Citadelle du Rey: Ordre Équestre et Royal du Saint Sépulcre
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Le Roman de la rose ou l'Art d'aimer

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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 11:57

Mès ge sai bien, pas nel' devin,
Continuer l'estre devin.
A son pooir voloir déust
Quiconques à fame géust,
Et soi garder en son semblable,
Por ce que tuit sunt corrumpable,
Si que jà par succession
Ne fausist généracion;
Car puis que pere et mere faillent,
Vuet Nature que les fils saillent
Por recontinuer ceste ovre,
Si que par l'ung l'autre recovre.
Por ce i mist Nature délit,
Por ce vuet que l'en s'i délit,
Que cil ovrier ne s'en foïssent,
Et que ceste ovre ne haïssent;
Car maint n'i trairoient jà trait,
Se n'iert délit qui les atrait.
Ainsinc Nature i soutiva:
Sachiés que nul a droit n'i va,
Ne n'a pas entencion droite,
Qui sans plus délit y convoite;
Car cil qui va délit querant,
Sés-tu qu'il se fait? il se rent
Comme sers et chétis et nices,
Au prince de tretous les vices;
Car c'est de tous maus la racine,
Si cum Tulles le détermine
Où livre qu'il fist de Viellesce,
Qu'il loe et vant plus que Jonesce.
Car Jonesce boute homme et fame
En tous péris de cors et d'ame.
Et trop est fort chose à passer
Sans mort, ou sans membre casser,



Je sais bien, sans le deviner,
L'être divin continuer.
Voilà le but que doit poursuivre
Tout homme à qui femme se livre:
Il faut que par succession
S'opère génération;
Chacun, car tout est corrompable,
Doit se garder en son semblable;
Car puisque meurent les parents,
Nature veut que les enfants
S'aiment et l'oeuvre continuent,
L'un par l'autre se perpétuent.
Aussi Nature y mit plaisir,
Pour que séduits par le désir
Les amants entre eux ne se fuissent
Et l'oeuvre d'Amour ne haïssent,
Car plus d'un la négligerait
Si le plaisir ne l'attirait.
Ainsi le décida Nature.
Sachez qu'en amour la droiture
Cherche plus noble intention
Que charnelle séduction;
N'y voir que telle jouissance,
C'est se rendre sans répugnance,
Comme un sot, comme un lâche, au roi
De tretous les vices! Crois-moi,
De tous nos maux c'est la racine,
Comme Tulle le détermine;
La vieillesse pour lui vaut mieux
Que la jeunesse et tous ses feux;
Car Jeunesse pousse homme et femme
En tous périls de corps et d'âme.
C'est chose trop dure à passer
Sans mourir ou membre casser,
Stephandra
Stephandra
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 11:58

Ou sans faire honte ou damage,
Ou à soi, ou à son linage.
Par Jonesce s'en va li hons
En toutes dissolucions,
Et siut les males compaignies,
Et les désordenées vies,
Et muë son propos sovent,
Ou se rent en aucun covent,
Qu'il ne scet garder la franchise
Que Nature avoit en li mise,
Et cuide prendre où ciel la gruë,
Quant il se met ilec en muë;
Et remaint tant qu'il soit profès;
Ou s'il resent trop grief li fès,
Si s'en repent et puis s'en ist,
Ou sa vie espoir i fenist,
Qu'il ne s'en ose revenir
Por Honte qui l'i fait tenir,
Et contre son cuer i demore;
Là vit à grant mesese et plore
La franchise qu'il a perduë,
Qui ne li puet estre renduë,
Se n'est que Diex grace li face,
Qui sa mesese li efface,
Et le tiengne en obédience
Par la vertu de pacience.
Jonesce met homme ès folies,
Ès boules et ès ribaudies,
Ès luxures et ès outrages,
Ès mutacions de corages,
Et fait commencier tex mellées
Qui puis sont envis desmellées:
En tex péris les met Jonesce,
Qui les cuers à Délit adresce.



Sans faire honte ou grand dommage
A soi-même, à tout son lignage.
Par Jeunesse et ses passions,
En toutes dissolutions,
En méprisable compagnie
L'homme s'égare et male vie,
Et ses projets change souvent,
Ou se rend en quelque couvent,
Ne sachant garder la franchise
Que Nature avait en lui mise,
Et se figure, une fois là,
Que la grue au ciel il prendra,
Et des voeux un beau jour se lie.
Ou bien, si sous le faix il plie,
Il s'en repent et veut sortir,
Ou s'il n'ose s'en revenir,
Si la honte l'y tient encore,
Malgré son coeur qui le déplore,
Il restera pour y mourir,
Ou vivant pleurer et gémir
Dessus sa franchise perdue
Qui ne lui peut être rendue,
En pitié si Dieu ne le prend
Et pour apaiser son tourment,
Ne le tient en obédience
Par la vertu de patience.
Jeunesse pousse jeunes gens
Aux danses, aux déportements,
A tous excès, à la luxure,
Lâchetés de toute nature,
Et tels combats livre en vos coeurs
Qu'à grand'peine ils restent vainqueurs.
Voilà les périls où Jeunesse
Met ceux qu'à Plaisir elle adresse.
Stephandra
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 11:59

Ainsinc Délit enlace et maine
Les cors et la pensée humaine
Par Jonesce sa chamberiere,
Qui de mal faire est coustumiere,
Et des gens à délit atraire;
Jà ne querroit autre ovre faire.
Mais Viellesce les en rechasce,
Qui ce ne scet, si le resache,
Ou le demant as anciens
Que Jonesce ot en ses liens,
Qu'il lor remembre encore assés
Des grans péris qu'il ont passés,
Et des folies qu'il ont faites,
Dont les forces lor a sostraites,
Avec les foles volentés
Dont il seulent estre tentés.
Viellesce qui les accompaigne,
Qui moult lor est bonne compaigne,
Et les ramaine à droite voie,
Et jusqu'en la fin les convoie;
Mès mal emploie son servise,
Que nus ne l'aime ne ne prise,
Au mains jusqu'à ce tant en soi
Qu'il la vousist avoir o soi:
Car nus ne vuet viex devenir,
Ne jones sa vie fenir;
Si s'esbahissent et merveillent,
Quant en lor remembrance veillent,
Et des folies lor sovient,
Si cum sovenir lor convient,
Comment il firent tel besongne
Sans recevoir honte et vergongne;
Ou, se honte et damage i orent,
Comment encor eschaper porent



Sa servante Jeunesse aidant,
Jeunesse à l'esprit malfaisant,
Ainsi Plaisir enlace et maine
Le corps et la pensée humaine;
Mal faire, au plaisir les pousser,
Jeunesse n'a d'autre penser.
Mais Vieillesse les en arrache,
Qui l'ignore, il faut qu'il le sache,
Ou le demande aux anciens,
Que tint Jeunesse en ses liens,
Si les sottises qu'ils ont faites
Dont elle a leurs forces soustraites
Avec les folles volontés
Dont ils soulatent être tentés,
Si les périls passés encore
Leur esprit tels se remémore.
C'est Vieillesse jusqu'à la fin
Qui les ramène au droit chemin,
Les conduit et les accompagne,
Pour eux bonne et sage compagne;
Mais personne ne veut la voir
A ses côtés trop tôt s'asseoir:
Loin de l'aimer, on la redoute,
Aussi sa peine elle perd toute;
Car nul ne veut vieux devenir
Ni jeune voir ses jours finir.
Les vieux se plaisent, s'émerveillent
Quand leurs souvenirs se réveillent,
A repasser souventes fois
Leurs folles amours d'autrefois,
Comme ils firent telle besogne
Sans subir honte ni vergogne,
Ou s'il leur arriva malheur,
Comment ils eurent encor l'heur
Stephandra
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:00

De tel peril sans pis avoir,
Ou d'ame, ou de cors, ou d'avoir.
Et scés-tu où Jonesce maint,
Que tant prisent maintes et maint?
Délit la tient en sa maison
Tant comme ele est en sa saison,
Et vuet que Jonesce le serve
Por néant, fust néis sa serve;
Et el si fait si volentiers,
Qu'el le trace par tous sentiers,
Et son corps à bandon li livre;
El ne vodroit pas sans li vivre.
Et Viellesce, scez où demore?
Dire le te vueil sans demore:
Car là te convient-il aler,
Se mort ne te fait desvaler
Où tens de jonesce en sa cave,
Qui moult est ténébreuse et have.
Travail et dolor là herbergent;
Mès il la lient et enfergent,
Et tant la batent et tormentent,
Que mort prochaine li présentent,
Et talent de soi repentir,
Tant li font de fléaus sentir.
Adonc li vient en remembrance
En ceste tardive pesance,
Quant el se voit foible et chenuë,
Que malement l'a décéuë
Jonesce qui tout a gité
Son prétérit en vanité;
Et qu'ele a sa vie perduë,
Se du futur n'est secoruë,
Qui la soustiegne en pénitence
Des péchiez que fist en s'enfance,



D'échapper sans pire infortune
Pour leur âme, corps et fortune.
Mais où Jeunesse gît, sais-tu,
Dont chacun prise la vertu?
Plaisir la tient en esclavage
Et veut que Jeunesse en servage
Pour rien le serve en sa maison
Tant comme elle est en sa saison,
A l'abandon qu'elle se livre
Jusque sans lui ne pouvoir vivre,
Ce qu'elle fait si volontiers
Qu'elle le suit par tous sentiers.
Maintenant je te vais sur l'heure
Apprendre où Vieillesse demeure;
Car là te faudra-t-il aller
Si mort ne te fait dévaler,
Au temps de jeunesse, en sa cave
Qui moult est ténébreuse et have.
Là Vieillesse cent maux divers
Attendent, la chargent de fers,
Et tant la battent, la tourmentent,
Que mort prochaine lui présentent
Et la poussent au repentir,
Tant lui font de fléaux sentir.
Alors lui vient en souvenance
En sa tardive doléance,
Lorsque son crâne est tout chenu,
Que Jeunesse a son coeur déçu,
Qu'en vains plaisirs et fol ouvrage
Elle a gaspillé son bel âge
Et perdu sa vie à toujours,
Si d'avenir le prompt secours
Ne rachète par pénitence
Tous les péchés de son enfance,
Stephandra
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:01

Et par bien faire en ceste poine,
Au souverain bien la ramoine,
Dont Jonesce la dessevroit,
Qui des vanités l'abevroit;
Et le present si poi li dure,
Qu'il n'i a conte ne mesure:
Mès comment que la besoigne aille,
Qui d'Amor veut joïr sans faille,
Fruit i doit querre et cil et cele,
Quel qu'ele soit, dame ou pucele,
Jà soit ce que du déliter
Ne doient pas lor part quiter.
Mès ge sai bien qu'il en sunt maintes
Qui ne vuelent pas estre ençaintes,
Et s'el le sunt, il lor en poise:
Si n'en font-eles plet ne noise,
Se n'est aucune fole et nice
Où Honte n'a point de justice.
Briefment tuit à délit s'accordent
Cil qui à cele ovre s'amordent,
Se ne sunt gens qui riens ne vaillent,
Qui por deniers vilment se baillent,
Qu'el ne sunt pas des lois liées
Par lors ordes vies soilliées.
Mès jà certes n'iert fame bonne,
Qui por dons prendre s'abandonne:
Nus homs ne se devroit jà prendre
A fame qui sa char vuet vendre.
Pense-il que fame ait son cors chier,
Qui tout vif le soffre escorchier?
Bien est chétis et défoulés
Hons qui si vilment est boulés,
Qui cuide que tel fame l'aime,
Por ce que son ami le claime,



Et ne la ramène en la fin
A la vertu, bien souverain,
Dont jadis la sevrait Jeunesse
L'abreuvant de vaine liesse;
Car alors elle voit et sent
Combien précaire est le présent.
L'amant donc, en toute occurrence,
Doit chercher pure jouissance
En amour; ne doit redouter
Femme ni fille d'enfanter,
Et le plaisir ne leur doit faire
Quitter leur mission sur terre.
Je sais bien que le plus souvent
Femme ne veut faire d'enfant
Et se désole d'être enceinte;
Nulle n'en fait noise ni plainte
Pourtant, à moins d'être sans coeur
Et sans vergogne et sans pudeur.
Bref, chacun en l'oeuvre charnelle
Ne voit qu'ivresse mutuelle,
Fors ces gens dignes de mépris
Qui leur amour mettent à prix,
Les lois violant de Nature,
Et n'en font plus qu'une oeuvre impure.
Car femme est vile assurément
Qui se livre pour de l'argent;
Nul homme ne se devrait prendre
A femme qui veut sa chair vendre.
Croit-il que femme ait son corps cher
Qui tout vif le souffre écorcher?
Est-il si naïf et si bête,
Parce que femme lui fait fête
Et l'a son tendre ami nommé,
De croire qu'il en soit aimé?
Stephandra
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:02

Et qu'el li rit et li fait feste.
Certainement nule tel beste
Ne doit estre amie clamée,
Ne n'est pas digne d'estre amée.
L'en ne doit riens priser moillier
Qui homme bée à despoillier.
Ge ne di pas que bien n'en port
Et par solas et par déport,
Ung joelet, se ses amis
Le li a donné ou tramis;
Mès qu'ele pas ne le demant,
Qu'el le prendroit trop laidement:
Et des siens ausinc li redoigne,
Se faire le puet sans vergoigne;
Ainsinc lor cuers ensemble joignent,
Bien s'entrament, bien s'entredoignent.
Ne cuidiés pas que ges dessemble
Ge voil bien qu'il voisent ensemble,
Et facent quanqu'il doivent faire,
Comme cortois et debonnaire;
Mès de la fole Amor se gardent,
Dont li cuers esprennent et ardent,
Et soit l'Amor sans convoitise
Qui les faus cuers de prendre atise.
Bone amor doit de fin cuer nestre,
Dons n'en doivent pas estre mestre
Ne que font corporel solas:
Mais l'amor qui te tient où las,
Charnex delis te represente,
Si que tu n'as aillors t'entente:
Por ce veus-tu la Rose avoir,
Tu n'i songes nul autre avoir;
Mès tu n'en es pas à deus doie,
C'est ce qui la pel t'amegroie,



O fou qu'un sourire ensorcelé!
Crois-moi, ce n'est pas brute telle
Qu'il faut pour amante chérir,
Une plus digne il faut choisir.
Laisse la femme méprisable
Qui veut dépouiller son semblable.
Cependant femme à la rigueur
Peut, s'il lui plaît, sans déshonneur,
Porter joyaux en sa parure,
Présents d'amoureuse nature;
Mais jamais ne doit demander,
Car ce serait se marchander.
Voire, sans qu'on le trouve étrange,
Elle peut donner en échange;
Constant et mutuel retour
Les dons entretiennent l'amour.
Les amants je ne désassemble;
Je veux bien qu'ils aillent ensemble
Et fassent leur devoir tous deux
En courtois et francs amoureux,
Mais se gardent de l'amour folle
Qui vous consume et vous affole,
Et de l'amour intéressé
Par qui maint coeur faux est poussé.
Bonne-Amour doit de fin coeur naître,
L'argent n'en doit pas être maître
Non plus la seule volupté.
Or cette amour qui t'a dompté
Plaisirs charnels te représente;
Tu n'as plus ailleurs nulle entente.
Aussi veux-tu la Rose avoir
Et ne veux autre chose voir.
Mais tu es loin du but encore,
C'est ce qui ta peau décolore
Stephandra
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:03

Et qui de toutes vertus t'oste.
Moult recéus dolereus hoste,
Quant Amors onques hostelas;
Mauvès hoste en ton hostel as,
Por ce te lo que hors le boutes,
Qu'il te tost les pensées toutes
Qui te doivent à preu torner:
Ne l'i laisse plus séjorner.
Trop sunt à grant meschief livré
Cuers qui d'Amors sunt enivré;
En la fin encor le sauras
Quant ton tens perdu i auras,
Et dégastée ta jonesce
En ceste dolente léesce.
Se tu pués encore tant vivre
Que d'Amors te voies délivre,
Le tens qu'auras perdu plorras,
Mès recovrer ne le porras,
Encor se par tant en eschapes:
Car en l'Amor où tu t'entrapes,
Maint i perdent, bien dire l'os,
Sens, tens, chastel, cors, ame et los.

L'Amant.

Ainsinc Raison me préeschoit;
Mès Amors tout empéeschoit
Que riens à ovre n'en méisse,
Jà soit ce que bien entendisse
Mot à mot toute la matire,
Mès Amors si formant m'atire,
Que par tretous mes pensers chace
Cum cil qui par tout a sa chace,
Et tous jors tient mon cuer sous s'êle.
Hors de ma teste à une pele,



Et te ravit toute vertu.
Quel fatal hôte as-tu reçu,
Quand Dieu d'Amours franchit ta porte?
Aussi, crois-moi quand je t'exhorte
De ton logis à le chasser,
Il te ravit tout bon penser,
Et c'est grand' honte et grand dommage.
Ne l'y laisse pas davantage;
Trop sont à grand méchief livrés
Coeurs qui d'Amour sont enivrés.
En cette dolente liesse
N'use pas toute ta jeunesse;
Quand perdu tout ton temps auras
Trop tard, hélas! tu le verras.
Si tu peux encore assez vivre
Pour que d'Amour Dieu te délivre,
Le temps perdu tu pleureras,
Mais recouvrer ne le pourras.
Heureux encor si ne trépasses,
Car en l'amour où tu t'enlaces
Maint y perdit l'âme et le coeur,
Ses biens, l'existence et l'honneur.

L'Amant.

Ainsi, longtemps Raison me prêche;
Mais Amour est là qui m'empêche
D'en tirer le moindre profit.
Pourtant tout ce qu'elle me dit
Attentif mot à mot j'écoute;
Mais Amour si bien me déroute,
Que tout il chasse mon penser,
Puisqu'il a droit partout chasser,
Et retient mon coeur sous son aile.
Hors ma tête avec une pelle,
Stephandra
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:04

Quant au sermon séant m'aguete,
Par une des oreilles giete
Quanque Raison en l'autre boute,
Si qu'ele i pert sa poine toute,
Et m'emple de corrous et d'ire:
Lors li pris cum iriés à dire:
Dame, bien me volés traïr,
Dois-je donques les gens haïr?
Donc harré-ge toutes personnes,
Puis qu'amors ne sunt mie bonnes;
jamès n'amerai d'amors fines
Ains vivrai tous jors en haïnes:
Lors si serai mortel pechierres,
Voire par Diex pires que lierres.
A ce ne puis-ge pas faillir,
Par l'ung me convient-il saillir:
Ou amerai, ou ge herrai,
Mès espoir que ge comperrai
Plus la haïne au derrenier,
Tout ne vaille Amors ung denier.
Bon conseil m'avés or donné,
Qui tous jors m'avés sermonné
Que ge doie d'Amors recroire;
Or est fox qui ne vous vuet croire.
Si m'avés-vous ramentéuë
Une autre amor descongnéuë,
Que ge ne vous oi pas blasmer,
Dont gens se puéent entr'amer:
Se la me vouliés defenir,
Pour fol me porroie tenir
Se volentiers ne l'escoutoie,
Savoir au mains se ge porroie
Les natures d'Amors aprendre,
S'il vous i plaisoit à entendre.



Quand le sermon suis écoutant,
Par une oreille il va jetant
Ce que Raison en l'autre boute,
Tant qu'elle perd sa peine toute
Et m'emplit d'ire et de courroux.
Lors irrité: Me voulez-vous,
Dame, lui dis-je, par malice
Trahir? Faut-il que je haïsse
Tout le monde, parce qu'Amour
Me fut cruel jusqu'à ce jour,
Jamais n'aime d'amour sereine
Et ne vive que pour la haine?
Je serais un mortel pécheur,
Oui, par Dieu! pire qu'un voleur!
Ainsi donc il faut que je sorte
Ou par l'une ou par l'autre porte:
Je dois haïr ou j'aimerai.
Mais, sachez-le, je n'essaierai
De la haine que la dernière,
Malgré qu'Amour ne vaille guère.
Un bon conseil m'avez donné
Pourtant, car m'avez sermonné
Que toujours d'Amour me méfie;
Or fol en vous qui ne se fie.
Mais ne m'avez-vous pas parlé
D'une autre amour, il m'a semblé,
Amour permise, pure et sainte
Et qu'on peut partager sans crainte?
Si vous voulez la définir.
Pour fol il me faudra tenir,
Si tout au long ne vous écoute.
Ainsi je connaîtrai sans doute,
S'il vous plaît mon esprit former,
Toutes les manières d'aimer.
Stephandra
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:05

Raison.

Certes, biaus amis, fox es-tu,
Quant tu ne prises ung festu
Ce que por ton preu te sermon;
S'en voil encor faire ung sermon;
Car de tout mon pooir sui preste
D'acomplir ta bonne requeste;
Mais ne sai s'il te vaudra guieres.
Amors sunt de plusors manieres,
Sans cele qui si t'a mué,
Et de ton droit sens remué:
De male hore fus ses acointes,
Por Diex, gar que plus ne l'acointes.
Amitié est nommée l'une:
C'est bonne volenté commune
De gens entr'eus sans descordance,
Selon la Diex benivoillance,
Et soit entr'eus communité
De tous lors biens en charité;
Si que par nule entencion
Ne puisse avoir excepcion.
Ne soit l'ung d'aidier l'autre lent,
Cum hons fers, saiges et celent,
Et loiaus; car riens ne vaudroit
Le sens où loiauté faudroit.
Que l'ung quanqu'il ose penser
Puisse à son ami récenser,
Cum à soi seul séurement,
Sans soupeçon d'encusement.
Tiex mors avoir doivent et seulent
Qui parfetement amer veulent;
Ne puet estre homs si amiables,
S'il n'est si fers et si estables,




Raison.

Certe, ami, comme un fol travaille
Celui qui ne prise une paille
Pour son bien ce que dit Raison.
Écoute encor cette leçon,
Car de tout mon pouvoir suis prête
De faire droit à ta requête;
Tâche d'en faire ton profit.
Amours sont, comme je t'ai dit,
Nombreuses en dehors de celle
Qui si bien troubla ta cervelle
Et fut cause de ton malheur.
Pour Dieu, délivres-en ton coeur!
Amitié je nommerai l'une:
C'est bonne volonté commune
De deux coeurs, douce aménité,
Reflet de la dive bonté,
Communauté constante et sûre
Des biens, quelque soit leur nature,
Sans que par nulle intention
N'y puisse avoir exception.
Chacun se doit prompte assistance,
Discrétion et confiance
Et loyauté. Rien ne vaudrait
Amour, si loyauté manquait.
Dans une douce confidence
Un ami doit tout ce qu'il pense
A son ami pouvoir conter,
Et sans trahison redouter.
Telle est de l'amour véritable
La loi certaine et immuable.
Le coeur d'un véritable ami
Est si constant et raffermi
Stephandra
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:06

Que por fortune ne se mueve,
Si qu'en ung point tous jors se trueve
Ou riche, ou povre, ses amis
Qui tout en li son cuer a mis:
Et s'a povreté le voit tendre,
Il ne doit mie tant atendre
Que cil s'aide li requiere;
Car bonté faite par priere
Est trop malement chier venduë
A cuers qui sunt de grant valuë.


* * * * *





Ci est le Souffreteux devant
Son vray Ami, en requerant
Qu'il luy vueille aider au besoing,
Son avoir lui mettant au poing.


Moult a vaillans homs grant vergoigne,
Quant il requiert que l'en li doingne;
Moult i pense, moult se soussie,
Moult a mesaise ainçois qu'il prie,
Tel honte a de dire son dit,
Et si redoute l'escondit.
Mès quant ung tel en a trové,
Qu'il a tant ainçois esprové,
Que bien est certain de s'amor,
Faire li vuet joie et clamor
De tous les cas que penser ose,
Sans honte avoir de nule chose:
Car comment en auroit-il honte,
Se l'autre est tex cum ge te conte?
Quant son segré dit li aura,
Jamès li tiers ne le saura;



Qu'il n'est fortune qui l'émeuve,
Et que toujours même le treuve,
Ou riche ou pauvre, son ami
Qui tretout en lui son coeur mit.
A pauvreté s'il le voit tendre,
Il ne doit pas une heure attendre
Qu'il soit venu le supplier,
Car bonté qui se fait prier
Serait trop chèrement vendue
Aux coeurs qui sont de grand' value.


* * * * *





Cy est le Souffreteux devant
Son ami vrai, le requérant
De soulager sa grand' misère,
Partageant sa fortune entière.


Bien dur est à l'homme vaillant
De demander en suppliant.
Moult il y pense et se soucie,
Moult a mésaise avant qu'il prie,
Tout honteux de dire son dit,
Toujours tremblant d'être éconduit.
Mais si l'amour qu'il a trouvée
Lui fut de longtemps éprouvée,
S'il est bien certain de ce coeur,
Il lui fait part, peine et douleur,
De tout ce que penser il ose,
Sans honte avoir de nulle chose.
Car de quoi serait-il honteux
Si l'autre est tel que je le veux?
Si son secret il lui confie,
Son âme ne sera trahie,
Stephandra
Stephandra
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:07

Ne de reproiches n'a-il garde,
Car saiges homs sa langue garde:
Ce ne sauroit mie ung fox faire:
Nus fox ne scet sa langue taire.
Plus fera: il le secorra
De tretout quanques il porra,
Plus liés du faire, au dire voir,
Que ses amis du recevoir.
Et s'il ne li fait sa requeste,
N'en a-il pas mains de moleste
Que cil qui la li a requise,
Tant est d'amors grant la mestrise;
Et de son duel la moitié porte,
Et de quanqu'il puet le conforte,
Et de la joie a sa partie,
Se l'amor est à droit partie.
Par la loi de ceste amitié,
Dit Tulles dans un sien ditié,
Que bien devons faire requeste
A nos amis, s'ele est honneste;
Et lor requeste refaison,
S'ele contient droit et raison;
Ne doit mie estre autrement fete,
Fors en deus cas qu'il en excepte:
S'en les voloit à mort livrer,
Penser devons d'eus délivrer;
Se l'en assaut lor renomée,
Gardons que ne soit diffamée.
En ces deus cas les lois deffendre,
Sans droit et sans raison atendre:
Tant cum amor puet escuser,
Ce ne doit nus homs refuser.
Ceste amors que ge ci t'espos,
N'est pas contraire à mon propos;



Il ne craint nul reproche amer.
Sa bouche un sage sait fermer,
C'est ce que fol ne saurait faire,
Car fol ne sait sa langue taire.
Bien plus, son ami l'aidera
Toujours autant qu'il le pourra,
Plus heureux de service rendre
Mille fois que l'autre de prendre.
Et s'il ne peut le soulager,
Autant le voit-on s'affliger
Que celui même qui demande,
Tant la vertu d'amour est grande!
S'ils s'aiment d'une égale ardeur,
Chacun a sa part de bonheur,
Sa moitié de peine supporte
Et l'un l'autre se réconforte.
Telle est la loi de l'amitié.
Ainsi Tulle l'a publié:
A ses amis faire requête
Chacun doit quand elle est honnête,
Comme à la leur se montrer bon
Si l'on y voit droit et raison.
Entre amis aucune requête
Ne saurait être autrement faite,
Hormis en deux cas cependant
Qu'il en excepte absolument.
Attaque-t-on leur renommée?
Gardons qu'elle soit diffamée.
Les voudrait-on à mort livrer?
Nous les devons tôt délivrer.
En ces cas il les faut défendre
Sans droit ni sans raison attendre;
Car nul ne s'y peut refuser,
Amour ne saurait l'excuser.
Stephandra
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:08

Ceste voil-ge bien que tu sives,
Et voil que l'autre amor eschives;
Ceste à toute vertu s'amort,
Mais l'autre met les gens à mort.

D'une autre amor te vuel retraire
Qui est à bonne amor contraire,
Et forment refait à blasmer;
C'est fainte volenté d'amer
En cuer malades du meshaing
De convoitise de gaaing.
Ceste amor est en tel balance,
Si-tost cum el pert l'esperance
Du proufit qu'ele vuet ataindre,
Faillir li convient et estaindre;
Car ne puet bien estre amoreus
Cuer qui n'aime les gens por eus;
Ains se faint et les vet flatant
Por le proufit qu'il en atent.
C'est l'amor qui vient de fortune,
Qui s'esclipse comme la lune
Que la terre obnuble et enumbre,
Quant la lune chiet en son umbre;
S'a tant de sa clarté perduë,
Cum du soleil pert la véuë;
Et quant ele a l'umbre passée,
Si revient toute enluminée
Des rais que li soleil li monstre,
Qui d'autre part reluist encontre.
Ceste amor est d'autel nature,
Car or est clere, or, est oscure;
Si-tost cum povreté l'afuble
De son hideus mantel onuble,



Cet amour qu'ici je t'expose
A ma sentence rien n'oppose.
Tel est l'amour que tu suivras
Tandis que l'autre éviteras;
Car l'un à la vertu nous guide,
L'autre vers une mort rapide.
Voici maintenant à son tour,
Encontre ce parfait amour,
Un amour honteux et blâmable.
C'est la fausseté méprisable
Des coeurs dont l'unique tourment
Est d'amasser incessamment.
Cet amour est de telle essence,
Que sitôt qu'il perd l'espérance
Du profit qui le caressait,
Il s'évanouit tout à fait.
Seul le véritable ami n'aime
L'objet aimé que pour lui-même,
Jamais ne feint, ne va flattant
Pour le profit qu'il en attend.
C'est l'amour vil de la fortune
Qui s'éclipse comme la lune;
Quand celle-ci l'ombre franchit
De la terre, elle s'obscurcit,
Car sa clarté toute est perdue
Du soleil en perdant la vue;
Et lorsque l'ombre elle a passé,
Son front reparaît embrasé
Des rais que le soleil lui montre,
Qui d'autre part reluit encontre.
Cet amour, comme elle, est changeant,
Tantôt obscur, tantôt ardent.
Sitôt que Pauvreté l'habille
De sa hideuse souquenille,
Stephandra
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:09

Qu'el ne voit mès richesce luire,
Oscurir la convient et fuire;
Et quant richesces li reluisent,
Toute clere la reconduisent;
Qu'el faut quant les richesces faillent,
Et saut sitost cum el resaillent.
De l'Amor que ge ci te nomme
Sunt amé tretuit li riche homme,
Especiaument li aver
Qui ne vuelent lor cuer laver
De la grant ardure et du vice
A la covoiteuse Avarice.
S'est plus cornars c'uns cers ramés
Riches homs qui cuide estre amés.
N'est-ce mie grant cosnardie?
Il est certain qu'il n'aime mie.
Et comment cuide-il que l'en l'aime,
S'il en ce por fol ne se claime?
En ce cas n'est-il mie sages
Ne qu'els est uns biaus cers ramages:
Por Diex cil doit estre amiables
Qui desire amis véritables:
Qu'il n'aime pas, prover le puis,
Quant il a sa richesce; puis
Que ses amis povres esgarde,
Et devant eus la tient et garde,
Et tous jors garder la propose,
Tant que la bouche li soit close,
Et que male mort l'acravant;
Car il se lesseroit avant
Le cors par membres departir,
Qu'il la soffrit de soi partir;
Si que point ne lor en départ.
Donc n'a ci point Amors de part,



Dès que Richesse plus ne luit,
Soudain il s'éclipse et s'enfuit;
Mais dès que richesses reluisent
Tout radieux le reconduisent;
Avec elles il disparaît,
Comme avec elles il renaît.
De cet amour que je te nomme,
Quand il est riche, est aimé l'homme,
Et l'avare en particulier
Qui ne veut se purifier
De cet âpre et malheureux vice,
De l'insatiable avarice.
Cornard est plus qu'un cerf ramé
L'avare qui se croit aimé.
N'est-ce pas la sottise même?
Lui qui certes personne n'aime,
Comment peut-il se croire aimé,
A moins d'être un fol consommé?
Le cerf à la vaste ramure
Est plus sage de sa nature.
Pour Dieu, doit les autres chérir
Qui veut amis vrais acquérir:
Or l'avare, j'en ai la preuve,
N'aime pas. Non, puisque s'il treuve
Ses amis pauvres, malheureux,
Son or il garde devant eux,
Toujours le garder se propose,
Tant que la bouche lui soit close,
Et l'ait fauché la male mort.
Car mieux aimerait-il encor
Se voir dépecer pièce à pièce
Que de voir partir sa richesse,
Si bien que rien il n'en départ.
Amour n'y a la moindre part;
Stephandra
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:10

Car comment seroit amitié
En cuer qui n'a point de pitié?
Certains en rest quant il ce fait,
Car chascun scet son propre fait.
Certes moult doit estre blasmé
Homs qui n'aime, ne n'est amé.
Et puis qu'à Fortune venons,
Et de s'amor sermon tenons,
Dire t'en voil fiere merveille,
N'onc, ce croi, n'oïs sa pareille.
Ne sai se tu le porras croire,
Toutevoies est chose voire;
Et si la trueve-l'en escripte,
Que miex vaut assés et profite
Fortune perverse et contraire,
Que la mole et la debonnaire;
Et se ce te semble doutable,
C'est bien par argument provable,
Que la debonnaire et la mole
Lor ment, et les boule et afole,
Et les aleite comme mere
Qui ne semble pas estre amere.
Semblant lor fait d'estre loiaus,
Quant lor départ de ses joiaus,
Comme d'onors et de richesces,
De dignetés et de hautesces,
Et lor promet estableté
En estat de muableté,
Et tous les pest de gloire vaine
En la benéurté mundaine.
Quant sus sa roë les fait estre,
Lors cuident estre si grant mestre,
Et lor estat si fers véoir,
Qu'ils n'en puissent jamès chéoir;



Car quel amour serait durable
Dedans un coeur impitoyable?
Notez qu'il sait bien ce qu'il fait,
Tout le monde connaît son fait.
Moult doit être blâmé qui n'aime
Ni partant n'est aimé lui-même!
Et puisqu'à Fortune venons
Et de son amour discourons,
Je t'en dirai fière merveille
Dont jamais n'ouïs la pareille.
Me croiras-tu? Je ne le sai;
Pourtant rien ne dis que de vrai,
Et j'ai vu cette chose écrite:
Que la Fortune mieux profite
Lorsque perverse vous poursuit
Que lorsque douce vous sourit.
Et si ce te semble doutable,
C'est bien par arguments prouvable,
Que fortune qui vous sourit
Vous ment, vous grève et vous séduit,
Et vous allaite comme mère
Qui ne semble pas être amère,
D'être loyale fait semblant,
De ses faveurs vous va comblant,
Comme d'honneurs et de richesses,
De dignités et de hautesses,
Et vous promet stabilité
Où n'est rien que fragilité,
Et tous vous paît de gloire vaine
En la félicité mondaine.
Pour votre état vous faire voir
Si ferme qu'on n'en puisse choir,
Dessus sa roue elle vous lance
Éblouis de tant de puissance;
Stephandra
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:11

Et quant en tel point les a mis.
Croire lor fait qu'il ont d'amis
Tant qu'il ne les sevent nombrer,
N'il ne s'en puéent descombrer,
Qu'il n'aillent entor eus et viengnent,
Et que por seignors ne les tiengnent,
Et lor prometent lor servises
Jusqu'au despendre lor chemises:
Voire jusques au sanc espendre
Por eus garentir et défendre,
Prez d'obéir et d'eus ensivre
A tous les jors qu'il ont à vivre:
Et cil qui tiez paroles oient
S'en glorefient, et les croient
Ausinc cum ce fust Évangile;
Et tout est flaterie et guile,
Si cum cil après le sauroient,
Se tous lor biens perdus avoient,
Qu'il n'eussent où recovrer,
Lors verroient amis ovrer:
Car de cent amis aparens,
Soient compaignons, ou parens,
S'uns lor en pooit demorer,
Diex en devroient aorer.
Ceste fortune que j'ai dite,
Quant avec les hommes habite,
Ele troble lor congnoissance,
Et les norrist en ignorance.
Mès la contraire et la perverse,
Quant de lor grant estat les verse,
Et les tumbe autor de sa roë,
Du sommet envers en la boë,
Et leur assiet, comme marastre,
Au cuer un dolereux emplastre



Et quand en tel point vous a mis,
Elle vous donne tant d'amis
Qu'on n'en pourrait savoir le nombre;
S'attachant à vous comme une ombre,
On ne peut s'en débarrasser:
Tout autour de vous sans cesser
Ils sont là qui vont et qui viennent,
Pour leur maître et seigneur vous tiennent,
De leurs promesses vous comblant
Et jusqu'à leur chemise offrant.
Ils voudraient tout leur sang répandre
Pour vous protéger et défendre,
Prêts à partager votre sort,
A vous suivre jusqu'à la mort.
Ceux à qui ces discours s'envoient,
S'enorgueillissent et les croient
Comme mots d'Évangile. Hélas!
Ce sont caresses de Judas,
Comme ils le sauraient par la suite
Si leur richesse était détruite
Sans aucun espoir de retour.
On connaît ses amis ce jour!
Car d'amis toute cette foule,
Compagnons et parents, s'écoule,
Et si peut un seul demeurer
Combien Dieu doit-on adorer!
Cette fortune que j'ai dite,
Quand avec les hommes habite,
Elle égare tout leur esprit
Et d'ignorance les nourrit.
Par contre la fortune adverse,
Quand de leur grand état les verse
Dedans la boue en un seul jour,
Du fatal cercle en un seul tour,
Stephandra
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:11

Destrempé, non pas de vin aigre,
Mais de povreté lasse et maigre:
Ceste monstre qu'ele est veroie
Et que nus fier ne se doie
En la benéurté fortune,
Qu'il n'i a séurté nesune.
Ceste fait congnoistre et savoir,
Dès qu'il ont perdu lor avoir,
De quel amor cil les amoient
Qui lor amis devant estoient:
Car ceus que benéurte donne,
Maléurté si les estonne,
Qu'il deviennent tuit anemi,
N'il n'en remaint ung, ne demi;
Ains les fuient et les renoient
Si tost comme povres les voient.
N'encor pas à tant ne s'en tiennent,
Mais par tous les leus où il viennent,
Blasmant les vont et diffamant,
Et fox maléureus clamant:
Neiz cil à qui plus de bien firent,
Quant en lor grant estat se virent,
Vont tesmoignant à vois jolie
Qu'il lor pert bien de lor folie,
N'en truevent nus qui les secorent;
Mais li vrai ami lor demorent,
Qui les cuers ont de tex noblesces,
Qu'il n'aiment pas por les richesces,
Ne por nul preu qu'il en atendent;
Cil les secorent et deffendent:
Car Fortune en eus rien n'a mis:
Tous jors aime qui est amis.
Qui sus amis treroit s'espée,
N'auroit-il pas l'amor copée?



Et leur pose comme marâtre
Au coeur un douloureux emplâtre,
Non de vin aigre détrempé,
Mais d'âpre et maigre pauvreté.
Elle leur montre, alors sincère,
Que nul ne doit sur cette terre
Compter sur la prospérité
En qui n'est de sécurité.
Quand un riche voit disparaître,
Ses biens, elle lui fait connaître
De quel amour aimaient jadis
Cette multitude d'amis;
Car ceux que prospérité donne,
L'adversité tant les étonne,
Que chacun devient ennemi,
Un seul ne reste, ni demi;
Chacun s'enfuit et le renie
Dès que le malheur l'humilie.
Et s'ils s'en tenaient à cela?
Mais en tous lieux, de ci, de là,
Ils vont semant la calomnie
Blâmant son insigne folie;
Et de sa libéralité
Ceux qui le plus ont profité
Vont témoignant à voix jolie
Que bien paraît lors sa folie,
La main personne ne lui tend.
Seuls les vrais amis cependant
Restent, coeurs de telle noblesse,
Qu'ils n'aiment pas pour la richesse,
Ni pour profit en acquérir.
Ceux-là viennent le secourir,
Toujours leur coeur reste le même,
Car un ami vrai toujours aime.
Stephandra
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:12

Fors en deus cas que ge voil dire,
L'en le pert par orguel, par ire,
Par reproiche, par reveler
Les segrés qui font à celer;
Et par la plaie dolereuse
De détraccion venimeuse.
Amis en ces cas s'enfuiroit,
Nul autre chose n'i nuiroit;
Mès tiex amis moult bien se pruevent,
S'il entre mil ung seul en truevent:
Et por ce que nule richesce
A valor d'ami ne s'adresce,
N'el ne porroit si haut ataindre,
Que valor d'ami ne fust graindre,
Qu'adès vaut miex amis en voie,
Que ne font deniers en corroie;
Et Fortune la meschéans,
Quant sus les hommes est chéans,
Si lor fait par son meschéoir
Tretout si clerement véoir,
Que lor fait lor amis trover,
Et par experiment prover
Qu'il valent miex que nul avoir
Qu'il poïssent où monde avoir;
Dont lor profite aversités
Plus que ne fait prospérités;
Que par ceste ont-il ignorance
Et par aversité science.

Et li povres qui par tel prueve
Les fins amis des faus esprueve,



Contre un ami le fer tirer
N'est-ce pas l'amour déchirer?
Fors en deux cas que je vais dire:
On le peut par l'orgueil détruire,
Par la colère, ou révéler
Les secrets qu'on devrait celer,
Puis par blessure douloureuse
De détraction venimeuse.
En ces cas l'ami s'enfuirait,
Nulle autre chose n'y nuirait.
Mais l'ami vrai trop bien se prouve
Si dans un mille un seul on trouve.
Qu'il monte aussi haut qu'il voudra,
Nul un ami vrai n'atteindra;
Car il n'est ci-bas de richesse
Qui d'ami vaille la tendresse.
Il est un proverbe bien vieux
Qui dit: Un ami sûr vaut mieux
Sur le chemin pour compagnie
Qu'une ceinture bien garnie.
Si la Fortune aux jours mauvais
Vient le riche éprouver jamais,
Par le malheur elle l'éclaire
Et lui montre de façon claire
Comment les vrais amis trouver,
Et lui vient en ce jour prouver
Combien auprès d'eux était vaine
Toute la richesse mondaine.
Donc lui profite adversité
Plus que ne fait prospérité;
L'une le laisse en ignorance,
L'autre lui donne la science.
Et lorsque pauvre il peut ainsi
Trier le vrai du faux ami,
Stephandra
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:13

Et les congnoist et les devise,
Quant il iert riches à devise,
Que tuit à tous jors li offroient
Cuers et cors et quanqu'il avoient,
Que vosist-il acheter lores
Qu'il en séust ce qu'il set ores?
Mains éust esté décéus,
S'il s'en fust lors apparcéus;
Dont li fait greignor avantage,
Puis que d'ung fol a fait ung sage
La meschéance qu'il reçoit,
Que richesce qui le déçoit.
Si ne fait pas richesce riche
Celi qui en tresor la fiche:
Car sofisance solement
Fait homme vivre richement:
Car tex n'a pas vaillant deus miches,
Qui est plus aése et plus riches
Que tex à cent muis de froment.
Si te puis bien dire comment,
Qu'il en est, espoir, marchéans,
Si est ses cuers si meschéans,
Qu'il s'en est souciés assés,
Ains que cis tas fust amassés;
Ne ne cesse de soucier
D'acroistre et de monteplier,
Ne jamès assés n'en aura,
Jà tant acquerre ne sçaura.
Mès li autre qui ne se fie,
Ne mès qu'il ait au jor la vie,
Et li soffit ce qu'il gaaingne,
Quant il se vit de sa gaaingne,
Ne ne cuide que riens li faille,
Tout n'ait-il vaillant une maille,



Alors il connaît la bassesse
Des courtisans de sa richesse
Qui tretous à l'envi s'offraient
Corps et âme et ce qu'ils avaient.
Qu'eût-il payé, que vous en pense,
Cette cruelle expérience?
Il eût été bien moins déçu
S'il s'en fût alors aperçu;
Donc lui fait plus grand avantage
Puisque d'un fol a fait un sage,
Ce coup, si terrible qu'il soit,
Que Richesse qui le déçoit.
Or Richesse n'enrichit guère
En trésor celui qui l'enserre,
Car suffisance seulement
Fait l'homme vivre richement,
Et tels n'ont pas vaillant deux miches
Qui sont plus à l'aise et plus riches
Que tels à cent muids de froment.
Je vais te dépeindre comment,
Par exemple, les marchands vivent.
Combien d'ennuis, hélas! poursuivent
Leur coeur avide, intéressé,
Tant qu'ils n'ont cet or amassé:
Les soucis incessants, la rage
D'avoir, d'entasser davantage,
Car jamais assez ils n'auront,
Jamais assez n'entasseront.
Mais celui qui n'a d'autre envie
Qu'au jour le jour gagner sa vie,
De ce qu'il gagne se suffit,
Et qui de son travail seul vit
Sans songer qu'il est dans la gêne,
Est heureux, n'eût-il qu'une graine,
Stephandra
Stephandra
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:14

Mès bien voit qu'il gaaingnera
Por mangier quant mestiers sera;
Et por recovrer chaucéure,
Et convenable vestéure;
Ou s'il avient qu'il soit malades,
Et truist toutes viandes fades,
Si se porpense-il toute voie,
Por soi getier de male voie,
Et por issir hors de dangier,
Qu'il n'aura mestier de mangier;
Ou que de petit de vitaille
Se passera, comment qu'il aille,
Ou iert à l'Ostel-Dieu portés,
Là sera moult réconfortés,
Ou espoir il ne pense point
Qu'il jà puist venir en ce point;
Ou s'il croit que ce li aviengne,
Pense-il ains que li maus li tiengne,
Que tout à tens espargnera
Por soi chevir quant là sera;
Ou se d'espargnier ne li chaut,
Ains viengnent li froit et li chaut,
Ou la fain qui morir le face,
Pense-il, espoir, et s'i solace,
Que quant plus tost definera,
Plus tost en paradis ira;
Qu'il croit que Diex le li présent,
Quant il lerra l'essil présent.
Pythagoras redit néis,
Se tu son livre onques véis
Que l'en apelle Vers dorés,
Por les diz du livre honorés:
Quant tu du cors départiras,
Tous frans où saint ciel t'en iras,



S'il est certain qu'il gagnera
Pour manger quand besoin aura,
Et pour se procurer chaussure
Et vêtement contre froidure.
Si malade il est alité
De nourriture dégoûté,
Il réfléchit que le plus sage,
Pour franchir ce mauvais passage
Et pour sortir de tout danger,
Mon Dieu, c'est de ne point manger,
Ou prendre peu de nourriture,
Suivant de son mal la nature.
S'il est à l'Hôtel-Dieu porté,
Là sera moult reconforté.
Bien souvent, pas même il n'y pense
Et n'a pas tant de prévoyance,
Ou s'il y songe, il se dira
Qu'il a bien le temps d'ici là
D'épargner dessus son salaire
Pour au besoin sortir d'affaire,
Ou si d'épargner ne lui chaut,
Vienne le froid, vienne le chaud,
Si la faim doit finir sa vie,
Il voit la mort d'un oeil d'envie;
Car plus tôt il trépassera,
Plus tôt au paradis ira.
Dieu l'attend là-haut, il l'espère,
Son exil fini sur la terre.
C'est ce que Pythagore dit.
Dans le livre qu'il écrivit,
Et que Vers Dorés on appelle
Pour sa parole sage et belle:
Lorsque ton corps tu quitteras,
Tout droit au saint ciel t'en iras,
Stephandra
Stephandra
Dans l'autre monde
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:15

Et lesseras humanité,
Vivans en pure Déité.
Moult est chétis et fox naïs
Qui croit que ci soit son païs
N'est pas notre païs en terre;
Ce puet l'en bien des clers enquerre
Qui Boëce de Confort lisent,
Et les sentences qui là gisent,
Dont grans biens as gens laiz feroit
Qui bien le lor translateroit.

Ou s'il est tex qu'il sache vivre
De ce que sa rente li livre,
Ne ne desire autre chété,
Ains cuide estre sans povreté;
Car, si come dit nostre mestre,
Nus n'est chetis, s'il nel cuide estre,
Soit rois, chevaliers, ou ribaus.
Maint ribaus ont les cuers si baus,
Portans sas de charbon en grieve,
Que la poine riens ne lor grieve:
Qu'il en pacience travaillent,
Et balent, et tripent et saillent,
Et vont à saint Marcel as tripes,
Ne ne prisent tresor deus pipes;
Ains despendent en la taverne
Tout lor gaaing et lor espergne,
Puis revont porter les fardiaus
Par léesce, non pas par diaus,
Et loiaument lor pain gaaignent,
Quant embler ne tolir nel' daignent;
Puis revont au tonnel, et boivent,
Et vivent si cum vivre doivent.



Laissant la terrestre matière
Vivre de céleste lumière.
Est archi-fol, à mon avis,
Qui croit ici-bas son pays;
N'est pas notre pays sur terre.
Qu'auprès d'un savant on s'enquière
Qui lut les Consolations
Du grand Boëce et les leçons
Qu'il sème en cette oeuvre profonde.
Grand service rendrait au monde
Le savant qui la traduirait,
Grands biens le peuple y puiserait.
Heureux celui qui se contente
De ce que lui fournit sa rente
Et n'a d'autre cupidité
Qu'être à l'abri de pauvreté.
Car, ainsi que dit notre maître,
Nul n'est chétif s'il ne croit l'être,
Qu'il soit roi, chevalier ou gueux.
Maints gueux ont le coeur si joyeux,
Portant sac de charbon en Grève,
Que sa peine aucun d'eux ne grève.
Ils travaillent patiemment,
Toujours sautant, toujours balant,
Ne prisent un trésor deux pipes;
Ils vont à Saint-Marcel aux tripes,
A la taverne dépensant
Leur salaire et tout leur argent,
Et puis retournent à l'ouvrage
Non par deuil, mais avec courage,
Loyalement gagnent leur pain
Sans voler celui du prochain,
Au tonneau reviennent et boivent
Et vivent comme vivre doivent.
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:16

Tuit cil sunt riche en habondance,
S'il cuident avoir soffisance,
Plus, ce set Diex li droituriers,
Que s'il estoient usuriers:
Car usurier, bien le t'afiche,
Ne porroient pas estre riche,
Ains sunt tuit povre et soffreteus,
Tant sunt aver et convoiteus.
Et si rest voirs, cui qu'il desplése,
Nus marchéant ne vit aése:
Car son cuer a mis en tel guerre,
Qu'il art tous jors de plus acquerre;
Ne jà n'aura assés acquis,
Si crient perdre l'avoir acquis,
Et queurt après le remenant
Dont jà ne se verra tenant,
Car de riens désirier n'a tel
Comme d'acquerre autrui chatel.
Emprise a merveilleuse paine,
Il bée à boivre toute Saine,
Dont jà tant boivre ne porra,
Que tous jors plus en demorra.
C'est la destrece, c'est l'ardure,
C'est l'angoisse qui tous jors dure;
C'est la dolor, c'est la bataille
Qui li destrenche la coraille,
Et le destraint en tel défaut,
Cum plus acquiert, et plus li faut.
Advocas et phisicien
Sunt tuit lié de cest lien;
Cil por deniers science vendent,
Tretuit à ceste hart se pendent:
Tant ont le gaaing dous et sade,
Que cil vodroit por ung malade



Ils sont plus riches, Dieu le sait,
Que l'usurier sombre, inquiet;
Car seul est riche en abondance
Qui croit avoir sa suffisance.
L'usurier n'a jamais été
Riche, c'est une vérité,
Mais pauvre, de piteuse mine,
Tant il rêve gain et rapine.
Il est un fait vrai, rigoureux,
Qu'il n'est point de marchand heureux.
La soif d'acquérir sans mesure
Son coeur incessamment torture;
Puis qu'assez jamais il n'aura,
S'il craint de perdre ce qu'il a,
Et tout le reste encore envie
Qu'il n'aura jamais en sa vie;
Car au coeur il n'a qu'un désir:
Les biens des autres acquérir.
Etrange et merveilleuse peine!
Il veut boire toute la Seine;
Mais qu'il boive autant qu'il voudra
Toujours plus il en restera.
C'est la détresse, la torture,
C'est l'angoisse qui toujours dure,
C'est la bataille, la douleur
Qui toujours déchire son coeur;
La peur de manquer le dévore;
Plus il a, plus il veut encore.
L'avocat et le médecin
Sont liés du même lien;
Tous ceux qui la science vendent
A ce même gibet se pendent.
Le gain leur est si séduisant,
Que l'un voudrait, pour un mourant
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:18

Qu'il a, qu'il en éust quarente,
Et cil por une cause trente;
Voire deus cens, voire deus mile,
Tant les art convoitise et guile.
Si sunt devins qui vont par terre,
Quant il préeschent por aquerre
Honors, ou graces, ou richeces,
Il ont les cuers en tex destreces,
Cil ne vivent pas loiaument,
Mès sor tous espéciaument
Cil qui por vaine gloire tracent:
La mort de lor ames porchacent.
Decéus est tex décevierres,
Car sachiés que tex préeschierres,
Combien qu'il as autres profit,
A soi ne fait-il nul profit:
Car bonne prédicacion
Vient bien de male entencion
Qui n'a riens à celi valu,
Tant face-ele as autres salu;
Car cil i prennent bon exemple,
Et cis de vaine gloire s'emple.
Mès or laissons tex preschéors,
Et parlons des entasséors.
Certes Diex n'aiment, ne ne doutent,
Quant tex deniers en trésor boutent,
Et plus qu'il n'est mestier les gardent:
Quant les povres dehors regardent
De froit trembler, de fain périr,
Diex le lor saura bien merir.
Trois grans meschéances aviennent
A ceus qui tiex vies maintiennent:
Par grant travail quierent richeces,
Paor les tient en grans destreces,



Qui l'appelle, en avoir quarante,
Et l'autre pour un procès trente,
Voire cent, voire mille encor,
Tant les brûle la soif de l'or.
Prédicateurs qui par la terre
Vont prêchant pour profits se faire,
Gagner grâces, richesse, honneurs,
Sont en proie aux mêmes fureurs.
Ceux-là mènent mauvaise vie,
Ceux surtout, ne l'oubliez mie,
Qu'une vaine gloire séduit.
Ils se trompent eux-mêmes, oui,
Et cherchent la mort de leur âme;
Car tels prêcheurs, je le proclame,
N'en sauraient tirer nul profit
Quant serait bon ce qu'ils ont dit;
Car prédication louable
Venant d'intention coupable,
Quand même elle profiterait
Aux autres, rien ne leur vaudrait.
Ceux-ci bonnement viennent croire,
Ceux-là s'enflent de vaine gloire.
Mais laissons là tous ces prêcheurs
Et revenons aux entasseurs.
Dieu ne craignent ni ne révèrent
Tous ceux qui leurs deniers enserrent;
Il saura ces monstres punir
Qui les pauvres de faim périr,
De froid trembler, l'oeil sec regardent
Et d'or plus qu'ils n'ont besoin gardent.
Ces insatiables gourmands
Subissent trois affreux tourments:
Par grand' peine ils cherchent richesse,
La peur les tient en grand' détresse
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:19

Tandis cum du garder ne cessent:
En la fin à dolor les lessent.
En tel torment muerent et vivent
Cil qui les grans richeces sivent;
Ne ce n'est fors par le defaut
D'amors, qui par le monde faut;
Car cil qui richeces amassent,
S'en les amast, et il amassent,
Et bonne amor par tout regnast,
Que mauvestié ne la fregnast,
Mès plus donnast qui plus éust,
A ceus que soufreteus séust,
Ou prestast, non pas à usure,
Mès par charité nete et pure,
Por quoi cil à bien entendissent,
Et d'Oiseuse se deffendissent,
Où monde nul povre n'éust,
Ne nul avoir n'en i déust.
Mès tant est li mondes endables,
Qu'il ont faites amors vendables.
Nus n'aime fors por son preu faire,
Por dons ou por servise traire;
Néis fames se vuelent vendre:
Mal chief puist tele vente prendre!
Ainsinc Barat a tout honni,
Par qui li biens jadis onni
Furent as gens aproprié;
Tant sunt d'avarice lié,
Qu'il ont lor naturel franchise
A vil servitude soumise;
Qu'il sunt tuit serf à lor deniers
Qu'il tiennent clos en lor greniers:
Tiennent! certes ains sunt tenu,
Quant à tel meschief sunt venu;



Pour garder tant de biens volés,
Enfin ils meurent désolés.
En tels tourments meurent et vivent
Ceux qui grand' richesses poursuivent,
Et ce parce qu'on n'aime pas,
Car l'amour est mort ici-bas.
Si ceux qui richesses entassent
Étaient aimés et qu'ils aimassent,
Si bon amour partout régnait,
Si le vice ne l'opprimait,
Si plus donnait qui plus possède
A ceux qui réclament son aide,
Si chacun le bien entendait
Et d'Oyseuse se défendait,
Si tous, sans pratiquer l'usure,
Se prêtaient par charité pure,
Nul pauvre au monde on ne verrait,
Car voir nul pauvre on ne devrait.
Mais tant nous corrompt convoitise
Qu'amour est une marchandise;
On n'aime que pour son profit,
Services, dons sont à crédit,
Jusqu'à la femme on voit se vendre,
Mauvaise fin puisse les prendre!
Ainsi c'est la cupidité
Qui sur la terre a tout gâté.
Le sol, sa richesse féconde,
Les biens étaient à tout le monde.
Aucuns les ont accaparés.
Tant sont d'avarice égarés,
Qu'ils ont leur native franchise
A servage honteux soumise,
Et sont esclaves des deniers
Qu'ils tiennent clos en leurs greniers.
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:20

De lor avoir ont fait lor mestre
Li chétis boterel terrestre.
L'avoir n'est preus fors por despendre:
Ce ne sevent-il pas entendre,
Ains vuelent tuit à ce respondre
Qu'avoir n'est preus fors por repondre.
N'est pas voirs, mès bien le reponent,
Jà nel' despendent ne ne donnent;
Quanque soit iert-il despendus,
S'en les avoit tretous pendus:
Car en la fin quant mort seront,
A cui que soit le lesseront,
Qui liement le despendra,
Ne jà nul preu ne lor rendra;
N'il ne sunt pas séurs encores
S'il le garderont jusqu'à lores.
Car tex i porroit metre main,
Qui tout emporteroit demain.

As richeces font grant ledure,
Quant il lor tolent lor nature.
Lor nature est que doivent corre
Por la gent aidier et secorre,
Sans estre si fort enserrées;
A ce les a Diex aprestées:
Or les ont en prison repostes.
Mès les richeces de tex hostes,
Qui miex, selonc lor destinées,
Déussent estre trainées,
S'en vengent honorablement;
Car après eus honteusement
Les traïnent, sachent et hercent,
De trois glaives le cuer lor percent.



Qu'ils tiennent! Non, mais au contraire
En sont tenus à grand' misère,
Hélas! esclaves malheureux
De leurs biens, les crapauds hideux!
L'argent n'est bon que pour répandre;
C'est ce qu'ils ne savent comprendre,
Mais toujours cherchent à prouver
Qu'il n'est bon que pour conserver.
En cette erreur ils l'emprisonnent,
Ne le dépensent ni le donnent;
Tant de biens seraient répandus,
Si tous on les avait pendus.
Car enfin il faut bien qu'ils quittent
Cet or et que d'autres héritent,
Qui gaîment le dépenseront
Et nul profit ne leur rendront.
Encor n'ont-ils pas l'assurance
De tant conserver leur finance;
Car tel y peut mettre la main
Qui tout emporterait demain.
Aux richesses font grande injure
Qui leur ravissent leur nature;
Car leur nature est de courir
Pour gens aider et secourir
Sans jamais être emprisonnées,
Pour ce Dieu nous les a données.
Or ils les cachent au-dedans;
Mais richesses de tels tyrans,
Qui mieux selon leurs destinées
Veulent être disséminées,
Savent se venger noblement;
Car après eux honteusement
S'acharnent, les brisent, les hersent
Et de trois glaives leur coeur percent:
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:20

Li premier est travail d'aquerre;
Li second qui le cuer lor serre,
C'est paor qu'en nes tole ou emble,
Quant il les ont mises ensemble,
Dont il s'esmaient sans cessier;
Li tiers est dolor du lessier,
Si cum ge t'ai dit ci-devant,
Malement se vont decevant.
Ainsinc Pecune se revanche,
Comme dame roïne et franche,
Des sers qui la tiennent enclose.
En pez se tient et se repose,
Et fait les meschéans veillier,
Et soucier et traveillier.
Sous piés si cort les tient et donte,
Qu'elle a l'onor, et cil la honte,
Et le torment et le damaige,
Qu'il languissent en son servaige.
Preu n'est-ce pas faire en tel garde,
Au mains à celi qui la garde;
Mès sans faille ele demorra
A cui que soit quant cis morra
Qui ne l'osoit mie assaillir,
Ne faire corre ne saillir.
Mais li vaillant homme l'assaillent,
Et la chevauchent et porsaillent,
Et tant as esperons la batent,
Qu'il s'en aésent et esbatent
Por le cuer qu'il ont large et ample.
A Dedalus prennent exemple,
Qui fist eles à Ycarus,
Quant par art, non mie par us,
Tindrent par mer voie commune:
Tout autel font cil à Pecune,



D'abord c'est travail d'acquérir,
Le second qui les vient férir,
C'est la crainte qu'on ne leur prenne
Cet or acquis à si grand' peine,
Dont ils sont navrés sans cesser;
Puis la douleur de le laisser.
Ainsi, comme ai dit tout à l'heure,
L'avare malement se leurre.
Pécune ainsi sait se venger
En reine, et sans les ménager,
Des serfs qui la tiennent enclose.
Elle en paix se tient et repose
Et fait tous ces méchants veiller,
Se soucier, se travailler,
Sous son pied les étreint et dompte;
Elle a l'honneur et eux la honte,
La peine et les chagrins cuisants,
Sous son servage languissants.
Nul profit elle ne veut faire
A qui si durement l'enserre;
Tant qu'un jour il la laissera
N'importe à qui lorsqu'il mourra,
Lui qui n'osait assaut lui faire
Ni la laisser courir sur terre.
Mais eux l'attaquent, les vaillants,
La poussent, lui pressent les flancs
Et tant des éperons la battent
Qu'ils en jouissent et s'ébattent,
Car ils ont le coeur large et grand.
Sur Dédale exemple prenant,
Qui fit par une adresse rare
Des ailes à son fils Icare
Pour ensemble passer la mer,
De même à Pécune au coeur fier
Stephandra
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:21

Il li font eles por voler,
Qu'ains se lerroient afoler
Qu'il n'en éussent los et pris:
Ne vuelent mie estre repris
De la grant ardor et du vice
A la convoiteuse Avarice;
Ains en font les grans cortoisies,
Dont lor proesces sunt prisies
Et célébrées par le monde,
Et lor vertu en sorhabonde,
Que Diex a por moult agréable
Por lor cuer large et charitable:
Car tant cum Avarice put
A Diex qui de ses biens reput
Le monde, quant il l'ot forgié
(Ce ne t'a nus apris fors gié),
Tant li est Largesce plesant,
La cortoise, la bienfesant.
Diex het avers les vilains nastres,
Et les dampne comme idolastres:
Les chetis sers maléurés,
Paoreus, et desmesurés,
Qui cuident, et por voir le dient,
Qu'il as richeces ne se lient,
Fors que por estre en séurté,
Et por vivre en benéurté.
Hé! douces richeces mortex,
Dites donc, estes-vous or tex
Que vous faciés benéurées
Gens qui si vous ont emmurées?
Car quant plus vous assembleront,
Et plus de paor trembleront.
Et comment est en bon éur
Hons qui n'est en estat séur?



Ils font ailes, pour qu'elle vole,
Et se tueraient, sur ma parole,
S'ils n'avaient d'elle los et prix.
Ils ne veulent être repris
De cet âpre et malheureux vice
De l'insatiable Avarice;
Mais grand' largesses font les grands
Pour leurs hauts faits rendre éclatants
Et célébrés de par le monde,
Et leur valeur en surabonde.
Car moult est à Dieu gracieux
Coeur charitable et généreux;
Autant put l'Avarice immonde
A Dieu, qui de ses biens le monde
Combla, quand il l'eut façonné,
Comme je te l'ai sermonné,
Autant est Largesse plaisante,
La courtoise et la bienfaisante.
Dieu hait les avares, ces chiens,
Et les damne comme païens,
Esclaves chétifs, misérables
Et lâches et insatiables,
Qui pensent et s'en vont criant
Que s'ils s'attachent à l'argent,
Ce n'est que précaution sage
Pour vivre heureux tretout leur âge.
Douces richesses, dites donc,
Vraiment, avez-vous coeur si bon
Que justement bonheur foisonne
A qui si bien vous emprisonne?
Non. Plus ils vous amasseront
Et plus de peur ils trembleront,
Car du bonheur n'est point l'asile
Le coeur qui n'est jamais tranquille;
Stephandra
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:22

Benéurté donc li saudroit,
Puis que séurté li faudroit.
Mès aucuns qui ce m'orroit dire,
Por mon dit dampner ou despire,
Des Rois me porroit oposer,
Qui por lor noblece aloser,
Si cum li menus pueple cuide,
Fierement metent lor estuide
A faire entor eus armer gens,
Cinq cens, ou cinq mile sergens,
Et dit-l'en tout communément
Qu'il lor vient de grant hardement:
Mès Diex set bien tout le contraire,
C'est paor qui le lor fait faire,
Qui tous jors les tormente et grieve.
Miex porroit uns ribaus de grieve,
Séur et seul par tout aler,
Et devant les larrons baler,
Sans douter eus et lor affaire,
Que li Rois o sa robe vaire,
Portant néis o soi grant masse
Du trésor que si grant amasse
D'or et de précieuses pierres:
Sa part en prendroit chascuns lierres;
Quanqu'il porteroit li todroient,
Et tuer espoir le voudraient.
Si seroit-il, ce croi, tué,
Ains que d'ilec fust remué:
Car li larrons se douteraient,
Se vif eschaper le lessoient,
Qu'il nes féist où que soit prendre,
Et par sa force mener pendre:
Par sa force! mès par ses hommes,
Car sa force ne vaut deux pommes



Quant sûreté s'évanouit,
Le bonheur aussitôt s'enfuit.
Mais aucuns entendant mon dire,
Pour le condamner et détruire,
Les Rois me pourraient lors citer
Qui pour leur noblesse exalter,
Comme le dit la multitude,
Fièrement mettent leur étude
A faire autour d'eux armer gens,
Cinq cents ou cinq mille sergens,
Et tout le menu peuple pense
Que ce leur vient de grand' vaillance.
Mais Dieu le contraire sait bien;
C'est la peur seule qui les tient
Et ne leur laisse nulle trève.
Car mieux pourrait un gueux de Grève
Tranquille et seul partout aller
Et devant les larrons baler
Sans crainte de mésaventure,
Que Rois à la riche vêture,
Quand ceux-ci porteraient tout l'or
Et les joyaux qu'en leur trésor
Pour eux tous les jours on entasse.
Chaque larron ferait main basse
Sur ce butin, dépouillerait
Le monarque et puis le tuerait;
Il le tuerait, certes, et vite
Sans le laisser prendre la fuite;
Car le larron redouterait
Que si le roi vif échappait
Il ne le fît n'importe où prendre,
Et par sa force mener pendre.
Sa force! Non; mais par ses gens,
Car sa force ne vaut deux glands
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:25

Contre la force d'ung ribaut
Qui s'en iroit à cuer si baut:
Par ses hommes! par foi ge ment,
Ou ge ne dis pas proprement.
Vraiement siens ne sunt-il mie,
Tout ait-il sor eus seignorie;
Seignorie, non, mès servise,
Qu'il les doit tenir en franchise:
Ains est lor; car quant il vodront,
Lor aïdes au roi todront,
Et li rois tous seus demorra
Si tost cum li pueple vorra:
Car lor bontés ne lor proesces,
Lor cors, lor forces, lor sagesces
Ne sunt pas sien, ne riens n'i a,
Nature bien les li nia:
Ne Fortune ne puet pas faire,
Tant soit as hommes debonnaire,
Que nules des choses lor soient,
Comment que conquises les aient,
Dont Nature les fait estranges.

L'Amant.

Ha! Dame, por le roi des anges,
Aprenés-moi donc toutevoies
Quex choses puéent estre moies;
Et se du mien puis riens avoir:
Ce vorroie-ge bien savoir.

Raison.

Oïl, ce respondi Raison;
Mès n'entens pas champ ne maison,
Ne robes, ne tex garnemens,
Ne nus terriens tenemens,
Ne mueble de quelque maniere.
Trop as meillor chose et plus chiere,
Tous les biens que dedens toi sens,
Et que si bien es congnoissans,
Qui te demorent sans cessier,
Si que ne te puéent lessier
Por faire à autre autel servise;
Cil bien sunt tien à droite guise:
As autres biens qui sunt forain,
N'as-tu vaillant uns viés lorain.
Ne tu, ne nul homme qui vive,
N'i avés vaillant une cive:
Car sachiés que toutes vos choses
Sunt en vous-méismes encloses;
Tuit autre bien sunt de fortune,
Qui les esparpille et aüne,
Et tolt et donne à son voloir
Dont les fox fait rire et doloir;
Mès riens que Fortune feroit
Nus sages hons ne priseroit,
Ne nel' feroit lié ne dolent
Le tor de sa roë volent:
Car tuit si fait sunt trop doutable,
Por ce qu'il ne sunt pas estable:
Por ce n'est preus l'amor de li,
N'onc à prodomme n'abeli
N'il n'est drois qu'el li abelisse
Quant por si poi chiet en esclipse;
Et por ce voil que tu le saches,
Que por riens ton cuer n'i ataches,
Si n'en es-tu pas entechiés;
Mès ce seroit trop grans meschiés,




Envers celle d'un gueux de Grève,
Dont nul souci le coeur ne grève.
Ses gens! Non, ce serait mentir
Ou mon penser mal définir;
Car vraiment siens ne sont-ils mie,
Quoiqu'il ait sur eux seigneurie.
Que dis-je? Il est leur serviteur,
De leurs franchises défenseur,
Il est leur; car ils ont puissance
De lui refuser assistance[28],
Et le roi tout seul restera
Sitôt que le peuple voudra;
Car leur valeur et leur prouesse,
Leur corps, leur force et leur sagesse
Ne sont pas siens, rien il n'en a,
Nature à lui ne les donna,
Et Fortune ne saurait faire,
Tant soit aux hommes débonnaire,
Qu'on possédât un seul fétu,
L'eût-on par la force obtenu,
Si nous le refusa Nature.

L'Amant.

Ha! dame, je vous en conjure,
Par le roi du ciel, dites-moi
Ce que l'on peut avoir à soi.
Pouvez-vous faire que j'apprenne
Chose qui soit toute la mienne?

Raison.

Oui, certes, répondit Raison.
Je n'entends ni champs, ni maison,
Robes ni parures mondaines,
Ni possessions terriennes,
Ni meubles d'aucune valeur,
Mais quelque chose de meilleur.
C'est cette richesse suprême
Que tout homme sent en lui-même,
Qui vous demeure sans cesser
Et qui ne saurait vous laisser
Afin d'en enrichir un autre,
Car elle est absolument vôtre.
Tout autre bien extérieur
D'un vieux sanglon n'a la valeur;
Ni toi, ni nul homme qui vive,
Vaillant ne possède une cive,
Car tout ce qui vous appartient
Sache-le, dans vous-même tient.
Toute autre chose est à Fortune
Qui les éparpille une à une
Et les rassemble à son vouloir,
Dont les gens fait rire et douloir.
Mais tous ces biens, qu'elle divise
Et reprend, le sage méprise,
Et sa roue elle a beau virer,
Ne le fait rire ni pleurer;
Car tous ses dons sont redoutables,
Parce que tous ils sont instables,
Et son amour ignoble et bas
N'a pour le sage aucun appas;
Or c'est, à mon avis, justice,
Puisque si vite elle s'éclipse.
Aussi, prends en gré mon conseil,
Détache-toi d'amour pareil
Et fuis son infâme souillure.
Ce serait vileté trop dure
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:28

Se ça avant t'en entechoies,
Et se tant vers les gens pechoies
Que por lor ami te clamasses,
Et lor avoir sans plus amasses,
Ou le preu qui d'aus te vendroit.
Nus prodoms à bien nel' tendroit.
Ceste amor que ge t'ai ci dite,
Fui-la comme vile et despite,
Et d'amer par amors recroi,
Et soies sages et me croi.
Mès d'autre chose te voi nice,
Quant m'as mis sus itel malice
Que ge haïne te commant;
Or di quant, en quel lieu, comment.

L'Amant.

Vous ne finastes hui de dire
Que ge doi mon seignor despire,
Por ne sai quel amor sauvage.
Qui cercheroit jusqu'en Cartage,
Et d'orient en occident,
Et bien vesquit tant que li dent
Li fussent chéoit par viellesce,
Et corust tous jors sans paresce
Tant cum porroit grant aléure,
Les pans laciés à la ceinture,
Faisant sa visitacion
Par midi, par septentrion,
Tant qu'il éust tretout véu,
N'auroit-il mie aconséu.
Ceste amor que ci dit m'avés
Bien en fu li mondes lavés
Dès lors que li Diex s'enfoïrent,
Quant li géant les assaillirent;
Et Drois, et Chastéé, et Fois 5635
S'enfoïrent à cele fois.
Cele Amor fu si esperduë,
Qu'el s'en foï, si est perduë;
Justice qui plus pesans iere,
Si s'en foï la derreniere:
Si lessierent tretuit les terres,
Qu'ils ne porent soffrir les guerres;
As ciex firent lor habitacles,
N'onc puis, se ne fu par miracles,
N'oserent çà jus devaler:
Barat les en fit tous aler,
Qui tient en terre l'eritage
Par sa force et par son outrage.
Néis Tulles, qui mist grant cure
En cerchier secrés d'escripture,
Ne pot tant son engin débatre,
C'onc plus de trois pere ou de quatre
De tous les siecles trespassés,
Puis que cis mons fu compassés,
De si fines amors trovast.
Si croi que mains en esprovast
De ceus qui à son tens vivoient,
Qui si amis de bouche estoient:
N'encor n'ai-ge nul leu léu
Que l'en en ait nul tel véu.
Et sui-ge plus sages que Tulles?
Bien seroie fox et entulles,
Se tex amors voloie querre,
Puis qu'il n'en a mès nule en terre.
Tele amor donques où querroie,
Quant ça jus ne la troveroie?
Puis-ge voler avec les grues,
Voire saillir outre les nues,
Cum fist li cine Socratès?
N'en quier plus parler, jà m'en tès.
Ne sui pas de si fol espoir;
Li Diex cuideroient espoir
Que j'assaillisse paradis,
Cum firent les géans jadis:
S'en porroie estre foldriez,
Ne sai se vous le voldriez,
Si n'en doi-ge pas estre en doute.




Si désormais tu t'en souillais,
Et tant envers autrui péchais
Que leur ami te proclamasses
Et leur avoir seul recherchasses,
Ou le gain qui d'eux te viendrait;
Tout sage te mépriserait.
Cette amour que je t'ai ci-dite,
Fuis-la comme vile et maudite.
Cesse donc d'aimer par Amour,
Sois sage et crois-moi sans séjour.
Mais tu ignores bien des choses
Encor, puisqu'accuser tu m'oses
A la haine de te pousser.
Comment as-tu pu le penser?

L'Amant.

Vous n'avez cessé de me dire
Que je dois mon seigneur maudire
Pour ne sais quel sauvage amour.
Jusqu'à Carthage nuit et jour
Qui chercherait bien sans paresse,
Et jusqu'à ce que de vieillesse
Lui tombât sa dernière dent,
Et d'Orient en Occident
Courrait toujours à grande allure,
Les pans lacés à la ceinture,
Faisant sa visitation
Au sud comme au septentrion,
Tant qu'il eût vu toute la terre;
Encor ne trouverait-il guère
Cet amour que m'avez rêvé.
Bien en fut le monde lavé
Alors que tous les dieux s'enfuirent,
Quand les géants les assaillirent
Et que Chasteté, Droit et Fois
S'enfuirent toutes à la fois;
Cette Amour s'enfuit éperdue
Et pour la terre fut perdue.
Justice qui plus lourde était
La dernière aussi s'envolait.
Tous abandonnèrent la terre,
Ne pouvant plus souffrir la guerre
Et prirent domicile aux cieux.
Depuis, sauf quelques jours heureux,
Nul n'osa plus ci-bas descendre.
La Fraude fut leurs places prendre
Qui les avait d'ici chassés
Et sous son joug nous a forcés.
Tulle même qui mit grand' cure,
A chercher secrets d'écriture,
Ne put, malgré tout son savoir,
Dans tous les siècles passés voir,
Depuis que Dieu créa le monde,
D'Amour si fine et si profonde
Plus de quatre exemples ou trois.
Il en eût moins trouvé, je crois,
Parmi les hommes de son âge
Si grands amis par le langage;
Encore n'ai-je pas bien lu
Qu'un seul nul ait de ses yeux vu.
Eh! suis-je plus sage que Tulle?
Serais-je assez sot et crédule
De vouloir chercher ici-bas
Un amour qui n'existe pas?
Puis-je voler avec les grues
Ou passer par delà les nues,
Comme le cygne qu'élevait
Socrate? Où donc habiterait
Cet amour inconnu sur terre?
Assez dit, car je veux m'en taire.
Je ne suis pas si fol vraiment,
Car les dieux croiraient sûrement
Que je veux tenter l'escalade
Des géants, et leur escapade,
Quand ils furent tous foudroyés.
Pour moi vous ne le voudriez,
Ceci ne me fait aucun doute.
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:31

Raison.

Biaus amis, dist-ele, or escoute:
Jà voler ne t'en covendra,
Mès voloir, et chascun vodra;
Par quoi sans plus croies mes euvres,
Jà ne covient qu'autrement euvres,
S'a ceste amor ne pués ataindre,
Car ausinc bien puet-il remaindre
Par ton defaut cum par l'autrui,
Je t'enseignerai bien autre hui:
Autre, non pas, mès ce méismes
Dont chascun puet estre à méismes,
Mès qu'il prengne l'entendement
D'amors ung poi plus largement;
Qu'il aint en généralité,
Et laist espécialité;
Ni face jà communion
De grant participacion.
Tu pués amer generaument
Tous ceus du monde loiaument;
Aime les tous autant cum un,
Au mains de l'amor du commun;
Fai tant que tex envers tous soies
Cum tous envers toi les vodroies;
Ne fai vers autre, ne porchace
Fors ce que tu veus qu'en te face;
Et s'ainsinc voloies amer,
L'en te devroit quite clamer,
Et ceste ies-tu tenus ensivre,
Sans ceste ne doit nus hons vivre.
Et porce que ceste amor lessent
Cil qui de mal faire s'engressent,
Sunt en terre establi li juge
Por estre deffense et refuge
A cel cui li monde forfet,
Por faire amender le meffet,
Por ceus pugnir et chastoier
Qui por ceste amor renoier,
Murdrissent les gens et afolent,
Ou ravissent, emblent et tolent,
Ou nuisent par detraccion,
Ou par faulce accusacion,
Ou par quiexque malaventures,
Soient apertes, ou oscures,
Si convient que l'en les justise.

L'Amant.

Ha! Dame, por Diex de justise
Dont jadis fu si grant renons,
Tandis cum parole en tenons,
Et d'enseigner moi vous penés,
S'il vous plaist, un mot m'aprenés.

Raison.

Di quel.

L'Amant.

Volentiers. Ge demant
Que me faciés un jugement
D'Amors et de Justise ensemble:
Lequiex vaut miex si cum vous semble?


Raison.

Bel ami, me dit-elle, écoute.
Voler point ne te conviendra,
Mais vouloir et chacun voudra.
Aussi, crois-moi sans plus attendre,
Et fais ce que tu vas entendre,
Si trop sublime est cet amour;
Au fait peut-il faillir un jour
Par toi ou par autrui peut-être.
Autre amour te ferai connaître;
Autre, non; le même plutôt,
Mais plus accessible et moins haut;
Mais pour cet amour bien comprendre,
Il faut plus largement l'étendre.
Or aime en généralité,
Laisse la spécialité
Et de ton coeur jamais ne donne
Grand' part à la même personne.
Tu peux aimer d'amour loyal
Toute personne en général,
Toutes aimer autant comme une,
Tout au moins d'amitié commune.
Sois envers toutes, c'est la loi,
Comme les voudrais envers toi;
Ne fais aux autres ni pourchasse
Fors ce que tu veux qu'on te fasse,
Et si tel tu voulais aimer,
L'on te devrait quitte clamer.
Voici l'amour qu'il te faut suivre,
Hors lui nul homme ne doit vivre.
Et c'est parce que le méchant
Toujours va cet amour fuyant,
Qu'en terre on établit le juge,
Pour être et défense et refuge
Du faible à qui l'on a forfait,
Pour faire amender le méfait,
Pour blâmer, punir ceux qui volent
Leurs semblables et les violent,
Les frappent pour les dépouiller,
Qui pour cet amour renier,
Par toutes sortes d'impostures,
Soit apparentes, soit obscures,
Font le mal par détraction
Ou par fausse accusation.
Telles gens il faut qu'on punisse.

L'Amant.

Ha! Par Dieu, dame, de Justice,
Dont jadis fut si grand renom,
Puisqu'aussi bien en parle-t-on
Et que vous cherchez à m'instruire,
Ne pourriez-vous un mot me dire?

Raison.

Dis, quel mot?

L'Amant.

Dame, simplement
Daignez me faire un jugement
D'Amour et de Justice ensemble.
Lequel vaut mieux, que vous en semble?
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:37

Raison.

De quel Amor dis-tu?

L'Amant.

De ceste
Où vous volés que ge me mete:
Car cele qui s'est en moi mise
Ne bé-ge pas à metre en juise.

Raison.

Certes, fox, bien en fais à croire,
Mès se tu quiers sentence voire,
La bonne amor miex vaut.

L'Amant.

Provés.

Raison.

Voulentiers voir. Quant vous trovés
Deux choses qui sont convenables,
Nécessaires et profitables,
Cele qui plus est nécessoire,
Vaut miex.

L'Amant.

Dame, c'est chose voire.

Raison.

Or te pren bien ci donques garde,
La nature d'andeus esgarde;
Ces deux choses où qu'els habitent,
Sunt nécessaires et profitent.

L'Amant.

Voirs est.

Raison.

Dont di-ge d'eus itant,
Que miex vaut la plus profitant.

L'Amant.

Dame, bien m'i puis accorder.

Raison.

Nel' te voil donc plus recorder;
Mès plus tient grant nécessité
Amors qui vient de charité,
Que Justice ne fait d'assez.

L'Amant.

Prouvez, dame, ains qu'outre-passez.

Raison.

Volentiers. Bien te di sans feindre,
Que plus est nécessaire et greindre
Li bien qui par soi puet soffire;
Par quoi fait trop miex à eslire,
Que cil qui a mestier d'aïe:
Ce ne contrediras-tu mie.

L'Amant.

Porquoi nel' faites-vous entendre,
Savoir s'il i a que reprendre?

Ung exemple oïr en vorroie,
Savoir s'accorder m'i porroie.

Raison.

Par foi quant d'exemple me charges,
Et de pruéves, ce sont grans charges;
Toutevois exemple en auras,
Puisque par ce miex le sauras.
S'uns hons puet bien une nef traire
Sans avoir d'autre aïe afaire,
Que jà par toi bien ne trairoies,
Trait-il miex que tu ne feroies?

L'Amant.

Oïl, dame, au mains au chaable.

Raison.

Or pren ci donques ton semblable:
Et si soies bien entendans,
Se Justice dormoit gisans,
Si seroit Amors soffisant,
Que tu vas ci moult despisant,
A mener bele vie et bonne,
Sans justicier nule personne;
Mès sans Amors Justice, non,
Por ce Amors a meillor renon.

L'Amant.

Provés-moi ceste.




Raison.

Mais quel Amour dis-tu?

L'Amant.

Celui
Que me conseillez aujourd'hui;
Car l'amour qui remplit mon âme
Onc ne saurais-je souffrir, dame,
Que le missiez en jugement.

Raison.

Pauvre fol, tu voudrais vraiment
En faire accroire à tout le monde.
Puisque tu veux que je réponde:
Le bon Amour vaut mieux.

L'Amant.

Prouvez.

Raison.

Bien volontiers. Quand vous trouvez
Deux choses qui sont convenables,
Nécessaires et profitables,
La plus nécessaire vaut mieux.

L'Amant.

C'est, dame, fort judicieux.

Raison.

Or donc, à ceci prends bien garde,
La nature des deux regarde.
Elles sont bonnes toutes deux
Et profitables en tous lieux.

L'Amant.

C'est vrai.

Raison.

Mais, c'est incontestable,
Meilleure est la plus profitable.

L'Amant.

Dame, soit, je le reconnais.

Raison.

Je n'y reviens plus désormais.
Amour a Charité pour mère,
Il est beaucoup plus nécessaire,
Que Justice et plus fait besoin.

L'Amant.

Prouvez avant d'aller plus loin.

Raison.

Volontiers, je soutiens mon dire.
Le bien qui par soi peut suffire
Est plus nécessaire et plus grand;
On fait mieux en le choisissant
Que celui qui a besoin d'aide,
Ce point encore me concède.

L'Amant.

Un exemple ouïr en voudrais,
Pour voir si vous l'accorderais.
Veuillez vous faire mieux comprendre.
Qui sait s'il n'est rien à reprendre?

Raison.

Or soit, exemples en auras,
Puisque mieux ainsi le sauras.
Mais ces preuves dont tu me charges,
Sais-tu que ce sont grandes charges?
L'homme qui pourrait un vaisseau,
Sans aide, seul tirer sur l'eau,
Chose que tu ne saurais faire,
Est-il plus fort que toi?

L'Amant.

Oui, chère,
A tirer le câble, s'entend.

Raison.

Eh bien, ce même exemple prend
Et tâche à saisir ma pensée.
Si Justice était trépassée,
Seul Amour serait suffisant,
L'Amour que tu vas dédaignant,
A mener belle vie et bonne
Sans condamner nulle personne;
Mais sans Amour Justice non.
Donc Amour a meilleur renom.

L'Amant.

Prouvez-le.
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:40

Raison.

Volentiers:
Or te taiz donc endementiers.
Justice qui jadis regnoit,
Où tens que Saturne vivoit,
Cui Jupiter copa les coilles
Ausinc cum se fussent andoilles,
(Moult ot cil dur filz et amer)
Puis les geta dedens la mer,
Dont Venus la déesse issi,
Car li Livres le dit ainsi:
S'ele iert en terre revenuë,
Et fust autresinc bien tenuë
Au jor-d'ui cum elle estoit lores,
Si seroit-il mestier encores
As gens entr'eus qu'il s'entr'amassent,
Combien que Justice gardassent:
Car puis qu'Amors s'en vodroit fuire,
Justice en feroit trop destruire;
Mais se les gens bien s'entr'amoient,
Jamès ne s'entreforferoient,
Et puis que forfait s'en iroit,
Justice de quoi serviroit?

L'Amant.

Dame, ge ne sai pas de quoi.

Raison.

Bien t'en croi: car pésible et coi
Tretuit cil du monde vivroient,
Jamès roi ne prince n'auroient;
Ne seroit baillif, ne prevost,
Tant seroit li pueple dévost.
Jamès juge n'orroit clamor:
Dont di-ge que miex vaut Amor
Simplement que ne fait Justice,
Tant aille-ele contre malice,
Qui fu mere des seignories
Dont les franchises sunt péries.
Car se ne fust mal et péchiés
Dont li mondes est entechiés,
L'en n'éust onques roi véu,
Ne juge en terre congnéu.
Si se pruevent-il malement,
Qu'il déussent premierement
Trestout avant eus justicier,
Puisqu'en se doit en eus fier;
Et loial estre et diligent,
Non pas lasche, ne négligent,
Ne convoiteus, faus, ne faintis
Por faire droiture as plaintis:
Mès or vendent les jugemens,
Et bestornent les erremens,
Et taillent et cuellent et saient,
Et les povres gens trestout paient.
Tuit s'efforcent de l'autrui prendre:
Tex juge fait le larron pendre,
Qui miex déust estre pendus,
Se jugement li fust rendus
Des rapines et des tors fais
Qu'il a par son pooir forfais.

Raison.

C'est chose facile;
Mais laisse-moi parler tranquille.
Justice qui jadis régnait
Au temps que Saturne vivait,
Dont Jupiter coupa les couilles,
Ainsi que de simples andouilles,
(Un fils bien dur, ce Jupiter!)
Et les jeta dedans la mer,
D'où naquit Vénus la déesse,
C'est l'histoire qui le professe:
Si donc Justice revenait
Et si chacun la respectait
Comme en cet âge mémorable,
Encore, c'est indiscutable,
Les hommes devraient-ils s'aimer
Tout en la faisant estimer;
Car Amour mort, il faut le dire,
Justice en ferait trop détruire.
Mais si les gens bien s'entr'aimaient,
Oncques ne s'entreforferaient,
Et quand serait parti le vice,
A quoi donc servirait Justice?

L'Amant.

Dame, je ne sais pas à quoi.

Raison.

Je te crois; car paisible et coi
Tout le monde vivrait sur terre;
De rois, de princes n'auriez guère,
Non plus ni bailli ni prévôt,
Tant le peuple serait dévot;
Jamais juge n'aurait de cause.
Donc Amour est meilleure chose
Que Justice tout simplement,
Combien qu'elle aille réprimant
Le Mal, père des seigneuries,
Dont les franchises sont péries.
Car sans le Mal ni le Péché,
Dont tout le monde est entaché,
On n'eût jamais vu roi sur terre
Ni de justice régulière.
Car les juges premièrement
Se conduisent si malement
Qu'ils se devraient juger soi-même,
S'ils veulent que chacun les aime,
Être loyaux et diligents,
Non pas lâches ni négligents,
Ni faux, ni rongés d'avarice
Et faire aux malheureux justice.
Mais ils vendent les jugements,
Ils renversent les errements,
Ils cueillent, rognent et taillent,
Et pauvres gens leur argent baillent.
Ils ne songent qu'à rapiner,
Et tel on entend condamner
Un larron, qu'on dût plutôt pendre,
Si jugement on voulait rendre
Des rapines et des torts faits
Qu'il a par son pouvoir forfaits.
Stephandra
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:44

* * * * *
Comment Virginius plaida
Devant Appius qui jugea
Que sa fille si bien taillée
Fût tôt à Claudius bailiée.

Par faus tesmoings, fauce querele
Contre Virgine la pucele,
Qui fu fille Virginius,
Si cum dist Titus Livius
Qui bien set le cas raconter,
Por ce qu'il ne pooit donter
La pucele qui n'avoit cure
Ne de li, ne de sa luxure.
Li ribaus dist en audience:
Sire juges, donnés sentence
Por moi, car la pucele est moie;
Por ma serve la proveroie
Contre tous ceus qui sunt en vie:
Car où qu'ele ait esté norrie,
De mon ostel me fu emblée
Dès-lors, par poi, qu'ele fu née,
Et baillie à Virginius.
Si vous requier, sire Apius,
Que vous me délivrés ma serve,
Car il est drois qu'ele me serve,
Non pas celi qui l'a norrie:
Et se Virginius le nie,
Tout ce sui-ge prest de prover,
Car bons tesmoings en puis trover.
Ainsinc parloit li faus traïstre
Qui du faus juge estoit menistre;
Et cum li plais ainsinc alast,
Ains que Virginius parlast,
Qui tout estoit prest de respondre
Por ses aversaires confondre,
Juga par hastive sentence
Apius que, sans atendence,
Fust la pucele au serf renduë.
Et quant la chose a entenduë
Li bons prodons devant nommés,
Bons chevaliers, bien renommés,
C'est assavoir Virginius,
Qui bien voit que vers Apius
Ne puet pas sa fille deffendre,
Ains li convient par force rendre,
Et son cors livrer à hontage,
Si change honte por damage
Par merveilleus apensement,
Se Titus-Livius ne ment.

* * * * *

* * * * *

La corde Appius valait-il,
Quand il poussait son agent vil

Par faux témoins, par félonie,
Contre la belle Virginie,
La fille de Virginius,
Si j'en crois Titus-Livius
Qui cet événement rappelle,
Ne pouvant dompter la pucelle
Qui cet infâme méprisait
Et sa luxure repoussait?
Claudius dit à l'audience:
Juge, donnez pour moi sentence,
Car je puis prouver comme quoi
Cette jeune esclave est à moi
Contre tous ceux qui sont en vie;
Car où qu'elle ait été nourrie,
Je déclare, sire Appius,
Qu'elle fut à Virginius,
Quand on me l'eut prise, donnée,
En mon hôtel à peine née.
Cette esclave que l'on me doit
Faites-moi rendre, c'est mon droit,
Par cet homme qui l'a nourrie;
Et si Virginius le nie,
Je suis prêt à vous le prouver,
Car bons témoins en puis trouver.
Ainsi déposait ce faux traître
Au juge son infâme maître.
Heureux qu'ainsi tout se passât,
Sans que Virginius parlât
Qui s'apprêtait à lui répondre
Pour son adversaire confondre,
Lors Appius hâtivement
Jugea qu'immédiatement
Fût la pucelle au serf rendue.
Aussitôt la chose entendue,
Ce vaillant ci-devant nommé,
Bon chevalier, bien renommé,
C'est le père de Virginie,
Voyant que sa fille chérie
Contre Appius ne peut sauver,
Mais que par force il doit livrer
Ce corps si cher à la luxure,
Le deuil préfère à la souillure
Dans un sublime égarement,
Si Titus-Livius ne ment.

* * * * *
Stephandra
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:47

Comment après le jugement
Virginius hastivement
A sa fille le chief couppa,
Dont de la mort point n'échappa;
Et mieulx ainsi le voulut faire,
Que la livrer à pute affaire;
Puis le chief presenta au juge
Qui en escheut en grant déluge.


Car il par amors, sans haïne,
A sa belle fille Virgine
Tantost a la teste copée,
Et puis au juge présentée
Devant tous en plain consistoire;
Et li juges, selonc l'estoire,
Le commanda tantost à prendre
Por li mener ocir ou pendre.
Mès ne l'occit ne ne pendi,
Car li pueples le deffendi
Qui fu tous de pitié méus,
Si tost cum li fais fu séus;
Puis fu por ceste mesprison
Apius mis en la prison,
Et là s'occist hastivement
Ains le jor de son jugement;
Et Claudius li chalengieres
Jugiés fu à mort comme lieres,
Se ne l'en éust respitié
Virginius par sa pitié,
Qui tant volt li pueple proier,
Qu'en essil le fist envoier,
Et tuit cil condampnés morurent
Qui tesmoingz de la cause furent.
Briefment juges font trop d'outrages,
Lucan redit, qui moult fu sages,
C'onques vertu et grant pooir
Ne pot nus ensemble véoir;
Mès sachent que s'il ne s'amendent,
Et ce qu'il ont mal pris ne rendent,
Li poissans juges pardurables
En enfer avec les diables
Lor en metra où col les las.
Ge n'en met hors rois ne prélas,
Ne juge de quelconque guise,
Soit séculier, ou soit d'église;
N'ont pas les honors por ce faire,
Sans loier doivent à chief traire
Les quereles que l'en lor porte,
Et as plaintis ovrir la porte,
Et oïr en propres personnes
Les quereles faulses ou bonnes.
N'ont pas les honors por noiant,
Ne s'en voisent jà gorgoiant,
Qu'il sunt tui serf au menu pueple,
Qui le païs acroist et pueple,

Comment après le jugement
Virginius hâtivement
A sa fille coupe la tête,
Aimant bien mieux la perdre honnête
Que la livrer au déshonneur
De son hideux persécuteur,
Puis cette tête apporte au juge
Qui succombe en un grand déluge.


Car sans haine, mais par amour,
A sa fille ravit le jour
Virginius, et cette tête
Sanglante aux pieds du juge jette,
En plein forum, aux yeux de tous.
L'histoire dit que de courroux
Le juge ordonna de le prendre
Pour le mener occire ou pendre.
Il ne fut occis ni pendu,
Mais par la foule défendu,
Qui de pitié se lève émue
Sitôt que la chose est connue,
Et pour sa noire trahison
Conduit Appius en prison,
Où sans attendre sa sentence
Il mit fin à son existence;
Et Claudius cet imposteur
Eût péri comme un vil voleur,
Si Virginius n'eût sa vie
Sauvé de la foule en furie.
Tant le peuple il vint supplier
Qu'en exil le fit envoyer;
Mais tous par supplice moururent
Ceux qui témoins au procès furent.
Bref les juges sont trop pervers.
Le grand Lucain dit en ses vers
Que Vertu jamais et Puissance
N'ont ensemble fait alliance.
Mais s'ils n'amendent leurs péchés,
S'ils gardent ces biens arrachés
Par le vol, le juge suprême
En enfer par Satan lui-même
Leur fera meure au col ses lacs.
Je n'excepte rois ni prélats,
Ni juges de quelconque guise,
Soit séculier ou soit d'Église.
Nous ne les comblons pas d'honneurs
Pour exploiter comme voleurs
Les querelles qu'on leur apporte,
Ou fermer aux plaignants leur porte;
Mais pour en personne juger
Procès sincère ou mensonger.
Ils sont les serfs du menu peuple
Qui le pays accroît et peuple,
Et n'a pas voulu les charger
D'honneurs pour voir se rengorger
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Le Roman de la rose ou l'Art d'aimer  - Page 2 Empty Re: Le Roman de la rose ou l'Art d'aimer

Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:53

Et li font seremens et jurent
De faire droit tant comme il durent.
Par eus doivent cil en pez vivre,
Et cil les maufaitors porsivre,
Et de lor mains les larrons pendre,
S'il n'estoit qui vosist emprendre
Por lor personnes tel office,
Puisqu'il doivent faire justice.
Là doivent metre lor ententes,
Por ce lor baille-l'en les rentes.
Ainsinc au pueple le promistrent
Cil qui premiers les honors pristrent.
Or t'ai, se bien l'as entendu,
Ce que tu m'as requis, rendu,
Et les raisons as-tu véuës
Qui me semblent à ce méuës.

L'Amant.

Dame, certes bien me paiés,
Et ge m'en tiens bien apaiés,
Comme cil qui vous en merci;
Mès or vous oï nomer ci,
Si cum moi semble, une parole
Si esbaléurée et fole,
Que qui vodroit, ce croi, muser
A vous emprendre à acuser,
L'en n'i porroit trover deffenses.

Raison.

Bien voi, fet-ele, à quoi tu penses;
Une autre fois quant tu vorras,
Excusacion en orras,
S'il te plaist à rementevoir.
L'Amant.

Dont le ramentevrai-ge voir,
Dis-ge cum remembrans et vistes,
Par tel mot cum vous le déistes,
Si m'a mes mestres deffendu
(Car ge l'ai moult bien entendu),
Que jà mot n'isse de ma boiche
Qui de ribaudie s'aproiche;
Mès dès que je n'en suis faisierres,
J'en puis bien estre recitierres:
Si nommerai le mot tout outre:
Bien fait qui sa folie moustre
A celi qu'il voit foloier.
De tant vous puis or chastoier;
Si aparcevrés vostre outrage,
Qui vous faigniés estre si sage.

Raison.

Ce voil-ge bien, dist-ele, entendre;
Mès de ce me restuet deffendre,
Que tu de haïne m'oposes;
Merveille est comment dire l'oses.
Sés-tu pas qu'il ne s'ensieut mie,
Se leissier veil une folie,
Que faire dole autel ou graindre,
Ne por ce se ge veil estaindre
La fole amor à quoi tu bées,
Commans-ge por ce que tu hées?
Ne te sovient-il pas d'Oraces
Qui tant ot de sens et de graces?
Oraces dist, qui n'est pas nices,
Quant li fol eschivent les vices,
Il se tornent à lor contraire;
Si n'en vaut pas miex lor affaire.
Amors ne voil-ge pas deffendre
Que l'en n'i doie bien entendre,
Fors que cele qui les gens blece;
Por ce se ge deffens ivrece,
Ne voil-ge pas deffendre à boivre:
Ce ne vaudroit ung grain de poivre.
Se fole largesce devée,
L'en me tendroit bien por desvée,
Se ge commandoie avarice:
Car l'une et l'autre est trop grant vice;
Ge ne fais pas tes argumens.

L'Amant.

Si faites voir.

Raison.

Par foi, tu mens.
Jà ne te quier de ce flater,
Tu n'as pas bien, por moi mater,
Cerchiés les livres anciens,
Tu n'es pas bons logiciens.
Ge ne lis pas d'amors ainsi,
Onques de ma bouche n'issi
Que nule riens haïr doie-en,
L'en i puet bien trover moien;
C'est l'amor que j'aim tant et prise,
Que ge t'ai por amer aprise.
Autre amor naturel i a
Que Nature ès bestes créa,
Par quoi de lor faons chevissent,
Et les aleitent et norrissent.
De l'amor dont ge tiens ci conte
Se tu vués que ge te raconte
Quex est le defenissemens,
C'est naturex enclinemens
De voloir garder son semblable
Par entencion convenable,
Soit par voie d'engendréure,
Ou par cure de norreture.
A ceste amor sunt près et prestes
Ausinc li home cum les bestes.
Ceste amor, combien que profite,
N'a los, ne blasme, ne merite;
Ne font à blasmer, n'a loer,
Nature les i fait voer.
Force lor fait, c'est chose voire,
N'el n'a sor nul vice victoire;
Mès sans faille, s'il nel' faisoient,
Blasme recevoir en devroient.
Ausinc cum quant uns hons menguë,
Quel loenge l'en est déuë?
Mès s'il forjuroit le mengier,
L'en le devroit bien ledengier.
Mès bien sai que tu n'entens pas
A ceste amor, por ce m'en pas:
Moult as empris plus fole emprise
De l'amor que tu as emprise;
Si la te venist miex lessier,
Se de ton preu vués apressier.
Neporquant si ne voil-ge mie
Que tu demores sans amie;
Met, s'il te plaist, à moi t'entente.
Sui-ge pas bele dame et gente,
Digne de servir un prodomme,
Et fust emperere de Romme?


Ces sots qui par serments lui jurent
D'écouter ceux qui les adjurent.
Chacun par eux doit vivre en paix;
Ils doivent punir les forfaits
Et de leurs mains les larrons pendre,
Si nul ne voulait l'entreprendre
Et pour les remplacer s'offrir,
Car Justice doit d'eux venir.
Voilà ce qu'au peuple promirent
Ceux qui premiers les honneurs prirent,
Tel est leur devoir, s'il vous plaît,
Pour ce des rentes on leur fait.
Or te fis, si voulus l'entendre,
Ce que tu demandais, comprendre,
Et les raisons t'ai rassemblé
Qui les meilleures m'ont semblé.

L'Amant.

Certes oui, dame; en conscience,
Comptez sur ma reconnaissance,
Et je vous dis cent fois merci.
Pourtant vous m'avez dit ici,
Comme il me semble, une parole
Si inconséquente et si folle,
Que si je voulais m'arrêter
A vous confondre et réfuter,
Vous n'y sauriez trouver défenses.

Raison.

Je sais, dit-elle, à quoi tu penses.
Une autre fois, quand tu voudras,
Mon excuse tu entendras
S'il te convient que j'y revienne.

L'Amant.

Céans donc je vous y ramène.
Or m'a mon maître défendu
(Car je l'ai moult bien entendu)
Qu'oncques ne sorte de ma bouche
Mot qui chose honteuse touche,
Comme vous fîtes à l'instant;
Il m'en souvient parfaitement.
Mais dès que je n'en suis pas cause,
Bien puis-je répéter sans glose
Et dire franchement le mot.
Il est plaisant de voir un sot
Narguer d'un autre la sottise.
Droit est qu'autant à vous j'en dise
Qui si sage vous déclarez,
Vos excès lors apercevrez.

Raison.

Je crois, me dit-elle, comprendre;
Mais je saurai bien me défendre
A la haine de te pousser.
Comment oses-tu le penser?
De peur d'une sottise faire,
Crois-moi, ce n'est pas nécessaire
D'en faire une autre ou pis encor.
Si j'ai dit d'éteindre d'abord
Cette folle amour qui t'entraîne,
Est-ce te commander la haine?
Horace a dit, qui n'est pas sot:
Le fol qui veut fuir un défaut
Retombe dans l'excès contraire
Et pire encore est son affaire.
Cet esprit sage et délié
Est-il à ce point oublié?
Avant tout, cherche à bien comprendre:
L'amour que je te veux défendre,
C'est celui qui blesse les gens,
Et si l'ivresse je défends,
Je ne défends certes de boire,
Ce serait par trop dérisoire.
Folle largesse est un défaut,
Mais il serait encor plus sot
A moi de louer l'avarice,
Car l'une et l'autre est trop grand vice;
Je ne fais pas tels arguments.

L'Amant.

Si fait, dame.

Raison.

Ma foi, tu mens.
Crois-tu que tu me déconcertes?
Ce n'est pas pour te flatter, certes,
Mais tu connais peu les anciens;
C'était meilleurs logiciens.
Tel amour je ne veux élire,
Jamais ma bouche n'osa dire
Que l'on haït aucunement;
Mais on peut aimer autrement
De l'amour que tant j'aime et prise
Et que je t'ai naguère apprise.
Autre amour naturel y a
Que Nature aux bêtes donna,
Par quoi leur faons bas elles mettent,
Les nourrissent et les allaitent.
De cet amour tout bestial,
Quel est le but pour l'animal?
Inspiré par je ne sais quelle
Passion toute naturelle,
Il n'a point d'autre intention
Que, par la reproduction,
Par les soins et par la tendresse,
De perpétuer son espèce.
A cet amour sont tous enclins
Les animaux et les humains,
Et cet amour, quoiqu'il profite,
Blâme ou louange ne mérite
Et n'est bon ni mauvais, ma foi;
De Nature à eux cette loi
S'impose, et puis il est notoire
Que sur nul vice il n'a victoire;
Mais bien plus, s'ils ne le faisaient,
Blâme recevoir en devraient.
Par exemple l'homme qui mange
Mérite-t-il une louange?
Mais si manger il refusait,
A bon droit on le blâmerait.
Ce n'est pas l'amour que pourchasse
Ton coeur, j'espère; donc je passe.
Plus folle entreprise as conçu
Par cet amour qui t'a déçu;
Aussi laisse-le, je t'engage;
Pour ton honneur c'est le plus sage.
N'en conclus pas que ton devoir
Soit de ne point d'amie avoir.
De moi veux-tu pour ton amante?
Suis-je pas belle dame et gente,
Digne du plus noble seigneur,
Fût-il de Rome l'empereur?
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 12:58

(la raison encore qu'elle bavarde )

Si veil t'amie devenir;
Et se te vués à moi tenir,
Sés-tu que m'amor te vaudra
Tant, que jamès ne te faudra
Nule chose qui te conviengne
Por meschéance qui t'aviengne?
Ains te verras si grant seignor,
C'onc n'oïs parler de greignor.
Ge ferai quanque tu vorras,
Jà si haut voloir ne porras,
Mès que sans plus faces mes euvres;
Jà ne convient qu'autrement euvres.
Si auras en cest avantage
Amie de si haut parage,
Qu'il n'est nule qui s'i compere.
Fille sui Diex le sovrain pere
Qui tele me fist et forma:
Regarde ci quele forme a,
Et te mire en mon cler visage;
Onques pucele de parage
N'ot d'amer tel bandon cum gié,
Car j'ai de mon pere congié
De faire ami et d'estre amée;
Jà n'en serai, ce dit, blasmée,
Ne de blasme n'auras-tu garde,
Ains t'aura mes peres en garde,
Et norrira nous deus ensemble.
Dis-ge bien? respon, que t'en semble?
Li Diex qui te fait foloier
Sieust-il ses gens si bien poier?
Lor apareille-il si bon gages
As fox dont il prent les hommages?
Por Diex, gar que ne me refuses.
Trop sunt dolentes et confuses
Puceles qui sunt refusées,
Quant de prier ne sunt usées,
Si cum tu méismes le prueves
Par Equo, sans querre autres prueves.

L'Amant.

Or me dites donques ainçois,
Non en latin, mais en françois,
De quoi volés que je vous serve.

Raison.

Sueffre que ge soie ta serve,
Et tu li miens loiaus amis:
Li Diex lairas qui ci t'a mis,
Et ne priseras une prune
Toute la roë de Fortune.
A Socrates seras semblables,
Qui tant fu fers et tant estables,
Qu'il n'ert liés en prospérités,
Ne tristes en aversités.
Tout metoit en une balance,
Bonne aventure et meschéance,
Et les faisoit égal peser,
Sans esjoïr et sans peser:
Car de chose, quelqu'ele soit,
N'ert joianz, ne ne l'en pesoit.
Ce fu cis, bien le dit Solin,
Qui par les respons Apolin
Fu jugié du mont li plus sages.
Ce fu cis à qui li visages,
De tout quanque li avenoit,
Tous jors en ung point se tenoit:
N'onc cil mué ne le troverent
Qui par ceguë le tuerent,
Por ce que plusors diex nioit,
Et en ung sol Diex se fioit,
Et préeschoit qu'il se gardassent
Que par plusors diex ne jurassent,
Eraclitus[35], Diogenés
Refurent de tiex cuers, que nés
Por povreté, ne por destrece
Ne furent onques en tristece:
Tuit fers en ung propos sotindrent
Tous les meschiés qui lor avinrent.
Ainsinc feras tant seulement,
Ne me sers jamès autrement.
Gar que Fortune ne t'abate,
Comment qu'el te tormente et bate:
N'est pas bons luitieres, ne fors,
Quant Fortune fait ses efforts,
Et le vuet desconfire ou batre,
Qui ne se puet à li combattre.
L'en ne s'i doit pas lessier prendre,
Mès viguereusement deffendre.
Si set-ele si poi de luite,
Que chascuns qui contre li luite,
Soit en palès, soit en femier,
La puet abatre au tour premier.
N'est pas hardis qui riens la doute,
Car qui sauroit sa force toute,
Et bien la congnoistroit sans doute,
Nus qui de gré jus ne se boute,
Ne puet à son jambet chéoir.
Si rest moult grant honte à véoir
D'omme qui bien se puet deffendre,
Quant il se lesse mener pendre.
Tort auroit qui l'en vorroit plaindre,
Qu'il n'est nule peresce graindre.
Garde donc que jà riens ne prises
Ne ses honors, ne ses servises.


* * * * *


(la raison encore qu'elle bavarde )

Eh bien, je veux être ta mie;
Si tu veux me donner ta vie,
Mon amour te profitera
Tant, qu'onques ne te manquera
Nulle chose qui te convienne,
Pour infortune qui t'advienne.
Tu te verras plus grand seigneur
Que le plus puissant empereur,
Et si haut que ton coeur aspire,
Je ferai tout ce qu'il désire;
Mais il faudra ma volonté
Toujours faire avec loyauté.
Alors tu auras en partage
Amante de si haut parage,
Qu'il n'en est point à comparer.
Je suis, tu ne dois l'ignorer,
La fille du Souverain Père,
De Dieu, qui se plut à me faire
Et belle et bonne comme lui.
Regarde-le, mon tendre ami,
Et te mire en mon clair visage;
Oncques fille de haut parage
N'eut d'aimer tel pouvoir que j'ai,
Car de mon père j'ai congé
D'ami choisir et d'être aimée
Et jamais n'en serai blâmée;
Nul non plus ne te blâmera,
Mais en sa garde nous tiendra
Mon père tous les deux ensemble.
Dis-je bien? Réponds, que t'en semble?
Le Dieu qui te fait tant crier,
Sait-il si bien ses gens payer,
Et donne-t-il de si bons gages
A ceux dont il reçoit hommages?
Pour Dieu, ne me refuse pas,
Car trop dolentes sont, hélas!
Pucelles qui sont repoussées,
Quant elles se sont abaissées
A prier; tu connais le sort
D'Écho; souviens-toi de sa mort.

L'Amant.

Pourquoi tout ce latin, ma chère?
En bon français soyez plus claire.
Dites, que voulez-vous de moi?

Raison.

Que je sois ta servante, et toi
Mon loyal ami. La Fortune,
Crois-moi, ne vaut pas une prune.
N'hésite pas un seul instant,
Laisse ce Dieu si malfaisant,
Au bon Socrate sois semblable,
Qui fut si constant et si stable,
Ni gai dans la prospérité
Ni triste dans l'adversité.
Il mettait tout dans la balance,
Bonne aventure et male chance,
Les faisait égales peser
Sans se plaindre et sans s'abuser.
Quoi qu'il arrivât, nulle chose
Ne le rendait gai ni morose.
Ce fut lui, comme dit Solin,
Qui fut d'Apollon Pithyen
Jugé du monde le plus sage;
Car c'était lui dont le visage
Dans l'heur et dans l'adversité
Conservait sa sérénité.
Et point changé ne le trouvèrent
Ceux qui par poison le tuèrent,
Plusieurs dieux parce qu'il niait
Et dans un seul Dieu se fiait,
Et leur prêchait qu'ils se gardassent
Que par plusieurs dieux ne jurassent.
Tel Héraclite avait le coeur,
Et Diogène le penseur,
Qui pour pauvreté ni détresse
Oncques ne furent en tristesse.
Tous deux soutinrent sans faillir
Les coups qui les venaient férir.
Que la Fortune ne t'abatte
Combien qu'elle t'assaille et batte;
Mais comme eux fais exactement,
Ne me sers jamais autrement.
Il est sans courage et sans force,
Lorsque la Fortune s'efforce
De le battre et jeter à bas,
Celui qui ne se défend pas;
On ne doit pas s'y laisser prendre,
Mais avec vigueur se défendre.
Du reste, elle est pauvre lutteur;
Celui qui brave sa fureur,
Soit en palais, soit en chaumière,
Au premier tour peut la défaire.
L'homme est lâche qui d'elle a peur,
Car s'il connaissait sa vigueur,
Au lieu de tomber sans défense,
Son croc en jambe d'assurance
Bien saurait-il braver sans choir.
C'est en effet grand' honte à voir
L'homme qui se pourrait défendre,
Quand il se laisse mener pendre.
Il n'est à plaindre, en vérité,
Je ne sais pire lâcheté.
Crois-moi, méprise ses caprices
Et ses honneurs et ses services.


* * * * *
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 13:03

Comment Raison monstre à l'Amant
Fortune la Roë tournant,
Et lui dit que tout son pouvoir,
S'il veult, ne le fera douloir.


Lesse-li sa roë torner,
Qu'el torne adès sans séjorner,
Et siet où milieu comme avugle:
Les uns de richeces avugle,
Et d'onors et de dignités;
As autres donne povretés,
Et quant li plaist tout en reporte;
S'est moult fox qui s'en desconforte,
Et qui de riens s'en esjoïst,
Puis que deffendre s'en poïst:
Car il le puet certainement
Mès qu'il le vueille seulement.
D'autre part, si est chose expresse,
Vous faites Fortune déesse,
Et jusques où ciel la levés,
Ce que pas faire ne devés;
Qu'il n'est mie drois ne raison
Qu'ele ait en paradis maison;
Et n'est pas si bien éureuse,
Ains a maison trop périlleuse.
Une roche est en mer séans,
Moult parfont où milieu léans,
Qui sus la mer en haut se lance,
Contre qui la mer grouce et tance:
Li flots la hurtent et débatent,
Et tous jors à li se combatent,
Et maintes fois tant i cotissent,
Que toute en mer l'ensevelissent.
Aucunes fois se redespoille
De l'iaue qui toute la moille,
Si cum li flos arrier se tire,
Dont saut en l'air et si respire;
Mès el ne retient nule forme,
Ainçois se transmuë et reforme,
Et se desguise et se treschange,
Tous jors se vest de forme estrange;
Car quant ainsinc apert par air,
Les floretes i fait parair,
Et cum estoiles flamboier,
Et les herbetes verdoier
Zephirus, quant sur mer chevauche;
Et quant bise resoufle, il fauche
Les floretes et la verdure
A l'espée de sa froidure,
Si que la flor i pert son estre
Si-tost cum el commence à nestre.
La roche porte un bois doutable,
Dont li arbre sunt merveillable:
L'un est brehaigne et riens ne porte,
L'autre en fruit porter se déporte;
L'autre de foillir ne refine,
L'autre est de foilles orphenine;
Et quant l'un en sa verdor dure,
Les plusors i sunt sans verdure;
Et quant se prent l'une à florir,
A plusors vont les flors morir;
L'une se hauce, et ses voisines
Se tiengnent vers la terre enclines;
Et quant borjons à l'une viennent,
Les autres flestries se tiennent.
Là sunt li genestes jaiant,
Et pin et cedre nain séant.
Chascun arbre ainsinc se deforme,
Et prent l'ung de l'autre la forme;
Là tient sa foille toute flestre
Li loriers qui vers déust estre;
Et seiche redevient l'olive
Qui doit estre empreignant et vive;
Saulz, qui brehaignes estre doivent,
I florissent et fruit reçoivent;
Contre la vigne estrive l'orme,
Et li tolt du roisin la forme.
Li rossignos à tart i chante,
Mès moult i brait et se démente
Li chahuan o sa grant hure,
Prophetes de male aventure,
Hideus messagier de dolor,
En son cri, en forme et color.
Par-là, soit esté, soit ivers,
S'encorent dui flueves divers
Sordans de diverses fontaines
Qui moult sunt de diverses vaines;
L'ung rent iaues si docereuses,
Si savourées, si mielleuses,
Qu'il n'est nus qui de celi boive,
Boive en néis plus qu'il ne doive,
Qui sa soif en puisse estanchier,
Tant a le boivre dous et chier;
Car cil qui plus en vont bevant,
Ardent plus de soif que devant;
Ne nus n'en boit qui ne s'enivre,
Mès nus de soif ne s'i délivre:
Car la douçor si fort les boule,
Qu'il n'est nus qui tant en engoule,
Qu'il n'en vueille plus engouler,
Tant les set la douçor bouler;
Car lécherie si les pique,
Qu'il en sunt tretuit ydropique.
Cil fluns cort si joliement,
Et mene tel grondillement,
Qu'il résonne, tabore et tymbre
Plus soef que tabor ne tymbre:
N'il n'est nus qui cele part voise,
Que tous li cuers ne li renvoise.
Maint sunt qui d'entrer ens se hestent,
Qui tuit à l'entrée s'arrestent,
Ne n'ont pooir d'aler avant.
A peine i vont lor piés lavant,
Envis les douces iaues toichent,
Combien que du flueve s'aproichent.
Ung petitet sans plus en boivent,
Et quant la douçor aparçoivent,
Volentiers si parfont iroient,
Que tuit dedens se plungeroient.
Li autre passent si avant,
Qu'il se vont en plain gort lavant,
Et de l'aise qu'il ont se loënt,
Dont ainsinc se baignent et noënt.
Lors vient une ondée legiere,
Qui les boute à la rive arriere
Et les remet à terre seiche,
Dont tout li cuers lor art et seiche.
Or te dirai de l'autre flueve,
De quel nature l'en le trueve:


Comment Raison montre à l'Amant
Fortune et son disque tournant,
Et lui dit qu'est bien peu de chose
Son pouvoir à qui braver l'ose.


Laisse-la son disque tourner,
Qu'elle tourne sans séjourner
Debout dessus comme un aveugle.
Les uns de richesse elle aveugle,
D'honneur et de prospérité,
Aux autres donne pauvreté
Et quand il lui plaît tout remporte.
Bien fol est qui s'en déconforte,
Et qui de rien s'en éjouit,
Puisqu'il peut braver son dépit;
Car il le peut sans aucun doute,
Il n'a qu'à le vouloir. Écoute:
Vous agissez en insensés,
Quand jusqu'au ciel vous exhaussez
Cette Fortune et par simplesse
Vous en faites une déesse;
Car il n'est ni droit ni raison
Qu'elle ait en Paradis maison.
Elle n'est pas si bienheureuse,
Mais a maison trop périlleuse.
En pleine mer énorme et droit
Sur un gouffre sans fond, on voit
Un rocher se dresser sur l'onde
Qui tout autour mugit et gronde.
Les flots tumultueux, roulants,
Incessamment battent ses flancs
Et quelquefois si haut bondissent
Que tout en mer l'ensevelissent.
Quelquefois, secouant le flot
Qui l'envahit et qui bientôt
Retombe et vaincu se retire,
Fier il se redresse et respire.
Mais toujours il change d'aspect,
Toujours se déguise et revêt
Soudain une nouvelle forme,
Toujours se mue et se transforme.
Sitôt qu'il reparaît sur l'eau,
Les fleurs de pointer aussitôt
Ainsi qu'étoiles scintillantes
Emmi les herbes verdoyantes,
Zéphir en mer de chevaucher.
Mais bientôt Bise vient faucher
Les fleurettes et la verdure
Sous le tranchant de sa froidure,
Et les fleurs toutes de mourir
Au moment de s'épanouir.
Ce roc porte un bois redoutable
Et d'une essence inexplicable.
Tel arbre étend ses rameaux verts,
L'autre ses bras maigres et clairs;
L'un est stérile et rien ne porte,
L'autre a des fruits de toute sorte.
Quand l'un veut se prendre à fleurir,
On en voit plusieurs dépérir;
Si l'un se couvre de verdure
Maints autres perdent leur parure,
Si l'un grandit, ses voisins font
Vers la terre incliner leur front;
Si les bourgeons à l'un jaillissent,
Soudain les autres se flétrissent.
Là croissent les genêts géants
Près des pins et cèdres rampants;
Chacun arbre ainsi se déforme
Et prend l'un de l'autre la forme.
Là se flétrit, sa verdeur perd
Le laurier ailleurs toujours vert,
Et là se dessèche et se glace
L'olivier fécond et vivace;
A la vigne ravit l'ormeau
Son fruit délicieux et beau;
Le saule, cet arbre stérile,
Y fleurit et devient fertile.
Le rossignol toujours s'y tait,
Mais toujours s'y lamente et brait
Le chat-huant à la grand' hure,
Prophète de male aventure,
Hideux messager de douleur
Par le cri, l'aspect, la couleur.
Par là, de diverses fontaines
Qui jaillissent de mille veines,
Hiver comme été, deux ruisseaux
Ennemis déversent leurs eaux.
L'un sourd des eaux si doucereuses,
Si limpides, si savoureuses,
Que celui qui les goûte et boit
En engoule plus qu'il ne doit.
Il ne saurait sa soif ardente
Étancher, tant boire le tente;
Car plus il va cette eau buvant,
Et plus la soif le va brûlant,
Et tous ceux qui boivent s'enivrent,
Mais de la soif ne se délivrent.
Rien n'en égale la saveur,
Et plus l'infortuné buveur
Pour se désaltérer avale,
Plus s'accroît sa soif infernale,
Et là tous ces goinfres soûlés
Comme hydropiques sont gonflés.
De ce gent fleuve l'onde pure
Coule exhalant un doux murmure;
Il n'est cymbale ou tambourin
Plus gai que ce son argentin.
Les coeurs sur la rive fleurie
S'enivrent de cette harmonie;
Tous accourent vers le ruisseau,
Mais ne sauraient le bord de l'eau
Franchir, pour gagner l'autre rive.
A peine ils touchent l'onde vive
Du bout du pied, que, malgré eux,
Loin encor des flots spacieux,
Un petitet sans plus en boivent,
Et quand la douceur aperçoivent,
Soudain on les voit avancer
Et tout entiers s'y enfoncer.
D'autres plus hardis, le rivage
Quittant, s'élancent à la nage
Au milieu même du courant,
Leur bonheur à tous exaltant.
Soudain une vague légère
Les jette à la rive en arrière
Sur le sol dur et desséché,
Et leur coeur en est tout séché.
Je vais te dire l'autre fleuve
De quelle nature on le treuve.
Stephandra
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 13:05

Les iaues en sunt ensoufrées,
Tenebreuses, mal savorées,
Comme cheminées fumans,
Toutes de puor escumans,
N'il ne cort mie doucement,
Ains descent si hideusement,
Qu'il tempeste l'air en son oire
Plus que nul orrible tonnoire.
Sus ce flueve, que ge ne mente,
Zephirus nule fois ne vente,
Ne ne li recrespit ses undes
Qui moult sunt laides et parfondes;
Mès li dolereus vens de bise
A contre li bataille emprise,
Et le contraint par estovoir
Toutes ses undes à movoir,
Et li fait les fons et les plaingnes
Saillir en guise de montaingnes,
Et les fait entr'eux batailler,
Tant vuelt li flueve travailler.
Maint homme à la rive demorent,
Qui tant i sopirent et plorent,
Sans metre en lor plor fins ne termes,
Que tuit se plungent en lor lermes,
Et ne se cessent d'esmaier,
Qu'il nes conviengne où flun naier.
Plusor en cest flueve s'en entre,
Non pas solement jusqu'au ventre,
Ains i sunt tuit enseveli,
Tant se plungent ès flos de li.
Là sunt empaint et debouté
Du hideus flueve redouté;
Maint en sorbist l'iaue et afonde,
Maint sunt hors reflati par l'onde;
Mès li floz maint en asorbissent,
Qui si très en parfond flatissent,
Qu'il ne sevent trace tenir
Par où s'en puissent revenir;
Ains les i convient sejorner,
Sans jamès amont retorner.
Cis flueve va tant tornoiant,
Par tant de destrois desvoyant
O tout son venin dolereus,
Qu'il chiet où flueve doucereus,
Et li tresmuë sa nature
Par sa puor et par s'ordure,
Et li départ sa pestilence
Plaine de male meschéance,
Et le fait estre amer et trouble,
Tant l'envenime et tant le trouble;
Tolt li s'atrempée valor
Par sa destrempée chalor;
Sa bonne odor néis li oste,
Tant rent de puor à son oste.
En haut où chief de la montaingne,
Où pendant, non pas en la plaingne,
Menaçant tous jors trebuchance,
Preste de recevoir chéance,
Descent la maison de Fortune:
Si n'est rage de vent nesune,
Ne torment qu'il puissent offrir,
Qu'il ne li conviengne soffrir.
Là reçoit de toutes tempestes
Et les assaus et les molestes;
Zephirus, li dous vens sans per,
I vient à tart por atremper
Des durs vens les assaus orribles
A ses souffles dous et pesibles.
L'une partie de la sale
Va contre mont, et l'autre avale;
Si semble qu'el doie chéoir,
Tant la puet-l'en pendant véoir:
N'onc si desguisée maison
Ne vit, ce croi, onques-mès hon.
Moult reluit d'une part, car gent
I sunt li mur d'or et d'argent;
Si rest toute la coverture
De cele méisme féture,
Ardans de pierres précieuses
Moult cleres et moult vertueuses:
Chascuns à merveilles la loë.
D'autre part sunt li mur de boë,
Qui n'ont pas d'espès plaine paume,
S'est toute coverte de chaume.
D'une part se tient orguilleuse,
Por sa grant biauté merveilleuse;
D'autre tremble toute effraée
Tant se sent foible et esbaée,
Et porfenduë de crevaces
En plus de cinq cens mile places.
Et se chose qui n'est estable,
Comme foloiant et muable,
A certaine habitacion,
Fortune a là sa mancion.
Et quant el vuet estre honorée,
Si se trait en la part dorée
De sa maison, et là séjorne;
Lors pare son corps et atorne,
Et se vest cum une roïne
De grant robe qui li traïne,
De toutes diverses olors,
De moult desguisées colors,



Les flots en sont tout ensoufrés,
Ténébreux et mal savourés,
Écumeux, fumant comme cuves,
Exhalant puantes effluves.
Il ne court pas tout doucement,
Mais, épouvantable torrent,
Il bouleverse l'atmosphère
Plus que nul horrible tonnerre.
Dessus ce fleuve aux flots épais
Zéphir ne vient souffler jamais,
Friser ni caresser ses ondes
Qui moult sont laides et profondes;
Mais Bise, le vent douloureux,
Lui livre des combats affreux
Et, par rafales furibondes,
Le contraint à mouvoir ses ondes,
Y creuse des ravins profonds,
Puis élève d'énormes monts
Qui l'un contre l'autre bataillent,
Tant les flots et les vents travaillent.
Sur la rive cent malheureux
De soupirs remplissent ces lieux;
Oncques leurs larmes ne tarissent
Et de leurs yeux toujours jaillissent;
Sous le faix on les voit ployer
Et toujours prêts à se noyer:
Et si quelqu'un dans le fleuve entre,
Il n'en a pas que jusqu'au ventre,
Mais soudain est enseveli
Et disparaît au fond du lit.
Les uns, battus par l'onde amère
De cette terrible rivière,
Sont sur la rive rejetés;
Mais combien d'autres sont restés
Engloutis dans les vastes ondes
Et dans leurs cavernes profondes,
A tout jamais, et sans pouvoir
Par nul chemin le jour revoir!
Une fois là, tous y séjournent
Et jamais en haut ne retournent.
Ce fleuve bondit tournoyant,
En mille gorges s'égarant,
Tant qu'enfin ses eaux vénéneuses
Il déverse aux eaux doucereuses,
Dont toute il corrompt la saveur
De son ordure et puanteur,
Et leur transmet sa pestilence
Avec sa morbide influence;
Il détruit leur douce fraîcheur
Par son excessive chaleur,
Et leur odeur si parfumée
Par sa dégoûtante fumée.
Ce n'est plus qu'un torrent fangeux,
Sombre, puant et vénéneux.
Tout au faîte de la montagne,
Aux flancs et non dans la campagne,
Croulante et toujours prête à choir
Ou quelque accident recevoir,
Descend la maison de Fortune.
Il n'est rage de vents aucune,
Ni tourment qu'ils puissent offrir,
Qu'il ne lui faille là souffrir.
Elle reçoit de tous orages
Et les assauts et les ravages,
Et rarement le doux Zéphir,
Ce tendre ami, vient adoucir
De ces trombes l'assaut horrible
Par son souffle doux et paisible.
Une moitié de la maison
Est en aval, l'autre en amont.
Ainsi pendante, elle s'incline
Et semble menacer ruine.
D'une part, nul ne vit jamais
Si riche et si brillant palais;
Les murs et la toiture entière
Sont faits d'une même matière:
Ils sont tout d'or et tout d'argent;
Ce palais tout resplendissant
De mille pierres précieuses,
Moult brillantes et vertueuses,
Est un monument merveilleux.
D'autre part, sur des murs hideux,
Faits de boue, épais d'une paume
A peine, grimpe un toit de chaume.
Un côté se dresse orgueilleux,
Dans tout son éclat lumineux;
L'autre, pourfendu de crevasses
En plus de cinq cent mille places,
Est sur sa base tout tremblant,
Tant se sent faible et vacillant.
Ce palais splendide et sauvage,
De ce monde fidèle image
Et de son instabilité,
Par la Fortune est habité.
Quand elle veut être honorée,
Elle passe en la part dorée,
Et là, dans ce brillant séjour,
Elle s'atourne tout le jour
Et se drape, comme une reine,
De belle robe à longue traîne
Aux plus séduisantes odeurs,
Aux plus chatoyantes couleurs,
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 13:08

Qui sunt ès soies ou ès laines,
Selonc les herbes et les graines,
Et selonc autres choses maintes
Dont les draperies sunt taintes,
Dont toutes riches gens se vestent
Qui por honor avoir s'aprestent.
Ainsinc Fortune se desguise;
Mès bien te di qu'ele ne prise
Tretous ceus du monde ung festu,
Quant voit son cors ainsinc vestu;
Ains est tant orguilleuse et fiere,
Qu'il n'est orguex qui s'i afiere:
Car quant el voit ses grans richeces,
Ses grans honors, ses grans nobleces,
De si très-grant folie habonde,
Qu'el ne croit pas qu'il soit où monde
Home ne fame qui la vaille,
Comment que la chose après aille.

Puis va tant roant par la sale,
Qu'elle entre en la partie sale,
Foible, décrevée et crolant,
O toute sa roë volant.
Lors va soupant et jus se boute,
Ausinc cum s'el ne véist goute;
Et quant illec se voit chéuë,
Sa chiere et son habit remuë,
Et si se desnuë et desrobe,
Qu'ele est orfenine de robe,
Et semble qu'el n'ait riens vaillant,
Tant li sunt tuit bien defaillant.
Et quant el voit la meschéance,
Si quiert honteuse chevissance,
Et s'en vait au bordiau cropir
Plaine de duel et de sopir.
Là plore à lermes espanduës
Les granz honors qu'ele a perduës,
Et les délis où ele estoit
Quant des granz robes se vestoit:
Et por ce qu'ele est si perverse,
Que les bons en la boë verse,
Et les deshonore et les grieve,
Et les mauvès en haut eslieve,
Et lor donne à granz habondances
Dignités, honors et poissances,
Puis, quant li plaist, lor tolt et emble,
N'el ne set qu'ele vuet, ce semble;
Por ce li oil bendé li furent
Des anciens qui la congnurent.


* * * * *



Dont jamais la soie ou la laine,
Par essences d'herbe ou de graine,
Ou par les secrets de son art,
Tisserant teignit le brocart
Dont tous les riches se revêtent,
Pour les honneurs quand ils s'apprêtent.
Ainsi rehausse ses appas
Fortune, de tel orgueil, las!
Qu'on n'en saurait trouver de pire.
A ses yeux tout ce qui respire
N'a pas la valeur d'un fétu,
Quand son corps est ainsi vêtu.
Quand elle voit ses grand' richesses,
Ses grands honneurs, ses grand'noblesses,
Tel est son fol égarement,
Qu'elle se figure vraiment
Qu'il n'est personne sur la terre,
Homme ni femme tant soit fière,
Qui vaille auprès d'elle un denier,
Sans d'avenir se soucier.
Mais tant va tournant par la salle,
Qu'elle entre dans la maison sale
Au pignon crevassé, croulant,
Toujours sur son disque volant.
Lors trébuchant en bas se boute,
Tout comme si n'y voyait goutte,
Et sitôt que par terre gît,
Changeant de visage et d'habit,
Soudain elle se déshabille,
Et nue ainsi qu'une chenille
Semble n'avoir plus rien vaillant,
Tant tout lui manque en un instant.
Alors, se voyant misérable,
Elle devient tôt méprisable
Et s'en vient au bordel croupir,
Pleine de deuil et de soupir.
Là pleure à larmes épandues
Les grand' splendeurs qu'elle a perdues
Et le plaisir qu'elle goûtait,
Quand des grand' robes se vêtait.
Ainsi Fortune la perverse
Les bons sur le fumier renverse,
Les déshonore et les flétrit,
Et met les méchants en crédit,
Et leur prodigue en abondance
Dignités, honneur et puissance,
Pour leur ravir quand il lui plaît,
Car ce que veut oncques ne sait;
Aussi les yeux bandés lui furent
Par les anciens qui la connurent.


* * * * *
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 13:10

Comment le maulvais empereur
Neron, par sa grande fureur,
Fist devant luy ouvrir sa mere,
Et la livrer à mort amere,
Pource que vèoir il vouloit
Le lieu où concéu l'avoit.


Et que Fortune ainsinc le face,
Que les bons avile et efface,
Et les mauvès en honor tiengne,
Car ge voil que bien t'en soviengne,
Jà soit ce que devant dit t'aie
De Socrates que tant amaie,
Et li vaillanz hons tant m'amoit,
Qu'en tous ses fais me reclamoit:
Mains exemples en puis trover,
Et ce puet-l'en tantost prover,
Et par Seneque et par Neron,
Dont la parole tost leron,
Por la longor de la matire.
Car ge metroie trop à dire
Les fais Neron le cruel homme,
Comment il mist les feus à Romme,
Et fist les Senators occiere.
Cis ot les cuers plus durs que pierre.
Quant il fit occire son frere,
Et si fist démembrer sa mere,
Por ce que par li fust véus
Li lieus où il fu concéus;
Et puis qu'il la vit desmembrée,
Selonc l'istoire remembrée,
La biauté des membres jugea.
Hé Diex! cum si felon juge a!
Onc des iex lerme n'en issi,
Car li livres le dit ainsi.
Mès si cum il jugoit des membres,
Commanda-il que de ses chambres
Li féist-l'en vin aporter,
Et but por son cors deporter.
Mès il l'ot ainçois congnéue:
Sa seror ravoit-il éuë,
Et bailla soi méisme à homme
Cis desloiaus que ge ci nomme.

Seneques mist-il à martire,
Son bon mestre, et li fist eslire
De quel mort morir il vorroit.
Cil vit qu'eschaper n'en porroit,
Tant par ert crueus li maufés:
Donc soit, dist-il, uns bains chaufés,
Puis que d'eschaper est néans,
Si me faites seignier léans,
Si que ge muire en l'iaue chaude,
Et que m'ame joieuse et baude
A Diex qui la forma ge rende,
Qui d'autres tormens la defende.


* * * * *



Comment le mauvais empereur
Néron, par sa grande fureur
Devant lui fit ouvrir sa mère
Et la livrer à mort amére,
Pour que par lui fût le lieu vu
Où il avait été conçu.


Eh bien, que Fortune ainsi fasse,
Les bons qu'elle avilisse, efface
Et qu'aux méchants donne l'honneur;
Car de Socrate dans ton coeur
Tu dois avoir gardé l'image,
De ce vaillant homme, ce sage
Que j'aimais, et qui tant m'aimait
Qu'en tous ses faits me consultait.
Au reste, maint exemple on treuve,
Et je vais t'en donner la preuve
Et par Sénèque et par Néron.
Or je n'ai pas l'intention
Ici de retracer l'histoire
Des forfaits, qu'à notre mémoire
Les anciens ont pu rapporter.
Trop long serait de te conter
Comment Néron, le cruel homme,
Mit à feu la ville de Rome
Et fit périr maint sénateur.
Plus dur que pierre était son coeur,
Quand il fit occire son frère,
Quand il fit démembrer sa mère,
Pour que par lui fût le lieu vu
Où il avait été conçu;
Et lorsqu'il la vit démembrée,
Suivant l'histoire demeurée,
La beauté des membres jugea.
Ha Dieu! quel félon juge là!
Pas une larme sa paupière
Ne vint mouiller; mais au contraire
L'histoire dit que, contemplant
Ce corps mutilé, pantelant,
Il fit apporter de sa cave
Du vin, et but joyeux et brave.
Du reste, avant la connaissait,
Sa propre soeur séduite avait
Et se livrait soi-même à l'homme
Ce monstre qu'ici je te nomme.
Il fit de Sénèque un martyr,
Son bon maître, et lui fit choisir
Comme il voulait quitter la vie,
Tant cruel était cet impie!
Voyant qu'il lutterait en vain,
Sénèque dit: Or soit, un bain
Chauffez, puisqu'il faut que je meure,
Et faites-moi saigner sur l'heure,
Pour qu'en l'eau s'écoule mon sang,
Et que joyeux, au Dieu puissant
Son créateur, l'âme je rende,
Qui d'autres tourments la défende.


* * * * *
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 13:14

Comment Senecque le preud'homme,
Maistre de l'empereur de Romme,
Fut mis en ung baing pour mourir;
Neron le fist ainsi périr.


Après ce mot sans arrester,
Fist Neron le baing aprester,
Et fist ens le prodomme metre,
Et puis seignier, ce dit la letre,
Tant qu'il li convint l'ame rendre,
Tant li fist cis du sanc espendre:
Ne nule achoison n'i savoit,
Fors tant que de coustume avoit
Neron que tous jors dès s'enfance
Li soloit porter révérence,
Si cum disciples à son mestre;
Mès ce ne doit, dist-il, mie estre,
Ne n'est pas bel en nule place
Que révérence à homme face
Nus hons, puis qu'il est empereres,
Tant soit ses mestres ne ses peres.
Et por ce que trop li grevoit,
Quant encontre li se levoit,
Quant son mestre véoit venir,
N'il ne s'en pooit pas tenir
Qu'il ne li portast révérence
Par la force d'acoustumance,
Fist-il destruire le prodomme.
Si tint-il l'empire de Romme
Cis desloiaus que ge ci di;
Et d'orient et de midi,
D'occident, de septentrion
Tint-il la juridicion.
Et se tu me scés bien entendre,
Par ces paroles pués aprendre
Que richeces et révérences,
Dignités, honors et poissances,
Ne nule grace de Fortune,
Car ge n'en excepte nesune,
De si grant force pas ne sont,
Qu'il facent bons ceus qui les ont,
Ne dignes d'avoir les richeces,
Ne les honors, ne les hauteces;
Mès s'il ont en eus engrestiés,
Orguel, ou quelques mauvestiés,
Li grant estat où il s'encroent,
Plus tost le mostrent et descloent,
Que se petit estat éussent,
Par quoi si nuire ne péussent;
Car quant de lor poissances usent,
Li fait les volentés encusent,
Qui démonstrance font et signe
Qu'il ne sunt pas ne bon, ne digne
Des richeces, des dignités,
Des honors et des poëstés.
Et si dist-l'en une parole
Communément qui est moult fole,
Et la tiennent tretuit por vroie
Par lor fol sens qui les desvoie,
Que les honors les meurs remuent.
Mès cil mauvesement arguent:
Car honors ne font pas muance,
Mès il font signe et démonstrance
Quex meurs en eus avant avoient,
Quant ès petis estas estoient,
Cil qui les chemins ont tenus
Par quoi sunt as honors venus.
Car cil sunt fel et orguilleus,
Despiteus et mal semilleus,
Puis qu'il vont honors recevant,
Sachiés tiex ierent-il devant,
Cum tu les pués après véoir,
S'il en éussent lors pooir.
Si n'apelé-ge pas poissance
Pooir mal, ne desordenance:
Car l'Escripture si dit bien
Que toute poissance est de bien,
Ne nus à bien faire ne faut,
Fors par foiblece et par defaut;
Et qui seroit bien cler véans,
Il verroit que maus est néans,
Car ainsinc le dit l'Escripture.
Et se d'auctorité n'as cure,
Car tu ne vuez espoir pas croire
Que toute auctorité soit voire,
Preste sui que raison i truisse,
Car il n'est riens que Diex ne puisse.
Mès qui le voir en vuet retraire,
Diex n'a poissance de mal faire;
Et se tu es bien congnoissans,
Et vois que Diex est tous poissans,


Comment ce Néron fit périr,
En un bain mis pour y mourir,
Sénéque le sage prudhomme
Maître de l'empereur de Rome.


Après ces mots, sans arrêter,
Néron fit le bain apprêter,
Mettre Sénèque en la baignoire
Et puis saigner, nous dit l'histoire,
Tant qu'à la fin l'âme rendit
Quand tout son sang se répandit:
Sans raison nulle en apparence,
Fors que toujours, dès son enfance,
Néron cette coutume avait
Que révérence il lui portait
Comme tout disciple à son maître:
Ce qui, dit-il, ne doit pas être,
Car c'est une stupide erreur
A moi, tout-puissant empereur,
De révérence à quelqu'un faire,
Fût-il mon maître ou bien mon père;
Et parce que trop lui pesait,
Lorsque son maître à lui venait,
De se lever en sa présence
Et de lui porter révérence,
Ce dont s'empêcher ne pouvait,
Tant l'habitude s'imposait.
Donc il fit périr ce prud'homme.
Et tenait l'empire de Rome
Ce monstre hideux et félon;
Du sud jusqu'au septentrion,
De l'est à l'ouest, toute la terre
Tremblait sous sa main sanguinaire!
Ami, si tu m'as bien compris,
Par ces mots dois avoir appris
Que richesses et révérence,
Dignités, honneurs et puissance
De si grande vertu ne sont
Qu'ils fassent bons ceux qui les ont;
Et nulle grâce de Fortune
Ne peut, sans en excepter une,
Les rendre dignes des honneurs,
Des richesses et des grandeurs.
Mais s'ils ont en eux la malice,
L'orgueil, le germe d'aucun vice,
Plus haut ces méchants monteront,
Plus tôt ils le dévoileront;
Car s'ils restaient de vile essence,
De nuire ils auraient moins puissance.
Les abus de l'autorité
Dévoilent leur perversité;
Ce sont d'irréfutables signes
Qu'ils sont pervers, qu'ils sont indignes
Des richesses et des honneurs,
Et du pouvoir et des grandeurs.
Or, j'entends dire une parole
Communément, qui moult est folle,
Et que prennent pour vérité
Maints fols dans leur simplicité:
C'est que les honneurs vous corrompent.
Mais ceux-là, crois-moi, bien se trompent,
Car les honneurs ne changent rien
A vos moeurs, mais démontrent bien
Quelle était avant la nature,
Dans leur position obscure,
Des hommes de petit venus
Qui sont aux honneurs parvenus.
Ils sont de nature orgueilleuse,
Mauvaise et basse et dépiteuse,
Dès qu'ils vont honneurs recevant;
Sache donc qu'ils étaient avant
Ce que les as vus par la suite,
Mais leur force était lors petite.
Orgueil, malice et cruauté
Ne sont puissance en vérité;
Car ainsi que dit l'Écriture,
La puissance est de source pure,
Et nul ne viole le bien
S'il n'est impuissant et vaurien.
L'homme doué de clairvoyance
Sait que le mal n'est qu'impuissance;
Ainsi l'Écriture le dit.
Si ce pourtant ne te suffit,
Si ton âme n'est convaincue,
Car il n'est sentence absolue,
Je puis le prouver en ce lieu,
Car rien n'est impossible à Dieu.
Nul ne peut dire le contraire,
Dieu n'a puissance de mal faire;
Donc si tu es bien connaissant,
Et si Dieu, quoique tout puissant,
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 13:17

Qui de mal faire n'a pooir,
Donc pués-tu clerement véoir
Que qui l'estre des choses nombre,
Mal ne met nule chose en nombre;
Mès si cum li ombre ne pose
En l'air oscurci nule chose,
Fors defaillance de lumiere,
Tretout en autele maniere,
En créature où bien deffaut,
Mal n'i met riens fors pur deffaut
De bonté, riens plus n'i puet metre.
Et dit encores plus la letre,
Qui des mauvès comprent la somme,
Que li mauvès ne sunt pas homme,
Et vives raisons i amaine;
Mès ne voil or pas metre paine
A tout quanque ge di prover,
Quant en escript le pués trover.
Et neporquant, s'il ne te grieve,
Bien te puis par parole brieve
Des raisons amener aucune:
C'est qu'il lessent la fin commune
A quoi tendent et tendre doivent
Les choses qui estre reçoivent.
C'est de tous biens le soverain
Que nous apelons premerain.
Autre raison i a biau metre
Por quoi li mauvès n'ont pas estre,
Qui bien entent la conséquence
Qu'il ne sunt pas en ordenance
En quoi tout lor estre mis ont,
Tretoutes les choses qui sont,
Dont il s'ensieut à cler véant
Que li mauvès sunt por néant.
Or vois comme Fortune sert
Ça jus en ce mondain desert;
Et comment el fait à despire
Qui des mauvès eslit le pire,
Et sus tous hommes le fist estre
De ce monde seignor et mestre,
Et fist Seneque ainsinc destruire:
Fait donques bien sa grace à fuire.
Quant nus, tant soit de bon éur,
Ne la puet tenir asséur,
Por ce voil que tu la desprises,
Et que sa grace riens ne prises.
Claudius néis s'en soloit
Merveiller, et blasmer voloit
Les Diex de ce qu'il consentoient
Que li mauvès ainsinc montoient
Ès grans honors, ès grans hauteces,
Ès grans pooirs, ès grans richeces;
Mès il méismes i respont,
Et la cause nous en espont,
Cum cil qui bien de raison use,
Et les Diex assoit et escuse,
Et dit que por ce le consentent
Que plus après les en tormentent,
Por estre plus forment grevés;
Car por ce sunt en haut levés
Que l'en les puist après véoir
De plus haut trebuchier et choir.
Et se tu me fais cest servise
Que ge ci tesmoingne et devise,
Jamès nul jor ne troveras
Plus riche homme que tu seras,
Ne jamès ne seras iriés,
Tant soit tes estaz empiriés
De cors, ne d'amis, ne d'avoir;
Ains vodras pacience avoir,
Et tantost avoir la porras
Cum mes amis estre vorras.
Por quoi donc en tristor demores?
Je vois maintes fois que tu plores
Cum alambic sus alutel:
L'en te devroit en ung putel
Tooiller cum un viex panufle.
Certes ge tendroie à grant trufle
Qui diroit que tu fusses hon;
C'onques hon en nule seson,
Por qu'il usast d'entendement,
Ne demena tel marement.
Li vif déable, li maufé
T'ont si en amer eschaufé,
Qui si fait tes iex lermoier,
Qui de nule riens esmoier
Qui t'avenist, ne te déusses,
Se point d'entendement éusses.
Ce fait li Diex qui ci t'a mis,
Tes bons mestres, tes bons amis:
C'est Amor qui soufle et atise
La brese qu'il t'a où cuer mise,
Qui fait tes iex les lermes rendre,
Chier te vuet s'acointance vendre;
Car ce n'aferist mie à homme
Que sens et proesce renomme.
Certes malement t'en diffames,
Lesse plorer enfans et fames,
Bestes fiébles et variables,
Et tu soies fers et estables.
Quant Fortune verras venir,
Vués-tu sa roë retenir




N'a pas le pouvoir de mal faire,
Donc à tes yeux c'est chose claire
Que de tout ici-bas l'auteur
Ne fut du mal le créateur.
De même que l'ombre ne pose
En l'air obscurci nulle chose,
Fors de lumière effacement,
Ainsi le mal également,
En créature où le bien manque,
Ne mit rien excepté le manque
De bonté; rien de plus n'y mit.
Et de plus l'Écriture dit,
Des méchants comprenant la somme,
Que le méchant n'est pas un homme,
Non sans vives raisons donner.
Pourquoi du reste m'acharner
A faire de mes dits les preuves,
Quand en écrits partout les treuves?
Pourtant, si tu veux m'écouter,
Je puis en deux mots t'apporter
Entre mille raisons quelqu'une:
C'est qu'ils laissent la fin commune
Où toute chose tendre doit
Ici-bas qui l'être reçoit:
C'est la richesse souveraine
Que nous appelons primeraine.
D'autres raisons trouvera bien
Par quoi les méchants ne sont rien
Qui bien entend la conséquence,
Puisqu'ils vivent sans conscience
Du but où chacun ici-bas
Adresse et son coeur et ses pas;
D'où découle de façon claire
Que méchants ne sont rien, j'espère.
Or vois comme Fortune sert
Ci-bas en ce mondain désert,
Comme on fait bien de la maudire,
Elle qui des méchants le pire
Choisit pour être le premier,
Maître et seigneur du monde entier,
Et fit Sénèque ainsi détruire.
Donc ses faveurs point ne désire,
Puisque nul n'est si grand, si fort
Qu'il soit assuré de son sort.
Il vaut mieux que tu la méprises
Et que ses grâces rien ne prises.
Claudius même s'en soulait
Étonner et blâmer voulait
Les Dieux, de ce qu'ils acceptassent
Que les méchants ainsi montassent
Aux grand' richesses, aux faveurs,
Aux grands pouvoirs, aux grands honneurs;
Mais lui-même bien nous expose,
Après, la véritable cause,
En homme sage et bien pensant,
Et les Dieux excuse et défend,
Disant qu'à ce les Dieux consentent,
Parce qu'après plus les tourmentent,
Et les élèvent pour les voir
De plus haut trébucher et choir.

Et si tu veux mes conseils suivre,
Heureux et sage pourras vivre,
Et jamais tu ne trouveras
Plus que toi-même ne seras,
Nul homme riche sur la terre.
Au désespoir, à la colère
Ne seras plus oncques livré,
Tant soit ton état empiré
De corps, d'amis ou de chevance;
Mais voudras avoir patience
Et bien facilement l'auras
Tant qu'être mon ami voudras.
Pourquoi donc triste tu demeures?
Je vois maintes fois que tu pleures
Comme alambic sur son fourneau;
On te devrait dans un ruisseau
Laver comme une vieille loque.
Moult serait simple et je m'en moque,
Qui pour un homme te prendrait;
Car jamais nul homme, en effet,
Si peu qu'il eût d'intelligence,
Ne chut en telle défaillance.
Le diable, source de tout mal,
T'a si fort d'un amour fatal
Chauffé, qu'il fait couler tes larmes
Et d'un rien te remplit d'alarmes,
Toi qui si bas choir ne devrais
Si quelque intelligence avais.
C'est Amour qui souffle et attise
Cette braise au coeur qu'il t'a mise,
C'est lui seul qui t'abaisse ainsi,
Ton bon maître, ton bon ami,
Qui fait tes yeux les larmes rendre;
Cher te veut son amitié vendre.
Ainsi n'agissent pas les preux,
Les forts, prends modèle sur eux;
Toi-même malement t'infames.
Laisse pleurer enfants et femmes,
Bêtes craintives, sans vigueur,
Mais toi reste ferme et sans peur.
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 13:21

Qui ne puet estre retenuë
Ne par grant gent, ne par menuë?
Cis grans empereres méismes,
Neron, dont exemple méismes,
Qui fu de tout le monde sires,
Tant s'estendoit loing ses empires,
Ne la pot onques arrester,
Tant péust honors conquester:
Car il, se l'istoire ne ment,
Reçut puis mort mauvesement.
De tout son pueple fut haïs,
Dont il cremoit estre envaïs;
Si manda ses privés amis,
Mès onc li messagiers tramis
Ne trovèrent, quequ'il déissent,
Nus d'aus qui lor huis lor ovrissent.
Adonc i vint privéement
Neron moult paoreusement,
Et hurta de ses propres mains,
N'onc ne l'en firent plus ne mains:
Car quant plus chascun apela,
Chascun plus s'endost et cela;
Ne nus ne li volt mot respondre,
Lors le convint aler repondre.


* * * * *

Comment l'emperere Neron
Se tua devant deux garçons,
En ung jardin où se bouta,
Pour ce que son pueple doubta.


Si se mist por soi herbergier
O deux siens sers en un vergier:
Car jà partout plusors coroient
Qui por ocierre le queroient,
Et crioient: Neron, Neron,
Qui le vit? où le trouveron?
Si qu'il néis bien les ooit,
Mès consel metre n'i pooit;
Si s'est si forment esbahis:
Qu'il méismes s'en enhaïs:
Et quant il se vit en ce point,
Qu'il n'ot mès d'esperance point,
As sers pria qu'il le tuassent,
Ou qu'à soi tuer li aidassent.
Si s'occist; mès ains fist requeste
Que jà nus ne trovast sa teste,
Por ce qu'il ne fust congnéus,
Se son cors fust après véus.
Et pria que le cors ardissent
Si-tost cum ardoir le poïssent.
Et dist li livres anciens,
Dit des douze Cesariens,
Où sa mort trovons en escript,
Si cum Suetonius l'escript,
Qui la loi cretienne apele
Fauce Religion novele
Et mal faisant, ainsinc la nomme,
(Vez ci mot de desloial homme);
Que en Neron fu definie
Des Cesariens la lignie.
Cis par ses faits tant porchaça,
Que tout son linage effaça.
Neporquant fu-il coustumiers
De biens faire ès cinc ans premiers;
Onc si bien ne governa terre
Nus princes que l'en séust querre,
Tant sembla vaillans et piteus
Li desloiaus, li despiteus;
Et dist en audience à Romme,
Quant il, por condampner un homme,
Fu requis de la mort escrire,
Ne n'ot pas honte de ce dire,
Qu'il vosist miex non savoir letre,
Que sa main por escrire i metre.
Si tint, ce vuet li livres dire
Entor dix et sept ans l'empire,
Et trente-deux dura sa vie;
Mès ses orguex, sa felonie,
Si forment l'orent envaï,
Que de si haut si bas chaï,
Cum tu m'as oï raconter:
Tant l'ot fait Fortune monter,
Que tant le fist après descendre,
Cum tu pués oïr et entendre.
N'onc ne la pot tenir Cresus,
Qu'el n'el' tornast et jus et sus,
Qui refu roi de toute Lyde,
Puis li mist-l'en où col la bride,
Et fu por ardre au feu livrés,
Quant par pluie fu délivrés,


Quand vers toi Fortune se joue,
Pourrais-tu retenir sa roue,
Ce que nul jusqu'ici n'a pu,
Qu'il soit puissant, qu'il soit menu?
Or ce grand empereur de Rome
Dont te parlais, ce puissant homme,
Ne la put lui-même arrêter,
Tant sût-il d'honneurs conquêter.
Il était du monde entier sire,
Tant s'étendait loin son empire;
Eh bien, si l'histoire ne ment,
Il périt misérablement.
Contre ce monstre sanguinaire
Du peuple éclata la colère.
Lors ses privés amis, dit-on,
Manda par messagers Néron;
Mais quoi que ceux-ci pussent faire,
Aucun n'ouvrit à leur prière.
Alors Néron furtivement
Lui-même vint peureusement,
Et ses royales mains frappèrent.
Mais portes closes demeurèrent;
Car plus chacun il appelait
Et plus chacun se renfermait,
Nul d'eux ne voulut mot répondre;
Il revint chez lui se morfondre.


* * * * *

Comment cet empereur Néron,
Craignant son peuple avec raison,
Devant deux esclaves se tue
En son jardin, l'âme éperdue.


Lors il courut pour se cacher
Avec deux serfs en un verger,
Car déjà la foule en délire
Partout le cherchait pour l'occire,
Et s'écriait: Néron, Néron,
Où donc, où trouver ce félon?
Et lui, qui les entendait braire,
Mais qui ne savait comment faire,
Tant fut d'épouvante envahi
Que de soi-même fut haï.
Lors Néron, en sa méchéance
Ayant perdu toute espérance,
Pria ses serfs de le férir
Ou bien de l'aider à mourir.
Il s'occit; mais avant, requête
Leur fit de lui couper la tête,
Pour ne pas être reconnu
Après, si son corps était vu,
Et ce corps de réduire en cendre
Dès qu'ils pourraient et sans atendre.
On lit aux livres anciens
Dits des douze Césariens,
Où l'on trouve sa mort écrite,
Comme l'a Suétone décrite,
Qui du Christ la religion
Traite d'absurde fiction
Et malfaisante, ainsi la nomme
(Voici mot de déloyal homme),
Que s'éteignit avec Néron
Des Césariens la maison.
Ainsi tant de mal fit ce traître
Qu'il fit sa race disparaître.
Pourtant de son règne au début,
Pendant cinq ans, bon prince il fut;
De monarques on ne vit guère
Aussi bien gouverner leur terre,
Tant paraissait vaillant et bon
Ce déloyal et ce félon.
Il dit en audience à Rome,
Lorsque pour condamner un homme
Fut requis de signer l'arrêt,
Que certes il préférerait,
Et n'eût pas honte de le dire,
Que sa main ne sût pas écrire.
L'histoire dit que trop longtemps
Il tint l'empire dix-sept ans
Et trente-deux dura sa vie.
Mais son orgueil, sa félonie,
L'avaient tellement corrompu,
Que de si haut si bas est chu,
Ainsi que tu viens de l'entendre;
Et c'est pour le faire descendre
D'un coup si bas, qu'à mon avis
L'avait si haut Fortune mis.
Crésus non plus, roi de Lydie,
Ne put la Fortune ennemie
Retenir; elle le versa
Et la corde au cou lui passa;
Sur le bûcher il était même,
Quand soudain, à l'heure suprême,
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 13:27

Qui le grant feu fist tout estaindre:
N'onques nus n'osa là remaindre,
Tuit s'enfoïrent por la pluie;
Cresus se mist tantost en fuie,
Quant il se vit seul en la place
Sans encombrement et sans chace.
Puis refu sires de sa terre,
Et puis revint novele guerre,
Puis refu pris, et puis pendus,
Quant li songes li fu rendus
Des deus Diex qui li aparoient,
Qui sus l'arbre en haut le servoient.
Jupiter, ce dist, le lavoit,
Et Phebus la toaille avoit,
Et se penoit de l'essuier.
Mal se volt où songe appuier,
Dont si grant fiance acueilli,
Que comme fox s'en orgueilli;
Bien li dist Phanie sa fille,
Qui tant estoit saige et soutille,
Que savoit les songes espondre,
Et sans flater li volt respondre.


* * * * *



Comment Phanie dist au roy
Son pere, que par son desroy
Il seroit au gibet pendu,
Et l'a par son songe entendu.


Biau pere, dit la damoisele,
Ci a dolereuse novele:
Vostre orguel ne vaut une coque,
Sachiés que Fortune vous moque.
Par ce songe poés entendre
Qu'el vous vuet faire au gibet pendre;
Et quant serés pendus au vent,
Sans coverture et sans auvent,
Sus vous plovra, biaus sires rois,
Et li biaus solaus de ses rais
Vous essuera cors et face.
Fortune à ceste fin vous chace,
Qui tolt et donne les honors,
Et fait sovent des grans menors,
Et des menors refait greignors,
Et seignorir sus les seignors.
Que vous iroie-ge flatant?
Fortune au gibet vous atent,
Et quant au gibet vous tendra
La hart où col, el reprendra
La bele corone dorée
Dont vostre teste est coronée;
S'en iert uns autres coronés
De qui garde ne vous prenés.
Et por ce que je vous espoigne
Plus apertement la besoigne,
Jupiter qui l'iaue vous donne,
Ce est li airs qui pluet et tonne;
Et Phebus qui tient la toaille,
C'est le solel sans nule faille:
L'arbre par le gibet vous glose;
Je n'i puis entendre autre chose.
Passer vous convient ceste planche,
Fortune ainsinc le pueple vanche
Des bobans que vous demenés,
Cum orguilleus et forsenés.
Si destruit-ele maint prodomme,
Qu'el ne prise pas une pomme
Tricherie, ne loiauté,
Ne vil estat, ne roiauté:
Ainçois s'en joë à la pelote,
Comme pucele nice et sote,
Et giete à grant desordenance
Richece, honor et reverance,
Dignités et poissance donne,
Ne ne prent garde à quel personne:
Car ses graces, quant les despent,
En despendant si les espent,
Que les giete en leu de poties,
Par putiaus et enfangeries;
Qu'el ne prise tout une bille
Fors que Gentillesce sa fille,
Cousine à prochaine chéance,
Tant la tient Fortune en balance.
Mès de cele est-il voirs sans faille
Que Fortune à nul ne la baille,
Comment qu'il aut du retolir.
S'il ne scet si son cuer polir,
Qu'il soit cortois, preus et vaillans:
Que nus n'est si bien bataillans,
Se de vilonie s'apresse,
Que Gentillesce ne le lesse.
Gentillesce est noble et si l'ain,
Qu'el n'entre mie en cuer vilain:
Por ce vous los, mon très-chier pere,
Que vilonie en vous n'apere.
Ne soyés orguilleus ne chiches,
Ayés, por enseignier les riches,
Large cuer, et cortois et gent,
Et piteus à la povre gent:
Ainsinc le doit chascuns rois faire.
Large, cortois et debonnaire



L'eau du ciel éteignit le feu
Et le sauva. Car de ce lieu
Effrayés tous prirent la fuite
Et Crésus s'éloigna bien vite,
Quand seul en la place il se vit,
Sans que nul ne le poursuivît;
Puis fut encor roi dans sa terre,
Et puis subit nouvelle guerre,
Et puis fut repris et pendu
Quand lui fut le songe apparu.
Deux Dieux il vit au haut d'un hêtre
Qui le servaient comme leur maître.
Jupiter, dit-il, le lavait,
Et Phoebus la toile tenait
Pour essuyer son corps auguste.
Pour son malheur il trouva juste
Ce songe, confiance en prit,
Et comme un fol s'enorgueillit.
Cependant sa fille Phanie
Qui sage était, de grand génie
Pour les songes interpréter,
Lui dévoila sans le flatter.


* * * * *



Cy dit à son père Phanie
Que pour son orgueilleuse vie
Il serait au gibet pendu;
Tel doit le songe être entendu.


Beau père, dit la damoiselle,
J'y vois douloureuse nouvelle:
Tout votre orgueil ne vaut deux clous;
Fortune se moque de vous.
Car par ce songe il faut entendre
Qu'elle vous veut au gibet pendre;
Et quand serez bercé du vent
Sans couverture et sans auvent,
Lors sur vous tombera la pluie,
Pour que le soleil vous essuie
Corps et face de ses rayons.
Ainsi donc Fortune craignons
Qui donne et ravit la richesse,
Et bien souvent les grands abaisse,
Pour élever l'humble aux honneurs
Et faire esclaves les seigneurs.
Que servirait la flatterie?
Fortune au gibet vous épie,
Et quand au gibet vous tiendra
La hart au col, elle prendra
La belle couronne dorée
Dont votre tête est couronnée,
A quelqu'un pour en faire don
De qui vous n'avez nul soupçon.
Écoutez que je vous expose
Céans plus clairement la chose:
Le premier des dieux, Jupiter
Qui tonne et verse l'eau, c'est l'air,
Et Phoebus qui porte la toile
A nos yeux le soleil dévoile;
Quant à l'arbre, c'est le gibet.
Rien plus je n'y vois en effet,
La planche il faut passer, mon père.
Fortune ainsi venge la terre
De cette folle vanité
Dont vous êtes si transporté.
Ainsi Fortune maint prudhomme
Renverse et ne prise une pomme
Ni traître coeur, ni loyauté,
Ni vil état, ni royauté.
Elle s'en joue à la pelote
Comme pucele simple et sotte,
Et jette en désarroi grandeurs,
Richesses, révérence, honneurs,
Et dignités, puissance donne
Sans songer à quelle personne.
Car ses grâces, quand en fait don,
Les épand de telle façon,
Qu'elles tombent sur les ordures,
Bourbiers, fumiers et pourritures.
Rien ne lui vaut un pois vaillant,
Hormis Noblesse son enfant,
Cousine aussi de male chance,
Tant la tient Fortune en balance.
Mais Fortune qui cependant
Si bien Noblesse nous reprend,
Oncques ne la baille à personne,
S'il n'a l'âme moult pure et bonne,
S'il n'est courtois, preux et vaillant;
Et nul n'est si bien bataillant
Qui les lois de l'honneur oublie,
Que Noblesse aussitôt ne fuie.
J'aime Noblesse et son dédain
Pour tout coeur félon et vilain.
Père, aussi je vous en convie;
Qu'en vous ne règne vilenie,
Ayez coeur courtois, large et gent,
Et piteux à la pauvre gent,
Ainsi le doit chacun roi faire;
Large, courtois et débonnaire
Soit son coeur et plein de pitié,
S'il veut du peuple l'amitié.
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 13:31

Ait le cuer, et plain de pitié,
S'il quiert du pueple l'amitié,
Sans qui rois en nule seson
Ne puet plus ne c'uns simples hon.
Ainsinc le chastioit Phanie,
Mais fox ne voit en sa folie,
Fors que sens et raison ensemble,
Si cum en son fol cuer li semble.
Cresus qui point ne s'umilie,
Tous plains d'orguel et de folie,
En tous ses fais cuide estre sages,
Combien qu'il féist grans outrages.

Cresus respond à sa fille.

Fille, dist-il, de cortoisie
Ne de sens ne m'aprenés mie;
Plus en sai que vous ne savés,
Qui ainsinc chastié m'avés;
Et quant par votre fol respons
M'avés mon songe ainsinc espons,
Servi m'avés de grans mençonges.
Car sachiés que cist nobles songes,
Où fauce glose volés metre,
Doit estre entendus à la letre;
Et ge méismes li entens,
Si cum vous le verrez en tens.
Qnques si noble vision
N'ot si vile exposicion:
Li Diex, sachiés, à moi vendront,
Et le servise me rendront
Qu'il m'ont par ce songe tramis,
Tant est chacuns d'aus mes amis,
Car bien l'ai pieça deservi.

Raison.

Vez cum Forturne le servi,
Qu'il ne se pot onques deffendre
Qu'el nel' féist au gibet pendre.
N'est-ce donc chose bien provable
Que sa roë n'est pas tenable;
Que nus ne la puet retenir,
Tant sache à grant estat venir?
Et se tu scés riens de logique,
Qui bien rest science autentique,
Puis que li grant seignor i faillent,
Li petit en vain se travaillent.
Et se ces prueves riens ne prises
D'anciennes istoires prises,
Tu les as de ton tens noveles
De batailles fresches et beles,
De tel biauté, ce dois savoir,
Comme il puet en bataille avoir.
C'est de Mainfroi roi de Sesile,
Qui par force tint et par guile
Lonc-tens en pès toute sa terre,
Quant li bons Karles li mut guerre,
Conte d'Anjou et de Provance,
Qui par devine porvéance,
Est ores de Sesile rois,
Qu'ainsinc le volt Diex li verois
Qui tous jors s'est tenus o li.
Cist bons rois Karles l'en toli,
Non pas sans plus la seignorie,
Ains li toli du cors la vie.
Quant à l'espée qui bien taille,
En la premeraine bataille
L'assailli por li desconfire,
Eschec et mat li ala dire
Desus son destrier auferrant,
Du trait d'un paonnet errant
Où mileu de son eschiquier.
De Corradin parler ne quier,
Son neveu, dont l'exemple est preste,
Dont li rois Karles prist la teste
Maugré les princes d'Alemaigne:
Henri, frere le roi d'Espaigne,
Plain d'orguel et de traïson,
Fist-il morir en sa prison.
Cil dui, comme folz garçonnés,
Roz et fierges et paonnés,
Et chevaliers as gieus perdirent,
Et hors de l'eschiquier saillirent,
Tel paor orent d'estre pris
Au geu qu'il orent entrepris:
Car qui la vérité regarde,
D'estre mat n'avoient-il garde,
Puisque sans roi se combatoient:
Eschec et mat riens ne doutoient,
Ne cil haver ne les pooit,
Oui contre eus as eschiés jooit,
Fust à pié, fust sur les arçons;
Car l'en ne have pas garçons,
Fox, chevaliers, fierges ne ros;
Car se vérité conter os,
Si n'en quier-ge nulli flater,
Ainsinc cum il va du mater,
Puisque des eschiés me sovient,
Se tu riens en sés, il convient
Que cil soit roi, que l'en fait haves,
Quant tuit si homme sunt esclaves,




Donnez le bon exemple au riche,
Ne soyez orgueilleux ni chiche,
Car sans le peuple un roi n'est rien
Non plus qu'un simple citoyen.
Ainsi le conseillait Phanie;
Mais fol ne voit en sa folie
Rien que bon sens et que raison,
Et le fol n'en vit pas plus long.
Crésus qui point ne s'humilie,
Tout plein d'orgueil et de folie,
Se croit le plus sage des rois,
Si fol qu'il fût, comme tu vois:

Crêsus répond à sa fille.

Vous ne m'apprenez rien, Phanie,
Dit-il, de sens ni courtoisie;
Plus j'en sais que vous ne savez,
Vos avis pour vous conservez.
Servi m'avez de grand mensonge
En m'expliquant ce noble songe
Qu'interprétez si sottement;
Car ce songe certainement,
Où fausse glose voulez mettre,
Doit être compris à la lettre
Et comme il convient je l'entends,
Ainsi que le verrez céans.
Oncques vision si subtile
N'eut explication si vile.
Les dieux, ma fille, à moi viendront
Et le service me rendront
Qu'ils ont dépeint à mes yeux même,
Tant chacun d'eux m'estime et m'aime;
Dès longtemps je l'ai mérité.

Raison.

Bien le servit en vérité
Fortune. Il ne put s'en défendre,
Elle le fit au gibet pendre;
Car nul ne la peut retenir,
Tant sache à grand état venir;
Et si tu connais la logique
Qui science est bien authentique,
Où tombent les grands et les forts
Les petits perdent leurs efforts.
Et si ces preuves tu méprises
Des anciennes histoires prises,
Il en est, tu dois le savoir,
D'aussi sûres qu'on puisse en voir
De notre temps et plus nouvelles,
Par batailles grandes et belles.
D'abord en Sicile, Mainfroy
Qui par trahison sous sa loi
Longtemps en paix tint cette terre,
Quand le bon Charles lui fit guerre
Qui règne en Sicile aujourd'hui.
Comme tu le sais, ce fut lui,
Comte d'Anjou et de Provence,
Dans sa divine providence
Que Dieu pour être roi choisit.
Ce bon roi Charles lui ravit
Non seulement sa seigneurie,
Mais son armée avec la vie,
Lorsque de son glaive acéré,
Dès le premier combat livré,
L'assaillit pour le déconfire,
Courant échec et mat lui dire,
Dessus son puissant destrier,
Au milieu de son échiquier,
Du trait d'une flèche mortelle.
Faut-il qu'aussi je te rappelle
De Conradin le triste sort
Que le roi Charles mit à mort
Malgré les princes d'Allemagne,
Henri, frère du roi d'Espagne,
Plein d'orgueil et de trahison
Qu'il fit mourir en sa prison?
Ces deux écervelés sans peine
Cavaliers, pions, tours et reine
Perdirent là jusqu'au dernier
Et s'enfuirent de l'échiquier,
Tant craignaient dans cette partie
Se voir la liberté ravie.
Car ils ne devaient nullement
Craindre être échec et mat vraiment,
Puisqu'ils allaient sans roi combattre,
Et tant aurait-il pu les battre,
Que haver nul ne les pouvait
Qui contre eux aux échecs jouait,
Non, nul, soit à pied, soit en selle,
Car on ne have pas rebelle,
Vilain ni fou, ni cavalier,
Reine ni tour sur l'échiquier.
Car sans mensonge, à te vrai dire,
Pour le mater te bien décrire
(Des échecs puisqu'il me souvient),
Si tu ne le sais, il convient
Que soit roi celui qu'on fait haves
Lorsque tous les siens sont esclaves,
Quand, forcé par ses ennemis
Qui l'ont en telle passe mis,
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 13:35

Si qu'il se voit seus en la place,
Ne n'i voit chose qui li place;
Ains s'enfuit par ses anemis
Qui l'ont en tel povreté mis:
L'en ne puet autrement haver,
Ce sevent tuit large et aver.
Car ainsinc le dist Athalus,
Qui des eschez controva l'us,
Quant il traitoit d'arismétique;
Et verras en Policratique
Qu'il s'enflechi de la matire
Et des nombres devoit escripre,
Où ce biau geu jolis trova,
Que par demonstrance prova.
Por ce se mistrent-il en fuie
Por la prise qui lor ennuie:
Qu'ai-ge dit? por prise eschever,
Mès por la mort qui plus grever
Les péust et qui pis valoit,
Car li geus malement aloit,
Au mains par devers lor partie
Qui de Diex s'iere departie;
Et la bataille avoit emprise
Contre la foi de sainte Eglise;
Et qui eschec dit lor éust,
N'iert-il qui covrir le péust,
Car la fierche avoit esté prise
Au gieu de la premiere assise,
Où li rois perdit comme fos,
Ros, chevaliers, paons et fos,
Si n'ert-ele pas là présente;
Mès la chétive, la dolente
Ne pot foïr ne soi deffendre,
Puisque l'en li ot fait entendre
Que mat et mort gisoit Mainfrois,
Par chief, par pies, et par mains frois.
Et puis que cis bons rois oï
Qu'il s'en erent ainsinc foï,
Les prist-il fuitis ambedeus,
Et puis fist sa volenté d'eus,
Et de mains autres prisonniers,
De lor folie parçonniers.
Cis vaillans rois dont je te conte,
Que l'en soloit tenir à conte,
Cui nuis et jors, et mains et soirs,
L'ame, le cors et tous ses hoirs,
Gart Diex et deffende et conseille,
Cil donta l'orguel de Marseille,
Et prist des plus grans de la vile
Les testes, ains que de Sezile
Li fust li roiaumes donnés,
Dont il fu puis rois coronnés,
Et vicaires de tout l'empire.
Mais ne voil or de li plus dire;
Car qui tretout vodroit retraire,
Ung grant livre en convendroit faire.
Vez ci gens qui grans honors tindrent:
Or scés à quel chief il en vindrent.
N'est donc bien Fortune séure,
Rest bien fos qui s'i asséure,
Quant ceus qu'el scult par devant oindre,
Seult ausinc par derriere poindre;
Et tu qui la Rose baisas,
Par quoi de duel si grant fais as,
Que tu ne t'en sez apaisier,
Cuidoies-tu tous jors baisier,
Tous jors avoir aise et délices?
Par mon chief, tu es fox et nices.
Por que cis duel plus ne te tiengne,
De Mainfroi voil qu'il te soviengne,
De Henri et de Corradin,
Qui firent pis que Sarradin,
De commencier bataille amere,
Contre sainte Eglise lor mere;
Et des faits des Marsiliens,
Et des grans hommes anciens,
Comme Neron, comme Cresus,
Dont je te contai ci-dessus,
Qui Fortune tenir ne porent
O tous les grans pooir qu'il orent.
Par foi frans hons qui tant se prise,
Qu'il s'orguillist por sa franchise,
Il ne scet mie en quel aage
Cresus li rois vint en servage,
Ne d'Ecuba, mient escient,
Qui fu fame le roi Prient
Ne tient-il pas en sa mémoire,
Ne de Sisicambis l'istoire,
Mere Daire le roi de Perse,
Cui Fortune fu si perverse,
Que franchise et roiaumes tindrent,
Et serves en la fin devindrent?

D'autre part ge tiens à grant honte,
Puis que tu sés que letre monte,
Et que estudier te convient,
Quant il d'Omer ne te souvient,
Puisque tu l'as estudié;
Mais tu l'as, ce semble, oblié,
Et n'est-ce poine vaine et vuide,
Tu mès es livres ton estuide,




Il se voit tout seul en l'arène
Sans espoir que secours lui vienne.
Or haver voilà ce que c'est,
Riche ou pauvre chacun le sait.
Ainsi dit Attalus le sage
Qui des échecs trouva l'usage;
Car ce fut lui qui démontra
Ce beau jeu joli qu'il trouva
Quand il traitait d'Arithmétique.
On voit dans sa Polycratique
Comment la matière inventa
Et les calculs en combina.

De l'échiquier donc ils s'enfuirent,
Car d'être pris tous deux craignirent.
Qu'ai-je dit? Pour n'être tous deux
Pris? Non, mais pour éloigner d'eux
Une mort effroyable, impie;
Car en cette triste partie
Bien malement allait leur jeu
De qui s'était éloigné Dieu,
Puisqu'ils avaient guerre entreprise
Contre la foi de sainte Église.
Et si sur eux on fût venu
Leur dire échec, nul n'aurait pu
Les couvrir, car on prit la reine
Dès le premier combat sans peine
Où ce fol roi sut perdre tous
Ses cavaliers, pions et fous.
Aussi n'était-elle présente,
Mais la chétive, la dolente,
Apprenant que sanglant et froid,
Que mat et mort gisait Mainfroy,
Pieds et mains et front dans la cendre,
Ne put ni fuir ni se défendre.
Ce bon roi, lorsqu'il eut ouï
Qu'ainsi tous deux ils avaient fui
Du combat, les fit tantôt prendre
Et châtier sans plus attendre,
Avec maints autres prisonniers
De leur folie associés.
Ce vaillant roi que je te conte,
Ce héros dont maint et maint conte
Célèbre aujourd'hui les hauts faits
(Que Dieu nuit et jour à jamais
Et le défende et le conseille,
Et matin et soir sur lui veille,
Pour que sa maison règne en paix!),
Dompta l'orgueil des Marseillais,
Et prit des plus grands de la ville
La tête, avant que de Sicile
Lui fût le royaume donné,
Dont fut depuis roi couronné
Et vicaire de tout l'empire.
De lui je ne veux plus rien dire,
Car qui voudrait tout raconter
Un gros livre en pourrait dicter.
Or vois à quelle fin ils vinrent
Ces gens qui si grands honneurs tinrent.
Par devant toujours caressant
Et par derrière nous blessant,
Fortune ainsi souvent varie;
Certes bien fol est qui s'y fie;
Et toi qui la Rose baisas,
Chose pourquoi si grand deuil as
Que ta douleur jamais n'apaises,
Pensais-tu toujours avoir aises
Et délices, toujours baiser?
Pauvre fol d'ainsi t'abuser!
Pour que ce deuil plus ne te tienne,
De ce Mainfroy qu'il te souvienne,
Et d'Henri et de Conradin,
Qui firent pis que Sarrazin,
De commencer bataille amère
Contre sainte Église leur mère,
Et de l'orgueil des Marseillais
Et des anciens que tu connais,
Qui Fortune arrêter ne purent
Malgré le grand pouvoir qu'ils eurent,
Comme Néron, comme Crésus
Dont je t'ai parlé ci-dessus.
Par ma foi ne sait à quel âge
Tomba Crésus en esclavage,
L'homme libre qui de fierté
Se gonfle pour sa liberté.
Il ne retient en sa mémoire
Ni d'Hécube la sombre histoire,
Femme du roi Priam; non plus
La mère du roi Darius
Sisygambis, reine de Perse,
Qui vit Fortune si perverse;
Toutes régnaient en liberté
Et churent en captivité.
D'autre part, je tiens à grand' honte,
Puisque tu sais ce que raconte
L'histoire, d'avoir oublié
Ce que tu as étudié,
Tout ce que sur cette matière
Nous rapporte le grand Homère.
Tu as sur les livres usé
Ton temps en travail insensé,
Stephandra
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 13:39

Et tout par négligence oblies!
Que vaut quanque tu estudies,
Quant li sens au besoing te faut,
Et solement par ton defaut?
Certes tous jors en remembrance
Déusses avoir sa sentence;
Si devroient tuit homme saige
Et si fichier en lor coraige,
Que jamès ne lor eschapast
Tant que la mort les atrapast:
Car qui la sentence sauroit,
Et tous jors en son cuer l'auroit,
Et la scéust bien soupeser,
Jamès ne li devroit peser
De chose qui li avenist,
Que tous jors fers ne se tenist
Encontre toutes aventures,
Bonnes, males, moles ou dures.
Si rest-ele voir si commune,
Selonc les ovres de Fortune,
Que chascuns chascun jor le voit,
Se bon entendement avoit.
Merveilles est que ne l'entens
Qui ta cure as mise tant ens;
Mès tu l'as autre part tornée,
Par ceste amor desordenée,
Si la te voil or ramentoivre
Por toi faire miex aparçoivre.
Jupiter en toute saison[52]
A sor le suel de sa maison,
Ce dit Omers, deus plains tonneaus;
Si n'est viex hons, ne garçonneaus,
N'il n'est dame, ne damoisele,
Soit vielle ou jone, laide ou bele,
Qui vie en ce monde reçoive,
Qui de ces deus tonneaus ne boive.
C'est une taverne planiere,
Dont Fortune la taverniere
Trait aluine et piment en coupes
Por faire à tout le monde soupes;
Tous les en aboivre à ses mains,
Mès les uns plus, les autres mains.
N'est nus qui chascun jor ne pinte
De ces tonneaus ou quarte ou pinte,
Ou mui, ou setier, ou chopine,
Si cum il plest à la meschine,
Ou plaine paume ou quelque goute
Que Fortune où bec li agoute:
Car bien et mal à chascun verse,
Si cum ele est douce ou perverse.
Ne jà nus si liés ne sera,
Quant il bien se porpensera,
Qu'il ne truist en sa greignor aise
Quelque chose qui li desplaise;
Ne jà tant de meschief n'aura,
Quant bien porpenser se saura,
Qu'il ne truisse en son desconfort
Quelque chose qui le confort,
Soit chose faite, ou chose à faire,
S'il pensoit bien à son afaire,
S'il ne chiet en desesperance,
Qui les pechéors desavance;
Ne nus hons n'i puet consel metre,
Tant ai léu parfont en letre.
Que te vaut donc le corrocier,
Le lermoier et le groucier?
Mès pren bon cuer et si t'avance
De recevoir en pacience
Tout quanque Fortune te donne,
Soit bele ou laide, ou male ou bonne.
De Fortune la semilleuse,
Et de sa roë perilleuse
Tous les tors conter ne porroie.
C'est li gieu de boute-en-corroie,
Que Fortune set si partir,
Que nus devant au départir
Ne puet avoir science aperte
S'il i prendra gaaing ou perte;
Mès à tant de li me tairai,
Fors tant qu'encor m'i retrairai
Ung petitet por mes requestes,
Dont je te fai trois moult honestes:
Car volentiers recorde bouche
Chose qui près du cuer li touche;
Et se tu les vués refuser,
N'est riens qui t'en puist escuser
Que trop ne faces à blasmer:
C'est que tu me vueilles amer,
Et que le diex d'Amors desprises,
Et que Fortune riens ne prises.
Et se tu trop fiébles te fais
A soustenir ce treble fais,
Je le sui preste d'alegier
Por le porter plus de legier.
Pren la premiere solement,
Et se tu m'entens sainement,
Tu seras des autres délivres,
Car se tu n'es ou fox ou yvres,
Savoir dois, et bien le recorde,
Quicunques à Raison s'acorde,
Jamès par amors n'amera,
Ne Fortune ne prisera.




Si tout par négligence oublies.
Que sert ce que tu étudies
Si le bons sens défaut te fait
Par ta faute quant besoin est?
Certes toujours en souvenance
Tout homme sage sa sentence
Doit conserver, sans contredit,
Et la ficher en son esprit,
Pour que toujours elle y demeure
Entière, jusqu'à ce qu'il meure.
Car qui sa sentence saurait
Et toujours en son coeur l'aurait
Et la saurait comprendre toute,
Sans sortir de la droite route,
Nulle infortune ne craindrait
Et toujours ferme se tiendrait
Encontre toutes aventures
Males, bonnes, molles ou dures.
Car elle peint si nettement
De Fortune l'agissement,
Que chacun le voit sans doutance
Avec un peu d'intelligence.
Comment ne la comprends-tu pas,
Toi qui pourtant l'étudias?
Mais ton âme ailleurs s'est tournée
Par cet amour désordonnée.
Je vais donc te la rappeler
Pour le sens mieux t'en dévoiler.
Jupiter a, nous dit Homère,
Devant son palais de lumière,
Deux tonneaux en toute saison.
Il n'est vieillard, jeune garçon,
Il n'est dame ni damoiselle,
Soit vieille ou jeune, laide ou belle,
Qui le jour reçoive ici-bas,
Que ces tonneaux n'abreuvent pas.
C'est une taverne pleinière
Où Fortune la tavernière
Verse l'absinthe et le piment
Et nous abreuve incessamment,
Plus ou moins emplit notre coupe,
A tout le monde fait la soupe.
Chaque jour y venons bayer
Et des tonneaux, muids ou setier,
Suivant qu'il lui plaît, la coquine,
Ou quarte, ou pinte, ou bien chopine,
Ou quelque goutte, ou pleine main,
Au bec nous verse avec dédain;
Car bien ou mal à chacun verse
Suivant qu'elle est douce ou perverse.
Et nul si joyeux ne sera
Quand toujours il découvrira,
Au milieu de sa plus grande aise,
Quelque chose qui lui déplaise;
Et tant de malheur il n'aura
Quand toujours il découvrira,
S'il pense bien à son affaire,
Soit chose faite ou chose à faire,
Que toujours en son déconfort
Se trouve un peu de reconfort,
S'il ne tombe en désespérance
Qui les pécheurs guère n'avance.
Nul n'y saurait remède voir
Si grand que soit tout son savoir;
A quoi donc servent tes colères,
Murmures et larmes amères?
En patience et de bon coeur
Accepte donc, c'est le meilleur,
Tout ce que Fortune te donne,
Belle ou laide, mauvaise ou bonne.
Je ne saurais en tous mes jours,
L'inconstante, conter ses tours,
Quand sur sa roue elle tournoie;
C'est le jeu de boute en courroie.
Ses dons Fortune ainsi départ
Que nul, quand il attend sa part,
Ne peut avoir science ouverte
S'il y doit prendre gain ou perte.
A présent, d'elle me tairai,
Fors pourtant que j'y reviendrai
Un petitet pour mes requêtes
Dont te ferai trois moult honnêtes;
Car on aime dire souvent
Ce qui nous touche fortement,
Et si ces requêtes refuses,
A mes yeux tu n'auras d'excuses
Et tu seras bien à blâmer:
C'est que tu me veuilles aimer,
Et que le Dieu d'Amours méprises,
Et que Fortune rien ne prises;
Et si trop faible tu te fais
Pour soutenir ce triple faix,
De l'alléger ferai-je en sorte,
Pour que ton coeur mieux le supporte.
Prends la première seulement,
Et si tu m'entends sainement
Des deux autres je te délivre.
A moins d'être fol ou d'être ivre,
Certes tu dois savoir tantôt
Et te rappeler mot à mot
Ce que te disais tout à l'heure:
Quiconque avec Raison demeure
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 13:42

Por ce fu Socrates itiex,
Qui fu mes amis veritiex:
Li Diex d'Amors onc ne cremut,
Ne por Fortune ne se mut;
Por ce voil que tu li resembles,
Et que ton cuer au mien assembles:
Car se tu l'as où mien planté,
Il me soffist à grant planté.
Or vois cum la chose s'apreste,
Ge ne te fais c'une requeste;
Pren la premiere que t'ai dite,
Et ge te claim des autres quite.
Or ne tiens plus ta bouche close,
Respon: Feras-tu ceste chose?
Nule autre chose ne demant,
Ne me sers jamès autrement,
Et lesse ta pensée fole,
Et le fol Diex qui si t'afole;
Amors qui te fait en li croire,
Te tolt ton sens et ta mémoire,
Et de ton cuer les iex avugle,
Et tenir te fait por avugle.

Cy respond l'Amant à Raison.

Dame, fis-ge, ne puet autre estre,
Il me convient servir mon mestre
Qui moult plus riche me fera
Cent mile tans quant li plaira:
Car la Rose me doit baillier,
Se ge m'i sai bien travaillier;
Et se par li la puis avoir,
Mestier n'auroie d'autre avoir.
Ge ne priseroie trois chiches
Socrates combien qu'il fust riches,
Ne plus n'en quier oïr parler.
A mon mestre m'en vuel aler,
Tenir li vuel ses convenans;
Car il est drois et avenans,
S'en enfer me devoit mener,
N'en puis-ge mon cuer refrener;
Mon cuer jà n'est-il mie à moi.
Onc encores ne l'entamoi,
Ne ne bé pas à entamer
Mon testament por autre amer:
A Bel-Acuel tout le lessai,
Car tretout par cuer mon laiz sai,
Et di par grant impacience
Confession sans repentance:
Si ne vodroie pas la Rose
Changier à vous por nule chose:
Là convient que mes pensers voise.
Si ne vous tieng mie à cortoise,
Quant ci m'avés coilles nomées,
Qui ne sunt pas bien renomées
En bouche à cortoise pucele.
Vous qui tant estes saige et bele,
Ne sai comment nomer l'osastes,
Au mains quant le mot ne glosastes
Par quelque cortoise parole,
Si cum prode fame parole.
Sovent voi néis ces norrices,
Dont maintes sunt baudes et nices,
Quant lor enfant lavent et baingnent,
Qu'el les debaisent et aplaingnent,
Si les nomment-el autrement:
Vous savés or bien se ge ment.
Lors se prist Raison à sorrire,
En sorriant me prist à dire:




Jamais par Amour n'aimera
Ni Fortune ne prisera.
Tel fut Socrate ferme et stable
Qui fut mon ami véritable,
Le Dieu d'Amours jamais ne crut
Et pour Fortune ne se mut.
Or je veux que tu lui ressembles
Et que ton coeur au mien assembles;
Car si ton coeur mets avec moi,
Je n'attends mieux ni plus de toi.
Si tu le veux, c'est chose faite,
Je ne te fais qu'une requête;
Prends la première et bien feras,
Et des autres quitte seras.
Or ne tiens plus ta bouche close,
Réponds, feras-tu cette chose?
Rien plus ne veux pour le moment;
Ne me sers jamais autrement,
Et laisse la passion folle
Et le fol Dieu qui tant t'affole.
Amour qui te fait croire en lui,
Sens et mémoire t'a ravi,
Et de ton coeur les yeux aveugle
Et te fait passer pour aveugle.

Cy répond l'Amant à Raison.

Dame, lui dis-je, je ne puis
Faire autrement que j'ai promis.
Non; autrement il ne peut être,
Il faut que je serve mon maître
Qui moult plus riche me fera
Cent mille fois, quand il voudra;
Car il me doit bailler la Rose
Si je fais bien ce qu'il m'impose,
Et si par lui la puis avoir,
Point n'ai besoin d'un autre avoir;
Je ne priserais un pois chiche
Socrate, combien qu'il fût riche,
Et n'en veux plus ouir parler.
Je m'en veux à mon maître aller.
Je lui veux tenir ma promesse
Pour sa droiture et sa tendresse;
En enfer me dût-il mener,
Mon coeur se laisserait damner.
Il est à lui, point ne l'ignore,
Ne l'entamai jamais encore,
Ni pour un autre aimer, vraiment,
N'entamerai mon testament.
J'ai fait, en grande impatience,
Confession sans repentance;
A Bel-Accueil j'ai tout laissé,
Mon legs est dans mon coeur tracé,
Et ne voudrais à vous la Rose
Oncques changer pour nulle chose,
Car tous mes pensers je lui dois.
Mais peu courtoise je vous vois
Vous qui tant êtes sage et belle;
Car bouche à courtoise pucelle
N'a jamais couille prononcé;
C'est un mot là fort déplacé.
Je ne sais comment telle chose
Vous avez pu nommer sans glose,
Sans la voiler d'un mot courtois,
En prude femme. Ainsi je vois,
Par exemple, mainte nourrice,
Naïve gent et sans malice;
Quand lave et baigne son enfant
Et le va baisant, caressant,
Autrement ne les nomme-t-elle?
Dites-moi si je mens, ma belle.
Raison à sourire se prit
Alors, et souriant me dit:
Stephandra
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Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 13:44

Raison.

Biaus amis, ge puis bien nomer,
Sans moi faire mal renomer,
Apertement par propre non
Chose qui n'est se bonne non.
Voire du mal séurement
Puis-ge bien parler proprement:
Car de nule riens je n'ai honte,
Se tele n'est qu'à pechié monte[54];
Mès chose où pechié se méist,
N'est riens qui faire me féist.
Onc en ma vie ne pechié,
N'encor ne fais-ge pas pechié,
Se ge nome sans metre gloses
Par plain texte les nobles choses
Que mes peres en paradis
Fist de ses propres mains jadis;
Et tous les autres estrumens
Qui sunt piliers et argumens
A soustenir nature humaine,
Qui sans eus fust et casse et vaine.
Car volentiers, non pas envis,
Mist Diex en coilles et en vits
Force de generacion,
Par merveilleuse entencion,
Por l'espece avoir tous jors vive
Par renovelance naïve.
C'est par naissance rechéable,
C'est par chéance reversable,
Par quoi Diex les fait tant durer,
Qu'el ne puet la mort endurer.
Ainsinc fist-il as bestes muës
Qui par ce resont soustenuës:
Car quant les unes bestes meurent,
Les formes as autres demeurent.

L'Amant.

Or vaut pis, dis-ge, que devant,
Car bien voi ore apertement
Par votre parléure baude,
Que vous estes fole ribaude:
Car tout ait Diex les choses faites
Que ci devant m'avés retraites,
Les mos au mains ne fist-il mie
Qui sunt tuit plain de vilonie.

Raison.

Biaus amis, dist Raison la sage,
Folie n'est pas vasselage,
N'onc ne fu, ne jà ne sera.
Tu diras quanqu'il te plera,
Car bien en as tens et espace
De moi qui t'amor et ta grace
Voil avoir, n'estuet-il douter,
Car ge sui preste d'escouter
Et de souffrir, et de moi taire,
Mès que te gardes de pis faire,
Combien qu'à ledengier m'acueilles.
Si semble-il par fois que tu vueilles
Que je te responde folie;
Mais ce ne te ferai-ge mie,
Ge qui por ton preu te chastoi,
Ne sui mie de tant à toi
Que tel vilonie encommence,
Que ge mesdie, ne ne tence:
Qu'il est voirs et ne te desplese,
Tous jors est venjance mauvese;
Et si dois savoir que mesdire
Est encores venjance pire.
Moult autrement me vengeroie,
Se venjance avoir en voloie;
Car se tu meffais ou mesdis,
Ou par tes fais, ou par tes dis,
Secréement t'en puis reprendre,
Por toi chastoier et aprendre,
Sans blasme et sans diffamement,
Ou vengier néis autrement,
Se tu ne me voloie croire
De ma parole bonne et voire,
Par plaindre, quant tens en seroit,
A juge qui droit m'en feroit;
Ou par quelque fait raisonnable
Prendre autre venjance honorable.
Je ne voil mie as gens tencier,
Ne par mon dit desavancier,
Ne diffamer nule personne,
Quelqu'ele soit, mauvese ou bonne.
Port chascuns endroit soi son fès,
S'il vuet, si s'en face confès.
S'il ne vuet, jà ne s'en confesse.
Ge ne li en ferai jà presse.
N'ai talent de folie faire
Par quoi ge m'en puisse retraire,
Ne jà néis n'iert par moi dite:
Si rest taire vertu petite;



Raison.

A bon droit, bel ami, j'appelle,
Sans mériter nulle querelle,
Franchement, de son propre nom,
Chose où rien n'est qui ne soit bon.
De nulle chose je n'ai honte
Si telle n'est qu'à péché monte.
Voire du mal assurément
Puis-je bien parler proprement;
Mais ne voudrais pour rien au monde
Nul péché faire ou chose immonde.
Jamais de mes jours ne péchai,
Et céans ne fais point péché
Quand je nomme sans mettre gloses,
Et par leur nom, les nobles choses
Que Dieu mon père en paradis,
De ses propres mains, fit jadis
Pour soutenir nature humaine,
Qui deviendrait et faible et vaine
Sans ces précieux instruments,
Ses piliers et ses arguments.
Car Dieu, qui certes rien ne souille,
Mit volontiers en vit et couille
Force de génération
Par merveilleuse intention,
Pour l'espèce avoir toujours vive
Par rénovation native.
Ainsi par mortel manquement
Et naturel enfantement
Dieu fait tout durer sur la terre
Malgré la mort qui tout altère.
Ainsi fit-il aux animaux
Que nous voyons toujours égaux,
Car si les uns tour à tour meurent,
Aux autres les formes demeurent.

L'Amant.

Vous valez, dis-je, pis qu'avant;
Car je vois bien apertement,
A votre lascive parole,
Que vous étes ribaude et folle.
Car si Dieu toutes choses fit,
Comme l'avez ci-devant dit,
Au moins les mots ne fit-il mie
Qui sont tout pleins de vilenie.

Raison.

Parle, ami, tant qu'il te plaira;
Jamais ne fut ni ne sera
Folie un acte de courage,
Me répondit Raison la sage;
Je t'en laisserai le loisir,
Car je veux ta grâce acquérir
Et ton amour, oncques n'en doute.
Aussi je reste et je t'écoute,
Prête à me taire, à tout souffrir,
Afin de pis te garantir,
Combien que durement m'accueilles.
C'est à croire que tu me veuilles
Faire répondre follement.
Je ne le ferai pas vraiment,
Moi qui pour ton bien te châtie.
Assez ne te suis ennemie
Pour vilainement m'abaisser
A médire ou me courroucer.
Il est certain, ne t'en déplaise,
Que toujours vengeance est mauvaise,
Et sur ce nous serons d'accord
Que médisance est pire encor.
Pour me venger de ton offense
Je chercherais autre vengeance;
Car si tu méfais ou médis,
Ou par tes faits ou par tes dits,
Secrètement t'en puis reprendre
Pour te corriger et t'apprendre,
Sans blâme et sans diffamement;
Ou me venger même autrement,
Si tu ne voulais pas entendre
Ma leçon si sage et si tendre,
En me plaignant, quand temps serait,
Au juge qui droit m'en ferait;
Ou par quelque fait raisonnable
Prendre autre vengeance honorable.
Je ne veux pas les gens tancer
Ni par ma langue rabaisser,
Ni diffamer nulle personne,
Qui que ce soit, mauvaise ou bonne.
Que chacun porte son paquet,
Ou s'en confesse, s'il lui plaît,
S'il ne veut pas, ne s'en confesse;
Ce n'est pas moi, vrai, qui l'en presse.
Par tel chemin n'en sortirai;
Non, folie oncques ne ferai,
Oncques par moi ne sera dite,
Si se taire est vertu petite,
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Le Roman de la rose ou l'Art d'aimer  - Page 2 Empty Re: Le Roman de la rose ou l'Art d'aimer

Message par Stephandra Mer 02 Jan 2013, 13:47

Mès dire les choses à taire,
C'est trop grant déablie à faire.
Langue doit estre refrenée:
Car nous lisons de Tholomée
Une parole moult honeste
Au commencier de s'Almageste,
Que sages est cis qui met paine
A ce que sa langue refraine,
Fors sans plus quant de Diex parole;
Là n'a-l'en pas trop de parole,
Car nus ne puet Diex trop loer,
Ne trop por seignor avoer,
Trop criendre, ne trop obéir,
Trop amer, ne trop benéir,
Crier merci, ne graces rendre:
A ce ne puet nus trop entendre,
Car tous jors reclamer le doivent
Tuit cil qui biens de li reçoivent.
Caton méisme s'i acorde,
S'il est qui son livre recorde:
Là pués en escript trover tu
Que la premeraine vertu
C'est de metre en sa langue frain
Donte donc la toie et refrain
De folie dire et d'outrages,
Si feras que preus et que sages:
Qu'il fait bon croire les paiens,
Cum de lor dit grans biens aiens.
Mès une chose te puis dire
Sans point de haïne ne d'ire,
Et sans blasme et sans ataïne,
Car fox est qui gens ataïne,
Que, sauve ta grace et ta pez,
Tu vers moi, qui t'aim et t'apez,
Trop mesprens qui si te reveles,
Qui fole ribaude m'apeles,
Et sans deserte me ledenges,
Quant mes peres li Rois des anges,
Diex li cortois sans vilonie,
De qui muet toute cortoisie,
Et m'a norrie et enseignie,
Ne m'en tiens à mal enseignie,
Ainçois m'aprist ceste maniere:
Par son gré sui-ge coustumiere
De parler proprement des choses
Quant il me plest, sans metre gloses.
Et quant me reveus oposer,
Tu qui me requiers de gloser,
Veus oposer, ainçois m'oposes,
Que tout ait Diex faites les choses,
Au mains ne fist-il pas le non;
Ge te respon, espoir que non;
Au mains celi qu'eles ont ores,
Si les pot-il bien nomer lores
Quant il premierement cria
Tout le monde et quanqu'il i a;
Mais il volt que non lor trovasse
A mon plesir, et les nomasse
Proprement et communément,
Por croistre nostre entendement:
Et la parole me donna
Où moult très-précieux don a;
Et ce que si t'ai récité
Pués trover en auctorité:
Car Platon disoit en s'escole
Que donnée nous fu parole
Por faire nos voloirs entendre,
Por enseignier et por aprendre.


Dire chose qu'on doit cacher
Est par trop vilement pécher.
Langue doit être refrénée,
Car nous lisons dans Ptolémée
Un mot honnête et moult décent
Son Almageste en commençant.
Il dit: Sage est qui met sa peine
A ce que sa langue refrène,
Fors lorsqu'il va de Dieu parlant,
Là n'est jamais trop abondant.
Car nul jamais Dieu trop ne loue,
Pour son seigneur trop ne l'avoue,
Ne le peut trop craindre et servir,
Ni trop aimer, ni trop bénir,
Crier merci, ni grâces rendre;
A ce nul ne peut trop entendre.
Car toujours doivent l'invoquer
Ceux qu'il lui plaît de biens combler.
Caton pense la même chose
Et dans son livre nous l'expose.
En cet écrit trouver peux-tu
Que la souveraine vertu
Est à qui sa langue refrène;
Dompte donc, refrène la tienne.
Il fait bon croire les païens,
En leurs préceptes sont grands biens;
Or comme un fol plus ne m'outrage,
Tu feras comme preux et sage.
Une chose dirai pourtant
Sans haine et sans emportement,
Sans amertume et sans querelle,
Car fol est qui les gens querelle.
Envers moi qui t'aime et te fais
Du bien, qui ne veux que ta paix,
Tu montres trop d'ingratitude
En m'accusant de turpitude,
En m'insultant, ami, pourquoi?
Car mon père, des anges roi,
Dieu le courtois sans vilenie,
De qui vient toute courtoisie,
Qui m'enseigna, qui me nourrit,
Et qui rien de mal ne m'apprit,
M'instruisit de telle manière:
Par son gré suis-je coutumière
De parler de tout à souhait
Sans mettre gloses, s'il me plaît.
Et quand, pour que j'y mette gloses,
Tu dis que Dieu fit toutes choses,
Mais pourtant ne fit point le nom,
Je te réponds: c'est vrai que non,
Au moins du nom dont on les nomme.
Bien eût-il pu le faire, en somme,
Quand premièrement il créa
Le monde et tout ce qu'il y a.
Il voulut que nom leur trouvasse
A mon plaisir et les nommasse
Proprement et communément,
Pour croître notre entendement,
Et, don précieux, la parole
A moi donna que tu dis folle.
Mais tu peux en autorité
Trouver ce que t'ai récité;
Car Platon dit en son école
Que Dieu nous donna la parole
Pour nos volontés désigner,
Pour apprendre et pour enseigner
Stephandra
Stephandra
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