s'étend jusqu'à Ptolémaïs, le mont Carmel et la montagne des Tyriens, elle renferme Nazareth, la forte cité de Séphorim, le mont Thabor, Cana et plusieurs autres villes, atteint même jusqu'au mont Liban, et aux sources du Jourdain, où se trouve Panéas ou Dan, appelée encore Césarée de Philippe, et est entourée par la Traconite et la Nabatane. La Judée enfin a pour limite la cité deBersabée, et contient Jamna, Lydda, Joppé, Jamnia, Tecus, Ebron, Astaol, Saraam, ainsi que beaucoup d'autres villes.

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Histoire des Croisades, par Foulcher de Chartres 1 Empty Re: Histoire des Croisades, par Foulcher de Chartres 1

Message par Stephandra Mar 05 Avr 2011, 13:00

CHAPITRE LV.

APRES m'être égaré dans des sentiers détournés, je rentre dans ma route, et reviens à mon sujet. Pendant qu'au siége de Tyr nous nous épuisions en travaux pour construire des machines, Balak ne cessait d'exciter les siens, déjà si mal disposés pour nous, et de presser le rassemblement de son armée. Sorti, au commencement du mois de mai, de la ville d'Alep avec cinq mille hommes d'armes et sept mille gens de pied, il se dirigea sur Hiérapolis, que l'on appelle vulgairement Malbek. Le possesseur de cette cité n'ayant pas voulu la lui livrer, Balak l'engagea à venir le trouver hors de la place, lui coupa la tête par une infâme perfidie, et mit sur-le-champ le siège devant la ville. Josselin, qui alors habitait Antioche, l'apprit bientôt, et, sur un message que lui envoyèrent les assiégés, s'empressa de marcher à leur secours avec ceux d'Antioche. Quoique Josselin n'eût avec lui qu'un très-petit nombre d'adorateurs du Christ, il ne craignit pas d'attaquer la multitude des Infidèles. Un combat féroce s'engage donc sans le moindre délai; trois fois, grâces à l'appui du Seigneur, les ennemis sont repoussés en désordre, trois fois ils se rallient, et reviennent à la charge. Enfin Balak, mortellement blessé dans la mêlée, s'éloigne autant qu'il est en son pouvoir, pour aller mourir hors du champ de bataille; les siens s'en apercoivent, et dès lors tous ceux qui le peuvent se hâtent de fuir: la plupart purent bien fuir, mais ne purent par la fuite éviter la mort. On rapporte en effet qu'ils eurent trois mille tués, tous hommes d'armes; et quant à ce qu'ils perdirent de gens de pied, on en ignore le nombre. Josselin cependant voulant savoir avec certitude si Balak était mort, ou avait réussi à s'échapper vivant, le fit chercher soigneusement parmi les tués; on le reconnut aux ornemens qui couvraient ses armes; et celui qui lui coupa la tête la porta tout joyeux à Josselin, dont il recut en récompense les quarante pièces d'argent que celui-ci avait promis de donner. Cette tête, Josselin commanda de la porter sur-le-champ à Antioche comme témoignage de la victoire qu'il venait de remporter; le même messager apporta ensuite dans son sac ce trophée jusqu'à Tyr et Jérusalem, nous donna à tous les détails de cette affaire, et nous les confirma d'autant plus sûrement que lui-même se trouvait au milieu des combattans. Cet homme était en effet le propre écuyer de Josselin. Comme il apportait à notre armée, campée devant Tyr, la nouvelle que les nôtres souhaitaient le plus d'apprendre, d'écuyer on le fit chevalier, et ce fut le comte de Tripoli qui l'éleva jusqu'à ce haut rang. Tous, au surplus, nous louâmes et bénîmes le Seigneur, qui avait étouffé le féroce et méchant dragon qui si long-temps accabla de tribulations les Chrétiens, et les dévora sans pitié (59). Dix-neuf fois le soleil avait éclairé de sa lumière le signe du Taureau, quand Balak tomba, et fut trahi par la fortune. C'est ainsi que s'accomplit le songe rapporté ci-dessus, et que Balak, triste prophète de son propre sort, avait raconté dans le temps où Josselin s'évada si miraculeusement de sa prison: alors, en effet, il vit en songe celui-ci lui arracher les yeux; et certes Josselin les lui arracha bien, puisqu'il lui ravit et sa tête et l'usage de tous ses membres. Balak ne voit ni n'entend, ne parle pas, ne s'asseoit ni ne marche, et il n'y a de place pour lui ni dans le ciel, ni sur la terre, ni dans les eaux (60).





Cependant un certain jour que ceux qui formaient le siége de Tyr se reposaient en pleine sécurité dans leurs lignes, ceux de la ville, tant Turcs que Sarrasins, jugeant l'occasion favorable, ouvrent les portes, sortent, et se précipitent, d'un commun accord et en courant, sur la plus forte de nos machines de guerre: ces Infidèles blessent et chassent les hommes chargés de la garder, y mettent le feu, et la réduisent en flammes avant que les nôtres puissent prendre les armes. Nous perdîmes ainsi la machine dont nous nous servions d'ordinaire pour écraser les tours ennemies à coups de pierres, et y faire de larges brèches. Trente des nôtres périrent en outre dans cette affaire; les citoyens en effet lançaient à travers les fentes des murs une grêle de flèches, de traits et de pierres qui blessaient ou tuaient nos gens; mais les Païens éprouvèrent une perte double. Vers ce temps, cinq Vénitiens, emportés par une rare valeur, et secondés par la fortune, se jetèrent dans leur canot, pillèrent une maison, coupèrent la tête à deux Païens, et revinrent promptement et pleins de joie avec quelque butin. Cet événement eut lieu le 22 mai; mais il ne nous profita guère. Peu auparavant, en effet, les Tyriens enlevèrent pendant la nuit une félouque aux Vénitiens, la firent entrer dans le port, et la traînèrent sur la rive dans l'intérieur de leur ville. De telles choses arrivent au surplus fréquemment dans ces sortes de guerre. Celui-là tombe, celui-ci triomphe; l'un se réjouit, et l'autre pleure.

(59) Le texte porte deerat, il faut devoraverat,
(60) Le texte porte, nec cœlo, nec huma, nec aqua lacus ejus habetur: lacus ne fait pas de sens, il faut locus.

CHAPITRE LVI.

CEPENDANT ceux d'Ascalon sachant combien nous avions peu de monde dans nos villes, depuis le départ de notre armée (61), ne tardèrent pas à venir nous attaquer sur les points où ils crurent pouvoir nous affaiblir davantage, et nous faire le plus de mal. Ils dévastèrent en effet, et brûlèrent un certain bourg voisin de Jérusalem, nommé Birium, y enlevèrent tout ce qu'ils trouvèrent et s'en allèrent, emportant avec eux quelques morts et quelques blessés: heureusement les femmes et les enfans parvinrent à s'enfermer dans une certaine tour bâtie de notre temps en ce lieu, et sauvèrent ainsi leur vie. Ces Infidèles parcourant donc tout le pays, dévastaient, tuaient, prenaient tout sur leur passage, et faisaient autant de mal qu'ils pouvaient, sans que personne se présentât pour leur résister: tous en effet nous tournions exclusivement nos efforts vers le siége de Tyr, espérant que la divine miséricorde du Très-Haut nous accorderait de voir enfin, grâce à l'appui et au secours du Seigneur, le succès couronner nos travaux.


Cependant le roi de Damas, reconnaissant que les Turcs et les Sarrasins renfermés dans la place assiégée ne pouvaient en aucune manière échapper de nos mains, aima mieux racheter, quoiqu'avec quelque honte, les siens encore vivans, que d'avoir ales pleurer morts. Prenant en conséquence un parti sage et avisé, il fit demander par des négociateurs que ses hommes eussent la faculté de s'en aller avec tout ce qui leur appartenait, et promit à cette condition de nous livrer la ville ainsi évacuée. Après que les deux partis eurent long-temps discuté ce traité, ils se livrèrent réciproquement des otages; les Infidèles sortirent de la place, et les Chrétiens y entrèrent paisiblement. Toutefois ceux des Sarrasins qui voulurent rester dans la ville y demeurèrent en paix sous les seules conditions d'usage. Le soleil s'était levé vingt et une fois dans le signe du Cancer, quand Tyr fut prise, rendue et soumise. Ce grand événement eut lieu en effet le jour des nones de juillet. Certes nous ne devons ni cesser, ni tarder de recourir à Dieu notre Seigneur, dont la bonté nous secourt dans nos tribulations; toujours nous devons l'importuner de nos prières, afin d'obtenir qu'il prête à nos supplications une oreille favorable. Ce devoir nous l'avions rempli assidûment à Jérusalem; sans cesse nous visitions les églises, répandions des larmes, distribuions des aumônes, et mortifiions nos corps par les jeûnes: aussi Dieu voyant, comme je le crois, notre perte, du haut des cieux, loin de nous priver de sa bénédiction, daigna exaucer notre prière; et au moment même où nous étions impatiens d'apprendre quelque nouvelle de notre armée, des messagers vinrent en toute hâte nous annoncer la prise de la cité de Tyr, et apporter au patriarche des lettres qui lui faisaient connaître ce grand succès. A peine en est-on instruit, que des cris de joie s'élèvent jusqu'au ciel; tous nous chantons à haute voix le Te Deum laudamus; les cloches sonnent, une procession se dirige vers le temple du Seigneur, des drapeaux s'élèvent sur les murs et sur les tours, dans tous les carrefours on étend des tapisseries de mille couleurs diverses, on s'empresse de rendre à Dieu d'humbles actions de grâces, les messagers reçoivent, comme ils le méritent, d'honorables récompenses, petits et grands tous se félicitent, et les jeunes filles réunies en chœur font entendre de doux cantiques.
Jérusalem se glorifie à bon droit, et avec une affection vraiment maternelle, d'avoir Tyr pour fille; et couronnée par l'univers (62) comme sa reine, elle subsistera éternellement à la droite de cette cité. Babylone au contraire pleure la perte de cette ville qui faisait son bonheur, dont l'appui l'avait si long-temps rendue puissante, et qui chaque année lui fournissait une flotte pour nous combattre. Que si l'on rappelle à sa mémoire l'ancienne pompe de Tyr, on verra que sa grandeur est encore augmentée (63) par la grâce du Très-Haut. Comme cette ville eut en effet, tant qu'elle fut soumise aux Gentils (64), un grand flamine ou archiflamine pour la régir, maintenant qu'elle reconnaît la loi chrétienne, elle aura, conformément aux institutions des Pères de l'Eglise, un primat ou un patriarche. Partout, en effet, où étaient autrefois des archiflamines, on a établi des archevêques Chrétiens; où existait une métropole, ce qui veut dire une cité mère, sont aujourd'hui des métropolitains, qui, sur trois ou quatre cités qui se trouvent dans l'enceinte d'une province, gouvernent la plus grande, celle qui est la mère des autres. Dans les villes moins importantes, et qui n'avaient que des flammes ou des comtes, sont placés des évêques. Enfin, ce n'est pas sans raison qu'on assimile aux tribuns du peuple, les prêtres et les autres clercs d'un rang inférieur. De la même manière la puissance séculière se distingue, et marque les distances par les divers degrés des dignités; le premier est le titre d'auguste ou d'empereur, ensuite viennent les césars, puis les rois, et enfin les ducs et les comtes. Ainsi l'ont écrit le pape Clément, Anaclet, Anicius, et plusieurs autres. Au surplus, payons un juste tribut de louanges au Très-Haut, qui, non à l'aide de la valeur des hommes, mais par le seul effet de son bon plaisir et de sa volonté, nous a livré sans effusion de sang Tyr, cette cité si fameuse, si forte et si impossible à prendre, à moins que Dieu n'appesantît sur elle sa droite toute puissante. Dans cette entreprise, en effet, ceux d'Antioche nous abandonnèrent, refusèrent de nous prêter le moindre secours, et ne voulurent prendre aucune part à ce grand œuvre. Quant à Pons, comte de Tripoli, qui nous fut alors un allié très-fidèle, puisse la bénédiction du Ciel se répandre sur lui! puisse aussi le Seigneur pacifier l'église d'Antioche et celle de Jérusalem, divisées entre elles au sujet de celle de Tyr, la troisième en rang! Celle-là prétend que Tyr lui était subordonnée du temps des empereurs Grecs; mais celle-ci soutient qu'elle a reçu de l'évêque de Rome des priviléges particuliers. Au fait, dans le concile d'Auvergne, si authentique et si justement célèbre, il fut établi, d'un consentement universel, qu'une fois qu'on aurait traversé la grande mer, toute église qu'on parviendrait à délivrer du joug des Païens serait à toujours, et sans contradiction aucune, sous la puissance et la direction de la sainte cité de Jérusalem. Cela fut encore répété d'un commun accord dans le concile d'Antioche, auquel présidait l'évêque du Puy. De plus, c'est dans Jérusalem que le duc Godefroi et le seigneur Boémond reçurent, par amour de Dieu, l'investiture de leurs domaines des mains du patriarche Daimbert. De temps à autre le pape Pascal confirma les priviléges de ladite église de Jérusalem, et les lui concéda pour en jouir, comme d'un droit perpétuel, sous l'autorisation de l'Eglise romaine. Dans la charte de ces priviléges est écrit ce qui suit:




«Pascal serviteur des serviteurs de Dieu, au révérendissime frère Gibelin, patriarche de Jérusalem, et à ses successeurs élus canoniquement. Les royaumes de la terre passent dans des mains différentes suivant que les temps changent; il convient donc aussi que, dans la plupart des contrées, les limites des diocèses ecclésiastiques soient changées et transférées d'un lieu à un autre. Le territoire des Eglises d'Asie fut dans les temps anciens réglé par des démarcations fixes: cette répartition, les invasions de différentes nations, professant une foi diverse, l'ont bouleversée. Mais grâces en soient rendues au Seigneur, de notre temps les cités de Jérusalem et d'Antioche, ainsi que les provinces qui touchent à ces villes, sont enfin retombées sous la puissance de princes chrétiens. Il nous faut donc mettre de notre côté la main au grand œuvre de ce changement, et de cette translation de pouvoir ordonnée de Dieu; il nous faut arranger tout ce qui est à régler conformément au temps présent, et placer à cette fin, sous la direction de l'église de Jérusalem, les villes et les contrées conquises, grâces au secours du Très-Haut, par la sagesse du glorieux roi Baudouin, et au prix du sang des armées qui l'ont suivi. Nous confions en conséquence, par le présent décret, à toi, Gibelin, notre frère très-cher et notre co-évêque, ainsi qu'à tes successeurs dans la sainte Eglise de Jérusalem, le soin de régir et gouverner, en vertu du droit patriarchal ou métropolitain, toutes les villes et les provinces que la bonté divine a déjà replacées sous la puissance du susdit roi, ou qu'elle daignera y faire rentrer par la suite. Il est juste, en effet, que l'église du sépulcre du Sauveur obtienne, comme le desirent les fidèles, les distinctions honorables qui lui sont dues, et que, délivrée du joug des Turcs ou Sarrasins, et rendue aux mains des Chrétiens, elle jouisse du plus grand éclat.» Dès qu'à Tyr, tant dans le port que dans la ville, tout eut été, comme il convenait, arrangé, réglé et divisé en trois parts, dont deux, par une juste répartition, furent remises en la puissance du roi, et la troisième abandonnée aux Vénitiens pour en jouir comme d'un bien propre, et au même titre que d'un héritage, les nôtres se retirèrent chacun chez soi. Le patriarche de Jérusalem revint dans la Cité sainte avec tous ceux de cette ville, et le peuple ainsi que le clergé reçurent la très-sainte croix du Seigneur avec toute la vénération qui lui était due.

(61) Dans nos villes, depuis le départ de notre armée, n'est pas dans le texte, et a paru nécessaire pour la clarté.
(62) Le texte porte à modo coronata; il faut, ce semble, à mundo.
(63) Le texte porte augmentantur; il faut, ce semble, augmentatur,
(64) Le texte porte Hennicos; lisez Ethnicos.
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Message par Stephandra Mar 05 Avr 2011, 13:02

CHAPITRE LVII.

LE soleil nous apparut ensuite pendant presque une heure avec un éclat coloré; il avait pris une forme nouvelle et oblongue, et paraissait avoir deux pointes, comme la lune dans une éclipse. Cela arriva le 11 août, vers la fin de la neuvième heure du jour. Qu'on ne s'étonne pas de voir des prodiges paraître dans le ciel, puisque Dieu en opère également sur la terre; comme dans les choses célestes, de même dans les choses terrestres, il transforme et arrange tout comme il lui plaît; que si les choses qu'il fait sont admirables, bien plus admirable est celui qui les fait. Considérez et réfléchissez en vous-même de quelle manière en notre temps Dieu a transformé l'Occident en Orient; nous qui avons été des Occidentaux, nous sommes devenus des Orientaux; celui qui était Romain ou Franc est devenu ici Galiléen ou habitant de la Palestine; celui qui habitait Rheims ou Chartres se voit citoyen de Tyr ou d'Antioche. Nous avons déjà oublié les lieux de notre naissance; déjà ils sont inconnus à plusieurs de nous, ou du moins ils n'en entendent plus parler. Tels d'entre nous possèdent déjà en ce pays des maisons et des serviteurs qui lui appartiennent comme par droit héréditaire; tel autre a épousé une femme qui n'est point sa compatriote, une Syrienne ou Arménienne, ou même une Sarrasine qui a reçu la grâce du baptême; tel autre a chez lui ou son gendre, ou sa bru, ou son beau-père, ou son beau-fils: celui-ci est entouré de ses neveux ou même de ses petits-neveux; l'un cultive des vignes, l'autre des champs; ils parlent diverses langues, et sont déjà tous parvenus à s'entendre. Les idiomes les plus différens sont maintenant communs à l'une et à l'autre nation, et la confiance rapproche les races les plus éloignées. Il a été écrit en effet, «le lion et le bœuf mangent au même râtelier.» Celui qui était étranger est maintenant indigène, le pélerin est devenu habitant; de jour en jour nos parens et nos proches nous viennent rejoindre ici, abandonnant les biens qu'ils possédaient en Occident. Ceux qui étaient pauvres dans leur pays, ici Dieu les fait riches; ceux qui n'avaient que peu d'écus possèdent ici un nombre infini de byzantins; ceux qui n'avaient qu'une métairie, Dieu leur donne ici une ville. Pourquoi retournerait-il en Occident celui qui trouve l'Orient si favorable? Dieu ne veut pas que ceux qui, portant leur croix, se sont dévoués à le suivre tombent ici dans l'indigence. C'est là, vous le voyez bien, un miracle immense, et que le monde entier doit admirer. Qui a jamais entendu dire rien de pareil? Dieu veut nous enrichir tous et nous attirer à lui comme des amis chers à son cœur; puisqu'il le veut, que notre volonté se conforme à la sienne, et faisons d'un cœur doux et humble ce qui lui plaît, pour régner heureusement avec lui.


CHAPITRE LVIII.

AVEC l'aide de Dieu tout-puissant, le roi de Jérusalem sortit le 29 août de la captivité où l'avaient retenu les Turcs pendant un peu plus de douze mois. Mais comme pour se racheter il fut obligé de donner de précieux otages, il ne sortit pas tout-à-fait libre, et demeura encore en proie aux agitations de la crainte et de l'espérance. Ayant enfin pris conseil de la nécessité, il se hâta d'assiéger la ville d'Alep, dans l'espoir qu'en la bloquant il contraindrait les citoyens à lui rendre ses otages, ou les ferait tomber à tel point dans les horreurs de la famine, que la ville finirait peut-être par se livrer à lui. Il avait appris, en effet, qu'elle était déjà fort tourmentée de la disette. Cette cité est éloignée d'Antioche d'environ quarante milles. C'est là qu'Abraham, lorsqu'il passait de Carrhes dans le pays de Chanaan, envoyait ses bergers paître ses troupeaux dans de fertiles pâturages; c'est là aussi qu'il faisait fermenter leur lait, lequel étant ensuite coagulé et déposé dans des formes, se changeait en fromage. Abraham était riche en toutes sortes de possessions. Le pape Calixte mourut le 21 décembre.


CHAPITRE LIX.

L'AN 1125 depuis la naissance du Sauveur du monde, comme le roi de Jérusalem à la tête des siens pressait depuis cinq mois la ville d'Alep, sans pouvoir obtenir aucun avantage, les Turcs, alertes selon leur coutume, passèrent un des grands fleuves du Paradis, l'Euphrate, et marchèrent vers Alep avec la plus grande promptitude pour faire lever le siège que nos gens avaient depuis long-temps mis devant cette ville. Ils craignaient, en effet, que s'ils ne la secouraient en grande hâte, elle ne tombât bientôt au pouvoir des ennemis. Leur troupe se composait de sept mille cavaliers, et ils avaient avec eux près de quatre mille chameaux chargés de froment et de vivres. Les nôtres n'étant pas en état de l'emporter sur eux furent obligés de se retirer, et se rendirent le jour suivant vers une ville voisine, appelée Careph, qui nous appartenait. Les Turcs ayant poursuivi les nôtres pendant quelque temps, perdirent deux des plus braves de leur troupe, qui furent renversés de cheval et tués. De notre côté il ne périt qu'un homme; mais nous perdîmes six tentes. Cette attaque des Turcs eut lieu le trentième jour de janvier. Comme ils arrivèrent tout à coup pendant la nuit, ils n'eurent pas de peine à jeter la confusion parmi les nôtres, qui ne se tenaient pas sur leurs gardes. De tels faits sont vils à dire, déshonorans à savoir, ennuyeux à rapporter, et honteux à entendre; mais dans ce récit je ne veux pas m'écarter de la vérité. Quoi donc? Qui pourrait résister à la volonté de Dieu? Il y a un proverbe bien juste d'un certain sage: «Les choses qui doivent arriver ne combattent pas, et ne se laissent pas vaincre.» C'était bien là ce qui devait arriver; mais ce n'était connu de personne; car si quelqu'un l'eût connu, le fait n'aurait jamais pu arriver, puisque le concours de la volonté des hommes aurait été nécessaire pour son accomplissement, et ceux qui l'auraient prévu auraient pris leurs mesures pour l'empêcher.
Le roi se retira ensuite à Antioche, et Josselin avec lui; les otages que le roi avait donnés lorsqu'il était sorti de prison ne furent ni rendus ni rachetés. Les gens de Jérusalem aussi bien que ceux de Tripoli retournèrent chacun chez soi. La sagesse divine arrête souvent le cours des prospérités humaines, et ne le laisse pas s'étendre autant qu'il nous plairait. Quel est celui qui dispense les biens ou dissipe les maux, si ce n'est Dieu, le souverain maître et médecin des esprits, qui du haut des cieux voit et discerne toutes choses? Peu auparavant, et dans sa bonté, il nous avait livré, à nous ses Chrétiens, la forte et glorieuse ville de Tyr, et l'avait ravie à ses anciens possesseurs; maintenant il lui plut de retirer de nous sa main. Peut-être s'est-il réservé de donner sa vigne à cultiver à de plus généreux agriculteurs, qui voudront et pourront lui en payer largement le revenu. Il est des gens, en effet, qui donnent d'autant moins qu'ils possèdent davantage, et ne savent pas rendre au dispensateur de tout bien toutes les actions de grâces qu'ils lui doivent; mais ils se font tort à eux-mêmes lorsqu'ils manquent à Dieu dans les promesses qu'ils lui adressent.



CHAPITRE LX.

LE roi, après avoir été cruellement retenu enchaîné par les Païens pendant près de deux ans (65), retourna dans sa ville de Jérusalem. Le 3 avril nous allâmes tous le recevoir en procession solennelle. Il resta peu parmi nous, et se hâta de se rendre à Antioche, dont les Turcs, ayant à leur tête Borsequin, ravageaient déjà le territoire, et Borsequin était accompagné de six mille chevaliers.
(65) au Chapitre LVIII, il est dit un peu plus de douze mois.
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Message par Stephandra Mar 05 Avr 2011, 17:12

CHAPITRE LXI.

DANS ce temps, la nouvelle vint vers nous que les Vénitiens, après la prise de Tyr, à leur retour, s'étaient emparés par force des îles de l'empereur situées sur leur passage, à savoir Rhodes, Mytilène, Samos et Chio, en avaient détruit toutes les murailles, avaient emmené en une misérable captivité les jeunes garçons et les jeunes filles, et remporté avec eux des richesses de toute sorte. A cette nouvelle, le chagrin se fit sentir dans le fond de notre cœur, car nous ne pouvions approuver cela. En effet, d'un côté, les Vénitiens contre l'empereur, de l'autre, l'empereur contre les Vénitiens, se livraient aux plus cruelles violences; une haine mutuelle les animait. Mais malheur au monde par le scandale! malheur aux auteurs du scandale! Si c'était la faute de l'empereur, c'est qu'il gouvernait mal; si ce fut celle des Vénitiens, ils vont eux-mêmes au devant de leur damnation, car tous les péchés proviennent de l'orgueil. N'est-ce pas par orgueil que l'homme fait ce que Dieu défend? Les Vénitiens avaient des motifs pour se venger; l'empereur en avait aussi pour se défendre, et de plus justes, dit-on; mais les innocens, placés au milieu, paient pour des offenses dont ils ne sont pas coupables, et dont ils sont injustement victimes. Bien plus, que dire de ceux qui, par des brigandages de pirates, ne cessent de causer sur mer tous les maux possibles aux pélerins de Dieu, lorsque, par amour pour le Créateur, ils se rendent à Jérusalem, à travers tant de fatigues et de tourmens. Si, d'après les paroles du Seigneur, les miséricordieux mériteront la béatitude, que recevront pour leur impiété ceux qui se seront montrés ennemis de la piété et sans aucune miséricorde? Ils sont maudits, excommuniés, et meurent dans l'impénitence et la perfidie. Ainsi, pendant leur vie, ils descendent d'eux-mêmes dans l'enfer. Ils résistent à l'apostole, méprisent le patriarche, et vilipendent les paroles des saints pères. Je sais, je sais ce que je ne crains pas de leur dire. Il arrivera que le Seigneur, leur juge sévère, leur dira: «Je ne sais pas d'où vous êtes, vous qui criez qu'on vous ouvre la porte. Vous venez trop tard, et n'apportez rien de bon avec vous. D'ailleurs la porte est déjà fermée; je ne dois pas vous écouter davantage; car vous n'avez pas voulu m'entendre, moi, qui vous ai crié autrefois: venez; maintenant je vous dis: allez-vous-en. Je vous le dis, je vous le dis, je vous le dis, amen. Je ne changerai rien à cette sentence.» Il ne me reste plus à rapporter que des maux horribles et insupportables; mais malheur éternel à ceux qui les ont mérités! Pour ne pas interrompre l'ordre des choses, et afin que l'histoire ne pende pas en lambeaux, j'aurai soin de rapporter sommairement chaque fait.



CHAPITRE LXII.

L'ARMEE de Borsequin, dont nous avons déjà commencé à rapporter la bravoure et l'iniquité, augmentant peu à peu tous les jours, il assiégea une ville appelée Capharde, et s'en empara. Elle lui fut livrée par ses défenseurs, qui ne pouvaient la garder plus long-temps, et n'avaient aucun secours à espérer. Notre roi ni le comte de Tripoli, qu'il amenait avec lui vers cette ville, n'étaient pas encore arrivés. Il n'avait avec lui qu'un petit nombre de gens de Jérusalem; car ils avaient éprouvé beaucoup de fatigues cette année et l'année précédente. Comment en effet auraient-ils pu supporter continuellement tant de travaux, lorsqu'à peine ils pouvaient se reposer un mois dons leurs maisons? Certes, il faudrait avoir un cœur cruel pour ne pas être touché d'une pieuse compassion envers les habitans des environs de Jérusalem, qui, nuit et jour, endurent, pour le service du Seigneur, les tourmens les plus accablans, et qui, lorsqu'ils sortent de leur maison, sont dans l'incertitude et la crainte de n'y pouvoir plus rentrer. S'ils vont loin, ils marchent nécessairement chargés de leurs vivres et de leurs ustensiles. S'ils sont pauvres, laboureurs ou bûcherons, ils sont pris ou tués par les embûches des Ethiopiens. D'un côté les Babyloniens, vers le nord les Turcs, fondent tout à coup sur eux par terre et par mer. Leurs oreilles sont promptes et attentives quand gronde le tumulte des guerres. Certes, si quelquefois nous ne commettions des péchés, nous serions bien aimés de Dieu. Borsequin, écrasant l'humble Syrie, et cherchant avec empressement tout ce qui pouvait lui être avantageux, assiégea le château de Sardanaie. Mais n'ayant obtenu aucun succès, il dirigea son armée vers une ville appelée Hasarth, qu'il assiégea aussitôt avec la plus grande vigueur, au moyen d'instrumens et de machines de guerre. Le roi des Damasquins se hâtait de lui apporter le secours qu'il lui avait demandé; mais à la nouvelle de l'arrivée de notre roi, Borsequin, saisi de crainte, avait habilement emmené les tentes et les bagages avec les siens. Au moment où le château pressé était sur le point de se rendre, et comme il était temps pour les nôtres de combattre, voilà que le roi s'avança avec treize bataillons en bon ordre. A l'aile droite se tenaient les gens d'Antioche, à l'aile gauche le comte de Tripoli et le comte d'Edesse. Le roi était placé au troisième et dernier corps d'armée, au milieu des bataillons les plus épais. L'armée des Turcs, très-nombreuse, était partagée en vingt et une phalanges. Déjà les bras tendaient les arcs, déjà l'on combattait de près l'épée nue. A cette vue, le roi, sans plus de retard, armé de la protection des prières et du signe de la croix, s'écria: aide-nous, Dieu, et au son résonnant des clairons, fondit sur les ennemis, ordonnant aux autres de le suivre, car ils n'osaient commencer le combat avant le commandement du roi. Les Turcs d'abord opposèrent une très-vigoureuse résistance; mais, par l'aide du souverain Créateur, ils furent accablés sans ressource, et dispersés au milieu d'un horrible carnage; ceux qui le purent s'enfuirent entièrement défaits. Cinq fois avaient disparu les Gémeaux lorsque fut livré ce combat, dans lequel le Seigneur nous accorda une éclatante victoire. Cette bataille, honneur mémorable du Seigneur, eut lieu le onzième jour au milieu des chaleurs de juin.


CHAPITRE LXIII.

QUANT au nombre des morts ou des blessés, on ne put dans ce combat, non plus que dans tout autre, le déterminer avec exactitude; car de telles quantités ne peuvent être estimées que par approximation. Bien souvent les différens écrivains n'ont pas rapporté la vérité; c'est certainement à la flatterie qu'on doit attribuer leurs mensonges; car ils s'empressent d'accumuler les louanges sur les vainqueurs, et d'élever le courage de leur patrie pour le temps présent ou à venir. D'où l'on voit clairement pourquoi ils augmentent avec une si impudente fausseté le nombre des morts des ennemis, et diminuent ou taisent tout-à-fait les pertes des leurs. Cependant ceux qui se trouvaient à ce combat nous ont rapporté qu'il avait péri deux mille chevaliers Turcs, ce qui nous a été confirmé par le témoignage des Turcs qui avaient échappé à la mort. Mais des deux côtés, il y eut une quantité innombrable de chevaux qui crevèrent de fatigue et de soif. Grande était la chaleur et la sécheresse qu'elle causait. Un violent combat s'engage: celui-ci se livre à la fureur, celui-là donne le coup de la mort; l'un poursuit, l'autre fuit; celui qui tombe ne peut en réchapper. Le sang des morts rougit les chemins et les plaines: on voit briller les cuirasses, les framées et les casques brillans, semés ça et là sur le champ de bataille. L'un jette son bouclier, l'autre se débarrasse de son carquois ou de son arc.
Borsequin ne voudrait point alors manquer de chambrière, et Toldequin aimerait mieux être nu-pieds dans la ville de Damas, et garder soigneusement son gouvernement. Les Turcs perdirent quinze satrapes dans ce combat. De notre côté, il ne périt que vingt hommes, dont cinq chevaliers. Notre armée avant le combat était composée de onze cents chevaliers, et celle des Turcs de quinze mille chevaliers. Nous avions aussi deux mille hommes de pied.


CHAPITRE LXIV.

APRES être demeuré en face de nous pendant peu de temps seulement après cette affaire, Borsequin repassa l'Euphrate et s'en retourna chez lui, ayant à rapporter à ses amis dans son pays, non de la gloire, mais de la douleur et des lamentations. Ainsi celui qui était venu ici menaçant et armé de cornes, par la faveur de Dieu, s'en retourna mutilé et sans consolation. Ensuite, après avoir racheté par argent sa fille âgée de cinq ans, retenue en otage, et quelques-uns de ses familiers retenus aussi en captivité, comme il avait été convenu de part et d'autre, le roi marcha vers Jérusalem, pour y rendre à Dieu des actions de grâces, et lui adresser des louanges au sujet de la magnifique victoire qu'il lui avait fait remporter contre Borsequin. Et c'était bien avec raison qu'il voulait adresser à Dieu ces louanges et ces actions de grâces, car depuis long-temps déjà plongé dans l'abîme, placé sur la dernière partie de la roue, il était réduit à la plus humble misère, lorsque par le secours de Dieu il fut alors rétabli dans son éclat et sa force première. Six fois dix ans, et deux fois trois ans s'étaient écoulés depuis ma naissance jusqu'à cette année. Que Dieu règle et gouverne de même ce qui me reste à vivre!


CHAPITRE LXV.

CETTE année, au mois d'octobre, le roi construisit un château sur la montagne de Béryte, et sur un territoire très-fertile en productions. Cette montagne, éloignée de dix milles de la ville de Béryte, est appelée Mont-Glavien, ce qui vient de tirer le glaive, parce que c'était là qu'on tranchait la tête aux coupables condamnés à Béryte. Les laboureurs sarrasins, qui auparavant ne voulaient pas payer tribut pour leurs habitations, furent bien ensuite contraints par force de le faire.


CHAPITRE LXVI.

ENSUITE le roi prépara une expédition en Syrie du côté de Damas, la paix étant rompue entre lui et Toldequin; et après avoir pris trois principaux bourgs et avoir défait et renversé les ennemis, il s'en retourna chez lui chargé d'autant de butin qu'il en avait pu enlever. Après avoir partagé ce butin également, et selon le droit accoutumé de chacun, aux chevaliers et à ceux des siens qui avaient pris part à cette expédition, le lendemain le roi tourna ses armes contre la terre des Philistins. En ce temps s'étaient rassemblés à Ascalon des troupes fraîches et nouvelles, envoyées de Babylone en cette ville. Le bataillon des chevaliers, desirant faire preuve de sa bravoure sur notre terre, se croyait déjà vainqueur. Les gens de Babylone les voyant approcher de ladite ville, bannières déployées, firent une sortie contre eux avec impétuosité et en vociférant de grands cris. Quoique le roi, retenu aux derniers rangs afin de pouvoir secourir habilement ceux que la nécessité contraignait de fuir, ne fût pas encore arrivé au premier front de ses bataillons, nos premiers coureurs, courageux de cœur, se précipitèrent sur les ennemis avec une fougue extraordinaire, en criant Dieu aide nous. Ils les écrasèrent avec une telle audace et intrépidité, que frappant, abattant et tuant, ils les repoussèrent dans l'intérieur de la ville; autant qu'on peut le présumer, s'il y avait eu là un plus grand nombre de nos gens préparés, il est hors de doute qu'ils eussent pu entrer dans la ville avec ceux qu'ils poursuivaient. Les Ascalonites eurent à pleurer et à déplorer la mort de plus de quarante des meilleurs d'entre eux, et furent extrêmement surpris de cet échec inattendu. Le roi reposa cette nuit sous une tente au son des trompettes qui se faisaient entendre près de la ville et au-delà. Que si la grâce de Dieu leur accorda le repos, nos ennemis passèrent cette nuit dans l'insomnie et la tristesse; car, comme dit Joseph, celui qui a trop de confiance ne se tient pas sur ses gardes, et la crainte éveille la prudence. Il faut savoir que ce jour-là nos coureurs ne trouvèrent aucun butin aux environs de la ville; car, instruits d'avance de l'arrivée du roi, les Ascalonites avaient, par prévoyance, caché tous leurs troupeaux.


CHAPITRE LXVII.


LES Sarrasins qui habitent la Palestine ont coutume de faire parvenir leurs lettres de ville en ville par des colombes adroitement dressées à cet effet; elles transportent ces écrits dans les endroits qui leur sont connus déjà depuis long-temps. Ces écrits, renfermés dans des cédules et cousus sur le croupion des colombes, instruisent celui qui les lit de ce qu'il doit faire. On sut, à n'en pas douter, qu'on avait en cette circonstance employé cette sorte de message.


CHAPITRE LXVIII.


LES choses et les coutumes varient selon les divisions des pays: autres sont les usages en France qu'en Angleterre, autres en Egypte, autres dans l'Inde. Les pays diffèrent aussi quant aux oiseaux, aux poissons et aux plantes. Je n'ai jamais vu en Palestine ni baleine ni lamproie, ni, parmi les oiseaux, de pie ni de fauvette. Mais il y a en ce pays des ânes sauvages, des porcs-épics, et des hyènes, animal qui déterre les morts. Parmi les arbres, je n'ai point vu de peuplier ni de coudrier, ni de sureau, ni aucun roseau.


CHAPITRE LXIX.

DERNIEREMENT nous avons tous vu à Naplouse une bête dont aucun homme ne connaissait ni n'avait entendu dire le nom. Elle avait une face de bouc, un cou avec une crinière comme celle d'un ânon, des ongles fourchus, une queue de veau, et était plus grande qu'un bélier. Dans le pays de Babylone il y a une autre bête appelée chimère, plus haute par devant que par derrière. Dans les grands jours on étend sur elle un beau manteau pour qu'elle serve au prince avec un grand apparat. Il y a un animal quadrupède qu'on appelle crocodile, qui se porte aussi bien sur terre que dans l'eau. Il n'a pas de langue, il fait mouvoir sa mâchoire supérieure, et ses dents mordent avec une horrible ténacité. La plupart ont vingt coudées de longueur. Il pond des œufs comme les oies, et cache son fruit dans des endroits où ne puissent parvenir les eaux croissantes du Nil. Il est armé d'ongles terribles. Il passe les nuits dans l'eau, et se repose sur la terre pendant le jour. Il est couvert d'une peau très-dure. Il y a aussi de ces quadrupèdes dans une rivière près de Césarée de Palestine; mais on dit qu'il n'y a pas long-temps qu'ils y ont été apportés du Nil, par une odieuse malice; car ils font souvent beaucoup de mal dans ces territoires, où ils dévorent les animaux. On trouve aussi sur les bords du Nil l'hippopotame, qui ne naît que dans ces endroits et dans l'Inde; il ressemble beaucoup à un cheval, par le dos, la crinière, le hennissement, son museau renversé, ses ongles fourchus, ses dents de sanglier, et sa queue tortueuse. La nuit il dévore les moissons, vers lesquelles, par une adroite ruse, il s'avance par des marches détournées, afin que, trompé par les traces de ses pas, on ne puisse à son retour lui tendre des piéges. Ils sont plus grands de corps que les éléphans. Ainsi furent-ils créés de Dieu, qui fit tous les animaux, petits et grands. Comme il lui a plu de les créer, ils doivent aussi nous plaire, et nous devons en louer le Seigneur. Les vrais dragons ont une petite gueule qui ne s'ouvre pas pour mordre. Ils ont d'étroits canaux, par lesquels ils respirent, et font sortir leur langue. Ce n'est pas dans les dents, mais dans la queue qu'est leur venin; et c'est plutôt par leurs coups que par leurs morsures qu'ils font du mal. Il y a une pierre qui est taillée de la cervelle des dragons. Le dragon est le plus grand des serpens ou des animaux qui rampent sur la terre; souvent sortant des cavernes, il s'élance dans l'air qu'il ébranle; il porte une huppe et tue tous ceux qu'il enveloppe. La grandeur de son corps ne garantirait même pas l'éléphant contre ses coups. Il naît dans l'Inde et l'Ethiopie, au milieu de la plus ardente chaleur. Il se cache aux environs des chemins par où passent les éléphans, il enlace leurs jambes des replis de sa queue, et les étouffe. Le dragon n'a pas de pates. Il y a dans l'Asie Scythique des oiseaux appelés frigriphes, dont la férocité est au dessus de toute expression. Le pays d'Hyrcanie, hérissé de forêts, abonde en bêtes féroces, et est peuplé de tigres affreux. Cette espèce de bête est remarquable par des taches d'un jaune brillant. Je ne sais si c'est la légèreté ou la force qui les aide le plus à mouvoir leurs pieds; il n'y a rien de si éloigné qu'ils ne puissent l'apercevoir, rien devant eux qu'ils n'atteignent aussitôt. Il y a aussi dans l'Hyrcanie des panthères, tachetées de petits ronds. On rapporte que leur odeur et leur vue font sur les troupeaux une impression surprenante; car, dès qu'ils les sentent, ils se hâtent de se rassembler; il n'y a, dit-on, que leur aspect farouche qui les épouvante. On fait plus souvent périr par le poison que par le fer ces animaux d'une extrême vivacité. L'élan ressemble au mulet; il a la lèvre supérieure tellement penchée en avant, qu'il ne peut paître qu'en reculant sur les pieds de derrière. L'Asie abonde en caméléons, animal quadrupède, qui a la forme d'un lézard, excepté que ses pates courtes, mais plus longues cependant que celles du lézard, viennent se rattacher à son ventre. Il a une longue queue qui se tourne en cercle, des ongles crochus et finement courbés, une démarche lente, un corps rude, et la peau comme celle du crocodile. Il bâille éternellement: il n'est bon à rien: le corbeau l'attaque. Lorsqu'il est tué par quelque oiseau, sa mort fait périr son vainqueur; car si l'oiseau en mange tant soit peu, il tombe mort aussitôt. Mais le corbeau a un remède pour se soulager; car il est guéri aussitôt qu'il a mangé une feuille de laurier. Le corps du caméléon n'a pas de chair, ses entrailles point de graisse; il devient de la couleur de tous les objets avec lesquels il se met en contact. Les Grecs l'ont appelé salamandre, les Latins stellion, le stellion flamboyant, la salamandre, l'horrible caméléon triple de nom, mais un et simple de corps. Il y a un oiseau nommé pégase, qui n'a pourtant rien du cheval que les oreilles. Il y a des hommes tellement grands qu'ils sautent très-facilement par dessus les éléphans comme par dessus des chevaux; on voit aussi une nation où on est blanc dans la jeunesse et où on noircit dans la vieillesse. Il y a une bête nommée leucocrote, qui surpasse toutes les autres en vitesse; elle a la grandeur d'un âne sauvage, les fesses d'un cerf, le poitrail et les jambes d'un lion, la tête d'un chameau, des ongles fourchus, une gueule fendue jusqu'aux oreilles, et à la place de dents un os non interrompu: telle est sa forme; sa voix imite les sons de celle de l'homme. Dans ce pays naît aussi la mantichore, armée d'un triple rang de dents, qui lui servent tour à tour; une figure d'homme, les yeux verdâtres ou couleur de sang, un corps de lion, une queue comme celle d'un scorpion, un dard pointu, une voix tellement sifflante qu'elle ressemble aux modulations de la flûte. Elle est avide de chair humaine, et si agile et si rapide que l'espace le plus étendu, ni les obstacles de l'éloignement ne peuvent l'arrêter. Mais qui pourrait connaître ou chercher tant et de si magnifiques œuvres de Dieu, dans cette vaste et spacieuse mer où habitent tant d'animaux et de reptiles, que le nombre en est infini? Le peu que j'ai dit je l'ai tiré, d'après mon choix, des recherches habiles et savantes de Solin. J'indiquerai dans la suite de cet ouvrage, sinon en entier, du moins en partie, le chemin qu'Alexandre-le-Grand a suivi pour aller dans l'Inde, et les choses qu'il a vues.
Maintenant cesse cette année, et que Dieu nous serve de guide pour passer à des temps différens, car à chaque année en succède une autre.

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Message par Stephandra Mar 05 Avr 2011, 17:16

CHAPITRE LXX.

L'AN de la Nativité du Seigneur 1126, après que les fêtes de Noël eurent été célébrées à Jérusalem, le roi rassembla son armée pour marcher contre le roi de Damas. Ayant fait annoncer son expédition dans le pays de Jérusalem, tous, chevaliers comme hommes de pied, se levèrent pour l'accompagner. Les gens de Joppé, de Ramla, et ceux qui étaient dans Lydda, passèrent par Naplouse et par Scythopolis. Dans la contrée du nord, les gens d'Accon et de Tyr, commandés par le roi, laissant à leur droite la ville de Sephorim et le mont Thabor, vinrent vers Tibériade. Les gens de Jérusalem s'étant joints à eux, ils passèrent tous le Jourdain, et se livrèrent sous leurs tentes à un agréable repos. Le temps était clair, le ciel serein et sans nuage, et l'on voyait briller les cornes de la dix-septième lune. Avant l'aurore, la trompette annonça qu'il fallait sortir du camp. Alors on relève les tentes, et on prépare tout pour le départ. On charge des bagages un grand nombre de bêtes de somme et de chameaux, ce qui occasione beaucoup de tumulte; les ânes braient, les chameaux bêlent, les chevaux hennissent. Les éclaireurs ayant commencé à sonder le chemin, la trompette sonna, et on prit la route qu'on reconnut la plus avantageuse. Lorsqu'ils eurent pénétré plus avant sur le territoire ennemi, ils eurent soin de marcher avec précaution. les bannières déployées et les armes à la main, de peur qu'un péril inattendu ne vînt à les troubler. Us passèrent alors la caverne de Roob, entrèrent dans la terre des Damasquins, et se reposèrent deux jours au delà de Medda, à la source d'un fleuve qui descend au delà de la mer de Galilée, vers Scythopolis, et va se jeter dans le Jourdain. Ils détruisirent une tour qu'ils trouvèrent devant eux, et vinrent vers un château appelé Solone. Les Syriens chrétiens qui l'habitaient sortirent en procession pour aller au devant du roi. Ensuite ils arrivèrent à une vallée appelée Marchisophar, ce qui veut dire sopha de l'empereur, et demeurèrent pendant deux jours dans un lieu où l'apôtre Paul reçut du Seigneur un soufflet qui le priva pendant trois jours de la vue. Ils aperçurent en cet endroit les tentes des Damasquins, qui attendaient notre armée. Le fils du roi Toldequin, amenant avec lui environ trois mille cavaliers, qu'il avait rassemblés comme il avait pu, retourna vers son père pour combattre, et rejoignit ses compatriotes ce jour-là même avant le combat, qui ne tarda pas à s'engager. Nos troupes furent rangées en douze bataillons, tant de chevaliers que d'hommes de pied, afin que, si besoin était, ils se prêtassent un mutuel appui. Les nôtres ayant communié avec le pain sacré après avoir entendu la messe, la bataille s'engagea des deux côtés, et les nôtres commencèrent à combattre, criant à haute voix, Dieu, aide-nous! Les Turcs aussi poussèrent de grands cris, et se battirent avec une très-grande ardeur. Ils admirèrent la valeur étonnante de ceux qu'ils avaient auparavant vilipendés comme déjà presque vaincus. Enfin le courage leur manquant, et frappés de crainte et d'épouvante, ils songèrent à fuir. Toldequin s'enfuit suivi de son fils. Quoique les ennemis eussent pressé les nôtres au delà de toute mesure, leur courage s'accrut de plus en plus, et ils se montrèrent fermes et vaillans. Cependant les Chrétiens étaient assaillis par les Turcs d'une telle pluie, de flèches, qu'ils n'avaient aucune partie du corps qu'ils pussent garantir des coups et des blessures. Jamais les nôtres n'eurent à soutenir un combat plus violent et plus terrible. Le tumulte occasioné par l'impétuosité, les courses des hommes de guerre, le bruit des armes, était à son comble. Le son des trompettes et des cors retentissait violemment dans les airs. Déjà les nôtres, enveloppés par les Turcs, étaient la plupart accablés de blessures; mais, après avoir fui pendant environ quatre milles, ils se retournèrent enfin, et, saisis d'une ardeur martiale, ils recommencèrent à combattre. Le jour sacré du combat fut celui où brilla jadis la conversion de Paul, élu de Dieu. Cette bataille commença à la troisième heure du jour, et ne finit qu'avec le jour par la victoire des nôtres. Il est dangereux de combattre et honteux de fuir; mais il vaut mieux vivre infirme qu'avoir à pleurer éternellement un mort; c'est pourquoi les Turcs préférèrent fuir pour conserver leur vie. Un peu plus de deux mille cavaliers Turcs restèrent sur le champ de bataille; on ne saurait évaluer le nombre des gens de pied qui périrent. Nous perdîmes quatorze chevaliers et quatre-vingts hommes de pied. Notre roi se comporta très-bien ce jour-là, ainsi que tous ses chevaliers et ses vassaux, et le Dieu tout-puissant fut avec eux. Le roi de Syrie s'enfuit avec ceux qui purent le suivre. Le roi revint à Jérusalem joyeux et triomphant. En s'en retournant, les nôtres assiégèrent une tour, et la prirent avec quatre-vingt-dix hommes. Les ayant fait tuer, le roi s'empara d'une autre tour avec vingt Turcs qui s'y étaient réfugiés. Ces Turcs, effrayés en voyant les nôtres miner la tour et en ôter d'énormes pierres, se rendirent au roi, eux et la citadelle, et obtinrent à ce prix leur liberté; mais le roi fit démolir la tour. Il lui parut très-nécessaire de la faire raser, de peur que ses fortifications n'invitassent beaucoup de gens à se soulever contre lui; car elle pouvait inspirer, à ceux qui y seraient renfermés, l'espoir certain du salut, et aux assiégeans le doute et la crainte. Cette histoire ennuierait peut-être les lecteurs, si on y rapportait tout ce que firent dans cette guerre la force et la ruse. Les Damasquins prenaient des jeunes gens remarquables par leur agilité, qui montaient avec leurs armes derrière les cavaliers, et qui, aussitôt qu'on était arrivé vers les ennemis, sautaient à bas de cheval; et alors ces hommes de pied répandaient le désordre parmi les ennemis, attaqués d'un autre côté par les cavaliers qui les avaient amenés.


CHAPITRE LXXI.

IL est écrit: «Personne ne peut être entièrement heureux.» Nous n'avons pu être heureux en ce sens, que nous avons perdu dans ce combat quatorze des plus vaillans chevaliers, outre un petit nombre de gens de pied, braves aussi; mais ce ne fut rien par rapport au carnage qui se fit des ennemis. Damas veut dire baiser de sang ou buvant du sang. C'est dans ce pays que, comme nous le lisons, fut répandu le sang d'Abel. En effet, les Damasquins auraient pu s'abreuver du sang de leurs morts, et boire même leur propre sang. Le roi étant enfin revenu à Jérusalem avec son armée, nous passâmes tout ce jour dans la joie, comme un jour de fête. Peu de temps après, le roi, touché des prières du comte de Tripoli, marcha à son secours pour assiéger une ville que nous avons nommée Raphanie, et située au delà du mont Liban. Dans ce pays, comme le rapporte Josèphe, coule au milieu, entre Archas et Raphanie, un fleuve où s'opère un prodige particulier; car, au moment où il coule, roulant beaucoup d'eau et d'un cours peu rapide, tout à coup, pendant six jours, ses sources manquent, et il laisse son lit à sec; ensuite, le septième jour, on le revoit de même qu'avant, comme s'il ne s'était opéré aucun changement, et on a remarqué que ce phénomène se produit constamment. C'est pourquoi ce fleuve a été appelé Sabbat, du jour sacré des Juifs, qui est le septième. Le prince Titus s'étant arrêté quelque temps à Béryte, et ensuite s'en retournant en célébrant de magnifiques spectacles dans toutes les villes par où il passait, à la vue de ce fleuve, si digne par sa nature d'être connu, fut saisi d'une grande admiration.



CHAPITRE LXXII.


LE même historien rapporte une autre merveille; il dit qu'il y a près de Ptolémaïs une petite rivière qui coule presqu'à deux stades au delà de cette ville, et qu'on appelle Belée. Près de ce fleuve très-étroit est le tombeau de Memnon, digne de la plus grande admiration. Il avait la forme d'une vallée ronde, et lançait du sable transparent. Ce lieu ayant été vidé de sable par grand nombre de barques qui s'en approchèrent, en fut de nouveau rempli. Les vents apportaient des buttes voisines ce sable dans l'état ordinaire. Ce lieu change aussitôt en verre tous les métaux qu'il reçoit. Ce qui me paraît le plus étonnant, c'est qu'une partie quelconque du sable, déjà converti en verre, étant jeté sur les bords de ce lieu, redevenait du sable ordinaire.


CHAPITRE LXXIII.


Voici quelle fut la ruine de la ville de Raphanie, dont j'ai commencé à dire quelque chose. Le roi et le comte ayant assiégé pendant dix-huit jours, avec une très-grande vigueur, les Sarrasins renfermés dans la place, et leur lançant des pierres au moyen de leurs machines, ceux-ci furent forcés de se rendre, et se retirèrent sans autre dommage. Cela arriva le dernier jour de mars. C'est pourquoi ledit comte prit possession de cette ville, et y mit des munitions. Le roi retourna à Jérusalem.


CHAPITRE LXXIV.

COMME nous célébrions à Jérusalem les jours de Pâques, des pélerins arrivés en cette ville nous apprirent que l'empereur des Romains était mort, et ajoutèrent que Lothaire, duc de Saxe, avait été élevé au trône royal et impérial. A la mort de Henri brilla le lever des Gémeaux; après lui, Lothaire, né d'un duc, gouverna en qualité de roi.


CHAPITRE LXXV.

PEU de temps s'était écoulé après ces événemens, lorsque le roi sortant de Tyr partit pour la basse Syrie, emmenant avec lui une partie de ses chevaliers et laissant les autres. Quoique des hommes d'armes l'eussent informé que les Babyloniens, préparés à la guerre, allaient marcher contre lui, il était à propos qu'il se hâtât d'arriver auparavant dans l'endroit où il apprenait que les ennemis devaient l'attaquer. Comme des sangliers enveloppés par des chiens et pressés par beaucoup de morsures, il fallait que les nôtres fissent des efforts pour se défendre à droite et à gauche en frappant du pied. Nous avons coutume de dire proverbialement: «Ou tu souffres il faut y porter la main;» mais avant que le roi fût parvenu en cet endroit, les Turcs avaient assiégé et pris de force une espèce de château. Ce château, fâcheux pour les Turcs, était pour nous d'une grande utilité. Les chevaliers s'en échappèrent pendant la nuit par une ruse très-adroite, et y laissèrent leurs femmes et leurs enfans, aimant mieux sauver une partie que de perdre le tout. Dans l'été, au milieu du mois de juillet, commença à apparaître entre l'orient et le nord une comète qui, naissant avant l'aurore, lançait ses rayons vers la neuvième heure, et brillait d'une faible lumière. Pendant douze jours nous nous empressâmes de la regarder, nous en remettant au Créateur de toutes choses pour ce qu'elle présageait. Les Turcs, parmi lesquels Borsequin était le plus puissant, assiégèrent une ville appelée Cérèpe; mais à la nouvelle de l'approche du roi, qui déjà les poursuivait, frustrés de leurs espérances, ils se retirèrent dans des lieux plus sûrs pour leur défense. En effet ils n'étaient plus que six mille chevaliers. C'est pourquoi le roi s'en retourna à Antioche.
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Message par Stephandra Mar 05 Avr 2011, 17:20

CHAPITRE LXXVI.

CETTE année, les Babyloniens ayant réparé et rassemblé leur flotte, mirent à la voile, et, poussés par le vent du midi, entrèrent dans la terre des Philistins, après avoir passé devant Phare, Mialaris, Gaza, Ascalon, Joppé, Césarée, Ptolémaïs, Tyr et Sidon, et arrivèrent jusqu'à la ville de Béryte, allant à la découverte et dressant des embûches sur les bords de la mer, épiant et guettant de port en port pour trouver une occasion favorable de faire du mal aux Chrétiens. Comme ils manquaient d'eau douce, ils furent obligés de se retirer à sec, afin d'emplir leurs sceaux aux ruisseaux et aux sources, et d'apaiser leur soif; mais les citoyens de Béryte ne leur en voulant pas donner la liberté, s'avancèrent sur-le-champ contre eux avec une grande intrépidité. Des voyageurs qui étaient par hasard accourus en cet endroit s'étant joints à eux, et le combat s'étant engagé, enfin cent trente de ces pirates furent renversés à terre, tués ou blessés à mort. Ceux d'entre eux qui s'étaient avancés pour combattre, étaient au nombre de cinq mille, sans compter ceux qui, pendant ce temps, gardaient les vaisseaux dont il y avait vingt-deux à trois rangs de rames, dits quelquefois chats (66); les autres se montaient à cinquante-trois. Ainsi ces gens inaccessibles à la pitié et sans miséricorde pour ceux dont ils s'emparaient, faisaient peser leur cruauté sur notre nation. Mais, grâces à Dieu, ils ne purent remporter ici aucun avantage; car nos chevaliers les culbutant avec leurs lances, et nos archers avec leurs flèches, les contraignirent avec un courage inconcevable de s'enfuir vers la mer. Aussitôt, mettant à la voile, ils se mirent en mer, et se dirigèrent vers Tripoli, et de là vers Chypre.

(66) Cautos ou Galtos. Voyez le Glossaire de Ducange au mot GATTUS.


CHAPITRE LXXVII.

COMBIEN de fois cette année des envoyés ou des pélerins nous annoncèrent et rapportèrent-ils l'arrivée du jeune Boémond parmi nous! Mais tous ces bruits étaient mensongers; car Boémond était en crainte à cause de la flotte des Babyloniens ou pirates, qu'il apprit être dispersée au large dans la mer. De plus il avait encore de grandes inquiétudes au sujet de sa terre, qui lui aurait été traîtreusement enlevée par de mauvaises gens occupés de lui tendre des embûches, s'il ne l'eût placée entre les mains de ses fidèles. Il est écrit dans les proverbes des paysans: «Mauvais voisin est un fléau dès le matin.» Enfin, après avoir fait souvent les préparatifs de son voyage, Boémond rassembla à Otrante, ville de la Pouille, tous les vaisseaux qu'il put, à savoir, vingt-deux, dont dix vaisseaux longs, et tous munis de rames, et commença à se mettre en mer. Il confia sa terre au duc de Pouille, qu'il créa son héritier en cas qu'il vînt à mourir le premier. Le duc fit volontiers la même disposition et concession à son égard, en cas que lui-même mourût le premier; cela se fit en présence et du consentement des grands de part et d'autre. C'est pourquoi, au milieu de septembre, Boémond fendant les ondes, après avoir passé les Cyclades, répandues çà et là dans la mer, vint à Mitylène. Ensuite il passa par Rhodes, la Pamphilie et la Lycie. Souvent les gouffres d'Italie épouvantent les navigateurs. De là il passa par la petite Antioche, ensuite par la grande, par l'Isaurie et la ville de Séleucie. Après avoir laissé Chypre à sa droite, il laissa à sa gauche Tarse et la très-fameuse ville de Mélot, déjà depuis long-temps saccagée. Dans ce temps certains bouffons et hableurs, arrivés nouvellement de la mer, nous affirmèrent que Boémond était arrivé à Antioche, aussi sûr que nous, nous étions dans Jérusalem; mais ce rapport était faux. Ils le croyaient, parce qu'ils étaient venus jusqu'à Pathare avec quelques-uns de ses chevaliers et les éperviers, les chapons, les oiseaux et les chiens qu'il envoyait devant.


CHAPITRE LXXVIII.

SOUVENT, par la volonté et la permission de Dieu, de grands troubles tourmentent ceux qui naviguent sur mer. Tantôt l'ancre se rompt, tantôt l'antenne, les banderolles ou les câbles sont brisés. On regarde aux voiles pour reconnaître les changemens de vent, et savoir avec certitude si l'on avance heureusement. Il faut prendre garde de s'égarer dans la nuit; car lorsque les nuages couvrent les étoiles, si la pointe du vaisseau vient à heurter, on est aussitôt menacé du danger de la mort ou d'un naufrage. On court sur mer des dangers comme sur terre. Pourquoi nous étonner que de telles choses nous arrivent, lorsque nous nous rappelons le naufrage de l'apôtre Paul? Les pilotes jetèrent une sonde pour sonder la profondeur du gouffre; et si saint Paul n'eût eu, dans l'extrémité où il était, une vision d'anges pour le consoler, c'en était fait de sa vie.


CHAPITRE LXXIX.

LES vaisseaux courent ordinairement beaucoup de dangers dans le gouffre d'Italie. Les vents qui soufflent de tous côtés, se précipitant des montagnes dans les vallées, tournent dans des sinuosités souterraines, et tourbillonnent dans le gouffre. Que si quelquefois les matelots rencontrent un pirate, ils sont pillés et défaits impitoyablement; mais ceux qui souffrent ces tourmens pour l'amour de Dieu seront-ils frustrés des largesses qui leur sont promises? Disons quelques mots de notre mer. Il ne faut pas omettre la Méditerranée dont elle est formée. On pense que ces mers ont leur source au détroit de Cadix, et qu'elles ne sont formées que par les écoulemens impétueux de l'Océan. Ceux qui sont d'un avis contraire disent que toutes ces eaux sortent du Bosphore de Thrace; ils appuient leur opinion par un argument assez solide, c'est que les flots qui coulent du Bosphore n'éprouvent jamais de reflux. Louange et honneur donc au Créateur de toutes choses, qui a assigné des bornes à la mer, lui a opposé des barrières et ouvert des portes, et lui a dit: «Tu viendras jusque-là, et tes flots se replieront sur toi.» Dès que les ondes impétueuses sont brisées sur le rivage, elles bouillonnent en écume et sont repoussées par les frêles barrières du sable. En effet, sans la défense de la loi céleste, qui s'opposerait à ce que la mer Rouge, traversant les plaines de l'Egypte, situées dans de très basses vallées, n'allât rejoindre la mer d'Egypte? Cette vérité est encore prouvée par ceux qui ont voulu réunir et confondre ces deux mers. L'Egyptien Sésostris fut le premier de ceux qui l'essayèrent, et Darius le Mède, fier de sa haute puissance, voulut exécuter ce qu'avait tenté en vain un habitant même du pays. C'est ce qui prouve la plus grande élevation de la mer Indienne à laquelle tient la mer Rouge, et fait voir que la mer d'Egypte est plus basse. Peut-être en est-il ainsi afin que la mer ne s'étende pas plus au large; ce qui arriverait si elle tombait d'un lieu élevé dans un autre plus bas. Les deux rois renoncèrent à leur entreprise. C'est là ce qu'on voit dans l'Hexameron d'Ambroise; on trouve autre chose dans Solin. Les œuvres de Dieu sont admirables; mais bien plus admirable encore est celui qui les a faites et disposées. Que si quelque chose paraît difforme à notre vue, nous ne devons pas moins louer le souverain Créateur de l'avoir fait; bien plus, ce n'en est peut-être pas moins utile. Dieu dans un crime donne un remède: il a mis la ruse dans le polype et dans le hérisson; il a donné au serpent la malice. Quelquefois ces animaux offrent un remède, d'autres fois ils causent la maladie et même la mort; quelquefois ils sont utiles, d'autres fois ils nuisent; puisqu'on dit que l'antidote Tyrien se fait avec le corps d'un serpent, certainement le venin et le corps d'un serpent pris seuls peuvent faire du mal; mais lorsqu'on les mêle à d'autres matières ils sont salutaires et favorables à la santé.


CHAPITRE LXXX.

LE basilic a un demi-pied de longueur; blanc comme une mitre, il a la tête marquée de lignes; il nuit non seulement aux hommes ou aux autres animaux, mais aussi à la terre qu'il corrompt et consume. Partout où il est, sa retraite est fatale; il détruit les herbes et fait périr les arbres. Il corrompt même l'air, au point qu'aucun oiseau ne vole impunément dans un air infecté de son souffle pestilentiel. Lorsqu'il marche, la moitié de son corps rampe, l'autre est droite et haute. Les serpens même frémissent à son sifflement, et lorsqu'ils l'entendent ils se hâtent de fuir dans quelque lieu que ce soit. Une bête féroce ne le dévorerait pas, un oiseau ne toucherait pas tout ce qu'il a mordu. Il est cependant vaincu par les fouines que les hommes mettent dans les trous où ils se cachent. Enfin les gens de Pergame ont attaché les restes d'un basilic à un grand voile pour en couvrir un temple d'Apollon, remarquable par la main-d'œuvre, afin que les araignées n'y pussent faire leur toile, ni les oiseaux y voler. L'amphisbène a deux têtes, dont la seconde est à l'endroit de la queue. Les cérastes ont quatre petites cornes; ils tendent des pièges aux oiseaux en leur montrant ces cornes qui ressemblent à de la nourriture, et les tuent; car ils couvrent habilement de sable le reste de leur corps. L'hémorroïde fait sortir le sang par sa morsure, et rompant les veines, tire avec le sang la vie de l'animal. Le prester s'étend sur celui qu'il frappe, et l'étouffe par son énorme corpulence; souvent le corps de ceux qu'il frappe enfle et pourit. Il y a aussi les himodites, la chenchère, sorte de couleuvre, les médragons; enfin il y a autant d'animaux pernicieux qu'il y a d'hommes. Les scorpions, les scinques (67), les lézards sont rangés parmi les vers plutôt que parmi les serpens. Lorsque tous ces monstres sifflent, leurs blessures sont moins dangereuses. Ils ont des passions, et risquent tout pour s'approcher de leurs femelles. Il y a des jacules qui percent tout animal, que le sort leur fait rencontrer. Le scitale a le dos varié d'une manière si brillante, que la beauté de ces taches arrête ceux qui le voient. Le dipsade cause une soif dont on périt. Le sippiale fait périr par un engourdissement ceux qui le regardent, et brûle jusqu'à la mort. Il en est d'autres dont le virus, que rien ne peut guérir, fait mourir de faim. On ne doit pas moins admirer ces merveilles que celles qu'Alexandre-le-Grand vit dans l'Inde, et dont il parle ainsi dans une lettre adressée à son précepteur Aristote et à sa mère Olympias: «Je n'aurais pas cru qu'il y eût tant de merveilles, si je ne les avais prises et examinées de mes propres yeux.» Ce roi fut vraiment et complétement grand, habile et prudent dans ses affaires, et puissant par sa grandeur et sa vaillance; il n'était pas comme la plume qui vole, ni comme la paille qui flotte.
(67) Sorte de crocodile terrestre.


CHAPITRE LXXXI.

COMME Boémond, malgré notre attente, s'était mis en route tard cette année, nous croyions qu'il n'avancerait pas plus loin, et ainsi nous l'avait fait craindre le bruit public. Mais comme, selon la parole du prophète, les voies de l'homme ne sont pas à sa disposition, et que ce n'est pas lui, mais le Seigneur qui dirige ses pas, un faux bruit avait éveillé nos craintes. Il n'arrive pas, en effet, ce que la volonté humaine soutient, mais ce que Dieu souverain arbitre juge convenable aux mérites des humains. Le roi manda donc, et fit savoir par une lettre aux gens de Jérusalem que Boémond était déjà arrivé à Antioche: ce qui fit à tous beaucoup de joie. Nous louâmes tous Dieu qui l'avait amené sain et sauf. Déjà le soleil était couché, et il faisait nuit lorsqu'il entra dans le port. Le roi alla au devant de lui en grande et solennelle procession du peuple qui chantait des louanges, et le reçut avec joie. Après une courte conférence, le roi lui donna sur-le-champ une de ses filles en mariage avec toute sa terre. Voilà le beau-père et le gendre, l'un père, l'autre fils; qu'ils se chérissent tous deux, et tous deux en deviendront plus puissans. On fit les apprêts de la noce, qui fut accomplie. Boémond devenu prince était assis sur son siége, revêtu d'un superbe manteau, au milieu de tous ses grands, qui lui avaient juré fidélité et soumission comme ses hommes, en présence et avec la faveur du roi, et promis de le servir désormais à compter de ce jour.
Après cela, le roi retourna à Jérusalem. Le Scorpion commençait à briller au milieu des astres du ciel, lorsque Boémond fut reçu dans le royaume d'Antioche; ce temps était celui où le cercle de l'année allait rétrograder et recommencer.


CHAPITRE LXXXII.

L'AN de la Nativité du Seigneur 1127, il y eut dans le pays de Palestine une si immense multitude de rats, que se jetant sur les fesses d'un bœuf, ils le mangèrent tout entier, l'étouffèrent et le dévorèrent avec sept moutons. Enfin, après avoir pendant longtemps ravagé le territoire d'Accon, cherchant de l'eau, ils grimpèrent sur les montagnes de Tyr. Ensuite on vit s'élever un vent pestilentiel, et un horrible déluge de pluie qui en repoussèrent d'innombrables milliers dans les vallées voisines. La puanteur de leurs cadavres infecta tout le pays.


FIN DE FOULCHER DE CHARTRES.

Stephandra
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